Couverture de HOMI_1328

Article de revue

« Je suis venu, j’ai vu, je suis vaincu »

Pages 196a à 199a

1 Des centaines de milliers de kilomètres, plusieurs pays traversés, des détours et des obstacles, des déserts hostiles et des mers ogresses, des dangers à chaque étape, le diktat des passeurs, l’argent qu’il faut débourser sans aucune garantie, les chantages et l’exigence de rançons, l’enfermement, l’esclavage, les tortures, les viols. La mort ! Dans un camion réfrigéré ou au fond de la Méditerranée : 1 500 depuis le début de l’année. Les survivants reviennent de l’enfer. En ces temps douillets où, pour une fiente de pigeon qui vous tombe sur la tête, on diligente une cellule psychologique, on se demande comment ces rescapés tiennent encore debout ! Il faut croire que la résilience est inversement proportionnelle à ce que l’on attend d’autrui. Plus vous espérez de soutien, moins vous vous relevez. Pour autant, le numéro 8 de la revue en ligne De facto (juin 2019) montre comment la santé mentale des immigrés se détériore après leur arrivée.

2 Précision : tous ne s’aventurent pas sur les routes du pseudo Eldorado européen. S’ils crèvent, ce n’est pas sous les fenêtres de Mme Le Pen, de MM. Orbán ou Salvini. Comme on ne quitte pas sa terre pour une allocation de demandeur d’asile ou pour le RSA, la plupart se retrouvent à un saut de puce de chez eux. Sur les quelque 70,8 millions de « déracinés » dans le monde en 2018, 41,3 millions sont ce que le HCR appelle des « déplacés internes », des hommes et des femmes qui s’esbignent vers d’autres régions de leur pays. Les réfugiés (25,9 millions dont 5,5 millions de Palestiniens) et les demandeurs d’asile (3,5 millions) déplacent leur carcasse et leurs haillons vers la première frontière hospitalière, à tout le moins charitable. Ils sont 7,4 millions parqués en Turquie, au Pakistan, en Ouganda ou au Soudan. Ainsi, quelque 80 % des réfugiés vivent dans des pays voisins de leur pays d’origine (HCR).

3 Il faut du courage, de la jugeote et des subsides pour aller plus loin. Seuls les audacieux tentent le saut. La dérive des impertinents ! Mais ils ne sont plus aussi nombreux. Selon Eurostat, en 2018, 580 800 primo demandeurs d’asile ont introduit une demande de protection internationale dans les États membres de l’UE. 580 800 pour 512 millions d’habitants. Une étude du centre de recherches Pew Research Center indique que le nombre d’immigrés illégaux en Europe se situerait entre 3,9 et 4,8 millions en 2017, soit moins de 1 % de la population européenne. Ils seraient 400 000 en France (L’Express, 13 novembre). Luc Chaillot rappelle que cette estimation « correspond aux chiffres donnés par le ministre de l’Intérieur Gérard Collomb fin 2017 et par le démographe François Héran en 2018 » (lebienpublic.com du 13 novembre). Comme dirait ce dernier : « Il est temps que nos dirigeants tiennent sur l’immigration une parole de raison plutôt qu’un discours de peur. » Et de préciser que « la France est loin, très loin, d’être le premier pays d’Europe pour la demande d’asile (…). Raisonner en chiffres absolus n’a aucun sens quand il s’agit de comparer des pays de taille inégale et de richesse variable. C’est aussi absurde que de comparer le prix des appartements sans tenir compte de leur surface » (Le Monde, 24 septembre). Mais la raison a décampé du pays de Descartes, frappé, selon Gérald Bronner, de « déchéance de rationalité ». Il en est de l’identité comme de Dieu, c’est une affaire de choix et de société. Partant, l’invasion serait là. Le raz-de-marée menacerait. Le grand remplacement aurait commencé. Et ces quelques malheureux, bien malgré eux devenus la moderne figure du colon d’un autre âge, inquiètent. Il a fallu le courage d’une femme pour braver les bonimenteurs. On le lui fait payer. Ailleurs, on se paye de mots et on abandonne les modernes exilés de Tibère à leurs maux. Alors, celles et ceux qui débarquent découvrent non une terre promise, mais un quotidien de mouise. Mais avant, il a fallu défier Thanatos, tous n’en sont pas revenus.

