Couverture de HOMI_1331

Article de revue

Une cage de rouille et d’or

Eloisa Taméz, le mur et les luttes contre la militarisation de la région frontalière américano-mexicaine

Pages 93 à 99

Notes

  • [1]
    On parle du fleuve Río Bravo côté mexicain de la frontière et du fleuve Rio Grande côté états-unien.
  • [2]
    Les termes « fence » (« barrière ») et « wall » (« mur ») sont couramment utilisés pour qualifier ces constructions. Tout en étant conscient de sa dimension subjective, le terme de « mur » est ici privilégié puisque les personnes interrogées y ont recours pour décrire la réalité vécue sur le terrain.
  • [3]
    Tony Payan, The Three U.S.-Mexico Border Wars : Drugs, Immigration, and Homeland Security, Westport, Greenwood Publishing, 2006.
  • [4]
    Reece Jones, Violent Borders : Refugees and the Right to Move, Londres, Verso Books, 2017.
  • [5]
    L’Union américaine pour les libertés civiles parle de la région frontalière comme d’une zone de non-droit qui s’insère jusqu’à 100 miles de la ligne-frontière et sur laquelle les autorités américaines jouissent de prérogatives exorbitantes de droit commun.
  • [6]
    Élisabeth Vallet (dir.), Borders, Fences and Walls : State of Insecurity ?, Burlington, Ashgate, 2014. Voir également Anne-Laure Amilhat Szary, Qu’est-ce qu’une frontière aujourd’hui ?, Paris, PUF, 2015.
  • [7]
    Manny Fernandez, « Checkpoints isolate many immigrants in Texas’ Rio Grande valley », in The New York Times, 22 novembre 2015.
  • [8]
    On y retrouve les trois aires métropolitaines les plus pauvres du pays du fait de la forte présence de communautés immigrées sans papiers et d’une économie dépendante de l’agriculture. Chad Richardson, Rosalva Resendiz (dir.), On the Edge of the Law : Culture, Labor, and Deviance on the South Texas Border, Austin, University of Texas Press, 2006.
  • [9]
    Leo R. Chavez, Shadowed Lives : Undocumented Immigrants in American Society, Belmont, Wadsworth Publishing, 1997.
  • [10]
    American Civil Liberties Union, Record of Abuse : Lawlessness and Impunity in Border Patrol’s Interior Enforcement Operations, American Civil Liberties Union, 2015.
  • [11]
    César Cuauhtémoc García Hernández, « La migra in the mirror : Immigration enforcement and racial profiling on the Texas border », in Notre Dame Journal of Law, Ethics & Public Policy, vol. 23, n° 1, 2009, pp. 167-196.
  • [12]
    Terence M. Garrett, « Colonization in South Texas : Fences, heterotopias and emplacements », in International Journal of Social Economics, vol. 39, n° 10, 2012, pp. 742-749.
  • [13]
    Robert Lee Maril, The Fence : National Security, Public Safety, and Illegal Immigrants along the US-Mexico Border, Lubbock, Texas Tech University Press, 2011.
  • [14]
    À l’inverse, les groupes pro-barrière ont réussi à monopoliser le débat politique et médiatique et à influencer le processus décisionnel en leur faveur. Voir Damien Simonneau, « Construction de la menace et construction des problèmes publics : les mobilisations pro-barrière frontalière de l’Arizona », in Études internationales, vol. 49, n° 1, 2018, pp. 25-56.
  • [15]
    Melissa del Bosque, « Holes in the wall », in The Texas Observer, 22 février 2008.
  • [16]
    Sur le terrain, les tracés du mur révèlent d’importantes inégalités entre les résident·e·s, les espaces non murés s’ouvrant principalement sur des complexes touristiques, des gated communities et des entreprises de la région.
  • [17]
    Denise Gilman, « Seeking breaches in the wall : An international human rights law challenge to the Texas-Mexico border wall », in Texas International Law Journal, n° 46, 2011, pp. 257-294.
  • [18]
    En 2005, l’adoption du Real ID Act permet de soulever les barrières juridiques (dont de nombreuses lois environnementales) pour la construction de parcelles murées à la frontière. Voir Randal C. Archibold, Julia Preston, « Homeland security stands by its fence », in The New York Times, 21 mai 2008.
  • [19]
    Alicia A. Caldwell, « Fence may push Texas towns along river into no-man’s-land », in The Seattle Times, 9 novembre 2007.
  • [20]
    La région est un lieu de passage pour les oiseaux migrateurs ainsi qu’un lieu d’habitat pour plusieurs espèces animales en danger comme l’ocelot.
  • [21]
    Stefanie Herweck, « The La Lomita NO BORDER WALL Festival », in No Texas Border Wall, 28 août 2007.
  • [22]
    Steve Taylor, « Life on the mexican side of the border wall », in Rio Grande Guardian, 14 août 2016.
  • [23]
    Melissa Wright, « Maquiladora mestizas and a feminist border politics revisiting Anzaldúa », in Uma Narayan, Sandra Harding (dir.), Decentring the Center : Philosophy for a Multicultural, Postocolonial, and Feminist World, Bloomington, Indiana University Press, 2000, pp. 208-225.
  • [24]
    Gloria Anzaldúa, Borderlands/La Frontera : The New Mestiza, San Francisco, Aunt Lute Books, 1987.
  • [25]
    Associated Press, « Completing border fence would be daunting task », in ABC 13, 1er janvier 2016.
  • [26]
    Executive Order : Border Security and Immigration Enforcement Improvements, 2017.
  • [27]
    Jacob Soboroff, Separated : Inside an American Tragedy, New York, Harper Collins Publishers, 2020.
  • [28]
    « The out crowd », in This American Life, 15 novembre 2019.
  • [29]
    Le président des États-Unis a revu cette promesse à la baisse, prévoyant la construction de 800 kilomètres de murs d’ici la fin 2020. Nick Miroff, Adrian Blanco, « Trump ramps up border-wall construction ahead of 2020 vote », in The Washington Post, 6 février 2020.
  • [30]
    Si ce projet a été condamné par Donald Trump, l’entreprise qui l’a réalisé a toutefois remporté un contrat public de près de 1,7 milliard de dollars pour la construction de barrières en Arizona.

