Claire de Haas, Le Grand cartulaire de Conches et sa copie : transcription et analyse, Le Mesnil-sur-l’Estrée, Imp. nouvelle Firmin Didot, 2005, 727 p.
1L’ample édition livrée par Claire de Haas, qui modestement rappelle qu’elle n’est « ni historienne, ni médiéviste », est celle d’un cartulaire qui n’existe plus en original, celui de l’abbaye de Conches (auj. Conches-en-Ouche, Eure, chef-lieu cant.).
2L’ancienne abbaye Saint-Pierre de Castillon-lès-Conches est une fondation de Roger Ier de Tosny, seigneur de Conches, en 1035. Dotée par la puissance famille des Tosny et par d’autres seigneurs normands de biens dans le pays d’Ouche et dans les régions avoisinantes, l’abbaye ne se distingue pas des autres établissements ecclésiastiques en composant un premier cartulaire deux siècles après sa fondation. De ce « Cartulaire blanc », ne nous sont conservés que les titres des chartes des ixe-xiiie siècles (bnf, ms. lat. 13816). Le monastère est ruiné après la chevauchée des troupes du duc de Lancastre en 1356 et l’abbaye abandonnée pendant 27 ans, les moines occupant le « petit fort » de Conches ou gagnant Rouen. L’abbatiale est restaurée en 1383, mais des chartes ont été brûlées ou « égarées du fait des guerres ». La perte du manuscrit était donc sans doute effective lorsqu’en 1515 l’abbé Nicolas Le Vavasseur entreprit de rassembler les titres et les chartes de son établissement dans un nouveau cartulaire. Celui-ci est également aujourd’hui perdu. Une copie (Arch. dép. Eure, h 262) en a été cependant été faite au xviie siècle : elle est tenue pour contemporaine de la reprise en main de l’abbaye par les réformateurs de Saint-Maur en 1630.
3Bien que restauré par les services départementaux d’archives en 1893, le texte du « Grand cartulaire » est tronqué (58 feuillets ont disparu) et mutilé par l’humidité. Restent 180 feuillets de papier, pour 416 actes datant des xie-xvie siècles, mais en majorité du xiiie siècle ; il s’agit « d’actes de donation, d’achat, d’échanges, des compromis réglant des litiges et des jugements de procès, des chartes royales ou épiscopales et des bulles papales confirmant les biens, droits et privilèges possédés par l’abbaye de Castillon » (p. 11). Pour compléter les lacunes, l’éditrice a utilisé, autant qu’elle le pouvait, les manuscrits conservés à la bnf et des chartes, en original ou en copie, conservées aux Archives départementales de l’Eure : elle présente les sources d’archives les plus importantes dans une première partie. La transcription et l’analyse des actes sont complétées par cinq annexes : un index onomastique (p. 623-682) ; un index toponymique, en France (p. 683-699) et en Angleterre (p. 701-704), avec une carte hors-texte ; un glossaire (p. 705-709), dans lequel on trouvera les termes concernant la condition juridique et les tenures (comme clientes et hostiarius), les redevances (garbagium ou scutagium), le matériel et la production agricoles (carue ou lineria) ou encore la mesure (charruée ou jugère) ; la transcription de la table du « Cartulaire blanc » (p. 713-722) ; et enfin la liste des abbés de Conches (p. 723-725).
