Humanisme 2009/3 N° 286

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Article de revue

Réflexions d’un soignant face à un problème majeur : l’autonomie perdue

Pages 49 à 55

Dans « L’Âge de pierre », roman qui se passe en Irlande, Paul Guimard écrit : « Un temps vient où l’on ne reconnaît plus le paysage. Les amis, les amours disparaissent à un rythme accéléré et les décors changent à vue. Dans la mort d’un proche, le plus facile à supporter est la peine, sentiment simple et indiscutable. Ensuite on constate que le mort n’est pas parti seul, qu’il a emporté un morceau de soi, plus ou moins saignant. J’ai vu mourir les amis mais aussi les idées, principes, mœurs, goûts, plaisirs, peines, sentiments. Rien ne se ressemble plus. Je suis d’une race différente de l’espèce humaine où je m’achève. »

1Théoriser la fin de vie m’est toujours apparu comme le témoignage d’une vanité certaine. Peut on penser l’impensable, la mort ?

2Les religions, la philosophie, la morale, les sciences ont considérablement écrit sur le sujet mais comme souvent, ce sont les poètes, les romanciers, ces « singes de Dieu » comme disait Mauriac, qui en parlent le mieux.

3La question du temps, de la mort, de la souffrance, de la finitude des choses et des êtres dans leur acception individuelle et collective n’a cessé d’inspirer les artistes. De tels problèmes, leurs implications politiques, économiques, sociales alimentent la réflexion depuis longtemps mais avec une acuité accrue qui procède d’un phénomène récent : l’accroissement de l’espérance de vie. Nous gagnons chaque année quelques semaines de vie. Nous les gagnons également en qualité puisque l’espérance de vie sans handicap, concept fondamental en santé publique, s’accroît dans les mêmes proportions. Ce progrès pourtant a pour corollaire l’émergence de pathologies spécifiques du grand âge, volontiers handicapantes, se caractérisant par une atteinte progressive des fonctions cognitives particulièrement importante dans les tranches d’âge les plus élevées.

Notions épidémiologiques

4Avant cinquante ans, la prévalence de la maladie d’Alzheimer est insignifiante. À partir de soixante-dix ans, elle croît pour atteindre 20 % entre quantre-vingts et cent ans. Ainsi dénombrons-nous 850 000 malades atteints de cette affection dans notre pays, laquelle s’avère de surcroît très certainement sous diagnostiquée. J’insiste bien sur le fait qu’il s’agit de malades et non de « petits vieux ». Quel est notre point de vue ? Penser de manière juste pour agir efficacement ou progresser, la distinction n’est pas anodine. Lorsque nous abordons la maladie d’Alzheimer et les diverses formes de démences apparentées, nous parlons donc de malades et non simplement de personnes âgées en situation de perte d’autonomie.

5Par ailleurs, nous sommes confrontés inévitablement à d’autres pathologies posant de délicats problèmes de santé publique. Les pathologies cancéreuses sont devenues désormais, devant les affections cardiovasculaires, la première cause de décès en France. L’accroissement quasi épidémique de l’insuffisance cardiaque du sujet âgé constitue également une difficulté : les durées de séjour en cardiologie étant courtes et ces patients ne pouvant retourner à domicile sans un encadrement spécifique, il conviendrait d’accroître le nombre des structures intermédiaires de soins de suite cardiogériatriques. Il y a vingt-cinq ans, l’on mourait massivement d’infarctus du myocarde ou de défaillance cardiaque entre soixante et soixante-dix ans.

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© DR

6Les progrès médicaux, ceux de la chirurgie cardiaque puis de la cardiologie interventionnelle et de la pharmacologie ont considérablement contribué à allonger la durée et surtout la qualité de vie des patients.

7Cette dernière s’évalue grâce à des études dites de « Qualité de vie » portant sur un certain nombre de critères : durée des séjours hospitaliers, fréquence des réhospitalisations pour une même pathologie, émergence de handicaps physiques ou cognitifs, état physique et psychologique des « aidants ».

8Donc malgré le progrès ou grâce à lui, nous prenons tous le risque de nous trouver un jour en situation de dépendance, la médecine ne pouvant pas tout, soit du fait de la poursuite de l’évolution de phénomènes pathologiques chroniques, soit simplement du fait du vieillissement physiologique de nos organes vitaux. Par exemple le rein normal d’un sujet de quatre-vingts ans fonctionne à 20 % des capacités du rein normal d’un sujet de vingt ans.

