Humanisme 2010/3 N° 289

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Article de revue

L’espace mémoriel du Grand Orient de France

Pages 13 à 16

La création d’un lieu de mémoire spécifiquement maçonnique voit le jour à l’hôtel Cadet, siège historique du GODF. Cet espace est conçu pour témoigner des luttes menées par le GODF contre toutes les injustices, et pour rendre hommage à ceux de ses membres qui ont payé de leur liberté ou de leur vie, leur engagement. L’initiateur du projet, Bernard Cohen-Hadad, nous en présente les idées-forces.

Humanisme : Pourquoi un espace mémoriel au GODF, comment en est venue l’idée ?

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1Bernard Cohen-Hadad : Le projet est né d’une prise de conscience personnelle, de la volonté du Conseil de l’Ordre et du Grand Maître, de donner une dimension à la fois concrète et réflective de l’engagement des Frères du Grand Orient de France dans les grands combats de l’Histoire et de notre temps. La volonté commune était de faire référence à cette longue lignée de Frères engagés dans la cité, et ce depuis le début de l’histoire de la maçonnerie spéculative, à travers les luttes pour la liberté, l’égalité, la fraternité et la solidarité. Engagements qui, jusqu’à présent, n’avaient été mis que ponctuellement en valeur par nos institutions. Il fallait aussi, dans un monde en crise sur nos idéaux républicains d’égalité des chances, frapper les esprits par un geste fort : l’attribution d’un prix annuel – le prix de la Fondation du GODF – événement qui faisait appel à la création artistique contemporaine.

2Dans cet esprit, il convenait de proposer un espace mémoriel qui puisse faire référence aux morts courageux du GODF de toutes les époques ; rappeler les avancées politiques et sociales préparées par le Grand Orient ; mettre en lumière que notre obédience reste ouverte sur le monde qui l’entoure dans un espace dédié qui parle à celles et ceux de toutes origines, épris de liberté, de tolérance et de justice. Notre ambition est aussi d’être un lien entre nos aînés et les plus jeunes, préoccupés par certaines dérives matérialistes, et qui peuvent nous rejoindre. Être ouverts sur la cité, présents dans le débat d’idées, attentifs aux grandes mutations de notre époque même dans le domaine des arts. C’est tout cela, notre patrimoine maçonnique.

Humanisme : Comment se matérialise le projet et quelles thématiques ont été mises en exergue ?

3Bernard Cohen-Hadad : Le Conseil a souhaité travailler dans la transparence et faire appel à des candidatures d’artistes. La commission d’appel d’offres a retenu un projet parmi neuf reçus, tous de grande qualité artistique. Notre fondation a porté également ce projet. C’est le « Prix de la Fondation du Grand Orient de France ». Cet espace mémoriel comporte trois parties. Tout d’abord un espace, consacré aux victimes des génocides et des barbaries, situé dans le hall. C’est le « monument du souvenir » auquel est associé l’élément terre. Une empreinte, en forme de pouce, ancrée, gravée dans le sol est traversée de signes, de mots, de langues du monde, références qui nous sont chères. Cette empreinte montre que les Frères ont marqué par leur action et leur vie, notre temps. Un film qui n’est pas un documentaire historique reprend des images retravaillées par l’artiste. Images projetées sur un mur servant d’écran. Cette projection évoque les grandes dates, nos combats, les confronte pêle-mêle à notre mémoire et invite à se questionner sur le temps présent. Ce monument du souvenir qui transcende tous les grands événements de l’Histoire dans sa longue durée tels que la Révolution française, l’Empire, la naissance de la République, la Commune, la colonisation, les déportations, la libération… fait référence aux martyrs du Grand Orient de France, aux combats des ces hommes libres engagés, en France ou hors de nos frontières, défenseurs de nos valeurs de liberté au péril de leur vie. Cet espace est porteur d’espoirs pour demain. Le second espace est idéalement situé au fond de la nouvelle galerie du musée et longe les nouveaux temples du rez-de-chaussée. Nous l’avons appelé « mur de lumière » parce qu’il est lié à l’élément feu et qu’il fait référence à ce merveilleux bouillonnement des idées issu du siècle des Lumières. C’est le regard et l’action des francs-maçons sur tous les grands enjeux philosophiques, politiques, économiques, sociaux et culturels. Les francs-maçons, impliqués dans leur époque et dans leurs métiers, porteurs d’une vision du monde. Est-il nécessaire de rappeler les acquis de la Révolution française, de la République de 1848, l’école pour tous, la suppression du travail des enfants dans les usines ou la reconnaissance des nouveaux droits sociaux ?