4Pour ce qui est de l’organisation du recueil, l’éditrice avance « qu’il s’agit ici d’un ordre tenant compte des grands ensembles des possessions de l’abbaye […], mais la compartimentation géographique n’est pas rigoureuse » (p. 42). On parcourt donc au fil des pages les vallées de la Risle, de l’Iton, de l’Eure et les boucles de la Seine, le littoral normand et l’autre rive de la Manche. Majoritairement possessionnée dans l’actuel canton de Conches, l’abbaye de Castillon est typique des fondations moyennes du xie siècle. Globalement, le cartulaire s’organise en « dossiers » constitués pour des procès passés, en cours ou possibles. Par exemple, les actes 346 à 355, (p. 452-461, datés de 1260 à 1505) concernent les possessions de Conches à Hacqueville et Heuqueville : non seulement les actes de donation, mais aussi les pièces d’un procès concernant le droit de patronage sur l’église Saint-Lucien d’Hacqueville, ou celles d’un procès contre le fermier des dîmes d’Hacqueville (fin xve-début xvie siècle). D’autres dossiers concernent les droits de l’abbaye sur la forêt de Conches (actes 42 à 49), des conflits avec des seigneurs laïcs (en 1324, Robert d’Estouteville fait rappeler les redevances qui lui sont dues à Varengeville, acte 155), les confirmations papales (actes 392 à 398), etc.
5Sans vouloir dénigrer inutilement une édition d’importance, je regrette cependant qu’un seul glossaire, et non un index nominum, soit mis à la disposition des lecteurs : peut-être n’aurait-il pas été inutile, par exemple, de signaler l’existence d’un gordum, ou d’hospites, dans la donation vers 1040-1075 de Raoul de Tosny et de sa mère Godehilde, à Tosny : « […] apud Thoenium gordum unum cum uno hospite ad custodiendum gordom […] et hospites plures ac vineas in eadem villa […] » (acte 268, p. 347). On avancerait des remarques semblables au sujet du vocabulaire concernant l’habitat : pourquoi laisser hors du glossaire le terme quemdam clausum, que l’éditrice choisit pourtant de traduire par « masure » dans l’analyse de l’acte 152 (p. 209) daté de 1289 ?
6Malgré ces regrets et malgré quelques imperfections formelles, on aura compris que c’est un éclairage puissant qui est porté, par l’édition de Claire de Haas, sur l’abbaye de Conches-en-Ouche, sur le Moyen Âge normand et sur l’espace rural en général.
7Thomas Jarry
Cartulaire du Mont-Saint-Michel. Fac-similé du manuscrit 210 de la bibliothèque municipale d’Avranches, introduction par Emmanuel Poulle, trad. des textes littéraires par Pierre Bouet et Olivier Desbordes, Les Amis du Mont-Saint-Michel, 2005, 332 p.
8Après le magnifique fac-similé du cartulaire de l’abbaye bretonne de Redon paru en 1998 (voir hsr, n°11), voici que l’illustre monastère normand du Mont-Saint-Michel bénéficie à son tour d’une reproduction intégrale au format. Ce manuscrit de 150 folios va pouvoir entrer dans les bibliothèques de tout un chacun pour le plaisir des yeux et de la découverte. Témoin esseulé de l’immense chartrier montois disparu dans l’incendie des archives départementales de la Manche en 1944, le registre a été sauvé par sa conservation dans les rayons de la bibliothèque d’Avranches depuis l’époque révolutionnaire. Œuvre de mémoire et de glorification du monastère, le cartulaire n’est pas seulement transcription de chartes et de documents de gestion. Il est aussi initiation à l’histoire des origines de l’établissement puisqu’il comprend en ses premières pages (anciens fol. i à vi r°, aujourd’hui fol. 5-10) une Révélation de l’église de saint Michel archange sur le mont Tombe qui date du début du ixe siècle, ainsi qu’un récit de l’installation des moines au Mont-Saint-Michel (vers 965-966) en remplacement de clercs indignes (fol. vi r° à xi v°, aujourd’hui fol. 10-15), dont la composition est attribuée au dernier quart du xie siècle. Ces deux textes bénéficient ici d’une traduction, de même que la Translation à Paris de saint Magloire recopiée au xiiie siècle en tête du manuscrit, dans un feuillet préliminaire (fol. 3 v°-4 r°) qui comprend aussi des chartes de 1251 et 1267 (fol. 3 r°) : elle a été rédigée entre 1150 et 1180 au couvent parisien de Saint-Magloire où avait abouti le corps du saint transporté par les moines de Saint-Magloire de Léhon qui fuyaient les exactions des Normands. Comme les actes diplomatiques du cartulaire, l’édition de ces textes historico-littéraires est en préparation. La remise en lumière de l’épopée médiévale du Mont commence donc à peine.