Entre hécatombe et externalisation

4 « On est face à la plus grande catastrophe après la Seconde Guerre mondiale, avec plus de 30 000 morts en mer. Pourtant la moitié de ces morts n’ont pas été identifiés », explique Cristina Cattaneo cette médecin légiste qui travaille depuis 2014 sur l’identification des corps de migrants récupérés en mer Méditerranée (Naufragés sans visage, Albin Michel, 2019). « Or, l’identification des corps est très importante (…) pour la santé mentale et psychique des parents. Les familles des disparus ne peuvent pas faire leur deuil car elles n’ont pas la certitude que leur proche est décédé. C’est aussi important pour des raisons administratives. Les familles, les orphelins, les veuves, ont besoin de certificat de décès pour reconstruire leur vie (…). La chose la plus difficile est de faire comprendre aux gouvernements européens qu’investir des ressources pour permettre l’identification des corps est une obligation. C’est un droit pour les familles, c’est même un devoir » (infomigrants.net, 13 septembre). Mais pourquoi s’occuper des morts quand on se détourne des vivants ? « Mourir en Méditerranée ? Pas de problème… » écrit le journaliste Kai Littmann sur son blog hébergé par Mediapart le 27 octobre. De quoi s’agit-il ? Du vote du Parlement européen le 24 octobre contre une résolution appelant les États européens à intensifier leurs opérations de recherche et de sauvetage en Méditerranée. « 288 eurodéputé.e.s avaient voté pour cette résolution qui n’était autre qu’un appel aux gouvernements de tout faire pour sauver des vies et faciliter celle des équipes de sauvetages, mais 290 eurodéputé.e.s des conservateurs du PPE et de l’extrême droite ont fait échouer cette résolution. Et 36 eurodéputé.e.s n’avaient pas d’opinion et se sont donc abstenus. (…) Ce vote est terrible, l’hécatombe en Méditerranée et la criminalisation des équipes de sauvetage privées peuvent donc continuer avec l’aval du Parlement européen. “On s’en fiche s’il y a des êtres humains qui se noient en Méditerranée”, voilà le message des conservateurs et de l’extrême droite au Parlement européen. » On s’en fiche et on repousse la frontière européenne très loin du continent. Comme désormais en Libye règne un monstrueux désordre, c’est au Niger que la frontière est « externalisée », faisant d’Agadès « l’impasse des migrants en quête d’Europe » (franceinfo, 5 novembre).

« Il est passé par ici, il repassera par là »

5 Il ne faut pas croire que celles et ceux qui sont « passés » se gavent de lait et de miel. Ils ont rendez-vous avec des camps de fortune, des ersatz de bidonville, des trottoirs insensibles, une terre mauvaise. Hier, Algériens et Portugais avaient droit aux cités de transit. Aujourd’hui, modernité oblige, les camps sont soumis à la loi du zapping, il suffit qu’un camp s’organise et hop !, on le déloge. On se débrouille pour aller un peu plus loin et hop !, la maréchaussée fait décamper, et fissa, ce beau monde. « Il est passé par ici, il repassera par là. » N’était la dimension humaine, l’absurde de ces politiques pourrait prêter à rire. Faut-il remonter à Sangatte pour mesurer l’inefficacité des politiques des gros bras et des coups de menton ? Peut-être. Car à Calais un dragon chasse désormais les exilés et leurs soutiens… toujours présents. La municipalité a érigé un monumental dragon de 72 tonnes « installé sur le front de mer, promenant jusqu’à 50 humains à la fois sur son dos, pour 9,50 euros par personne, il devint, ou plutôt deviendra, à partir du 17 décembre, le dragon de Calais, pièce maîtresse d’un dispositif de reconquête par la ville de son image » (Le Monde, 4 novembre). « Un pari », selon La Voix du Nord (26 octobre), qui n’est pas du goût de l’association Auberge des migrants, car la contrepartie de ces « Dragonneries », ce sont « des arrêtés d’interdiction de rassemblement et de distributions ». Exit donc exilés et soutiens : « Durant les fêtes, la municipalité LR interdit aux associations la distribution de nourriture dans le centre-ville. Dégradant encore les conditions de vie déjà précaires de centaines de migrants. » Pour illustrer cette précarité, Laurent Mouloud (L’Humanité, 5 novembre) rappelle qu’un exilé nigérian de 25 ans surnommé God’s Will a été retrouvé mort sous « son abri de fortune ». Mort de froid ou intoxiqué au monoxyde de carbone, pour François Guennoc, vice-président de l’Auberge des migrants, « ce qui est sûr, c’est que ce décès est tristement symbolique de la dégradation actuelle des conditions d’accueil ».

