1Souvent cité par les historiens et parfois par les ministres de l’Education nationale quand leurs collaborateurs sont bien renseignés, Ferdinand Buisson (1841-1932), malgré tout très méconnu, est un personnage central de la Troisième République. C’est en effet lui l’architecte de l’école primaire obligatoire, gratuite et laïque – clef de voûte de l’édifice républicain. Appelé par Jules Ferry en 1879 pour présider aux destinées de l’enseignement primaire, ce républicain de la veille restera à son poste pendant dix-sept ans tandis que le ministère de l’Instruction publique changera de titulaire à vingt reprises ! C’est lui qui, rappelle Raymond Poincaré, « dans la période des plus âpres combats, est resté le collaborateur et le conseiller des hommes politiques auxquels était dévolue la tâche de défendre l’école naissante et menacée ; c’est lui qui a préparé toutes les mesures destinées à assurer l’indépendance matérielle et morale des instituteurs ; c’est lui qui a élaboré tous les projets de loi, tous les règlements, toutes les circulaires, sur l’inspection primaire, sur les constructions scolaires, sur les écoles normales, sur les conseils départementaux ». On ne saurait toutefois limiter son parcours à cette œuvre pourtant considérable : l’heureuse republication de La Foi laïque aux éditions Le Bord de l’eau, dans une collection dirigée par Vincent Peillon (« Bibliothèque républicaine ») et sous la responsabilité éditoriale de Mireille Gueissaz , y invite.
2Professeur à la Sorbonne en 1896, Ferdinand Buisson aurait fort bien pu, comme l’écrit Poincaré, terminer sa carrière « dans le culte paisible de la science et des lettres ». Mais, après une certaine hésitation, il fait partie des « intellectuels » révoltés par le sort infligé au capitaine Dreyfus et qui se jettent avec la dernière ardeur dans le combat pour la justice aux côtés de Zola, Clemenceau, Jaurès… À partir de 1902, il devient député radical-socialiste et le restera jusqu’en 1914 puis, de nouveau, pour un mandat après-guerre. Il préside les commissions les plus importantes de l’époque : celle de l’enseignement, celle de la séparation des Églises et de l’État, celle du suffrage universel… Il est aussi rapporteur de la loi de suppression de l’enseignement congréganiste. Ce partisan de la proportionnelle et du droit de vote des femmes préside aussi les associations les plus prestigieuses, celles avec lesquelles le pouvoir doit compter, de la Ligue de l’enseignement à la Ligue des droits de l’homme en passant par l’Association nationale des libres-penseurs de France. Son action en faveur de la paix lui vaut le prix Nobel en 1927, obtenu conjointement avec l’Allemand Ludwig Quidde. Il fera don de l’argent du prix à une fondation. Il meurt dans sa quatre-vingt- onzième année le 16 février 1932.
3Homme d’influence, appartenant à tous les réseaux – franc-maçonnerie exceptée –, inspirateur des ministres sans l’avoir jamais été lui-même, il est décrit par Pierre Nora dans les Lieux de mémoires comme « à la fois le produit, l’artisan, l’apôtre et la conscience » de la République. Non seulement, comme l’écrit Mireille Gueissaz, il a été, « comme philosophe, le théoricien le plus exigeant et le plus accompli de la laïcité française », mais il a été aussi un des penseurs les plus fins du radicalisme. Édouard Herriot pourra dire au lendemain de la mort de cette figure morale impeccable, qu’elle mérite l’épitaphe suivante : « Ici repose un juste. »
« L’école laïque s’applique à pénétrer de ce respect, dès le premier âge, tous les enfants qui lui sont confiés, les préparant ainsi à leur futur rôle de citoyens libres dans un pays libre. » Ferdinand Buisson
5On se réjouira donc de l’initiative de republier une œuvre clef de Ferdinand Buisson. Directeur de la collection « Bibliothèque républicaine », aux éditions Le Bord de l’Eau, Vincent Peillon, plus connu du grand public pour sa carrière politique, se propose en effet de revenir aux sources de sa formation première, philosophique, pour ressusciter des titres ayant marqué leur temps et aujourd’hui parfois injustement oubliés. Et tel est bien le cas de La Foi laïque de Ferdinand Buisson, recueil d’articles, conférences et extraits de débats publiés en 1911.
6On ne peut toutefois s’empêcher d’apporter trois bémols à cette réédition. On regrettera d’abord la suppression de la préface de Raymond Poincaré. Il s’agit certes d’un éloge de l’auteur, mais qui n’en est pas moins instructif sur le contexte de haine dans lequel Buisson a accompli sa tâche de directeur de l’enseignement primaire : « Et parce que M. Ferdinand Buisson avait occupé ainsi, pendant les phases les plus critiques de la bataille, une des positions les plus en vue, il avait naturellement essuyé le feu le plus nourri de l’ennemi, et ni les injures, ni les calomnies ne lui avaient été épargnées. » Plus encore, pourquoi avoir supprimé la note préliminaire de Buisson lui-même ? Est-ce parce que ces deux derniers textes défendent la liberté de l’enseignement contre les partisans du monopole scolaire ? Ce débat est-il donc si dépassé ? Le lecteur aurait pu lire ce genre de propos pourtant digne d’intérêt : « La seule originalité de cette école [l’école laïque], qui n’est à personne parce qu’elle est à tous, consiste à fonder l’éducation publique non plus sur le séparatisme confessionnel, mais sur la fraternité nationale. Ce qu’elle veut tuer dans l’âme des petits Français du XXe siècle, ce n’est pas la foi, c’est la haine. Car à ses yeux toute foi est respectable, toute haine est mauvaise. » Enfin, il eût été bien utile au lecteur que soit conservé un index.
