1Clemenceau a écrit sur l’affaire Dreyfus près de 666 articles réunis en sept volumes, pour un total de plus de 3 500 pages. Vient enfin de paraître la réédition du quatrième tome. Écrits entre le ler avril et le 15 mai 1899, les articles ici rassemblés reprennent les dépositions recueillies à huis clos par la Chambre criminelle de la Cour de cassation, publiées intégralement par Le Figaro au grand dam du pouvoir : « Grâce au Figaro, le crime nouveau [que le président du Conseil et le ministre de la Guerre] méditaient d’ajouter à tant d’autres ne s’accomplira pas. » La révision du procès de 1894 est en marche et, au fil des pages, on la sent inéluctable (ce sera l’objet du prochain volume). Maître d’œuvre de cette réédition, Michel Drouin, pédagogue remarquable, a su rendre ce livre accessible à un large public grâce à un appareil critique clair et précis, une série de biographies, une chronologie et la reproduction commentée des pièces du dossier secret. L’historien a même ajouté des articles de La Dépêche qui ne figuraient pas dans l’édition originale.
2Clemenceau commente ces dépositions d’une plume ardente, brosse avec une sardonique acerbité les portraits d’hommes politiques, de militaires et de juges plus veules et menteurs les uns que les autres. Freycinet, ministre (civil) de la Guerre, est l’une de ses cibles favorites : « Tout déchu qu’il soit d’intelligence, Freycinet […] est entré dans une association de menteurs, de faussaires. Il a défendu le crime par les moyens des criminels. Qu’il en garde honte, dans la défaite ignominieuse qui l’attend. » L’auteur ne sera pas plus tendre avec son successeur, Krantz, qui prétend avoir l’avantage de ne rien connaître de l’Affaire ! Prétexte à une sévère piqûre de rappel de la part de Clemenceau.
3A l’écart de la vie politique active depuis son échec aux élections générales de 1893, le chef radical-socialiste se consacre tout entier au journalisme. Depuis début 1898, il emploie le meilleur de son énergie au service de la justice. Sa quête de vérité présuppose qu’il se sache lui-même faillible et il réclame entre ses adversaires et lui « l’arbitrage des preuves » : « Je ne cacherai rien des accusations, et, si quelque inexactitude m’échappe, je remercierai qui me remettra dans le droit chemin. » Aussi ce livre est-il une belle leçon de rigueur. Bien sûr, sur tel ou tel détail, Clemenceau a pu se tromper, mais les historiens, depuis, ont travaillé et Michel Drouin rectifie ce qui doit l’être. Reste que, dans l’ensemble, la grossièreté des contradictions, omissions et mensonges des anti-dreyfusards est confondante…
4On a souvent avancé que Clemenceau s’était servi de l’Affaire pour mieux revenir dans le jeu politique. Rien de plus erroné tant, quand on se replonge dans le contexte, il apparaît que c’est bien plutôt la lâcheté qui devait servir les carrières que le courage d’être une poignée contre tous : « Quelques-uns se sont émus, quelques-uns ont parlé, quelques-uns ont agi, quelques-uns ont sauvé l’honneur. L’individu fort de sa clairvoyance et de sa volonté s’est mis en devoir de vaincre, là où toutes les organisations de salut avaient failli. » Ces articles sont une profession de foi dans l’insurrection de la conscience individuelle contre l’iniquité soutenue par tous les pouvoirs, le peuple lui-même « désertant sa propre cause ou même se ruant à l’assaut de ses défenseurs ». Car depuis qu’il a pris le parti de Dreyfus, Clemenceau ne se contente pas de réclamer réparation pour le capitaine. L’affaire d’un seul est l’affaire de tous : « Nous visons plus haut que Dreyfus, nous voulons réformer le mal social d’où le mal particulier d’un homme est sorti. […] Nous nous sommes proposé de reconstituer dans les âmes la cité de justice et de liberté hors laquelle il n’y a que le triomphe de la force dans la barbarie. »
5Ce n’est donc pas un hasard si le régime de Vichy a fait retirer ces sept volumes des bibliothèques publiques le 4 avril 1941.
6Quel meilleur brevet de républicanisme pour leur auteur et pour ceux qui s’emploient aujourd’hui à les rééditer ?