9En feuilletant les grandes pages du manuscrit, le lecteur s’apercevra vite qu’il recèle d’autres particularités. Ainsi, toutes les chartes copiées dans la partie centrale du cartulaire au milieu du xiie siècle sont ornées de belles initiales filigranées en bleu et rouge, que prolongent parfois des figures animales et monstrueuses. Plus encore, les 44 premiers folios originels abritent une série de grandes initiales tracées à l’encre dans les marges intérieures ; elles bordent les premières lignes des textes, mises préalablement en retrait pour laisser la place au décor marginal. Ces lettrines hors du commun se terminent par des têtes et des corps de dragons, d’hybrides ou de volatiles, pris dans des entrelacs géométriques et floraux dessinés avec une très grande maîtrise. Elles illustrent les deux textes littéraires placés en préambule, puis les documents les plus prestigieux, la bulle du pape Jean XIII, le diplôme du roi Lothaire, 6 chartes des ducs normands, enfin 2 actes du comte Alain de Bretagne (aux fol. xxxvi r° et xlii r°, soit les actuels fol. 40 r° et 46 r°). Le même scribe dessinateur semble avoir conçu en outre les quatre pleines pages décorées qui ponctuent et renforcent ce noyau du corpus mémoriel de l’établissement : sur le verso du feuillet préliminaire (fol. 4 v°), la représentation du songe du moine Aubert contemplant l’archange, à l’encre et rehaussée d’or ; au fol. xv v° (actuel fol. 19 v°), la figuration du duc Richard II, donateur de maints domaines dont la villa de Verson rendue célèbre par la « complainte des vilains » ; au fol. xix v° (actuel fol. 23 v°), la duchesse Gunnor, mère de Richard ; enfin, au fol. xxi v° (actuel fol. 25 v°), le duc Robert le Magnifique. Élévations architecturales de grande ampleur, scènes animées par de nombreux personnages qui ont été dessinés dans un style très épuré, drapés des vêtements, tentures et mobilier, il y a là des témoignages exceptionnels sur les modes décoratives des années 1150.
10Pour revenir au texte, le cœur du manuscrit (fol. i à cviii r°, aujourd’hui fol. 5 à 112), récits historiques compris, aurait été rédigé entre 1149 et 1155, intégrant les actes fondateurs (pape, roi, ducs et comtes) et présentant des dossiers topographiques. Il est suivi d’une sorte de petit cartulaire-chronique qui résume les actes des années 1155 à 1159 (fol. cviii v° à cxiii r°, actuels fol. 112 v° à 117 r°). Les moines ont alors recopié à nouveau des chartes intégrales dans l’ordre chronologique, depuis les années 1160 jusqu’à la fin du xiiie siècle (fol. cxiii r° à cxxxiii v°, actuels fol. 117 r° à 137 v°), en y mêlant des pièces de gestion, datées ou non : analyses de baux, extraits de censiers, état de redevances dues par le monastère pour ses vignes angevines, listes d’achats fonciers, listes de chevaliers et de vavasseurs, liste d’estage au Mont, etc. En fin de registre, figure même un acte de 1337 (fol. 136 v°) qui témoigne de l’utilisation durable du cartulaire dans l’administration du temporel montois. Vraisemblablement, la rédaction primitive s’est faite à l’instigation de l’abbé Robert de Torigny, qui prend ses fonctions en 1154 à la suite du décès de ses deux prédécesseurs élus en concurrence et morts sur la route de Rome où ils devaient faire valoir leur cause. Le monastère avait donc besoin d’une remise en ordre rapide que le nouveau père des moines, fort de son expérience comme prieur du Bec, a su mener tambour battant. Ancien chroniqueur et annaliste, l’abbé s’est appuyé sur l’écrit et a considéré comme nécessaire, pour ses moines et le monde, de « visualiser » littéralement l’histoire du patrimoine monastique, partant de saint Aubert, des reliques et des princes normands pour aboutir au Plantagenêt Henri II dont on trouvera plusieurs chartes parsemant le cartulaire. Il ne reste plus qu’à attendre l’édition de ce registre polymorphe et exceptionnel qui relancera à coup sûr la réflexion sur l’histoire normande des xiie-xiiie siècles.
