« Souvenirs d’un pays à moitié oublié », au titre si énigmatique, est la première rétrospective d’importance – cent cinquante œuvres exposées – consacrée dans notre pays à Alfred Kubin. Un artiste visionnaire et injustement méconnu qui envoûte et qui fascine. La découverte de cet entre-deux-années au Musée d’art moderne de la Ville de Paris.
1Kubin naît autrichien dans un empire puissant et bicéphale en 1877 et meurt dans un pays minuscule, aux pieds de l’empire soviétique en 1959. Son influence sera grande auprès de Kafka, Meyrink ou Kandinsky, de Munch et Thomas Mann, plus tard de Jünger. En France, un Roland Topor reconnaissait ce qu’il devait à son maître Kubin. Similarité de thèmes, de graphie, de matériaux – mais au cynisme jovial de l’un s’oppose l’onirisme pessimiste de l’autre.
2Ombres démesurées, créatures étranges, violence, érotisme souterrain et inquiétant, paysages crépusculaires, personnages déformés traversent sa production graphique tout au long de son existence. Il est en quête des forces élémentaires, ses symboles lunaires et solaires en opposition en sont le témoin. L’apport de l’inconscient et l’émergence du rêve dans le processus créatif sont la clé de voûte de ses créations qu’il nomme lui-même « psychographies ». Il étudie avec minutie ses troubles psychiques et interroge ses propres rêves : « La découverte de Freud est fantastique, mais elle reste matérialiste, car toute connaissance scientifique rationnelle ne peut apporter davantage que de simples matériaux. On ne peut pas pénétrer ainsi le mystère. », écrit-il en 1902.
Danse Macabre
3Son enfance est triste, ponctuée de décès de proches et d’échecs scolaires. À l’âge de dix-huit ans, il tente de se suicider sur la tombe de sa mère. L’arme s’enraie. « Le caractère éphémère de tout ce qui existe ici-bas est quelque chose d’éminemment effrayant. », avouera-t-il trente ans plus tard. Adolescent, il découvre Schopenhauer qu’il lira encore et toujours. À vingt ans, la mort de sa fiancée le plonge dans une profonde dépression. Pourtant, c’est à ce moment qu’il va entrer dans une période de puissante créativité en formalisant ses angoisses et en transmuant ses obsessions de la mort. Il étudie l’art dans une petite Académie privée à Munich à partir de 1898. Il y découvre les gravures de Max Klinger qui le bouleversent et provoquent en lui « un torrent de visions d’images en noir et blanc ». Il expose à Berlin dès 1902, puis à la Sécession viennoise en 1903. Sa carrière est lancée. Il sillonne alors l’Europe, rend visite à Odilon Redon qu’il admire, participe aux expositions du Blaue Reiter (Cavalier bleu) aux côtés de Paul Klee et Kandinsky. Étrange association de l’abstraction et de la métamorphose. Kubin scrutera avec avidité les évolutions de l’art de la première moitié du XXe siècle sans jamais en être influencé. De caractère indépendant, il n’est d’aucune école, d’aucun « isme », ne reconnaissant une parenté qu’avec Dürer, Bosch, Breughel et les images mentales arrachées à son inconscient. Passerelle entre l’imaginaire noir du passé et le tréfonds permanent de nos pulsions.
4Âgé d’à peine trente ans, son tempérament solitaire prend le dessus et il s’installe dans une grande demeure isolée en Haute-Autriche qu’il ne quittera que très peu pendant les cinquante-trois ans qu’il lui reste à vivre. Isolé géographiquement mais pas enfermé intellectuellement, il entreprend une intense activité épistolaire avec tout ce que l’Europe compte d’intelligence.
5Ce déménagement marque comme une rupture, sa période picturale dite « démoniaque » se termine. Pas son œuvre. Il la poursuit explorant inlassablement « les lambeaux de souvenirs qui nous restent généralement des rêves ». Ses thèmes s’assagissent, son inspiration alors, disons-le, perd de sa densité, son dessin se hachure. Il tente la couleur. Expérimentation éphémère, il revient à l’encre de Chine et au lavis, univers d’expression indissociable de sa quête.