Des solutions de prise en charge

9Face à ces réalités nous devons réfléchir, questionner humblement nos savoirs, nos organisations, la démocratie elle-même et ses représentants aux fins de mise en œuvre d’une action politique ambitieuse, non par goût, non par grandeur ou supplément d’âme mais par absolue nécessité : ambitieuse non dans les effets d’annonce mais se traduisant concrètement.

10Il nous faut faire mieux là où nous sommes, ici et maintenant, avec les moyens dont nous disposons qui sont importants et ceux que nous sommes en devoir de revendiquer par rapport aux évaluations objectives dont nous disposons. Arrêtons-nous un instant sur les constats : nous vivons plus longtemps et souvent mieux qu’avant mais aussi plus isolés, anonymes dans un environnement urbain indifférent.

11Les familles sont éclatées du fait d’impératifs professionnels. Les logements, les modes de vie actuels ne sont guère propices à l’accueil d’un parent dépendant chez soi. Durant la canicule de 2003 qui provoqua 15 000 morts, la majorité des victimes décédèrent à domicile. Ces dernières affluèrent massivement aux services d’urgences hospitalières via les SAMU en état de déshydratation extrême, comme si la France était soudainement devenue l’Arizona peuplé de « harengs saurs ». Dans nos villages anciens, dans les kibboutz en Israël, 15 000 personnes âgées seraient-elles mortes de soif du fait de fortes chaleurs ? Nous sommes en droit de nous poser la question.

12Beaucoup moins nombreux furent les décès en institution gériatrique, alors que par définition, les patients y sont plus gravement atteints, plus lourdement dépendants et cela, contrairement aux idées reçues, pour des raisons évidentes d’une prise en charge adaptée par des personnels qualifiés œuvrant dans des locaux convenablement équipés, même si beaucoup reste à faire.

13Une idée simple devrait par conséquent s’imposer, aboutissant à développer le plus rapidement possible l’aide à domicile sous forme de réseau, maillage. Il s’agirait de proposer aux collectivités locales des objectifs contractuels. Une loi relative à la solidarité et au renouvellement urbains couramment appelée loi SRU existe en matière de logement ; pourquoi ne pas concevoir un vaste plan de prise en charge du maintien des personnes âgées à domicile impliquant l’ensemble des acteurs ? L’État, dont tout désengagement en la matière serait un non-sens, les collectivités territoriales, le tissu social (associations, entreprises…) entreraient dans un plan au plus près des utilisateurs dans les bassins de vie.

14On ne pourra à l’infini créer des institutions gériatriques, pas plus qu’on ne pourra truffer la France de prisons, toute solution ayant sa propre limite.

15Les institutions gériatriques, longs séjours et maisons de retraite médicalisées doivent être prioritairement réservées aux patients âgés poly-pathologiques chroniques lourds qui ne peuvent raisonnablement rester à domicile. Il faut par conséquent reconnaître à ces patients le statut de malades à part entière, préserver les moyens sanitaires que leur état requiert, et qu’ils puissent pour l’essentiel être soignés, aidés, rééduqués sur place, au sein même de l’institution gériatrique.

16On ne peut à la fois supprimer massivement des lits de court séjour médicaux ou chirurgicaux considérés comme superflus et dans le même temps ne pas reconnaître aux institutions gériatriques un statut et partant un financement sanitaire digne de ce nom.

17Une réflexion de nature strictement légale ne saurait occulter ces problématiques, certes un peu techniques mais essentielles si l’on veut améliorer les conditions d’existence de nos patients âgés. Il faut impérativement considérer que toute démarche, tout projet, toute politique devront tenir compte du rôle des accompagnants, celui de la famille étant primordial.

Les responsabilités

18Diverses mesures pourraient être de nature à améliorer le financement de ce qu’on appelle désormais le 5e risque dont les besoins iront croissant ne serait-ce que pour des raisons démographiques : certaines pourraient par exemple concerner l’héritage, la taxation locale ne pouvant croître à l’infini.

19Parallèlement, il faudra faire plus cas de l’avis des professionnels.

20On ne pourra sans cesse exiger d’eux des diplômes, des formations, des compétences, des certifications, et ne tenir aucun compte de leurs constats, de leur expérience.