1« Docteure Taméz ? » Son nom flotte quelques secondes dans le combiné avant qu’Eloisa ne réponde. Il fait chaud en cette fin du mois d’août 2007 dans la vallée du Rio Grande. À l’autre bout du fil, un homme de la U.S. Border Patrol, l’agence de surveillance des frontières aux États-Unis. Ou bien s’agit-il du représentant d’une autre agence gouvernementale ? Eloisa ne comprend pas. Assise à son bureau de l’université du Texas à Brownsville, la professeure en infirmerie, retraitée de l’armée américaine et militante pour les droits des communautés autochtones écoute. L’homme est direct, peu subtil. Du fait de l’adoption de la Secure Fence Act en 2006, un mur de 1 125 kilomètres va être construit le long de la frontière. La propriété d’Eloisa se trouve sur le tracé envisagé de la barrière et le gouvernement américain souhaite obtenir son autorisation pour entreprendre rapidement des relevés topographiques.

2Eloisa Taméz a grandi et vit dans le lieu-dit d’El Calaboz, situé à quelques kilomètres de la ville de Brownsville, à l’extrémité sud du Texas. Sa maison est entourée d’un côté par ce qu’elle appelle « l’autoroute militaire » (officiellement la U.S. Route 281) et de l’autre par les déformations du fleuve Río Bravo [1] qui serpente dans la région et sert de « frontière naturelle » entre les États-Unis et le Mexique depuis la fin de la guerre américano-mexicaine en 1848. Eloisa est intimement attachée à cette terre et elle n’a jusqu’alors pas vraiment entendu parler du projet de construction d’un mur dans la région. Alors, à la question : « Autorisez-vous le corps du génie de l’armée de terre des États-Unis à construire un mur frontalier sur votre terrain ? », elle répond « Non merci ! » et raccroche.