6En 1910, il déclare : « Redon, Munch, Ensor, moi nous sommes encore beaucoup trop prisonniers de la matérialité. » Ce qui montre bien sa proximité d’esprit et de recherches avec ses amis symbolistes.
7Sollicité par Gustav Meyrink pour illustrer Le Golem, au fur et à mesure de son écriture, Kubin trouve un nouvel espace de création. Et ce seront plus de deux cents classiques de la littérature mondiale qu’il illustrera pour le compte d’éditeurs allemands. Hostile à la modernité, celle de la technologie et des progrès techniques, dont il pressent les conséquences monstrueuses, Kubin suit de loin les bouleversements politiques et les préoccupations nouvelles de l’Europe. Il se veut comme son œuvre, atemporelle et anhistorique. Pourtant, ses contemporains en ont une tout autre image. Ainsi Kandinsky en 1912 écrit-il dans Du spirituel dans l’art : « Il [Kubin] se range parmi ces esprits lucides qui reflètent la grande obscurité qui s’annonce. »
L’autre Côté du Rêve
8Singulière et abondante, son œuvre… littéraire l’est également. Contes et nouvelles, autobiographie sans cesse remaniée, essais, relations épistolaires, dont une partie est disponible aux lecteurs francophones. Aller et retour perpétuel entre l’œuvre littéraire et l’œuvre plastique, le langage est commun. La plongée de Kubin dans l’inconscient trouve son achèvement en 1909 avec son roman L’Autre Côté. Ce roman unique car inclassable est écrit et illustré en trois mois : sa puissance d’évocation trouble les esprits de son temps – ceux d’aujourd’hui aussi.
9Kubin nous invite à un voyage, débuté comme une utopie, dans un pays sanctuarisé appelé « l’empire du rêve » où les conventions sociales, les usages et même les saisons sont différents. Peu à peu, sa capitale devient une ville fantomatique qui se désagrège, ses habitants s’étiolent. L’empire du rêve devient celui du non-sens, se transforme en cauchemar. La dystopie sombre jusqu’à l’anéantissement total de ce monde grotesque. Quel est l’autre côté ? Quel est le côté premier, le visible ou l’autre, l’illusion ou le réel ? Questionnement qui hante l’œuvre de Kubin et que restitue parfaitement l’exposition du Musée d’art moderne de la Ville de Paris. La mise en espace chronologique des œuvres y rend parfaitement compte des différentes périodes de création. Celle dite « démoniaque » est particulièrement valorisée par un jeu de panneaux qui permettent d’entrer dans chaque dessin comme dans autant de « cabinets de curiosités », pour reprendre le titre d’un ouvrage de Kubin.
10Saluons l’initiative du Musée d’art moderne de faire découvrir au plus grand nombre ce dessinateur, cet écrivain qui s’est évertué à brouiller malicieusement les pistes sur sa véritable nature, comme en témoigne cette phrase tirée de son autobiographie : « Je lève les yeux et je vois dans la glace mon visage. Il sourit. »
Bibliographie
À Lire
- Le Travail du dessinateur. Le parti pris du dessin (traduit de l’allemand, Paris, Allia, 1999), Le Cabinet de curiosités (Allia), Ma vie (traduit de l’allemand par C. David, Allia, 2000) ; L’Autre Côté (traduit de l’allemand par R. Valançay, Paris, Corti, 2000) , Histoires burlesques et grotesques (traduit de l’allemand par C. David, Paris, Phébus, 2006).
- Concernant l’œuvre graphique d’Alfred Kubin, le catalogue de l’exposition publié par le Musée d’art moderne de la Ville de Paris est tout simplement indispensable.
- Alfred Kubin. Souvenirs d’un pays à moitié oublié Musée d’art moderne de la Ville de Paris 11, avenue du Président-Wilson 75016 Paris