Humanisme 2007/1 N° 276

Couverture de HUMA_276

Article de revue

La commission nationale

De santé publique et de bioéthique du grand orient de France

Pages 69 à 72

Le Grand Orient de France, de par sa tradition, se veut un acteur engagé dans les débats de la cité, qu’il s’agisse d’éthique ou de principes fondateurs de notre société. Dans ce dessein, le GODF a organisé au cours de ces dernières années différents colloques publics sur des questions essentielles telles que la dignité, la république, la place des polyhandicapés dans la cité. Dans ce même esprit, il a mandaté cette commission pour organiser des colloques sur des thèmes de bioéthique ou de santé publique. Ceci, nous n’en doutons pas, permet aux citoyens d’accéder, librement, à une représentation plus équilibrée de ce que la société est en droit d’attendre de la recherche, des applications de ses découvertes et, partant, de son évolution propre.

1Les travaux de la Commission nationale de santé publique et de bioéthique du Grand Orient de France sont organisés selon trois axes :

  • premier axe, les thèmes abordés et débattus, notamment la méthodologie de la bioéthique, les fondements de la dignité humaine, les enjeux éthiques de la réorganisation actuelle du système de santé, le handicap, attentes des handicapés pour une vie individuelle satisfaisante et une intégration dans la société, la construction européenne et les problèmes de santé publique, la protection sociale, la transposition en droit français de la directive européenne relative aux recherches cliniques et au nouveau cadre éthique des recherches sur l’homme, le clonage thérapeutique, santé et mieux-être social : les inégalités sociales de la santé, contribution à la prise en charge de la santé publique, l’homoparentalité, la responsabilité du chercheur, citoyenneté et bioéthique, soins aux mineurs, fin de vie, euthanasie, technique et progrès, naître en humain, l’homme et le développement des biotechnologies ;…
  • deuxième axe, conférences, organisations de colloques, soit vingt et une conférences internes locorégionales et réunions publiques en deux ans ;
  • troisième axe, les publications, ces travaux ayant fait l’objet de deux ouvrages : Questions de Bioéthique en 2004 et Questions de santé publique et de bioéthique en 2005. Au total, la Commission nationale de santé publique et de bioéthique du Grand Orient de France s’est fixé deux objectifs :
  • le premier consiste à sensibiliser ses membres aux problèmes éthiques et politiques que posent aussi bien les grands choix de santé publique que les innovations biotechnologiques. Dans cette perspective, cette Commission joue un rôle de vulgarisation. Elle s’informe de l’état des débats et propose des interventions aidant ceux qui le souhaitent à y voir plus clair ;
  • le deuxième paraît aussi important, sinon davantage dès lors que l’on se fait une haute idée de ce que doit être la force de proposition de notre obédience. Il s’agit d’approfondir la réflexion afin de se donner les moyens de formuler, en direction du monde profane, quelques principes sur lesquels fonder nos avis.

Bioéthique et franc-maçonnerie

2Les progrès techniques et scientifiques accroissent les pouvoirs de l’humanité ; ce faisant, ils l’amènent à s’interroger sur ce qu’elle veut véritablement. Confrontée à ce qu’elle peut faire, elle doit expliciter sa hiérarchie des valeurs. Cette explicitation a forcément lieu, d’une manière ou d’une autre. Refuser de répondre soi-même, c’est laisser d’autres le faire à notre place. Ces autres seront les puissants de l’heure – religieux, militaires, dirigeants de l’industrie.

3Dans le passé éloigné, les problèmes de cet ordre ne se posaient guère car le rythme des innovations techniques était lent relativement à l’évolution du mode de vie. Les choses ont changé quand Einstein et d’autres physiciens ont jugé que l’extrémité du mal que représentait le nazisme justifiait la mise en œuvre d’une arme de destruction massive ; ils convainquirent le président des Etats-Unis, et la bombe atomique fut réalisée, puis utilisée. Depuis lors se sont multipliées les innovations technoscientifiques à propos desquelles s’est posé le problème de leur légitimité. On n’est plus dans l’alternative de deux maux, comme entre la bombe atomique et le nazisme, mais devant un pouvoir dont on pressent que l’usage risque de modifier l’idée que l’on se fait de la vie. C’est pourquoi on parle de bioéthique.