21Rendre un peu de « pouvoir » aux acteurs (aux soignants) est nécessaire.

22On entend beaucoup dire : « Il faut un patron à l’hôpital » sous entendu le directeur, pas les élus, pas les médecins, pas les soignants. Mais ce « patron » existe à l’échelon régional depuis 1996 : c’est le DARH, le directeur d’agence régionale d’hospitalisation et bientôt DARS, directeur d’agence régionale de santé, révocable chaque mercredi matin en conseil des ministres.

23Le DARS nomme les directeurs des établissements publics de santé de sa région, lesquels nomment les chefs de pôles médicaux et choisissent l’un d’entre eux pour siéger au comité exécutif de l’établissement considéré (selon la nouvelle loi HPST : Hôpital, Patient, Santé, Territoire).

24Le DARS a vocation à décider de l’intégralité de la politique sanitaire au niveau régional : son pouvoir et les enjeux qui s’y attachent sont considérables, puisqu’il est également en charge de l’ensemble du secteur privé sanitaire et libéral s’agissant notamment des projets, équipements lourds, implantations ou suppressions de lits ou d’activités médicales, répartition des moyens entre établissements, etc. Ainsi mesure-t-on combien les questions posées par la gouvernance des établissements sont cruciales.

25De fait, nous devons disposer d’un véritable schéma régional d’organisation sanitaire et sociale, fondé sur les besoins réels de la population sérieusement évalués, sur les ressources dûment répertoriées, mettant l’accent sur les nécessaires coopérations et non pas uniquement mis en œuvre à l’aune d’impératifs technocratiques ou financiers de court terme. À cet égard, si les clivages idéologiques traditionnels séparant artificiellement structures publiques et structures privées paraissent de plus en plus obsolètes puisque la mission est la même, il n’en demeure pas moins la nécessité du maintien d’un certain nombre de garanties pour les personnels soignants et par ailleurs la nécessité d’une évaluation objective du travail des établissements publics et privés.

26La qualité de la prise en charge est à ce prix : elle est tributaire des principaux axes de la politique de santé choisie par les décideurs.

Prévenir sinon guérir : une priorité

27À ce sujet, une première difficulté se présente : le temps de la prévention n’est pas celui du politique. Une politique de prévention s’évalue sur deux décennies, soit quatre législatures, quatre mandats présidentiels. Prévenir la survenue d’un accident vasculaire cérébral et ses conséquences graves en terme de qualité de vie suppose qu’on prenne en charge très en amont l’hypertension artérielle, le diabète, l’hypercholestérolémie, avec un coût immédiat pour un bénéfice sensiblement différé. Bien que ses bases scientifiques soient solides, la mise en œuvre de la prévention demeure délicate ; convaincre les décideurs de l’intérêt des thérapeutiques préventives en dépit de leur coût initial reste difficile.

28La prévention est coûteuse mais toutes les études épidémiologiques montrent que nous ne dépensons pas assez pour elle. Seul un diabétique sur quatre, un hypertendu sur quatre, un dyslipidémique sur quatre sont convenablement pris en charge en France aujourd’hui.

29Malgré la prévention, on ne saurait cependant éviter à tout coup l’émergence ou la persistance de pathologies graves, douloureuses, incurables à ce jour. Répétons-le, les cancers sont devenus la première cause de mortalité en France et dans les pays développés, devant les maladies cardiovasculaires. Parmi ces cancers, 10 % sont d’origine professionnelle, accentuant les inégalités socioprofessionnelles. Le drame de l’amiante responsable du mésothéliome pleural est à cet égard emblématique de la nécessité absolue mais aussi de la grande difficulté qu’il y a à mettre en œuvre une prévention primaire efficace. À l’échelon européen, le règlement REACH vise à faire en sorte que diminue autant que possible l’utilisation industrielle de produits chimiques dangereux particulièrement ceux dits « CMR » (cancérogènes, mutagènes ou toxiques pour la reproduction) et constitue dans ses principes un indubitable progrès, mais beaucoup reste à faire.

