1Mozart en coffret, Mozart décoffré par ADN, Mozart-ci, Mozart-là, al dente si et authentifié par une dent. Mozart se vend bien à la boutique des émotions planétaires, autant que Di, Jean-Paul, Yasser ou les Tours il n’y a guère. Nous avons trouvé le meilleur du divin frère dans un restaurant et le pire du pire dans un pensum en quatre volumes.
2L’an fête Mozart et dédaigne Schumann, ce centenaire délicat dont l’œuvre, la femme et la folie pourraient faire légende. Mais Mozart hante nos consciences depuis la mort de Dieu. Nous le contemplons en contemporain des affres de Renan, Kierkegaard ou Nietzsche, à la fois prodige et prodigue, lyrique et initié, libérateur et ersatz de la foi, vainqueur de la mort par l’éternité du génie, entre plongée donjuanesque et requiem inachevé. Rassurons-nous : il ne sera pas question de musique, par amour de la musique. Non pour le silence censé le suivre, mais au nom du vrai miracle mozartien, le seul : même ânonnée par une petite fille, même lestée par l’orchestre le plus infatué, la musique de Mozart reste belle et libre. Au disque, on pourra tout écouter ou se contenter des livraisons du journal du soir. Et même de cette brique approximative qui vend l’intégralité, sinon l’intégrité de Mozart, plaisir morbide à moins de cent euros (Abeille musique), transposition sonore du tout-Balzac des colporteurs, avec reliure garantie en pur styvertex.
3Mozart survivra à ça comme à toutes ses réinventions. En 1856, on le fêta divin, transfiguré par l’inaccessible requiem à l’âge du Christ. En 1891, Mozart est salué chez lui en élève soumis au père, Kaiser oblige, avec le génie pour récompense. En 1941, Mozart devient dans la Vienne du Führer le “rempart de la civilisation contre le jazz judéo-nègre”. Représentant la France aux festivités, Florent Schmitt, Arthur Honegger, Gustave Samazeuilh ou Marcel Delanoy peuvent visiter Richard Strauss. En 1956, Mozart devient en RDA fils du peuple défiant la ploutocratie qui l’aliène (Jean Vermeil, La Flûte désenchantée, ou comment fêter Mozart, éd. Ombres).
4Au restaurant du Crocodile à Strasbourg, Monique et Émile Jung n’ont pas succombé à cet air du temps. En vrai créateur, le grand chef a su secouer ses étoiles pour modeler le menu Amadeus. La suite des plats tient du poème : Amuse- bouche, petit prélude salzbourgeois (consommé de queue de bœuf au flan à la mœlle et croustille d’herbes), Hors-d’œuvre, ouverture gustative de la “Flûte enchantée” (foie de canard cuisiné façon Schnitzel, vinaigrette de framboise, xérès et raifort, petite salade mêlée), Poisson : l’Odyssée crétoise (espadon en anchoïade, brunoise de légumes, julienne de courgettes avec huile d’olive au citron confit, corolle de tomates confites), Viande : Le coup de cœur de “Don Juan” (pièce de jeune taureau grillée, artichaut et fèves, émulsion au beurre fumé, ban-derille de volaille mari- née), Premier dessert : Le souffle d’amour de “Cosi fan Tutte” (nuage de mascarpone allégé I sur génoise punchée I au rhum et au moka, Second dessert : L’esquisse de volupté orientale autour de “l’Enlèvement au sérail” (fruits du soleil à la boukha, sorbet aux épices, élixir citronné au cumin dans un nuage d’azote).
5Aucune paraphrase dans cette musicalité gustative, rien de mièvre dans l’idée de Mozart qui se précise plat à plat par chaque combinaison de saveurs. Au contraire, Jung ose un Mozart de verdeur, d’exotisme, insolence et tant d’amour, le tendre et le couillu, un vrai suc d’érotisme. Il est dit que la cuisine n’est pas un art, mais ses chefs peuvent avoir du génie. Jung, lui, tutoie sans ciller un Mozart fort et déterminé, via la fragilité, comme lui-même. Il le peut et le mérite. Les contrastes ne craignent pas les contrastes. Laissons le chef dire son morceau de bravoure : “Savourez à travers ce plat libertin un Don Juan dans son éblouissante et vigoureuse splendeur, concrétisé par un jeune taureau magnifiquement grillé. Sa chair tendre et vigoureuse courtise la sauce sévillane (béarnaise fumée et safranée) et vous fera succomber comme la candide Zerline. La banderille de volaille (marinée et pimentée) darde, très tonique, pour attiser le palais. […] A l’égal de Don Juan, ce mets séducteur affirme haut et fort la volupté de l’être et de l’instant.”