4On voit bien, même si nul ne le mesure exactement, que la pilule anticonceptionnelle a modifié les relations entre les sexes. Fallait-il accepter cette innovation ? D’un côté, on touchait à un mécanisme fondamental de la vie humaine ; de l’autre, on accroissait la liberté des femmes. Après une longue hésitation, l’Église catholique a condamné la volonté prométhéenne de maîtriser la procréation. Nul en revanche ne critiqua ouvertement la liberté ainsi gagnée par les femmes, encore que la répétition de certaines insinuations ait donné à penser que, chez beaucoup de machistes, la pilule n’était pas si bien passée que cela. Un progrès technique clairement libérateur : la franc-maçonnerie n’avait pas lieu d’hésiter.

5Depuis lors, le cas de figure de la pilule ne s’est guère reproduit. La plupart des progrès technoscientifiques survenus en matière médicale sont ambivalents. On greffe désormais la plupart des organes – mais il faut trouver des donneurs. On pratique communément la fécondation in vitro – mais on produit ainsi un grand nombre d’embryons surnuméraires dont on ne sait que faire. Le clonage thérapeutique apportera sans doute une aide décisive à la victoire sur certaines maladies – mais l’idée d’un clonage à visée reproductrice fait horreur. Nous aimerions pouvoir séparer nettement le souhaitable du détestable, comme lorsqu’on vend des centrales nucléaires « exclusivement civiles » à des pays dont on dit redouter l’usage qu’ils feraient d’une bombe atomique. Mais cette séparation n’est pas toujours possible en théorie ou en pratique. On peut certes espérer de nouveaux progrès qui diminueraient le nombre des embryons surnuméraires ou remplaceraient les greffons par des tissus artificiels, prélevés sur des porcs ou issus d’une culture en laboratoire. Outre que cette perspective demeure très éloignée et que, d’ici-là, il faut faire face à l’urgence, on n’éliminerait pas ainsi tous les problèmes : dans la réalité concrète du laboratoire, la frontière entre le clonage, que nous ne voulons pas, et la culture de tissus obtenus par division cellulaire n’est rien moins que tranchée.

6À ces problèmes posés par la logique même des progrès technoscientifiques s’en ajoutent d’autres, qui paraissent extérieurs au champ de la recherche mais pèsent directement sur lui ; ce sont les enjeux financiers, industriels et de pouvoir. Sera-t-il longtemps possible de maintenir absolu notre principe de la gratuité des dons de sang et d’organes dans un monde où ceux-ci se paient ? Comment refuser la brevetabilité du vivant si d’autres pays la pratiquent systématiquement ? Craignant de voir l’industrie pharmaceutique américaine leur tailler des croupières, les Européens ont déjà amolli leur opposition de principe.

7On parle de bioéthique lorsqu’on tente de formuler des principes généraux, dont certains auront une valeur intangible alors que d’autres ne seront qu’une base pour des compromis qu’on espère seulement n’être pas trop douloureux. Ainsi en va-t-il de la gratuité des tissus vivants. Il peut aussi s’agir d’une règle pour trancher dans l’urgence, comme lorsque les médecins se demandaient s’il fallait sauver plutôt la mère ou plutôt l’enfant. Il y a aussi des cas dans lesquels les progrès technoscientifiques imposent des redéfinitions qui ne relèvent pas du seul champ scientifique, mais mobilisent des conceptions philosophiques, juridiques, religieuses. Les conflits éthiques opposent rarement un camp du bien et un camp du mal qui se définiraient tous deux avec une parfaite clarté : le progrès, la santé, la liberté d’un côté ; le conservatisme religieux, la loi du profit et le délire de savants irresponsables de l’autre.

