Humanisme 2006/2 N° 273

Couverture de HUMA_273

Article de revue

Pour un revenu minimum garanti

Pages 64 à 75

1Je ne suis pas économiste. Si certains sont venus ici pour écouter un cours magistral et convaincant sur le revenu d’existence ils seront déçus.

2Alors que j’ai intitulé la brochure que nous avons écrite dans l’Ile-de- France « Pour un revenu d’existence », je suis certain que le concept n’est pas une panacée et je ne suis même pas sûr qu’il nous amène à un progrès de nos sociétés.

3Mais je sais qu’il induit un mode de pensée inhabituel et une rupture avec le conformisme ambiant de l’économie. C’est un coin que l’on peut enfoncer dans un système dont on voit clairement les dérives.

4C’est à ce titre que je m’y suis intéressé ; pour moi le voyage initiatique n’est pas seulement onirique et je n’oublie jamais que nous travaillons « à l’amélioration matérielle et morale, au perfectionnement intellectuel et social de l’humanité », c’est l’article premier de la constitution du GODF.

5Je suis donc ici pour vous dire une planche maçonnique, j’y insiste, sur le revenu d’existence.

6Mais l’actualité nous rattrape parfois.

7Il y a un mois, le 26 décembre, a eu lieu la catastrophe que vous savez. Le GODF a transmis à l’AFP un communiqué qui disait :

8« Le Grand Orient de France prend la mesure du drame humain qui touche les populations de l’Asie du Sud après le tremblement de terre du 26 décembre 2004.

9Il exprime sa compassion et sa solidarité à toutes les victimes et à tous ceux qui se dévouent dans l’aide locale, individuellement ou par le biais des ONG.

10Il participera avec l’ensemble de ses loges aux actions de soutien. La fondation du Grand Orient de France, dont c’est la vocation, à qui chacun peut adresser ses dons en précisant "Asie", les centralisera et se chargera de les transmettre aux organismes de secours. »

11Mais il ajoutait aussi :

12« Il remarque que la catastrophe s’est produite dans l’une des régions de la planète les plus démunies et que les conséquences auraient été moindres si le partage des richesses du monde était plus équitable.

13Au-delà de ces moments de grande détresse, le Grand Orient de France continuera à travailler pour plus de justice dans la répartition et la préservation du patrimoine commun de l’Humanité. » Le 3 janvier 2005.

14Il n’est, bien entendu, pas question d’utiliser les circonstances pour en tirer une justification serait-elle morale. Mais l’on se prend à rêver, et qui de nos jours, pourrait s’y autoriser mieux que nous autres. Une fois passée l’heure de la charité vertueuse et pourtant indispensable on se prend à rêver à ce que les populations touchées pourraient faire si elles disposaient d’un revenu d’existence et donc de moyens autonomes de construire et de rebâtir leur vie à leur gré sans l’intervention obligée, où les arrières-pensées politiques ne sont jamais absentes, de l’Occident.

15Mais je m’éloigne, sans m’égarer. J’en reviens donc à mon plan.

16Je vous parlerai d’abord de chiffres, puis du cheminement maçonnique qui m’a amené au revenu d’existence, avec les problèmes du temps social, de la citoyenneté, de la suffisance des richesses, et de la nécessité vitale du partage de ces richesses.

17Je vous dirai aussi un mot de l’histoire du chantier de l’île-de-France, qui pose la question de la nature même du travail que nous faisons ici. Je terminerai par le revenu d’existence, en lui-même et je vous dirai aussi son actualité politique.

1°) Et, puisque je n’en suis pas à un paradoxe près, quelques chiffres.

18En effet, la principale objection, non la seule, qui est faite quand on parle du revenu d’existence n’est pas dans le principe, ni dans la gestion mais dans le fonctionnement.

19« Et où allons nous trouver l’argent ? »

20Alors pour couper court à la question, quelques précisions.

21Avez-vous une idée du coût des minima sociaux par mois ?