7On n’aurait pas procédé à ces trois suppressions que la longue présentation de Mireille Gueissaz, chercheur au CNRS, n’aurait rien perdu de son intérêt. Sa présentation de la carrière de Buisson est très complète 1 et la réhabilitation de son rôle dans l’histoire de la Troisième République parfaitement justifiée. Le contexte est rappelé avec précision et son rappel éclaire bien le parcours si riche de Buisson. Mais l’un des intérêts de cette présentation est la tentative de décrypter l’énigmatique père de l’école laïque.
Le Protestantisme Libéral, Fondement de la Pensée de Buisson
8En effet, l’originalité de la pensée de Buisson, qui échappe à tout système, à toute catégorisation facile, explique en partie pourquoi il est tombé dans un relatif oubli et pourquoi on a pu l’affubler de qualificatifs aussi contradictoires qu’erronés : tantôt « raide et nuageux », pour Émile Combes, tantôt casuiste doublé d’un sophiste, selon le chanoine Capéran.
9Mireille Gueissaz montre très bien l’importance fondamentale de la pensée religieuse de Buisson. En effet, il restera pour toujours marqué par le protestantisme de sa jeunesse. Et y revenir permet de mieux comprendre le corpus de La Foi laïque.
10Élevé dans l’orthodoxie du Réveil, il glisse vers un libéralisme qui ne se réduit pas au rationalisme sec de certains protestants libéraux, mais il n’en refuse pas moins tout supranaturalisme. Buisson ne croit pas en la divinité du Christ ni aux miracles et appelle de ses vœux une église sans prêtres, sans dogme, sans liturgie, une église pratique, tournée vers l’action. En somme, il souhaite un retour au christianisme primitif et pour cela entend dégager la religion « du lourd linceul de la théologie ». Poussant l’exercice du libre examen le plus loin possible, il se confond avec un libre penseur. Exilé en Suisse de 1866 à 1870 à cause de son refus de prêter serment à Napoléon III, il tente de fonder une Église libérale ; c’est un échec. Mireille Gueissaz montre bien qu’il gardera par la suite son côté missionnaire, à la tête de l’enseignement primaire et en tant qu’élu.
11Il n’est pas question ici d’entrer dans le détail, pourtant passionnant, du protestantisme de notre homme. Soulignons juste que l’un des principaux apports de Mireille Gueissaz est de montrer la filiation de sa pensée et de nombre de ses proches avec la religion syncrétique évangélique et libérale des dissidents de l’Église unitarienne américaine, William Channing et Theodore Parker. Il est certes un peu question d’Edgar Quinet, le mentor de Buisson, mais jamais de Sébastien Castellion au long de cette dense préface. C’est pourtant lui qu’il a toujours considéré comme son modèle.
Sébastien Castellion le Modèle
12C’est en effet la pensée de Sébastien Castellion (1515-1563), devenu l’adversaire du dogmatisme de Calvin, qui constitue la clef de déchiffrement de Buisson. Il lui a consacré près d’un quart de siècle et une thèse monumentale qui fait encore aujourd’hui référence. Une foi laïque inspirée du protestantisme de Castellion innerve sa réflexion et stimule son action. Comme Castellion, Buisson transporte l’acte religieux dans la conscience, ramène la religion à la foi et la foi à l’effort moral. Cette foi laïque est dirigée par la conscience, sorte de sixième sens qui est à l’âme ce que l’instinct est au corps, « voix de Dieu en nous ». L’idéal auquel aspire l’homme ainsi mû par la foi laïque et guidé par la conscience est la réalisation constante et la plus parfaite possible du beau dans l’ordre esthétique, du vrai dans l’ordre scientifique et du bien dans l’ordre moral. Cette aspiration au vrai, au beau, au bien, qui est pour Buisson une manière de définir la religion, est commune au protestant libéral, au libre penseur et au républicain.
13Buisson retient de Castellion l’idée que l’homme est libre et, « libre, l’âme humaine se trouve placée en face du devoir ». Il fait donc du devoir le fondement le plus sûr de sa réflexion (il transforme le « je pense donc je suis » de Descartes en « je dois donc je suis »). En cet homme ainsi libre donc responsable donc solidaire, « noyau solide » de la société, se reconnaissent à la fois, à nouveau, le protestant libéral, le libre penseur religieux et le radical-socialiste. L’instrument de l’émancipation intellectuelle et morale de l’homme ainsi conçu est une école obligatoire, gratuite et laïque héritée de Condorcet et de Quinet, une école qui fait de l’élève un citoyen autonome et de l’enfant un homme libre, doué de volonté, la volonté étant la réunion des facultés de penser (le vrai), de sentir (le beau) et d’agir (pour faire le bien).
14L’école buissonienne a pour but de former de futurs patriotes, en même temps réformateurs d’une République considérée comme une « perpétuelle expérience », d’une République qui doit devenir toujours plus laïque, démocratique et sociale. Buisson fonde ainsi sa pensée politique sur les articles 1er et 3 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, « cet évangile des temps modernes », proclamant la souveraineté de l’individu, laquelle implique la liberté absolue de conscience et la souveraineté nationale qui suppose le règne du droit commun.
15Aussi, en dépit des apparences, les débats dont il est question dans les pièces qui composent La Foi laïque, loin d’être révolus, sont d’une urgente actualité et la republication de ce volume paraît tomber à pic. Et l’on se prend à rêver que nos élites prennent le temps d’un détour et y puisent une source d’inspiration.
16Ferdinand Buisson, La Foi laïque – extraits de discours et d’écrits, présentation de Mireille Gueissaz, Latresne, Le Bord de l’Eau, « Bibliothèque républicaine », 2007, 22 €.