6On tombe de haut en s’enfonçant dans le Mozart de Christian Jacq, mortel pillard des égyptologues. C’est à Philae, l’îled’lsis, explique-t-il, “qu’il a pris conscience des liens étroits entre l’Égypte et Mozart, au-delà du temps et de l’espace.” Évacuant dans une note : “le temple de Philae fut découpé pierre par pierre et remonté sur un îlot hors d’eau.” Les fous de tracés géodésiques savoureront l’imprécision d’un lieu aussi révélateur.
7Ça commence très mal. En 1756, Thamos, jeune moine, donc chrétien d’Égypte, est coursé par dix mamelouks. Il les sème car “trop gras, ses poursuivants su[ent] à grosses gouttes”. Adipeux, donc Turcs : “En ce temps de désolation, l’Empire ottoman régnait en tyran”. Turcs, donc musulmans, soit, comme on sait, un peu beurs, voire bougnoules : “Depuis l’invasion arabe du septième siècle, le monastère semblait oublié des barbares qui avaient détruit quantité de temples anciens, voilé les femmes, désormais considérées comme des créatures inférieures, et arraché les vignes”. Les Arabes succédèrent bien aux Grecs, mais l’exactitude est gommée ici par sa juxtaposition. Quant aux temples antiques, les chrétiens en avaient déjà détruit l’essentiel.
8Or Mozart naît en 1756. Au couvent Saint Mercure (jamais le mot copte), l’abbé Hermès (sic), lecteur de vieux papyrus, confie au moi- nillon : “Après mille cinq cents ans d’attente, Osiris permet au Grand Magicien de renaître et de s’incarner dans le corps d’un humain, mais pas d’ici. Son esprit a choisi les terres froides du nord. Là où il apparaîtra, il sera démuni et privé de l’indispensable énergie de notre Grande Mère. C’est pourquoi tu devras lui transmettre la sagesse d’Isis et le Livre de Thot. Tu aideras le Grand Magicien à se construire jusqu’à ce qu’il soit capable de transmettre à son tour le secret […] Trouve le Grand Magicien, Thamos, protège-le et permets-lui de créer l’œuvre qui sera l’espérance.”
9Las, on pense à Auschwitz ou au Rwanda : c’est (avec) Mozart qu’on assassine… La puissance tutélaire qui veillera sur Mozart est la “franc-maçonnerie née en Égypte”, fantaisie que nul n’ose plus même fantasmer. Thamos, devenu comte de Thèbes, couve l’éclosion du génie pas à pas. Lorsque sa mère meurt en France, ça se passe ainsi : En sortant prendre l’air de ce Paris qu’il détestait, Wolfgang rencontra Thamos.
10“– Je ne pouvais rien faire, déclara l’Egyptien. L’organisme de ta mère était usé.
11– Elle veillait sur mon père, sur Nannerl, sur moi. Aujourd’hui nous sommes privés d’un bon génie [comme Ali Baba, Mozart eût dit : ange gardien].
12– Ta sollicitude te procurera des forces nouvelles.
13– Ici, à Paris ? […]
14– Les instruments ne chantent-ils pas une langue universelle ? Parle-moi de ta symphonie concertante.”
15Wolfgang ouvrit son cœur. Enfin, quelqu’un l’écoutait ! Trop cool, non ?