22À peu près 2 milliards d’euros et sûrement plus, si l’on compte les frais de fonctionnement.

23Les minima sociaux dans un triste inventaire à la Prévert : allocation veuvage, allocation de solidarité spécifique (ASS), allocation d’insertion (ex-incarcérés), RMI, minimum vieillesse, minimum (que de minima) invalidité, allocation adulte handicapé, allocation parents isolés, liste non exhaustive. Savezvous, pour reparler de frais de fonctionnement, le nombre d’agents de l’Unedic Assedic 14 000. Connaissez-vous le coût global pour la collectivité du fonctionnement + allocations ? : non, moi non plus, il est plus que discret. Et je n’ai pas parlé des prestations sociales, des retraites, de l’assurance maladie, des allocations familiales.

24Mais au-delà des chiffres, on peut encore remarquer avec un peu d’aigreur, diront certains, mais je l’assume, que la question du coût ne se pose ni lorsqu’il faut construire un porte-avions ou un pont à Millau ou une centrale nucléaire, dont l’intérêt est évident pour tous, ni pour combler le déficit du Crédit Lyonnais ou protéger de la justice des Etats-Unis Mr Pinault- Valenciennes. J’en passe, par pudeur.

25Alors pourquoi cette question quand on évoque la solidarité ? A-t-on réellement une possibilité de choix économique préservant la dignité humaine dans nos sociétés. C’est une question et une question difficile.

26La première réponse qui vient à l’esprit est que, s’il y a un choix il est politique, c’est-à-dire qu’il dépend de l’intervention décisionnelle de l’Etat ; et que, idéalement, dans un état démocratique, la hié-rarchie étant non seulement l’émanation de la collectivité mais aussi à son service, le choix final ne devrait être que l’expression des intentions de la majorité.

27Après quoi les économistes, toujours distingués, boutonnent leur veste, allument leur cigare et, avec un sourire en coin, disent : « cause toujours, mon lapin ! ».

28Car, comme chacun le sait, la réalité du marché est têtue, la vérité des prix incontournable et l’économisme et le mondialisme triomphants.

29Et l’on finit par admettre, car nos dirigeants et les médias nous le matraquent tous les jours, que l’économie répond à des lois naturelles et organiques, un peu comme la génétique, en oubliant qu’elle n’est que la résultante d’un certain nombre de comportements historiques et culturels. Pierre Bourdieu, qu’il ne faut surtout pas oublier, dit :

30(Structures sociales de l’économie p. 16)

31« Tout ce que la science économique pose comme donné est le produit paradoxal d’une longue histoire collective, sans cesse reproduit dans des histoires individuelles, dont seule l’analyse historique peut rendre complètement raison. » D’où on peut tirer deux enseignements :

321°) s’il y a une rationalité économique universelle elle n’est que relative ;

332°) dans ce domaine, rien n’est définitif ni immuable. La science économique, au moins celle qu’a créée l’Occident, repose sur des critères constamment révisables et fluctuants qui devraient déboucher sur des conclusions prudentes et non sur des affirmations définitives qui veulent surtout contraindre et non convaincre.

34Nous sommes au cœur du problème. Le but avoué est l’enrichissement de tous, dit-on en clair, d’un petit nombre, est-on obligé de constater, en a-parte qui amène à une spirale, où, en dehors de tout critère moral, qu’il faudra bien aborder à un moment où à un autre, les inégalités et les différences se creusent et risquent, ainsi, un jour, de déséquilibrer l’ensemble de l’édifice pour le plus grand mal, cette fois-ci, de tous. Mais il y a un point où l’on est bien contraints de s’accorder à la raison commune, c’est que « l’argent n’a pas d’odeur », ce que je traduis par « le système doit fonctionner sans idéalisme ». Je veux dire que ce système que nous vivons s’est, encore une fois, formé dans notre histoire et notre culture et qu’il a le mérite d’être le produit d’un environnement, au sens large du terme. Même s’il est révisable, sûrement améliorable, il ne doit pas l’être, révisé ou amélioré, dans une vision préétablie et idéalisée de l’homme. Car tous les idéalismes qui ont essayé d’enfermer les hommes dans des schémas contraignants, matériels ou spirituels, se sont effondrés ou ont amené des dictatures. S’il fallait une règle, on ne pourrait la fonder que sur l’harmonie au sens d’Héraclite, c’est-à-dire dans l’union des contraires.