3À cet instant, Eloisa ne sait pas qu’elle s’engage dans un long combat juridique contre le gouvernement fédéral américain. Qu’elle devra se défendre pendant près de cinq ans dans une affaire d’expropriation pour cause d’utilité publique. Qu’elle fera l’objet d’intimidations et aura souvent très peur. Qu’elle deviendra malgré elle une figure médiatique reconnue au sein des groupes de résistance contre les murs frontaliers. Elle ne sait pas que son engagement en tant que femme frontalière, d’origine apache et espagnole, va être mis à l’épreuve.

4Du 15 au 22 avril 2009, sur la terre concédée à ses ancêtres par le roi d’Espagne en 1767 et qui lui a été transmise par ses parents, le département de la sécurité intérieure des États-Unis (DHS) fait construire l’une des vingt parcelles du mur frontalier érigé dans la vallée [2]. L’édifice de couleur rouille et haut de 18 pieds (soit environ 5,48 mètres) a été officiellement dressé pour décourager le passage de celles et ceux traversant la frontière sans autorisation, entraver le trafic de drogue, empêcher les débordements de violence des cartels mexicains et incarner l’action des États-Unis dans la lutte contre le terrorisme international [3].

5Cependant, au-delà de la contre-productivité du dispositif et de la violence qu’il engendre [4], la barrière, qui a été construite parfois jusqu’à plusieurs centaines de mètres à l’intérieur du territoire des États-Unis, scinde des quartiers entiers et crée des espaces enclavés du mauvais côté du mur. Celles et ceux venu·e·s de l’extérieur ainsi que de nombreux résident·e·s le perçoivent même comme « le côté mexicain » ou un « no man’s land » sur le territoire américain [5].

6« Emmurée sur [son] propre jardin », Eloisa Taméz résiste dans un hameau dont le nom espagnol signifie « la prison ». Elle incarne ainsi un combat devenu symptomatique du retour des frontières d’exception [6] qui excluent les étranger·ère·s, qui encagent les résident·e·s frontalier·ère·s et qui posent des limites à la capacité d’action des communautés locales qui vivent au quotidien les effets de la militarisation.

7Pauvreté, précarité administrative, militarisation du quotidien

8La vallée du Rio Grande a longtemps été perçue comme un lieu d’opportunités et d’espoirs pour des migrant·e·s sans papiers qui y ont trouvé du travail et qui s’y sont installé·e·s durablement. Associée à l’image de la « cage dorée », elle représente toutefois une zone d’exclusion, voire d’incarcération [7], où l’exception et la violence frontalières se sont diffusées. Plus récemment, c’est l’image de la « cage rouillée », de la couleur du mur frontalier qui y a été érigé, qui semble le mieux définir les obstacles caractérisant un système d’oppression, de corruption et de militarisation qui se perpétue et empêche une mobilité effective et une mobilisation concrète dans la région.

9Car les luttes d’Eloisa Taméz et des propriétaires terrien·ne·s de la région ne se sont pas organisées sans mal. Celles-ci se sont heurtées à une série d’obstacles structurels et à une écrasante répression institutionnelle étouffant l’expression d’une vision critique de la frontière ultra-sécurisée et paralysant les mobilisations contre la construction des murs frontaliers.

10La vallée du Rio Grande se caractérise par des périodes de colonisations successives, une pauvreté endémique, l’existence d’une économie souterraine, de survie et d’illégalismes, ou encore la corruption des élites [8]. Un des obstacles les plus importants à la participation citoyenne dans la région se manifeste dans la situation des familles dites « de statuts mixtes [9] ». L’expression définit ainsi le cas de familles dont les membres sur le territoire américain ont des nationalités et des statuts administratifs hétérogènes (citoyen·ne·s, résident·e·s permanent·e·s, sans papiers ou encore enfants dont la demande de certificat de naissance a été refusée). Du fait de la proximité de la ligne-frontière, le phénomène est amplifié dans les comtés frontaliers. Ces réalités économiques et sociales préjugent d’une capacité de négociation faible des résident·e·s de la vallée et sont autant de barrières à la contestation de l’exception frontalière permanente.