11Ghislain Brunel
Simone Lefèvre et Lucie Fossier (éd.), Recueil d’actes de Saint-Lazare de Paris, 1124-1254, Paris, cnrs Éditions, coll. « Documents, études et répertoires publiés par l’Institut de recherche et d’histoire des textes, 75 », 2005, xxxvii-317 p., 60 €
12Communauté constituée dès 1122/ 1124 et vivant sous la règle de saint Augustin, Saint-Lazare de Paris s’imposa vite comme l’un des principaux lieux d’accueil des lépreux en région parisienne au milieu du xiie siècle, avant de restreindre son recrutement aux seuls Parisiens lorsque des léproseries se furent constituées en nombre suffisant tout autour de la capitale. Sa renommée tint surtout à la faveur royale qui jamais ne se démentit jusque vers 1200. Louis VI fonda une foire à son profit en souvenir de son fils aîné Philippe, décédé accidentellement. Louis VII ne délivra pas moins de 17 diplômes donatifs ou confirmatifs. Philippe Auguste lui-même fit dresser encore six actes pour Saint-Lazare. À l’évidence, l’édition des sources diplomatiques les plus anciennes s’imposait, facilitée par la conservation du cartulaire de l’établissement, dont la rédaction débuta au xiie siècle et se poursuivit jusqu’en 1254. Coté mm 210 aux Archives nationales, ce registre de 139 feuillets a servi de fondement à la publication car il contient 227 des 253 pièces collectées et éditées dans l’ordre chronologique. On saura gré aux auteurs de nous avoir livré une édition dans les règles de l’art, assortie de deux index volumineux (p. 265-316), l’index nominum et l’index rerum qui est désormais un outil indispensable dans toutes les publications de sources. La production écrite ainsi recensée par les éditrices correspond tout à fait aux schémas courants des archives des communautés ecclésiastiques de l’époque, à l’exception de la faible représentation des actes pontificaux (7 pour toute la période). Aux côtés des actes royaux fondateurs, la masse des transactions est notifiée et authentifiée par l’évêque de Paris (43 actes) – depuis Étienne de Senlis (n°5, 1124-1142) jusqu’à Guillaume d’Auvergne (n°201, 1236), en passant par Maurice de Sully et Guillaume de Seignelay –, mais surtout par ses délégués qui prennent le relais au tournant des xiie et xiiie siècles : d’abord l’archidiacre de Paris en 1178-1179 (n° 35), puis l’official de l’évêque dès 1200 (n° 64) et l’official de l’archidiacre à partir de 1220 (n° 108). Au total, les 85 actes de l’officialité épiscopale dominent le paysage diplomatique, loin devant les 20 actes d’archidiacres et les 7 chartes de leurs officiaux.
