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Article de revue

Revisiter les migrations européennes

Pages 8 à 12

Notes

Toujours un angle mort de la recherche ?

1 Si les migrations entre pays européens sont nombreuses et anciennes, elles sont souvent invisibilisées et euphémisées de plusieurs manières. En effet, du fait de la mise en place de la Communauté puis de l’Union européenne, une représentation dichotomique s’est imposée et durcie au fil des décennies. Il y aurait, d’une part, une « libre circulation » supposée volontaire et sans entrave au sein de l’UE, celle d’« Européen·nes mobiles » qui ne sont plus pensé·es comme des migrant·es et, d’autre part, des migrations contraintes voire illégitimes, celles des « migrant·es » ou des « immigré·es » et des « réfugié·es » venu·es d’autres pays. Les inégalités de conditions migratoires selon le pays d’origine sont évidemment considérables au sein de l’Union européenne, mais cette opposition qui structure les discours politiques et médiatiques est néanmoins trompeuse.

2 D’une part, elle occulte les continuités historiques entre des migrations plus anciennes, internes aux espaces géographiques et politiques européens, qui ont été contraintes, réprimées ou illégales, et les migrations actuelles en provenance de pays extérieurs à cet espace. Elle occulte aussi, d’autre part, des formes de porosité contemporaine entre ces deux différents types de migrations et la gradation de situations intermédiaires et d’inégalités qui existent, y compris au sein de l’UE. Cette occultation a conduit à constater, il y a dix ans, que les migrations intra-européennes constituaient un véritable « angle mort de la recherche » en France, pour reprendre le titre d’un texte de Natacha Lillo [1] paru en 2014. Est-ce particulièrement le cas en France ? Et est-ce toujours le cas ?

3 Que ce soit en France ou dans d’autres pays européens, les recherches portant sur les migrations dites « intra-européennes » demeurent moins nombreuses que celles portant sur les migrations dites « extracommunautaires ». Elles ne sont cependant pas rares et témoignent d’un regain d’intérêt pour ces flux, pour les politiques qui les encadrent et pour les trajectoires des personnes concernées. Sans aucune prétention à l’exhaustivité, nous pouvons citer deux ensembles de publications récentes au niveau européen et en France.

4 Plusieurs programmes de recherche européens ont été menés sur les effets politiques, économiques et sociaux de la « libre circulation », témoignant de l’attention prêtée par les institutions européennes à ces questions. L’ouvrage d’Adrian Favell, Eurostars and Eurocities: Free Movement and Mobility in an Integrating Europe[2], centré sur les migrant·es très qualifié·es, puis celui d’Ettore Recchi, Mobile Europe: The Theory and Practice of Free Movement in the EU[3], analysant les formes d’appartenance et de citoyenneté européennes, ont proposé une mise en perspective historique des politiques de libre circulation et un panorama des mobilités internes à l’UE. Le projet Horizon 2020 intitulé « Role of European Mobility and its Impacts in Narratives, Debates and EU Reforms » (REMINDER [4]), basé à l’université d’Oxford, a porté sur l’impact social et économique des mobilités intra-communautaires sur les sociétés d’accueil et de départ, en confrontant ces résultats aux représentations dominantes dans les discours médiatiques et dans l’opinion publique. Plus récemment, le programme ERC Migration and Transnational Social Protection in (post) Crisis Europe (MiTSoPro [5]), coordonné par Jean-Michel Lafleur à l’université de Liège, a donné lieu à un nombre important de publications et à l’élaboration d’une documentation en libre accès très précieuse sur la variabilité, selon les pays, des droits sociaux des émigré·es (les ressortissants des pays de l’UE résidant à l’étranger, dans l’UE ou ailleurs) et des immigré·es (en provenance ou non de l’UE) au sein de l’Union européenne, mettant en lumière la très large gamme de situations existantes et le caractère simpliste de l’opposition évoquée précédemment.

5 Plusieurs publications collectives témoignent également de l’intérêt suscité par ces questions parmi les chercheur·es en sciences sociales en France, à travers des disciplines et des approches variées. On peut ainsi citer, parmi d’autres publications, deux dossiers parus à l’occasion du soixantenaire du Traité de Rome, le numéro double d’Hommes & Migrations sur « L’Europe en mouvement [6] » coordonné par un géographe, Hadrien Dubucs, et un historien, Stéphane Mourlane, en 2017, ainsi que le numéro spécial de Migrations Sociétés, « Soixante ans de “libre circulation” en Europe », coordonné en 2019 par une politiste, Catherine Wihtol de Wenden [7]. Le premier dossier, centré sur les migrations professionnelles et étudiantes, met en lumière la diversité et la complexité des parcours migratoires et des contextes institutionnels. Le second éclaire le caractère interdépendant des politiques de libre circulation et de fermeture des frontières, et les limites de la liberté de circulation. Paru en 2021, le dossier « Quo vadis Europa ? La libre circulation à l’épreuve des crises » de la revue de l’Institut Convergences Migrations, De facto, coordonné par Camille Schmoll [8], montre comment la période récente a mis à l’épreuve ce « laboratoire de la libre circulation » qu’est l’UE à travers une succession de « crises », celle dite « des migrants », le Brexit et la crise sanitaire du Covid. Pour conclure ce panorama très partiel, nous voudrions évoquer l’Atlas des migrations dans le monde publié par le collectif Migreurop en 2022 : centré sur les libertés de circulation, il resitue le cas de l’UE dans ses interactions avec d’autres espaces de mobilité et formes de circulations [9].