35S’il y a un choix possible en matière économique, et j’espère qu’il y en a un, il doit tenir compte du terrain acquis qui n’est jamais un terrain conquis.

36Le revenu d’existence entre dans le domaine de ces choix possibles.

2°) Comment suis-je arrivé cette conviction ?

37Pas seul bien sûr.

38Par des lectures, d’André Gorz à Philippe Van Parijs, par la fréquentation et l’écoute de Yoland Bresson,

39par le chantier thématique du congrès de l’Ile-de-France aussi, d’où j’ai tiré certaines réflexions.

A) Sur le temps, d’abord.

40Il y a un temps social dominant. C’est Roger Sue qui le note dans « Temps et Ordre social ». Qui a été d’abord un temps sacré. Jusqu’au milieu du XIXe siècle, la vie quotidienne était rythmée par des jalons religieux (souvenez-vous de l’Angélus de Millet) dont il reste bien des traces dans le calendrier. Où il faut se souvenir que le travail, lui, n’avait pas le caractère sacré dont d’autres par la suite se sont évertués à l’investir. C’était l’apanage, si l’on peut dire, des serfs et des serviteurs, alors que ce que l’on pourrait appeler à l’heure actuelle les classes moyennes (religieux, noblesse de tous les niveaux et hommes de pouvoir) se consacraient à d’autres occupations.

41Puis durant un siècle environ, milieu du XIXe milieu du XXe, c’est le travail qui occupe la majorité du temps vécu. Les vacances n’existent pas, les loisirs non plus. Par travail, j’entends emploi rémunérateur, bien sûr. Et, depuis une soixantaine d’années, le temps social dominant est devenu le temps libre.

42Pour des raisons multiples : études et entrée tardive dans la vie active, conquêtes sociales, allongement de la durée de vie, raréfaction du travail, chômage, informatisation, etc. Cette observation sociologique est d’importance et souvent négligée sur le plan politique où l’on continue à glorifier un plein emploi emblématique. Ce temps libre qui n’est pas uniquement un temps inoccupé ou de loisirs (ou alors que faites-vous ici ?) demande à être structuré sur bien des points où le revenu d’existence est en filigrane. J’entends un revenu qui libèrerait d’une partie des contraintes pour amener à un plus grand épanouissement des choix personnels. Organiser sa vie et son temps d’occupation, qui aujourd’hui a ce luxe ?

B) Sur la citoyenneté.

43C’est un constat banal : le tissu social se déchire. Le sentiment d’appartenance à une communauté nationale s’étiole.

44La solidarité profane, lorsqu’elle s’exerce, se réduit à des actions ponctuelles où fleurissent les ONG qui traduisent bien l’inanité du lien social et l’inefficacité de la collectivité. C’est un constat que nous faisons tous, y compris, c’est une parenthèse, dans nos loges où certains de nos frères et sœurs ont des difficultés graves et méconnues dans le silence de l’isolement.

45Le revenu d’existence pourrait contribuer à redonner à ceux qui en sont privés le sens et la place de leur existence dans la totalité d’un groupe national.

46Je me suis interrogé sur les éléments qui pourraient donner le sentiment d’une participation, mais aussi d’un bénéfice solidaire. Surtout quand on nous dit qu’il faudrait réduire l’impôt injuste et pénalisant.

47Surtout quand on se refuse à calculer différemment l’assiette de cet impôt.

48Les plus défavorisés sont perçus comme un poids, sont dénoncés comme tels et provoquent des fantasmes qui nourrissent le ventre de la Bête immonde.

49Le revenu d’existence serait attribué non pas pour exister mais par ce que l’on existe.