13Au sein de ce corpus, peu d’actes émanent directement de la société laïque : moins d’une vingtaine, hors les actes royaux. Cependant, les actes des évêques et de ses agents ne sont à tout prendre que des instruments qui rendent compte des multiples transactions passées entre Saint-Lazare et la population de Paris ou des alentours : chevaliers urbains et ruraux (des dizaines), écuyers (une dizaine), gens des métiers (voir les références de l’index rerum à miles, armiger et scutifer, métiers), sans oublier les élites urbaines parisiennes (voir à la rubrique Parisius : cives, burgenses et burgenses regis) : les Barbette, Mathieu, Popin et autres Troussevache raviront les amateurs de notabilités ! Ce sont des centaines d’individus qui se pressent donc au cœur du dispositif des actes, dans les listes de garants et dans les litanies de témoins – le processus d’inscription des témoins disparaissant ici après 1194. Elles aideront à reconstituer les parentés, les liens d’amitié et d’affaires, à approfondir le rôle de la cléricature dans l’ascension et la consolidation des lignées. Le milieu canonial, celui des collégiales aussi bien que celui de la cathédrale, bénéficie par exemple de belles illustrations : voyez ce maître Thibaud, chanoine de Notre-Dame, dont le frère, Nicolas Brunel, réside près de Sainte-Opportune (n° 89, 1210) ; ou le beau testament de maître Maurice, chanoine d’York, enterré à Saint-Lazare (n° 198, 1235). Par ailleurs, les donations pour cause d’entrée en léproserie – avec leur cortège d’accords familiaux –, les ventes, les accensements et les aumônes générales nécessitaient l’accord du seigneur du fief dont les biens et les droits étaient abrégés par ces opérations. Au total, cette féodalisation des rapports économiques, caractéristique du Moyen Âge central en Île-de-France, a généré presque une cinquantaine d’actes traitant du feodum/feudum, c’est-à-dire un cinquième du corpus !
14Du patrimoine urbain de Saint-Lazare, il y aurait beaucoup à dire : localisation des maisons et des camerae, détentions de revenus sur les fenêtres de change du Grand-Pont, morceaux de censive dans les quartiers parisiens, redevances perçues sur un marais voisin de la capitale, etc. Sur le plan de la gestion des domaines ruraux, on remarquera que le prieuré est en phase avec son temps et se trouve mêlé aux activités économiques essentielles de l’Île-de-France : participation aux opérations de peuplement en bénéficiant du lotissement fait au Bourget – appelé à l’époque « Pont-la-Reine » – par le frère du roi Louis VII, Philippe (n° 22, 1160) ; rôle de banque de dépôt joué pour le compte d’un moine clunisien de Saint-Martin-des-Champs (n° 54, vers 1186-1193) ; revendication des menues dîmes pesant sur le bétail de la paroisse de Villeneuve-le-Roi et que lui contestaient les fidèles (n° 95, vers 1210-1213) ; profits accumulés sur les vignes cultivées près du gibet de Paris (n° 106, 1219), à Charonne (n° 168, 1229) ou à Montmartre (n° 209, 1240) ; contrôle d’une carrière de plâtre à Clignancourt qui relève de sa censive et dont elle baille une partie à un plâtrier (n° 225, 1247) ; affermage viager de son exploitation céréalière de Gonesse à un prêtre contre redevance en grains (n° 230, 1249).
15Grâce aux multiples portes d’entrée forgées par Simone Lefèvre et Lucie Fossier, le lecteur ne boudera point son plaisir ; il pourra prendre des itinéraires toujours renouvelés à travers l’un des rares chartriers parisiens qui aient été publiés.
16Ghislain Brunel
Dominique Rouet, Le Cartulaire de l’abbaye bénédictine de Saint-Pierre-de-Préaux (1034-1227), Paris, cths, « Collection de documents inédits sur l’histoire de France, section d’histoire et philologie des civilisations médiévales », vol. 34, 2005, cxxxiii-586 p., 70 €, isbn : 273550573
17Après ceux de Coutances et de Conches, ce volume est le troisième cartulaire normand publié en l’espace de deux ans, témoignant ainsi du renouveau des travaux d’édition de sources que Ghislain Brunel et Mathieu Arnoux appelaient de leurs souhaits dans le premier numéro d’Histoire et Sociétés Rurales. Des trois cartulaires publiés, celui de l’abbaye de Préaux était assurément le plus attendu, puisqu’il fait suite à une brillante thèse de l’École des chartes soutenue en 1999 par Dominique Rouet. Disons d’emblée que le travail d’édition effectué ici par cet ancien élève d’Olivier Guyotjeannin est impeccable. Après une remarquable introduction historique dans laquelle l’auteur revient sur l’histoire de l’abbaye Saint-Pierre de Préaux et son rayonnement, Dominique Rouet présente le chartrier de cette abbaye puis le cartulaire en lui-même, conservé aujourd’hui aux Archives départementales de l’Eure. Analyse codicologique, contenu du volume, tout y est ; le chapitre consacré aux « remarques diplomatiques » témoignant d’une grande érudition utilisée à bon escient pour dater le plus précisément possible, chacun des actes du recueil.