11Sans parler des structures oppressives qui répriment les contestations, de l’application de mesures exorbitantes de droit commun, de l’arbitraire et de l’impunité des agent·e·s frontaliers. En 2015, l’Union américaine pour les libertés civiles (ACLU) a ainsi publié un rapport sur les abus des agents de la Border Patrol sur le territoire américain, aux checkpoints intérieurs permanents et mobiles et dans le cadre des patrouilles volantes [10]. Ce rapport révèle ainsi un « manque systématique de responsabilité des agent·e·s qui violent les droits civils et constitutionnels les plus élémentaires des résident·e·s frontalier·ère·s ». L’ACLU soulève également « les niveaux épidémiques des abus contre les communautés frontalières » et recense entre autres : des comportements violents et menaçants, du profilage racial, des humiliations et des intimidations, des détentions abusives, des fouilles injustifiées, des sévices corporels et des violences sexuelles [11]. L’organisation révèle également des entraves au dépôt des plaintes et un système défaillant de traitement de celles-ci, des procédures non uniformisées et un manque de transparence de l’agence.

12Altérant la capacité d’action et de contestation, le processus de normalisation de l’exception frontalière a ainsi eu pour corollaire un désengagement croissant des résident·e·s de la vallée à l’égard des enjeux liés à la frontière [12]. Dès lors, si l’exception frontalière s’est progressivement institutionnalisée, elle s’est également normalisée pour les populations qui vivent au quotidien les effets de la zone frontalière. Ces dernières ont ainsi intériorisé les conséquences de l’exception permanente dans la région, allant jusqu’à adapter leurs comportements, leurs opinions et leur engagement.

13Intimider et exproprier : une stratégie violente et non concertée à la frontière

14Entre 2006 et 2009, les agences responsables des constructions frontalières procèdent à une évaluation des terrains et des tracés de la barrière frontalière. Pendant ces trois années, le DHS s’est ainsi montré intransigeant avec les oppositions exprimées contre les constructions et a rendu impossible toute tentative de dialogue avec les résident·e·s [13].

15Dans la vallée du Rio Grande, les agent·e·s du département de la sécurité intérieure, du corps des ingénieur·e·s de l’armée des États-Unis ainsi que les employé·e·s des entreprises du programme Secure Border Initiative, dont l’entreprise Boeing est la première contractante, sont confronté·e·s à trois contraintes majeures : un nombre important d’individus qui habitent le long du fleuve Rio Grande, des accords internationaux avec le Mexique qui empêchent de construire les parcelles directement sur la rive (afin d’éviter les inondations) et un budget devant être maîtrisé.

16Alors que dans la sphère publique nationale rares sont celles et ceux qui expriment des doutes quant aux constructions frontalières, les quelques résistances citoyennes dans la vallée vont être fortement réprimées [14]. Le DHS va ainsi imposer le tracé d’une vingtaine de parcelles murées sur 87 kilomètres dans la région, sans concertation avec les communautés locales, souvent dans le secret, par le développement d’une stratégie d’action globale et le recours systématique aux tribunaux [15]. Le processus décisionnel va révéler l’arbitraire des agences responsables du projet et des formes d’asymétries dans les tracés du mur approuvés par l’administration [16].

17Eloisa Taméz reçoit un deuxième appel téléphonique en novembre 2007. Après leur avoir indiqué que son jardin n’est pas à vendre, on lui signale pour la première fois que son terrain va être exproprié. Si elle s’y oppose, le gouvernement américain est prêt à aller en justice.

18Des courriers officiels parviennent également à plusieurs foyers afin de formaliser le droit d’accès des équipes de construction aux propriétés. Ils sont accompagnés d’une compensation, souvent de quelques centaines de dollars [17]. La menace d’un procès face au gouvernement américain réussit à convaincre plusieurs résident·e·s de céder leur parcelle de terre. Pour Terence Garrett de l’université du Texas Rio Grande Valley, « beaucoup ont signé les papiers, sans avoir compris ce qu’ils ou elles faisaient. Les moins éduqué·e·s notamment ou celles et ceux qui ne parlent qu’espagnol ont signé à cause du caractère officiel de ces documents ».

19Deux mois plus tard, le gouvernement américain annonce à Eloisa qu’elle doit céder son terrain pour cause d’utilité publique, la sommant d’accepter l’offre proposée dans un délai de 30 jours. « Si je ne répondais pas, alors ils intentaient un procès contre moi. J’ai toujours refusé », dit-elle.