6 À Strasbourg, « le camp de migrants installé face à l’arrêt de tram Ducs d’Alsace était en train d’être démantelé mardi matin (…). 246 migrants y avaient trouvé refuge sous des tentes, dont 16 femmes isolées avec des enfants. C’est la troisième fois en moins d’un an que ce campement est démantelé » (dna.fr, 22 octobre). Le 24 octobre, Francebleu.fr précise que, « parmi les demandeurs d’asile, la majorité vient d’Albanie, de Géorgie, de Bosnie-Herzégovine et de Russie. Il y a parmi eux 86 enfants et 161 adultes dont une femme enceinte. Il s’agit du 9 e  camp démantelé cette année à Strasbourg ».

7 À Rennes, « les 64 derniers migrants du campement des Gayeulles ont quitté les lieux. (…) Les associations d’aide aux migrants avaient pris les devants, avant même la réponse positive du tribunal administratif de Rennes à la demande d’expulsion de la préfecture d’Ille-et-Vilaine » (france3-regions.francetvinfo, 7 octobre). « Face à une situation devenue insupportable », treize maires « appellent l’État à trouver une solution “pérenne” pour l’accueil des migrants qui s’entassent dans des “campements de fortune” et à ne plus se décharger sur les villes. » Selon ces maires, « leurs villes ont pris leur part dans l’effort collectif. (…) À leurs côtés, nombreuses sont les associations, les entreprises, les citoyens qui s’engagent pour mettre fin à une réalité devenue insupportable », rappellent-ils. « Mais cette mobilisation, (…) ne doit pas avoir pour effet de décharger l’État de compétences qui sont les siennes. »

« Ne pas mourir ici comme un chien »

8 Et puis il y a le lustre défraîchi de la ville lumière : « En bordure du périphérique, dans des bidonvilles infestés de rats, parmi les fumeurs et les dealers de crack, ils sont plus de 3 000 à survivre dans ces conditions révoltantes » écrit Antonio Fischetti (Charlie Hebdo, 29 octobre). « Pourquoi les migrants se retrouvent-ils dans ce coin de Paris  ? À cela, il y a une raison historique. (…) Il y avait un centre d’accueil à Stalingrad, explique Romane. Cela a attiré du monde, mais, sous la pression policière, ça s’est déplacé. Il y a eu un centre appelé la Bulle, à la porte de la Chapelle, ils se sont mis là et y sont restés. » Du côté des portes de la Chapelle, de la Villette, d’Aubervilliers ou de l’avenue Wilson à Saint-Denis, « les associations pointent un nombre “jamais vu” de migrants à la rue », rapporte Rémi Brancato (franceinter.fr, 28 octobre). Pour Julie Lavayssière, coordinatrice de l’association Utopia 56, « les gens sont de plus en plus longtemps à la rue : avant on les voyait deux semaines, un mois, maintenant on les connaît depuis quatre mois, cinq mois ou six mois ».

9 Autre nouveauté : 10 à 15 % des personnes qui peuplent ces campements sont des réfugiés statutaires. « Il y a un ou deux ans, avant cet été, on n’avait jamais vu des réfugiés statutaires à la rue » note Julie Lavayssière. Selon elle, « la situation s’empire », en raison de « la volonté de l’État de restreindre les politiques d’accueil et de ne pas ouvrir de centres d’hébergement ». « Pour les réfugiés, la galère se poursuit, même avec des papiers » écrit Mélanie Mermoz dans L’Humanité du 21 octobre. « Après des mois passés sous une tente, dans un campement, j’ai enfin obtenu le statut de réfugié. J’ai dû attendre trois jours pour que quelqu’un me lise la lettre et m’explique que je bénéficiais de la protection de la France. J’ai pensé que mes ennuis étaient finis. Je me trompais… » raconte Ahmed, un journaliste soudanais qui, menacé de mort, a dû fuir son pays. « Malgré ce statut, j’étais toujours sous une tente. Un jour, notre campement a été évacué et nous avons été envoyés dans un gymnase. Après deux semaines, quelqu’un m’a dit que, comme réfugié, je ne pouvais pas rester, qu’il fallait que j’appelle le 115. C’est là que j’ai craqué, que je suis devenu fou. Un médecin m’a aidé, m’a accompagné à l’hôpital. J’en suis ressorti avec un traitement, mais j’étais à la rue. (…) Je me suis dit que je ne voulais pas mourir ici comme un chien. Qu’il fallait que je rentre au Soudan. » Et la journaliste de conclure : « l’accueil des demandeurs d’asile en France est loin d’être une sinécure ».