50Dans la juste reconnaissance que du fait même de cette existence, nous participons, quelle que soit notre part, à l’édifice commun. Il serait instructif de voir ce que deviendraient nos décideurs qui roulent carrosse s’ils étaient coupés de la cohorte des consommateurs que nous sommes et qui bâtissent leur fortune. Cette fortune qui est une portion de la fortune globale. Chacun y a une part qu’il faut lui reconnaître comme telle, si on veut le compter comme existant dans une communauté, même si elle n’est pas fraternelle.

51Nous savons bien, nous maçons, que ce terme de « reconnaissance » est plus important et plus signifiant qu’il n’y paraît. Être reconnu c’est exister : d’abord par et pour les siens, dans le cercle de famille, ensuite par et pour les autres. Et nous sommes là au cœur de la problématique maçonnique qui est le sentiment ou la prescience de l’altérité et de l’empathie.

52Que l’on m’entende bien, il ne s’agit pas, avec le revenu d’existence, de révolution.

53Ni d’un égalitarisme qui nierait les évidentes différences de possibilités et de talents qui doivent pouvoir s’exercer, ou la possibilité de bâtir, pour certains, des fortunes dont le sens, par ailleurs, m’échappe. Mais de la simple application d’un principe premier qui est la prise de conscience de « l’humanitude ». J’emploie là un néologisme construit en référence fraternelle à la négritude d’Aimé Césaire. Il n’y a pas dans notre langue de mot disant à la fois l’être et l’étant comme le « Human Being » des Anglais. Il me paraît qu’il faut en bâtir un.

54Je m’éloigne encore. Sans me perdre pourtant.

55La citoyenneté est l’un des piliers de la République plus encore que de la démocratie. Je pourrais m’expliquer sur ce point. Les éléments qui peuvent contribuer à sa défense ne doivent pas être négligés. Mais, me dit-on, il y a des aides sociales multiples dont tu nous a parlé tout à l’heure et qui devraient créer un lien. J’entends bien que la discrimination positive est à la mode. Pour moi, elle est un échec et une erreur. Il n’est pas question de remettre en cause les conquêtes sociales menées et gagnées de haute lutte dans la première partie du XXe siècle. Mais de bien analyser la manière dont leur évolution conduit à une impasse dans le domaine au moins des minima sociaux. Inégalité de l’accès qui demande une connaissance des textes et de la loi non accessible à tous, inégalité même de la répartition et de l’assiette que l’étude approfondie montre proprement ubuesque. Avec des conséquences : utilisation à l’excès, par certains, du système, sentiment des autres d’être frustrés et utilisés.

56On confond alors équité et égalité. Je cite Yoland Bresson (Le Revenu d’Existence, l’Esprit Frappeur p. 95) :

57« N’a-t-on pas vu un gouvernement de “gauche” en France voulant simplement réduire les dépenses sociales, s’abriter derrière un argument d’équité pour priver d’allocations certains ménages supposés assez riches ? Or, ces allocations avaient été introduites en raison du principe d’égalité et accordées également sans autre considération que le fait d’être un enfant. L’inquiétant est que nombreux furent ceux qui, trouvant l’argument recevable, postulèrent de même que, à dépenses égales, les enfants des familles les plus pauvres pourraient ainsi recevoir des allocations plus substantielles. L’esprit de rareté accomplissait son œuvre. »

58Fin de citation.

59Il faut que l’on s’arrête un instant à cet esprit de rareté pour comprendre le fondement du revenu d’existence.

C) La suffisance des richesses.