20Dans la région, plus d’une centaine de propriétaires refusent également de céder. Face aux résistances, le service des douanes et de la protection des frontières a recours à des techniques d’intimidation. Pour Eloisa Taméz, la période est éprouvante et « les agent·e·s se montrent personnellement menaçants ». Cette dernière raconte avoir eu très peur pour sa sécurité personnelle et pour sa réputation : « Je pleurais souvent. J’ai été suivie par la Border Patrol. Ils m’ont arrêtée à plusieurs reprises alors que je sortais de chez moi. Les échanges étaient toujours agressifs, intimidants. Et même si je gardais la tête haute, j’étais terrorisée. »

21Durant toute la procédure, le DHS maintient ainsi une forte pression à l’égard de celles et ceux qui s’opposent à la construction du mur et l’agence répond par la rapidité et l’unilatéralisme [18].

L’émergence de structures mobilisatrices contre les murs

22Si la plupart des résident·e·s de la région n’ont pas la capacité de s’opposer à ces constructions, l’émergence de structures mobilisatrices modestes se révèle efficace pour celles et ceux ayant une capacité de négociation. Représenté·e·s notamment par l’association Texas Rio Grande Legal Aid, 97 propriétaires refusent ainsi l’accès de leur propriété au département de la sécurité intérieure. Plusieurs d’entre eux entament même un recours collectif contre l’agence.

23À partir de 2008, le collectif No Border Wall rassemble les opposant·e·s au mur [19]. Ses membres diffusent largement l’identité visuelle du mouvement – des fils barbelés sur un fond noir et blanc –, portent les t-shirts du collectif et apposent des autocollants sur leurs voitures. Sur Internet, plusieurs sites et blogs servent de relais pour les informations pratiques, ainsi que pour la diffusion plus large d’analyses sur les conséquences sociales, politiques et environnementales des constructions frontalières [20]. Les propriétaires terrien·ne·s sont ainsi rapidement rejoint·e·s par des membres d’organisations écologistes, des universitaires, des militant·e·s et des autorités politiques et religieuses. Ensemble, ils organisent plusieurs rencontres, et même un festival et une procession religieuse [21].

24Ces mobilisations locales se révèlent cruciales et vont permettre de ralentir la construction du mur. Toutefois, les moyens de pression qu’elles soulèvent restent insuffisants. À partir de 2009, plusieurs décisions judiciaires confirment les expropriations. Pour Eloisa Taméz, la décision du juge Hanen tombe le 15 avril 2009. En une semaine, le mur est construit sur sa propriété. Des portes automatiques coulissantes sont installées et des codes d’accès sont fournis aux propriétaires concerné·e·s afin d’accéder à leur terrain désormais situé de l’autre côté du mur [22].

Une conscience politique, féministe et frontalière revendiquée

25Malgré une construction entravée et plus lente qu’ailleurs, le mur a fini par être érigé sur différentes parcelles de la région. Depuis la fin des années 2000, plusieurs initiatives militantes issues des mobilisations contre la barrière frontalière se sont réorganisées et ont pris racine de manière plus ou moins durable.

26Ces associations communautaires, groupements citoyens ou organisations syndicales transcendent aujourd’hui la mobilisation contre le mur. Elles dénoncent entre autres la militarisation de la frontière, les entraves à la régularisation des sans-papiers, l’exclusion économique des habitant·e·s ou encore le manque de représentation des citoyen·ne·s frontalier·ère·s au niveau étatique et fédéral. Ces modestes structures protéiformes mènent des actions publiques et travaillent au développement de stratégies du quotidien pour l’amélioration des conditions d’accès à l’éducation, au système de santé et au marché du travail.