Les unités de soins palliatifs et la fin de vie

30Quoi qu’il en soit, la fin de vie d’un malade atteint d’un cancer en phase terminale peut conduire à l’admission en unité de soins palliatifs. Ces unités ont connu ces dernières années un essor important, à l’instigation du président Chirac dans le cadre du plan Cancer qu’il avait initié. Les mentalités médicales et soignantes ont beaucoup évolué, les protocoles antalgiques ont progressé de même que la prise en charge globale du patient qui souffre, du patient « douloureux » comme disent volontiers et fort justement les équipes de soins.

31Pourtant, on ne parvient pas à juguler toutes les situations et c’est à propos de ces cas précis qu’il convient d’approfondir la réflexion ; ce à quoi la mission Léonetti s’est employée avec le tact, la prudence et la mesure requises.

32De quoi s’agit-il ?

33Un malade en pleine possession de ses capacités intellectuelles, atteint d’une pathologie grave, évolutive, à ce jour incurable, douloureuse et mal calmée par les traitements appropriés, devrait-il pouvoir à sa demande obtenir la possibilité de terminer sa vie en abrégeant son calvaire ? En tant qu’homme, en ma qualité de médecin et en ces circonstances rares, je réponds par l’affirmative, à la stricte condition que soient préservées l’absolue liberté de conscience des citoyens et à tout le moins la sécurité juridique des intervenants potentiels.

Bruegel, 1568.

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Bruegel, 1568.

34Qui peut ou doit concrètement intervenir et quelle responsabilité juridique encourt-il alors ?

35Concrètement, qui d’autre qu’un membre du corps médical peut rédiger un protocole, établir une prescription, et le cas échéant effectuer le geste ?

36Comment ? Sous une forme collégiale et pluridisciplinaire impliquant l’ensemble de l’équipe hospitalière ainsi que la famille si elle est présente et si elle a reçu les informations requises, participant de fait à la démarche. La responsabilité ne pourrait être alors que collégiale, partagée, mais elle demeure malgré tout.

37Où cela peut-il se passer ? Le lieu est à l’évidence fondamental ; à l’hôpital, en clinique, en institution gériatrique, en présence d’une équipe compétente qui ait une parfaite connaissance du malade, de son dossier médical, de son environnement familial. Mais cela se déroule aussi au domicile, en présence du médecin de famille, de l’infirmière de ville, d’une équipe de soins palliatifs mobile hors les murs de l’hôpital.

38L’organisation concrète de la démarche n’est pas insurmontable; simplement en l’espèce, on ne peut faire sienne la fameuse formule volontariste du général de Gaulle : « l’intendance suivra…». Il convient ici d’organiser « l’intendance » avec le plus grand soin. Le risque serait grand sinon de voir s’instaurer le n’importe quoi et la porte s’ouvrir à tous les excès. On apprécie à cet égard une fois de plus la juste prudence de la mission Léonetti.

39Prétendre vouloir encadrer, planifier ces instants d’intimité extrême, où tout s’entremêle, soi, les autres, le passé, le présent, le doute et les rares certitudes qui fondent une vie me semble très délicat. Une vie d’être humain n’est pas réductible à un quelconque moment de celle-ci, ne s’accommodant que difficilement d’un encadrement légal fût il bien pensé. Par conséquent, maintenir hors du champ légal ce moment particulier de la vie qu’est la fin de vie ne m’apparaît pas procéder d’une attitude régressive mais plutôt d’une sagesse humaniste. Il nous faut cependant accepter l’idée d’une adaptation du législateur réservée aux situations extrêmes heureusement peu nombreuses.

40Je terminerai mon propos en affirmant qu’à mon sens, la spécificité d’un être humain ne réside pas essentiellement dans sa capacité cognitive mais dans sa capacité résiduelle de souffrance ou de plaisir. Je marque mon opposition formelle à toute forme d’euthanasie active (sauf dans les cas rares sus-cités) avec pour corollaire mon ardente opposition à toute forme d’acharnement thérapeutique.

41Laissons au philosophe Vladimir Jankélévitch le soin de conclure : « Vous savez, je crois que ce sont surtout des cas d’espèce. On ne peut pas juger d’une façon générale et le médecin reste juge dans chaque cas. On ne peut considérer comme sacro-sainte la volonté exprimée par un malade à un moment… d’où une série de nuances très grandes. Moi, je crois que c’est un problème pour les médecins et pas pour nous les philosophes, les moralistes. »

42Pour les médecins et oserai-je ajouter aussi pour les juristes, pour les citoyens.

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