18En matière d’édition, Dominique Rouet a choisi de laisser de côté les continuations postérieures des xiiie et xive siècles pour nous présenter ce cartulaire tel que « frère Guillaume » l’avait arrêté en 1227. Son ouvrage s’organise en deux parties : une première partie appelée (a) regroupe les actes les plus anciens (200 notices du xie et de la 1ère moitié du xiie siècle) tandis qu’une seconde partie (b) rassemble 203 chartes du xiie et du début du xiiie siècle placées en tête du manuscrit de frère Guillaume. Ce choix peut sembler curieux, puisqu’il ne respecte pas la structure du cartulaire de 1227, d’autant que les actes de la partie (b) ont été rangés selon un ordre strictement chronologique alors que « frère Guillaume » avait lui classé les actes en fonction de leur importance. Il offre toutefois l’avantage de bien mettre en évidence ce qui fait l’originalité du recueil qui recopie ici un autre recueil de notices des xie et xiie siècles, vestige d’un ancien cartulaire en rouleau conçu moins dans une optique gestionnaire que comme un outil d’ordre historiographique et dont on ne connaît que très peu d’exemples pour cette période.
19L’intérêt de ce cartulaire pour l’histoire du monde rural normand est considérable. On peut notamment, à travers les rentes, y percevoir la nature des produits cultivés et échangés – essentiellement des céréales – mais aussi les produits dîmés, qu’ils proviennent des cultures, de l’élevage, de la pêche ou des cueillettes. Le lecteur y trouvera également de précieuses informations sur les vignobles de la vallée de la Seine, ainsi que sur la politique de l’abbaye en matière d’acquisition et de plantation de vignes à la fin du xiie et au début du xiiie siècle. Les activités forestières ne sont pas en reste, notamment en forêt de Brotonne où les moines possédaient d’importants privilèges (actes b70 et b71). D’autres actes évoquent le commerce de la Seine, la pêche et l’artisanat rural (notamment les activités métallurgiques et la saunerie). Cependant c’est peut-être sur les modes d’exploitation des terres et des domaines que ce cartulaire apporte des éclairages particulièrement nouveaux : bénéficiant d’un patrimoine dispersé, l’abbaye de Saint-Pierre de Préaux a, en effet, eu très tôt recours au fermage pour la mise en valeur de ses domaines les plus éloignés (comme en Bessin), et ce dès les premières années du xiie siècle. Le bail à ferme des revenus du domaine de Vienne-en-Bessin (acte a185, p. 172), mentionné dans une courte notice datée de 1110 est certainement l’un des plus anciens connus en Normandie et même dans la moitié nord de la France. Rédigé le 1er août 1110, ce contrat est passé pour six ans en échange d’une somme de 15 livres « aux termes prévus ». Le nom du preneur, un certain Willemus, faber de Bajocis, évoque davantage un bourgeois de Bayeux qu’un exploitant agricole. Des actes antérieurs montrent d’ailleurs que l’abbaye possédait dans cette localité les droits sur l’église ainsi que les dîmes. S’il ne s’agit pas réellement d’une ferme agricole, on est ici face à un modèle qui sera transformé et utilisé peu après pour des contrats agraires. Ce contrat ne nous est malheureusement parvenu qu’à travers une notice, dans une version un peu tronquée. Ceci n’est toutefois pas le cas d’un curieux bail à vie de 1153, copié in extenso dans le cartulaire de 1227.
20Chaque publication de cartulaire est toujours très attendue des historiens médiévistes qui travaillent sur le monde rural, nul doute que celle-ci fait figure d’événement. Un cartulaire en tous cas que nous n’avons pas fini de labourer.