60Nous sommes depuis quelques décennies dans une époque de suffisance où la rareté matérielle a été vaincue. Nous sommes capables de tout produire en trop avec de moins en moins de travail. Seulement, voilà, nous gardons en tête des schémas anciens où la « compétition et la concurrence sont perverties en satisfactions mineures : avoir plus que son voisin comme preuve de sa supériorité ». Un système qui fonctionnait bien en période de rareté matérielle et qui, aujourd’hui ne peut plus engendrer de croissance mais, comme nous le voyons à nos portes et dans le monde, des conflits de toutes sortes. Il n’y a dans cette analyse aucun substrat moral, c’est-à-dire aucun jugement de bien ou de mal. Simplement le constat que nous continuons à penser à l’ancienne, avec des données nouvelles et bouleversées. Envisager une discrimination positive comme elle s’établit de fait, avec les minima sociaux, les allocations familiales ou l’assurance maladie dont on voit bien qu’elle se dirige vers un système à deux vitesses sous la poussée des assurances privées et la politique menée ces dernières années, c’est attiser les revendications d’un côté et les rancœurs de l’autre. Où certains disent « j’y ai droit », et d’autres, « j’en ai assez de payer pour les autres ».

61Où l’on remet en cause le fondement même de notre République qu’est l’égalité.

62Le revenu d’existence, égal pour tous, mène à cette réflexion, et ce n’est pas la moindre de ses vertus. Par exemple, pour nous mener à l’idée, que je ne développerai pas ce soir, que le seul moyen de survivre sur cette terre, si l’on pense écologie, serait d’entrer dans une société de décroissance.

D) Car, au lieu de considérer comme une fin l’augmentation perpétuelle du volume et de la richesse de notre patrimoine commun, il faudra bien un jour donner la prééminence au partage.

63Le mot ainsi énoncé évoque plus la charité que la justice.

64De plus, il a un parfum d’innocence, voire d’angélisme.

65Et pourtant de Bismarck à Beveridge en passant par Thomas Paine, les systèmes économiques font appel à la solidarité et au partage et on a toujours su la nécessité de ne pas paupériser des franges entières de notre société.

66Toujours ?

67À l’heure actuelle, le partage est au centre des préoccupations de beaucoup et ce ne sont pas les alter- mondialistes qui me contrediront. Le mot paraît neuf comme si nous étions laissés enfermer par l’économisme dans une course à la prépondérance, à la domination où l’homme, en tant que tel, est le moindre des soucis. Nous avons de multiples exemples, comme le problème des licences obligatoires et des importations parallèles pour la fabrication de médicaments dans les pays défavorisés.

68Dans ce domaine, encore, le revenu d’existence ne résoudrait pas tout, mais il impose une représentation de l’individu comme être social et faisant partie intégrante et nécessaire d’un tout.

69André Gorz, qui récuse le mot partage, remarque cependant qu’il y aurait là une « mise en commun des richesses socialement produites », et s’il fallait d’autres cautions morales on pourrait les trouver chez Léon Bourgeois qui, en 1889 dans une conférence donnée à Genève, justifie la création d’un revenu d’existence par la nécessité de corriger l’injustice d’un système social qui réserve aux uns des avantages qui ne sont pas de leur fait, et aux autres le poids de préjudices dont ils ne sont pas responsables. (Cité par René Passet dans « l’Illusion Néolibérale ».

70Je pourrais continuer comme cela longtemps sur les motivations éclairantes d’un travail mais aussi d’un concept, et comment l’on peut se convaincre de la nécessité d’un revenu d’existence ou de citoyenneté ou encore allocation universelle pour Philippe Van Parijs, peu importe.

3°) Histoire d’un chantier

71L’idée était lancée.

72Nous avions créé dans la région Île-de-France du Grand Orient des chantiers thématiques.

73Le nôtre s’intitulait « Choix économiques et dignité humaine ».

74J’explique en deux mots qui me permettront de vous dire, aussi, comment je conçois un travail maçonnique opératif.

75Il y a dans cette région quatre-vingt-dix loges et 3 500 frères environ donc une richesse potentielle de travail importante.