6 Cependant, si ces recherches et ces publications montrent que les migrations européennes ne sont plus un « angle mort de la recherche » en France, il y a toujours indéniablement une méconnaissance de ces migrations. Cette méconnaissance est d’autant plus forte que les mouvements des ressortissant·es de l’UE au sein même de cet espace sont très mal mesurés statistiquement.

L’invisibilisation des Européen·nes dans la mesure des flux d’immigration

7 Parce que les États de l’UE sont pour la plupart membres de l’espace de libre circulation de Schengen (en 2023, les exceptions sont la Bulgarie, la Roumanie et Chypre), leurs ressortissant·es sont exempté·es de la demande d’un titre de séjour. Or, précisément, l’attribution des titres de séjour est, dans la plupart des pays, la source majeure d’information statistique pour mesurer les flux d’immigration. En France, par exemple, le fichier AGDREF (Application de gestion des dossiers des ressortissants étrangers en France) est ainsi la seule source de données utilisée pour présenter l’évolution des flux d’entrée par origine, à la fois par l’Institut national d’études démographiques (Ined) dans son article annuel de conjoncture démographique, publié dans la revue scientifique Population[10], et dans le rapport annuel au Parlement sur les étrangers en France, préparé par la Direction générale des étrangers en France (DGEF) du ministère de l’Intérieur [11]. Au grand public comme aux parlementaires, les principales publications sur l’immigration, scientifiques ou administratives, donnent donc à voir une vision tronquée des flux d’entrées, dans laquelle les Européen·nes sont quasiment absent·es. Ils en représentent pourtant une part majeure. Comment le savoir ?

8 C’est ce que donne à voir une série au long cours sur la distribution des titres de séjour (voir Figure 1). On y voit que, jusqu’en 2004, les Européen·nes sont incontestablement les premiers attributaires de titres de séjour en France, mais qu’ils et elles ont brutalement disparu (ou presque) des statistiques officielles de l’immigration depuis 2005.

9 Par ailleurs, depuis que le recensement de la population prend la forme d’enquêtes annuelles (au lieu d’opérations exhaustives pseudo-décennales), l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) est en mesure de fournir une estimation annuelle des entrées. Ces chiffres, communiqués à Eurostat, mais qui ne sont repris ni dans les chroniques démographiques de l’Ined ni dans le rapport au Parlement, confirment que les pays européens – bien qu’ayant disparu des statistiques des titres de séjour – demeurent les principaux pourvoyeurs d’immigré·es en France (Voir Figure 2).

10 En dépit de ce poids relatif, la libre circulation apporte relativement peu d’immigré·es à la France en comparaison des autres pays de l’Union européenne également membres de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), pour lesquels des estimations sont annuellement réalisées (Figure 3). La France est même l’un des pays les moins attractifs pour ses voisins. En proportion du nombre total d’immigré·es, la libre circulation apporte à l’Allemagne plus de deux fois plus d’immigré·es. En nombre, elle lui en apporte cinq fois plus (338 milliers contre 64 milliers en 2020).

Présentation du dossier

11 Le dossier [12] vise à déconstruire l’opposition entre « libre circulation » des Européen·nes « mobiles », circulation supposée volontaire et sans entrave, et migrations contraintes voire illégitimes des « migrant·es » et « réfugié·es ». Il rappelle que les migrations intra-européennes, qui s’inscrivent dans une histoire politique longue, ont été et demeurent composées d’une part importante de déplacements liés à l’exil politique. Il montre que, même pour celles qui s’inscrivent dans le cadre de l’UE, les migrations ne débouchent pas toujours sur une égalité de droits entre citoyen·nes. Les articles de ce dossier mettent en évidence la diversité des migrations intra-européennes contemporaines, tant dans leurs motifs que dans les statuts des migrant.es, travailleur·ses plus ou moins qualifié·es.

12 En ouverture du dossier, Alain Blum et Olena Malynovska rappellent que les migrations ukrainiennes qui font suite à l’agression de la Russie contre l’Ukraine le 24 février 2022, d’une ampleur inégalée, s’inscrivent dans une histoire très ancienne. Ils réinscrivent ces migrations actuelles dans la période s’ouvrant avec la Seconde Guerre mondiale et dans un double système migratoire, l’un rattaché aux États post-soviétiques et l’autre à l’Union européenne. Avec la proclamation de l’annexion de la Crimée par le gouvernement russe en mars 2014, entraînant de fortes migrations internes à l’Ukraine, le système migratoire européen a pris le pas, caractérisé par des migrations principalement orientées vers les pays du Sud de l’Europe ou encore d’Europe centrale et orientale.