21Christophe Maneuvrier
Michel Nortier, (éd.), Recueil des actes de Philippe Auguste, t. v., Supplément d’actes, actes perdus, additions et corrections aux précédents volumes, publié sous la direction de Jean Favier, Chartes et diplômes relatifs à l’histoire de France, Paris, Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 2004, 589 p., 100 €
2288 ans après la publication du premier volume, en 1916, et 25 ans après la parution du t. iv, voici que sortent les tomes v et vi du Recueil des Actes de Philippe Auguste, édités par Michel Nortier, l’un des plus fins connaisseurs du règne de ce souverain puisque sa thèse de l’école des Chartes portait déjà – c’était en 1951 – sur « Le Rattachement de la Normandie à la couronne de France » !
23Ce cinquième tome comprend, dans une première partie, soixante actes nouveaux, numérotés de 1825 à 1885, quelques actes faux, ainsi qu’un catalogue des actes indûment attribués à Philippe Auguste. Une deuxième partie contient un catalogue des actes perdus et des simples mentions d’interventions royales, y compris celles où le roi n’apparaît que comme témoin ou comme garant. Enfin, une troisième partie, qui compte plus de 300 pages, rassemble des additions et des corrections aux notices des tomes i à iv. Au total, ce sont ainsi plus de 1 500 actes dont l’édition se trouve améliorée, de sorte que la consultation du t. v s’avère désormais indispensable à tous ceux qui utiliseront à l’avenir l’un des volumes de ce recueil.
24De nombreux actes de ce volume concernent les biens du domaine royal et donc, directement ou indirectement, l’histoire rurale. On y trouve en particulier des mentions de franchises (1826, 1851), des traités de pariage (1852), et des actes concernant la gestion des forêts (1859, 1862, 1878, 1880, 1881). Notons également un curieux acte par lequel le roi confirme la donation faite par Philippe d’Alsace, comte de Flandres, de 25 mesures de tourbe (morus) à l’église Saint-Augustin de Thérouanne (1847). Y sont ajoutées en annexe des mentions d’actes attribués par erreur à Philippe Auguste. Parmi les actes perdus, on peut remarquer un beau dossier rassemblant l’ensemble des mentions de donations faites par Philippe Auguste des coutumes de Lorris à divers villages du domaine royal ainsi qu’un curieux document sur des confirmations de droits d’usage dans la forêt de Lègue, en Orléanais. Le volume se termine par une note sur le testament du roi et par une liste des lieux où ont été établis les actes de Philippe Auguste.
2540 années de dépouillements ont été nécessaires à Michel Nortier, qui depuis son arrivée à la Bibliothèque nationale, en 1952, n’a cessé de publier des recueils et des catalogues de sources médiévales. Même s’il rappelle dans son introduction combien l’édition de ce volume lui a été facilitée par plusieurs grands organismes français (dont l’irht, la Bibliothèque nationale de France, etc.), on ne peut qu’être saisi d’admiration devant une œuvre de cette ampleur et d’une telle érudition. D’autant qu’un sixième volume rassemblant les lettres mises sous le nom de Philippe Auguste dans les recueils de formulaires vient de paraître (Michel Nortier, éd., Recueil des actes de Philippe Auguste, t. vi. Lettres mises sous le nom de Philippe Auguste dans les recueils de formulaires d’école ou pouvant être considérées, bien qu’anonymes, comme lui ayant été attribuées, publié sous la direction de Jean Favier, Chartes et diplômes relatifs à l’histoire de France, Paris, Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 2005, 216 p., 45 €) et qu’un septième volume de tables et index, complément nécessaire et attendu de ce genre d’éditions, est annoncé pour bientôt. Enfin, Michel Nortier annonce la parution prochaine, dans la même collection, du Recueil des actes de Louis VII qui devrait enfin remplacer l’insuffisant volume d’Achille Luchaire paru en 1885.
26Laurence Jean-Marie