4Pablo Picasso, pour parler du cubisme, disait : « Nous avons voulu quitter le trompe-l’œil pour trouver le trompe-l’esprit. ». Si l’œil est présent dans nos temples, il représente pour moi le questionnement face à ce qui apparaît immédiatement évident mais n’est peut-être pas la vérité. C’est pour cette raison que des regards sont projetés. Des regards d’hommes et de femmes de toutes origines qui ont vu le monde, se sont questionnés, ont révolutionné leur époque ou sont restés indifférents à l’agitation stérile. Et le rôle de l’artiste, par son œuvre, donne à réfléchir parce que la Maçonnerie doit être le lieu privilégié où avant tout l’on s’interroge ! Même si les questions dérangent… l’esprit commun et l’ordre établi. C’est ainsi que nous l’avons souhaité avec le Grand Maître et le Conseil de l’Ordre. Le rôle du maçon n’est pas de « bétonner » les choses établies, il est de les remettre en cause quand un progrès humain ou une révolution intellectuelle est possible. Le « mur de lumière » symbolise le cheminement d’un parcours de vie avec ses mouvements, ses pauses, ses décrochages.

5Le troisième élément du dispositif mémoriel sera constitué de matériels permettant des projections à la fois dans l’escalier d’honneur et les paliers de l’hôtel Cadet du deuxième et troisième étage. C’est l’espace des « paroles libres ». Tous les francs-maçons du GODF aiment les écrits, la littérature et les mots. Et dans nos rituels, nous sommes attachés à des paroles fortes. Nous aimons débattre ou échanger avec les politiques, les écrivains, les polémistes, les poètes. Et c’est parce que nous mesurons le prix de l’expression libre dans le débat d’idées, en littérature ou en poésie que nous souhaitons faire référence à ces grands acteurs-auteurs qui ont donné à réfléchir ou marquent leur temps par leurs œuvres.

6Il convient de souligner que nous avons souhaité donner à ces différentes réalisations fluidité et force temporaire. L’enjeu n’est pas de figer la création ni la réflexion une fois pour toutes. Je tenais personnellement à cette volatilité d’une part, pour ne pas engager les générations à venir faute d’avoir pu les associer et permettre de faire appel à de nouveaux talents, d’agréger les expériences. D’autre part, parce que le monde bouge et que nos préoccupations évoluent comme nos orientations artistiques. Enfin, parce qu’une action vit dans notre esprit et peut grandir dans le souvenir quand elle est appréciée même si elle n’est plus matérialisée.

7Ne trouvez-vous pas triste que nous ne prêtions que peu d’attention aux repères mémoriels de nos villes, sauf à des dates convenues ou quand un bouquet de fleurs fanées attire notre regard de passant par la couleur encore vive d’un ruban tricolore ? Qui s’arrête, aujourd’hui, pour lire ces noms gravés sur les chemins de rues empruntés au quotidien ? Et pourtant, des hommes, des femmes courageux sont tombés et morts pour garantir notre liberté.

8J’espère que l’espace mémoriel du Grand Orient de France saura éveiller la curiosité des visiteurs maçons ou profanes. Grâce au travail des historiens, à la liberté des artistes qui seront choisis et à la volonté de ceux qui exerceront des responsabilités dans les années à venir, nous pourrons naturellement marquer notre attachement au passé, enrichir notre présent et mettre en œuvre mille chantiers tournés vers l’avenir.

Humanisme : Envisagez-vous d’autres manifestations en marge de l’espace mémoriel ?

9Bernard Cohen-Hadad : Effectivement, nous avons voulu rendre un hommage fort aux francs-maçons engagés pour l’abolition de tous les esclavages. C’est pour cette raison que nous avons donné le nom de Victor Schoelcher à la terrasse du 7e étage de l’hôtel Cadet qui domine Paris. Le bas-relief du monument de Schoelcher porte témoignage que les francs-maçons travaillent pour que l’homme reste libre. Et si nous avons choisi Victor Schoelcher, ce n’est pas seulement parce qu’il fut un franc-maçon du Grand Orient de France, rédacteur du décret d’abolition de l’esclavage de 1848 et que des loges portent son nom. Nous l’avons choisi car, pour reprendre la formule d’Aimé Césaire, il est à lui seul le symbole de l’abolition dans le monde. Même si beaucoup d’autres maçons y ont également œuvré.

10Des manifestations seront relancées notamment celles sur « génocides et mémoires » et « les enfants martyrs ». Notre volonté est de donner, au visiteur maçon, ou profane, l’envie de réfléchir face aux grands enjeux de notre temps. Chercher au fond de nous-mêmes, les liens qui nous rassemblent.

11Propos recueillis par Pascal BAJOU

© Martine Binisti-Grosbois

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© Martine Binisti-Grosbois


Date de mise en ligne : 01/02/2021

https://doi.org/10.3917/huma.289.0013

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