76Le congrès a créé sous son égide des structures informelles composées de frères de la région et appelées « chantiers ». Au début, j’y étais opposé, considérant que les loges doivent être libres, et maîtresses de leur travail, et puis une réflexion empreinte de pragmatisme m’y a fait adhérer. En effet, j’ai trop vu dans nos ateliers, et je ne parle pas seulement du GO, des travaux importants s’étioler et se perdre après une ou deux planches et quelques interventions. Les questions à l’étude des loges, elles-mêmes, n’ont pas de structures qui puissent les accueillir, les rendre fécondes, et les faire déboucher sur des considérations pratiques. Le travail que nous avons fait sur le revenu d’existence est à ce titre là significatif.

77Deux ans de confrontations et de débat d’idées sur un sujet ciblé, l’ouverture à des frères et sœurs d’obédiences amies, une brochure, un colloque et un retentissement médiatique qui n’a pas fini de résonner. Nous avons par l’obédience fait diffuser la brochure à nos élus à l’Assemblée, au gouvernement, aussi. Et comme par hasard, l’idée est sortie et a été présentée fin 2003 par Christine Boutin à Mr Raffarin dans le cadre d’une commission sur le lien social.

78Bien sûr, d’autres, ailleurs, travaillent aussi et sont même aux origines. Il n’est donc pas question de s’attribuer une paternité illusoire ou de rouler des mécaniques. Nous participons simplement et activement à la germination, sans illusion sur les motivations de certains, et continuons à travailler sur le financement, les risques à moyen et long terme de l’application d’une telle mesure.

79Ce qui nous conforte, c’est l’impression d’accomplir un réel travail maçonnique c’est-à-dire de faire une démarche où le symbolisme et les valeurs débouchent sur une réalité.

80Et de nous sentir en accord avec l’injonction qui nous demande d’exporter les vérités acquises. C’est, au moins, ma manière de voir les choses.

4°) Je termine par ce par quoi vous pensiez peut-être me voir commencer : qu’est-ce que le revenu d’existence ?

81C’est un concept ancien. Thomas Paine, à la fin du XVIIIe siècle, avait évoqué sa nécessité. Il n’a jamais été abandonné, mais depuis une vingtaine d’années, grâce à la persévérance de quelques économistes comme Yoland Bresson, il est réactivé et entre dans une phase d’application.

82Le revenu d’existence est donc un revenu inconditionnel versé à tous les citoyens d’un pays de la naissance à la mort. Point.

83Mais vous pensez bien qu’ainsi défini les questions se posent vite. Comment le financer, comment gérer l’argent, à quel âge en laisser la libre disposition, surtout à quel niveau l’établir ?

84Nous allons y revenir, mais j’ai envie de dire que tout cela est très simple, au moins dans nos pays, puisque nous avons des structures et des dispositifs de fonctionnement de la solidarité et que le seul obstacle est la volonté politique.

85Auparavant, aussi, il faut lever une ambiguïté et bien entendre l’originalité du système : chacun avec le revenu d’existence n’a pas 300 € (si on le fixe à ce niveau) en plus dans ses revenus, mais chacun a, quoi qu’il lui arrive, 300 € d’assurés, au moins, par mois.

86Le système favorise immédiatement ceux qui n’ont pas de revenu du tout, y compris les enfants ou ceux dont le revenu est inférieur à cette somme.

87En termes d’égalité et sur le plan financier, le progrès est clair qui ne laisse personne sans revenus et permet aux enfants de bénéficier d’une base dont il faudra définir les modalités d’utilisation par les parents, avec des questions multiples dont la signification symbolique de l’argent n’est pas la moindre, surtout avec la mosaïque de cultures dans nos pays. C’est aussi l’une de nos préoccupations.

88Les autres problèmes : le financement.

89Il faut, je le crois, éviter de tomber dans un travers qui d’emblée, risque d’en décourager beaucoup, c’est le recours à l’impôt ou aux taxes. Toujours dans cet esprit que j’ai déjà évoqué où, à tort ou à raison, certains se sentent exploités par d’autres qui sont à l’affût des moindres miettes à glaner.

90Des économistes envisagent cependant des taxes style taxe Tobin (qui devient quasiment une antiquité et ne semble même plus intéresser ATTAC), comme cela a été présenté au dernier congrès du BIEN (Basic Incom Earth Network, auparavant Européan).