10 Le mercredi 28 août, 150 exilés sont expulsés du camp de La Villette. Utopia 56 « avait organisé ce campement six jours durant [pour] rendre visible les personnes migrantes et exiger des solutions de logement pérennes pour toutes et tous ». Pendant que les forces de l’ordre procèdent à l’évacuation, Florent, coordinateur de l’association, commente : « Ils vont être mis dans des centres d’hébergement d’urgence, où il n’y a pas de suivi social » (radioparleur.net, 29 août). Au terme d’un « dispositif d’expulsion bien rodé », il y a « un hébergement d’un mois garanti, tantôt de deux semaines », beaucoup de « confusion », de « fatigue », de « résignation », de « vulnérabilité » ; le provisoire et l’incertitude qui se prolongent et « des dossiers qui traînent depuis cinq ans ! ».

11 Le 7 novembre, c’est au tour des camps de la Chapelle et de Saint-Denis d’être évacués. « Et maintenant ? » demande Julie Déléants (Bondy Blog, le 7 novembre). « 1 611 personnes ont été mises à l’abri dans des hébergements d’urgence situés à Paris et en petite couronne, selon la préfecture. Un certain nombre de migrants, pour la plupart dublinés et déboutés, ont préféré lever le camp. » Personne n’avait été prévenu de l’opération. Pour Utopia 56, « dans ce contexte, il nous est impossible de mener un travail de terrain afin de bien informer les personnes à la rue et de les rassurer ». Pourtant, le préfet Didier Lallement fait de cette opération le signe de la volonté de « retrouver le contrôle de son immigration ». « La messe est dite, écrit Julie Déléants. Conformément au durcissement des positions de l’État, Didier Lallement rappelle ensuite la nécessité de “changer de braquet”. » Face à cette politique, « le discours des acteurs associatifs se teinte de lassitude. “On nous promet une mise à l’abri inconditionnelle durant l’hiver, sans distinction de statut. On attend de voir. On ignore également où seront conduites les personnes évacuées du camp d’Aubervilliers, puisque les gymnases sont désormais remplis. On imagine que la préfecture mise sur le fait que certaines personnes partiront d’eux-mêmes…”, témoigne l’un d’eux ». Parmi les évacués se trouve « Armin, 25 ans, [il] nous montre ses papiers. Réfugié et en règle, il vit malgré tout depuis plus d’un an dans le camp de la Chapelle. “Je suis en France depuis près de deux ans. J’ai le droit de travailler, mais je n’ai pas de logement, je ne sais pas écrire le français. Je suis bloqué au camp. C’est la cinquième fois que je suis emmené dans un gymnase” ».

12 L’inefficacité des politiques publiques saute aux yeux. Le plus grave est qu’elles choquent l’humanité. « On a une Europe squelettique, sans âme, inhumaine » dit Edgar Morin (lecho.be, 1er novembre). « Pour la première fois de son histoire, l’humanité est interconnectée mais, paradoxalement, elle est incapable de développer une conscience commune et globale. » À l’heure où des groupes manifestent au nom d’une religion en se parant de vertus républicaines (marche contre l’islamophobie du 10 novembre), il faut un point d’horizon : « Ce qu’il faut faire, c’est conserver la vitalité des communautés tout en assurant l’autonomie personnelle. Ce sens de la communauté s’est en effet rétréci (…) le plus souvent, on observe un rétrécissement de la communauté sur l’ethnie, la nation, la religion, etc. Toutes les angoisses contemporaines ont tendance à nous enfermer dans de plus petits cercles, plutôt que de nous faire prendre conscience de l’existence d’une grande communauté humaine. » Pour le sociologue, « il faut développer le meilleur de la civilisation occidentale en y ajoutant des principes de solidarité et d’entraide ».

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