8On ne peut greffer un organe dont l’irrigation sanguine aurait été interrompue. L’organe à greffer doit donc être prélevé sur l’organisme encore vivant d’un être mort. Avec la définition traditionnelle de la mort, la contradiction aurait été insurmontable : si l’on attend la fin du souffle et l’arrêt du cœur pour prélever le greffon, celui-ci sera inutilisable. On a donc modifié la définition millénaire de la mort afin de rendre possible des greffes ; désormais, la mort est définie par la platitude d’un électro-encéphalogramme. Cela signifie que le donneur sur lequel on va prélever respire encore, son cœur bat. Les médecins le disent mort, parce que son cerveau ne répond plus mais ses proches peuvent voir sa poitrine se soulever et entendre son souffle. On conçoit combien la situation peut leur être pénible. D’un autre côté, on saisit aussi tout ce qu’engage une redéfinition de la mort. Ce point n’a pas soulevé de grosses difficultés éthiques, dans la mesure où la référence à l’activité cérébrale convenait bien aux préjugés de notre époque. Admettons-nous aisément pour autant que le consentement du donneur soit réputé acquis s’il n’a pas refusé explicitement un don de ses organes ?

9Une petite moitié des fécondations in vitro sont actuellement pratiquées par injection intracytoplasmique de spermatozoïdes, technique plus satisfaisante à court terme pour la mère. Mais sa généralisation a eu lieu, sans qu’on ait procédé aux expérimentations préalables exigées par le code de Nuremberg ; le risque est donc grand que des anomalies génétiques soient ainsi transférées à l’enfant ou à sa propre descendance. Quel principe poser ? Privilégier l’intérêt à court terme de la mère ou s’assurer préalablement de l’innocuité de la technique, ce qui peut prendre des années ?

10Les cellules souches embryonnaires pourraient apporter des progrès thérapeutiques importants pour le remplacement de tissus et organes endommagés, et le traitement de maladies comme le diabète, la sclérose en plaques, la maladie de Parkinson. En outre, l’obtention de ces cellules par clonage résoudrait le grave problème du rejet auquel se heurte la chirurgie des greffes. Voilà le progrès. Sa contrepartie : les techniques de clonage ainsi mises en œuvre ne diffèrent pas radicalement de celles qui ouvriraient la voie au clonage reproductif. Faut-il tout interdire ? Rien ?

11On aimerait pouvoir poser en principe la totale liberté de la recherche mais celle-ci ne peut être disjointe de ses implications industrielles ; elle mobilise d’énormes capitaux et peut à son tour être productrice de richesses et de puissance. Si l’on admet qu’il convient de légiférer à l’échelle mondiale – ce serait une première et il n’est pas certain que les États-Unis consentent une telle restriction de leur puissance –, quels critères faudrait-il tenter de faire admettre ? Se borner à quelques principes absolus, comme l’interdiction du clonage reproductif, en acceptant que tout le reste soit reconnu licite ? Ce serait abdiquer devant le complexe scientifico-industriel. Inversement, borner un champ trop étroit serait se contenter de la satisfaction verbale du rigorisme : on pose dans toute sa rigueur un principe absolu dont on sait qu’il ne pourra qu’être tourné.

12Le Parlement a été saisi de ces problèmes. Une poignée de députés et de sénateurs, pour la plupart médecins de profession, répondent avec les moyens du bord. Il reviendrait à une puissance symbolique comme la Maçonnerie de formuler quelques principes généraux sur lesquels fonder les instruments juridiques dont la France et l’Union européenne souhaitent se doter. La Commission nationale de santé publique et de bioéthique du Grand Orient de France s’est attelée à cette tâche. Ses membres ont mené une réflexion, chacun avec ses préoccupations, ses compétences, son style personnels ; leurs contributions doivent être acceptées dans leur hétérogénéité, de laquelle ne se dégage aucune doctrine définitive. Faut-il le regretter comme un moment destiné à être dépassé ? Dans une matière où les idées simples abondent, le progrès ne serait déjà pas mince d’en avoir fait apparaître les limites.


Date de mise en ligne : 01/02/2021

https://doi.org/10.3917/huma.276.0069

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