16Ce faisant, Christian Jacq empile les clichés les plus éculés du déterminisme. L’ange protecteur Thamos (nom-titre de la musique d’une say- nette composée dans sa jeunesse) empile l’homme en noir inventé par Joseph Losey dans Don Giovanni (1979), lui-même inspiré par la légende du valet noir passant commande d’un Requiem à Mozart. Cette tutelle ésotérique privant Mozart de tout effort ou initiative, recycle une autre vieille lune romantique. On estimait le génie d’essence si divine qu’on chercha quel clerc ou seigneur aurait confié ses chefs-d’œuvre à un acteur aussi vil que Shakespeare. Il faut encore affubler Thamos de la mauvaise conscience occidentale, coloniale jadis, mondialiste désormais, la vieille scie exploitée par Pauwels et Bergier dans le Matin des magiciens (1967). En nous inventant des initiés ou extraterrestres qui nous dominent, nous inversons en fiction notre vrai mépris pour le tiers-monde. Trois couches plus récentes, plus dérisoires feuillettent notre Thamos encore : 1. la supervision par le PC météo des marins dits solitaires qui se voient dicter, aussi loin qu’ils soient, leur route par GPS ; 2. l’œil du big brother mou que nous sommes tous devenus, nous voyeurs de l’intimité des candidats de la Star Ac’, cette caricature du progrès par l’école ; 3. le chômage qui fait rêver plus d’un à une main salutaire. Sans compter le complexe du Da Vinci Code…
17Tout devient signe pour réduire le compositeur à un locataire de son destin. La franc-maçonnerie ? Cherchons le père “dont les ancêtres étaient maçons et tailleurs de pierre”. Christian Jacq nous épargne de justesse une variation sur les mines de sel de Salzbourg – la Pangée originelle. Mais il tricote les aléas de l’expansion de la franc- maçonnerie, jusqu’au Danemark, en une texture de causalités si serrées qu’elles ne peuvent qu’engluer le petit Wolfgang. On découvre le duc de Chartres qui met de l’“ordre dans le fatras maçonnique français” avec “une nouvelle structure, le Grand Orient de France, appelée à régner sur la totalité des Loges”. Mais, “excluant religiosité et mysticisme, les rationalistes s’[y] imposent peu à peu.” Alors Thamos court à Paris dénicher pour Mozart la loge de tradition des Philalèthes, sensibles à “l’étude de l’alchimie et de la magie” et y met de l’ordre pour lui. Thamos a “plusieurs fers au feu et parcourt l’Europe […] à la recherche de frères ou de loges aptes à former le Grand Magicien”. Mais à Reval (Tallin, Prusse orientale), il cale au spectacle de la création d’une loge Isis par Cagliostro. A Strasbourg, où Mozart se refait après la mort de sa mère grâce à la “thérapie de Thamos”, rien n’est dit sur la fabrique de la cathédrale, encore intacte, atelier qui reste pourtant la loge-mère de l’Allemagne jusqu’en 1742, longtemps après la mise au pas de la ville par la France. Difficile d’admettre les maçons francs lorsqu’on enlise les rites dans le sable d’Égypte.
18A ce stade de forfaiture, c’est la musique qui souffre le plus. Pour accréditer le destin égyptien de Mozart, il faut escamoter la figure magnifique de son parrain de loge, Haydn. Tout devant relever de l’initiation, voici comment est noyée la lumineuse découverte de Bach : Mozart rencontre un kabbaliste juif puis les généreux frères von Born et von Swieten qui lui offrent pour son anniversaire des partitions du cantor oublié… Alors Wolfgang vit “le passage dans une autre dimension”, “la communion avec un génie qui avait atteint l’essence même de la musique.” A ce stade de niaiserie, les erreurs pleuvent. Ainsi des variations sur le pont-neuf (le tube) français Ah, vous dirai-je maman : elles furent composées quatre ans après le séjour parisien, à Vienne (catalogue Mozart à Paris, 1991).
19Sans le moindre humour (“La gravité est le sérieux des imbéciles”, Montaigne), Christian Jacq laisse ce Mozart, chaperonné par un copte victime des Turcs, s’ingénier à créer pour premières œuvres significatives L’Enlèvement au Sérail, La Marche turque, L’Oie du Caire. Nul développement sur la mode des tur- queries à cette époque, encombrante pour la démonstration : notre Jacq sait aussi bien escamoter que broder. La suite ? Deux tomes restaient à publier au moment de cette lecture. Il semble que, quatre volumes (éd. XO), soit 1200 pages et 85 euros plus loin, on atteindra avec Mozart l’“apogée de sa démarche, La Flûte enchantée [qui] ouvre le chemin de l’Art royal, du mariage du Feu et de l’Eau, de l’Homme et de la Femme. Cet opéra rituel met en lumière les mystères d’Isis et d’Osiris, clé de la tradition initiatique.» Thamos aura perdu son fluide car “les liens secrets et réels de Mozart avec la franc- maçonnerie” lui vaudront “d’être assassiné…” Le pire reste à venir !
20Préférer dans tous les cas l’élégant musicologue, anglais et périgour- din, Robbins-Landon sur la maçonnerie de Mozart et Le Voyage de Mozart à Prague de Möricke, pour rêver sans pacotille… Quand le matérialisme avait encore l’élégance des Lumières, son grand contempteur Diderot écrivit : “Pour parler de Mozart, il faudrait tremper sa plume dans l’Arc-en-ciel.”