27À ce titre, les femmes jouent un rôle essentiel au sein des groupes de militant·e·s, d’artistes, d’enseignant·e·s et de travailleur·euse·s sociaux·ales. À l’ACLU au Texas, le réseau de promotoras (organisatrices communautaires) est exclusivement constitué de femmes. Ces dernières mènent la plupart des initiatives dans les colonias, ces quartiers informels pauvres construits dans la région dans les années 1950 et qui se sont institutionnalisés avec le temps. Selon Astrid Dominguez, directrice du Border Rights Center de l’ACLU Texas, « les hommes de la communauté ont douté de nos capacités à changer les conditions de vie dans la région. Ils associaient nos rencontres à des réunions Tupperware ». Ces derniers changent toutefois d’avis lorsque les femmes obtiennent l’éclairage public ou d’autres services collectifs pour le quartier, comme une clinique mobile ou le bus scolaire. Dans d’autres organisations comme le syndicat de communauté La Unión del Pueblo Entero (Lupe), la forte présence des femmes est également révélatrice d’un engagement spécifique des jeunes diplômées issues de la région.

28Pour Rosalva Resendiz, professeure à l’université du Texas Rio Grande Valley, cet engagement des femmes dans les zones frontalières correspond à la vision politique de la mestiza. « Mestiza », « chicana », « fronteriza » : ces termes se réfèrent à l’idée d’une conscience politique, féministe et frontalière revendiquée et spécifique le long de la frontière américano-mexicaine [23]. À l’image de l’universitaire et poétesse Gloria Anzaldúa, la mestiza transcende la frontière et incarne politiquement l’idée d’une communauté transfrontalière intégrée [24].

Un partage inégal des compensations

29Si les oppositions au mur ont eu des effets inégaux sur la construction finale, elles ont toutefois été déterminantes lors de la période de compensation, particulièrement pour celles et ceux qui ont pu se défendre juridiquement. Une étude révèle ainsi que, sur les 15 millions de dollars attribués en dédommagements par le gouvernement américain dans la région, 85 % ont été partagés par seulement un tiers des propriétaires touché·e·s par la construction du mur [25]. Les autres ont perçu des compensations jusqu’à 40 fois inférieures à celles versées aux propriétaires représenté·e·s en justice.

30Eloisa Taméz a quant à elle trouvé un accord de compensation en 2012. Elle reçoit alors 56 000 dollars contre les quelques centaines de dollars proposés initialement. Cette dernière a depuis transformé une partie de l’argent en une bourse d’étude pour des étudiant·e·s du département d’infirmerie de son université et a créé un centre pour les droits des populations autochtones à El Calaboz. Une manière pour elle d’œuvrer pour la justice sociale et d’affirmer : « Nous ne serons plus jamais soumis·es comme autrefois. »

De Donald Trump à la crise humanitaire permanente

31Le 9 novembre 2016 a brutalement rouvert les fractures présentes dans la région. Alors que Donald Trump est élu 45e président des États-Unis, les habitant·e·s de la vallée du Rio Grande perçoivent la victoire du candidat pro-mur comme un retour dix années en arrière. Celui qui a fait de l’érection d’un « big, fat, beautiful wall » la promesse emblématique de sa campagne électorale réveille tant la peur que l’engagement des habitant·e·s de cette bande de terre coincée entre le fleuve, les barrières, les postes de contrôle et les checkpoints.

32Le lendemain de l’investiture du nouveau président, la Marche des femmes a réuni des centaines de frontalier·ère·s à Brownsville. Quatre jours plus tard, Donald Trump signait un décret annonçant le projet de mur et le renforcement des moyens mis à la disposition des agences frontalières [26]. Depuis, la cage dorée est revenue au centre de l’attention internationale. Les mêmes mécanismes se reproduisent dans la région, annonçant un retour d’autant plus violent, physique et discursif de l’État américain à ses frontières.

33La nouvelle administration américaine se heurte à de nombreuses contraintes topographiques, juridiques, administratives, budgétaires, politiques et diplomatiques pour la construction de nouveaux murs. Elle maintient toutefois une pression inégalée sur les communautés frontalières, les demandeur·se·s d’asile et les populations migrantes. De nombreux témoignages, dont un rapport du bureau de l’inspecteur général du département de la sécurité intérieure des États-Unis de juillet 2019, font ainsi état d’une surpopulation dans les centres de rétention administrés par l’agence Immigration and Customs Enforcement (ICE), de traitements dégradants et inhumains, de la séparation systématique des familles ou encore de mineur·e·s non accompagné·e·s détenu·e·s durant plusieurs mois [27]. Des organisations de défense des droits humains pointent même des violations manifestes du droit d’asile avec la mise en place du plan « Remain in Mexico » qui force les demandeur·se·s d’asile à rester au Mexique le temps de l’examen de leur demande [28].