13 Les trois articles suivants reviennent également sur l’histoire longue des migrations intra-européennes et sur leurs répercussions contemporaines. Jannis Panagiotidis examine le cas des Spätaussiedler en Allemagne, défini·es par un statut, créé en 1950, permettant aux personnes issues de l’émigration en provenance des pays d’Europe de l’Est et à leurs descendant.es d’obtenir la citoyenneté allemande sur la base de la reconnaissance d’une appartenance ethnique. Cet article interroge la nature et les contradictions de ce « privilège blanc » dont bénéficient les Spätaussiedler. Victor Pereira s’attache quant à lui à mettre au jour, à travers le cas des premières vagues d’immigration portugaise en France au début du XXe siècle, l’ancienneté des stéréotypes raciaux et ethniques qui structurent les migrations européennes. Il montre la manière dont les institutions étatiques, mais aussi les instances patronales mobilisent de longue date ces stéréotypes comme un mode de gestion politique et économique des populations et de la main-d’œuvre, introduisant une distinction entre Portugais·es et immigré·es coloniaux·les. Se centrant sur la période d’intensification des migrations portugaises vers la France dans les années 1970, Sónia Ferreira analyse, à partir du cas du journal portugais O Alarme!..., l’engagement militant de femmes portugaises, engagement souvent invisibilisé dans les travaux français sur les luttes sociales et sur les migrations. Par le biais d’une presse militante, ces femmes s’engagent sur des thématiques spécifiques aux conditions de vie dans le contexte migratoire, ou dans des luttes sur le travail et les droits sociaux.

Figure 1 : Distribution des premiers titres de séjour par région d’origine (effectifs, 1994-2017)

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Figure 1 : Distribution des premiers titres de séjour par région d’origine (effectifs, 1994-2017)

Champ : Titres délivrés en France et à l’étranger aux ressortissant·es des pays étrangers, à l’exception des pays membres de l’Espace économique européen et de la Suisse depuis 2005. Premiers titres délivrés l’année N et enregistrés dans l’extraction de la base de l’année N+2.
Source : Cris Beauchemin, « Profil démographique des personnes d’origine subsaharienne en France », in Les études pour la Chaire « Diasporas Africaines », n° 2, 2020. Url : http://hdl.handle.net/20.500.12204/AXaUBqWK-O0ViYH9Z0Po Les calculs de la série 1 ont été réalisés par Xavier Thierry, ceux de la série 2 par Élodie Baril. À part pour les Européen·nes, les écarts au contact des deux séries s’expliquent probablement par une différence dans la stratégie d’identification des premiers titres de séjour.

Figure 2 : Flux d’immigration selon l’origine d’après le recensement de la population (en %, 2006-2021)

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Figure 2 : Flux d’immigration selon l’origine d’après le recensement de la population (en %, 2006-2021)

Lecture : En 2006, 44 % des immigré·es entré·es en France sont originaires d’Europe. Champ : immigré·es entré·es en France hors Mayotte jusqu’en 2013, France entière à partir de 2014.

Figure 3 : Part de la libre circulation dans l’ensemble des flux d’immigration des pays européens de l’OCDE (en %, 2019-2020)

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Figure 3 : Part de la libre circulation dans l’ensemble des flux d’immigration des pays européens de l’OCDE (en %, 2019-2020)

Lecture : En 2020, 47 % des flux d’immigration dans les pays de l’UE relevaient de la libre circulation. Champ : immigrés permanents entrés dans un pays de l’UE membre de l’OCDE en 2019 ou en 2020.

14 Fondés sur des enquêtes récentes, les trois derniers articles documentent des formes contrastées de migrations contemporaines et illustrent la variété des situations de vie des migrant·es européen·nes. Alberto Capote Lama analyse le cas de l’émigration espagnole vers la France, le Royaume Uni et l’Allemagne depuis la crise économique de 2008. Il montre la diversité des projets migratoires et des profils sociaux des migrant·es espagnol·es qui ne correspondent pas tou·tes à la figure des jeunes mobiles, hautement diplômé·es et cosmopolites qualifié·es d’« Eurostars » par Adrian Favell [13]. Le cas des migrations de travailleur·euses qualifié·es est exploré dans l’article de Christine Barwick-Gross, qui analyse, à partir de deux enquêtes à Paris, Londres et Berlin, les trajectoires d’émigration, les motifs qui sous-tendent la mobilité et l’installation au niveau local de migrant·es des classes moyenne et supérieure. Cet article met en évidence différents types d’ancrage local (ou d’isolement) parmi les personnes mobiles, influencés par le contexte citadin propre à chaque ville. La dernière contribution, de Daniel Véron, se centre sur le « détachement » de travailleur·ses qui prend aujourd’hui une place centrale dans l’organisation de la mobilité transnationale intra-européenne du travail. Il montre que le détachement permet non seulement le contrôle de la mobilité des travailleurs mais aussi leur mise au travail de manière intensive. Daniel Véron met clairement en évidence la porosité des frontières entre « détachement » et « migration » alors même que les catégorisations institutionnelles tendent à les différencier nettement, le détachement n’ouvrant pas de droit au séjour.

Notes

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