91D’autre part, on ne voit pas comment on pourrait faire adhérer au revenu d’existence des contribuables à qui on expliquerait que l’on doit augmenter leurs impôts pour financer un système de solidarité dont ils sont, de fait, exclus.

92Ce qu’a pensé Yoland Bresson paraît la formule la plus adaptée, et la plus astucieuse. Elle recourre aux banques, qui vous l’imaginez, sont derrière la porte sur les star-kings-blocks.

93Sans entrer dans le détail (que je pourrais fournir par mail à ceux que ça intéresse, comme d’ailleurs cette planche, il leur suffit de m’envoyer un mail à guy.arcizet@wanadoo.fr), l’instauration se ferait avec un prêt bancaire à cinq ans remboursable avec un intérêt de 1% par exemple. Au bout de cinq ans, une fois la machine lancée elle fonctionne d’elle-même et simplement (même moi j’ai compris), et cette fois financée par l’Etat à hauteur de 50 milliards par an ce qui représente 3 % de notre produit intérieur brut.

94En annexe, on pose souvent la question : mais, où les banques trouveront-elles l’argent ?

95C’est méconnaître le fonctionnement de la création monétaire. La monnaie existe principalement sous forme de dépôts à vue dans les banques, les billets et pièces ne représentant plus que 12 % de la masse monétaire. Ce sont principalement les banques qui créent de la monnaie par un simple jeu d’écriture, à l’occasion des crédits qu’elles accordent, la somme portée au crédit du compte de l’emprunteur étant équilibrée par une somme de même montant inscrite à l’actif du bilan. Il y a une limite à cette création de monnaie, c’est la demande de billets de plus en plus limitée et la nécessité pour les banques de conserver à leur actif par les banques des réserves obligatoires imposées par la banque centrale. (Lettre de l’AIRE n° 41 page 14). Ils tombent de haut ceux qui croient encore que le banquier a une petite caisse en fer blanc dans laquelle il puise pour leur donner des sous !

96La gestion. Par qui ? On peut envisager une filiale de la Caisse des dépôts par exemple. On suppose que les bonnes volontés ne manqueront pas…

97Le principal souci des gestionnaires sera d’appliquer la règle.

98N.B. : Il n’y a jamais à proprement parler de cumul entre les revenus tels qu’on les connaît, qu’ils soient liés au travail ou aux aides sociales, dont vous avez bien compris que dans le schéma proposé, elles ne seraient pas modifiées, et le revenu d’existence. Simplement, les revenus de moins de 300 € auront 300 € et il faut encore insister qu’en bénéficieront les personnes sans revenus dont les enfants, les autres garderont leur salaire dans lequel cette part de 300 € sera incompressible. Pardon d’y insister.

99Le niveau du revenu d’existence, pose un problème à la fois ardu et intéressant car il éclaire bien les apories du système. Il existe en gros deux conceptions.

100Je vous parle depuis le début de ma planche de 300 € qui jouerait un rôle non négligeable si les revenus les plus bas et les sans-revenus peuvent en profiter, y compris disent les économistes dans une relance de la consommation. Les jeunes pourraient l’utiliser en tout ou partie pour leurs études et leur entrée dans la vie active. De plus, à ce taux, le revenu d’existence respecte l’initiative personnelle et le fonctionnement économique actuel sans bouleverser le système, même si à long terme, et c’est l’espoir de beaucoup, dont je fais partie, il peut en modifier la donne.

101Quid alors d’un revenu de base à 600 ou 700 € ?

102Vous en voyez le risque à la lumière de ce que je viens de vous dire et qui est de démotiver chacun. Le principe en est défendu de deux façons.

103Par des économistes de gauche, comme André Gorz, qui y voient une révolution culturelle qui permettrait à chacun un choix de vie et une utilisation à son gré de son temps.