Une lutte sans fin dans l’ombre du mur

34Dans la vallée du Rio Grande, le tissu associatif, communautaire et citoyen se reconstitue progressivement autour de stratégies de mobilisation expérimentées depuis le milieu des années 2000. Les luttes d’aujourd’hui se caractérisent ainsi par une forte présence médiatique – notamment en ligne – de figures militantes locales, une coordination de l’aide humanitaire et juridique, l’interpellation des élu·e·s, des manifestations, des visites dans les centres de rétention ou encore la constitution de groupes de pression.

35À l’aune des élections présidentielles de novembre 2020, près de 400 kilomètres de barrières ont été remplacés, consolidés et rehaussés. Seuls cinq kilomètres de nouvelles barrières étaient achevés en juillet 2020, loin des 3 144 kilomètres initialement promis par le président américain [29]. Afin d’accélérer les constructions, une barrière a même été érigée avec des fonds privés par des soutiens du président Trump dans la ville de Mission au Texas [30]. Et, depuis juillet 2017, les téléphones de fermier·ère·s, d’ouvrier·ère·s, de professeur·e·s, de propriétaires de ranchs, du diocèse de Brownsville et de directeur·rice·s de réserves naturelles texanes se remettent à sonner : « Ici le corps du génie de l’armée de terre. Autorisez-vous le gouvernement des États-Unis à construire un mur sur votre terrain ? »

Cet article est issu d’un travail de recherche débuté en 2015 à l’université du Québec à Montréal sous la supervision d’Élisabeth Vallet et de Charles-Philippe David et complété par un travail de terrain et d’entrevues avec plusieurs résident ;e.s frontalier.ère.s de la vallée du Rio Grande au printemps 2016. La recherche a été publiée en avril 2017 sous la forme d’un mémoire de maîtrise intitulé « De la cage dorée à la cage rouillée : le processus d’internalisation de la frontière dans la Rio Grande Valley au Texas ». Elle a été récompensée par la médaille d’or du gouverneur général du Canada en 2017

Date de mise en ligne : 09/12/2020

https://doi.org/10.4000/hommesmigrations.11826

Notes

  • [1]
    On parle du fleuve Río Bravo côté mexicain de la frontière et du fleuve Rio Grande côté états-unien.
  • [2]
    Les termes « fence » (« barrière ») et « wall » (« mur ») sont couramment utilisés pour qualifier ces constructions. Tout en étant conscient de sa dimension subjective, le terme de « mur » est ici privilégié puisque les personnes interrogées y ont recours pour décrire la réalité vécue sur le terrain.
  • [3]
    Tony Payan, The Three U.S.-Mexico Border Wars : Drugs, Immigration, and Homeland Security, Westport, Greenwood Publishing, 2006.
  • [4]
    Reece Jones, Violent Borders : Refugees and the Right to Move, Londres, Verso Books, 2017.
  • [5]
    L’Union américaine pour les libertés civiles parle de la région frontalière comme d’une zone de non-droit qui s’insère jusqu’à 100 miles de la ligne-frontière et sur laquelle les autorités américaines jouissent de prérogatives exorbitantes de droit commun.
  • [6]
    Élisabeth Vallet (dir.), Borders, Fences and Walls : State of Insecurity ?, Burlington, Ashgate, 2014. Voir également Anne-Laure Amilhat Szary, Qu’est-ce qu’une frontière aujourd’hui ?, Paris, PUF, 2015.
  • [7]
    Manny Fernandez, « Checkpoints isolate many immigrants in Texas’ Rio Grande valley », in The New York Times, 22 novembre 2015.
  • [8]
    On y retrouve les trois aires métropolitaines les plus pauvres du pays du fait de la forte présence de communautés immigrées sans papiers et d’une économie dépendante de l’agriculture. Chad Richardson, Rosalva Resendiz (dir.), On the Edge of the Law : Culture, Labor, and Deviance on the South Texas Border, Austin, University of Texas Press, 2006.
  • [9]
    Leo R. Chavez, Shadowed Lives : Undocumented Immigrants in American Society, Belmont, Wadsworth Publishing, 1997.
  • [10]
    American Civil Liberties Union, Record of Abuse : Lawlessness and Impunity in Border Patrol’s Interior Enforcement Operations, American Civil Liberties Union, 2015.
  • [11]
    César Cuauhtémoc García Hernández, « La migra in the mirror : Immigration enforcement and racial profiling on the Texas border », in Notre Dame Journal of Law, Ethics & Public Policy, vol. 23, n° 1, 2009, pp. 167-196.
  • [12]
    Terence M. Garrett, « Colonization in South Texas : Fences, heterotopias and emplacements », in International Journal of Social Economics, vol. 39, n° 10, 2012, pp. 742-749.
  • [13]
    Robert Lee Maril, The Fence : National Security, Public Safety, and Illegal Immigrants along the US-Mexico Border, Lubbock, Texas Tech University Press, 2011.
  • [14]
    À l’inverse, les groupes pro-barrière ont réussi à monopoliser le débat politique et médiatique et à influencer le processus décisionnel en leur faveur. Voir Damien Simonneau, « Construction de la menace et construction des problèmes publics : les mobilisations pro-barrière frontalière de l’Arizona », in Études internationales, vol. 49, n° 1, 2018, pp. 25-56.
  • [15]
    Melissa del Bosque, « Holes in the wall », in The Texas Observer, 22 février 2008.
  • [16]
    Sur le terrain, les tracés du mur révèlent d’importantes inégalités entre les résident·e·s, les espaces non murés s’ouvrant principalement sur des complexes touristiques, des gated communities et des entreprises de la région.
  • [17]
    Denise Gilman, « Seeking breaches in the wall : An international human rights law challenge to the Texas-Mexico border wall », in Texas International Law Journal, n° 46, 2011, pp. 257-294.
  • [18]
    En 2005, l’adoption du Real ID Act permet de soulever les barrières juridiques (dont de nombreuses lois environnementales) pour la construction de parcelles murées à la frontière. Voir Randal C. Archibold, Julia Preston, « Homeland security stands by its fence », in The New York Times, 21 mai 2008.
  • [19]
    Alicia A. Caldwell, « Fence may push Texas towns along river into no-man’s-land », in The Seattle Times, 9 novembre 2007.
  • [20]
    La région est un lieu de passage pour les oiseaux migrateurs ainsi qu’un lieu d’habitat pour plusieurs espèces animales en danger comme l’ocelot.
  • [21]
    Stefanie Herweck, « The La Lomita NO BORDER WALL Festival », in No Texas Border Wall, 28 août 2007.
  • [22]
    Steve Taylor, « Life on the mexican side of the border wall », in Rio Grande Guardian, 14 août 2016.
  • [23]
    Melissa Wright, « Maquiladora mestizas and a feminist border politics revisiting Anzaldúa », in Uma Narayan, Sandra Harding (dir.), Decentring the Center : Philosophy for a Multicultural, Postocolonial, and Feminist World, Bloomington, Indiana University Press, 2000, pp. 208-225.
  • [24]
    Gloria Anzaldúa, Borderlands/La Frontera : The New Mestiza, San Francisco, Aunt Lute Books, 1987.
  • [25]
    Associated Press, « Completing border fence would be daunting task », in ABC 13, 1er janvier 2016.
  • [26]
    Executive Order : Border Security and Immigration Enforcement Improvements, 2017.
  • [27]
    Jacob Soboroff, Separated : Inside an American Tragedy, New York, Harper Collins Publishers, 2020.
  • [28]
    « The out crowd », in This American Life, 15 novembre 2019.
  • [29]
    Le président des États-Unis a revu cette promesse à la baisse, prévoyant la construction de 800 kilomètres de murs d’ici la fin 2020. Nick Miroff, Adrian Blanco, « Trump ramps up border-wall construction ahead of 2020 vote », in The Washington Post, 6 février 2020.
  • [30]
    Si ce projet a été condamné par Donald Trump, l’entreprise qui l’a réalisé a toutefois remporté un contrat public de près de 1,7 milliard de dollars pour la construction de barrières en Arizona.

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