104Par d’autres aussi, à l’opposé de l’échiquier politique sinon de la pensée, qui pensent qu’ainsi l’individu citoyen serait « responsabilisé », que l’on pourrait lui laisser la libre initiative non seulement de son destin mais de sa protection sociale, de sa retraite, dans un libéralisme enfin total.

105Vous comprenez mieux, peut-être, l’ambiguïté du concept , au moins dans ces conséquences, et la réflexion qu’il doit susciter.

L’actualité du revenu d’existence.

106Je tiens mes sources de l’AIRE, qui est l’Association pour l’instauration d’un revenu d’existence, profane, dont je peux vous donne le contact mail :

107contact.aire@wanadoo.fr.

108Dans le monde : l’idée fleurit.

109Au Brésil, le sénateur Edouardo Matarazzo Suplicy y a travaillé depuis 1990 et nous l’avons entendu en juin raconter de manière fort émouvante comment dans son pays ce qu’il appelle revenu de citoyenneté entrait en vigueur en janvier 2005 pour, espérait-il, devenir, je cite : « une trappe à pauvreté et une trappe à chômage ». L’instauration est progressive et a déjà commencé par les enfants.

110En Irak et, sur ce modèle, son ami Sergio Vieira de Mello, avant son assassinat en août 2003, avait envisagé une application pour le pays avec les revenus du pétrole. Je vous laisse imaginer les conséquences au lieu de ce que nous connaissons à l’heure actuelle là-bas dans le domaine de la pauvreté.

111Mais l’exemple le plus fort nous vient, nous n’en sommes pas à un paradoxe près, des Etats-Unis, ou le revenu de citoyenneté est appliqué en Alaska depuis 1960 ! L’idée, instaurée par le maire d’un petit port de pêche de l’Etat, a ensuite été étendue à toute la population, quand ce maire est devenu gouverneur, pour atteindre 1 107 dollars en 2003 alimentés par les revenus du pétrole. En conséquence, alors que le revenu moyen dans l’ensemble des USA des 20 % de familles les plus pauvres a augmenté de 12 % sur la dernière décennie, contre 26 % pour les 20 % de familles les plus riches, en Alaska ces chiffres sont inversés à 28 % pour les plus pauvres et 7 % pour les plus riches. CQFD.

112Rapidement, en Afrique du Sud, le programme est en place en commençant par les personnes âgées, il est à l’étude en Catalogne, en Irlande, etc., mais il bute parfois sur un écueil : dans les pays à forte protection sociale, en particulier, les pays du Nord, les avantages sociaux sont tels, que le revenu d’existence serait une régression. Rien n’est parfait et le revenu d’existence n’est pas une panacée. Et en France ?

113Seule, de manière officielle, Christine Boutin s’y est intéressée et l’a même inscrit à son programme, dans la forme que je vous ai décrite. Elle m’en a parlé dans des termes enthousiastes qui ne m’ont pas fait adhérer à ses autres idées, j’en rassure certains. Les membres du chantier thématique ont été invités en juin dernier à un colloque sur le thème à l’Assemblée nationale où sont intervenus des orateurs politiques dont Jean Le Garrec et Pierre Méhaignerie qui semblent assez favorables mais connaissent mal le projet.

114Des contacts sont en cours avec le PS. Les Verts semblent favorables. L’idée n’a pas encore dépassé de manière efficace le niveau des chefs de cabinets. Mais si vous écoutez certains discours, parfois au plus haut niveau de l’Etat, vous en verrez pointer quelques bribes qui disent aussi la frilosité politique dans l’optique des élections des années prochaines.

115Voilà terminé ce petit panorama.

116Je veux y ajouter un mot. Des questions se posent, nombreuses et intéressantes, pour ce qui est une révolution, non économique, mais de l’approche de l’être social comme sujet existant et partie prenante d’une société solidaire.

117Ces questions ne sont pas des obstacles. Je crois qu’il faut instaurer d’abord le revenu d’existence. Progressivement apparaîtront les solutions.

118L’heure n’est pas au repos.

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