Notes
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[1]
Joël Candeau, Mémoire et identité, Paris, PUF, 1998, p. 17
-
[2]
En 1956 est créé l’Institut espagnol de l’émigration (IEE).
-
[3]
Eduardo Haro Ibars, « Barrios y ciudad », in Triunfo, n° 860, 21 juillet 1979 et « El mercadillo », in Triunfo, n° 824, 11 novembre 1978, cité dans Eduardo Haro Ibars, Cultura y memoria a la contra. Artículos en las revistas Triunfo y Tiempo de Historia (1975-1982), Madrid, Postmetropolis editorial, 2016.
-
[4]
Quelques exilés, réfugiés en France, reviennent en Espagne lorsqu’éclate la Seconde Guerre mondiale, moins nombreux cependant que ceux qui partent alors pour l’Amérique latine.
-
[5]
Elvira Lindo, « España era mucho más tolerante », in El País, 11 décembre 2016.
-
[6]
La Ley de peligrosidad y rehabilitación social, approuvée par le régime franquiste le 4 août 1970 naît, selon le texte, de la « nécessité de défendre la société contre les conduites individuelles déterminées qui pourraient entraîner un risque pour la communauté ». Elle punit d’emprisonnement les actes de proxénétisme, prostitution, mendicité, homosexualité, incivisme, insolence, manquement à l’éducation, cynisme et rébellion vis-à-vis de la cellule familiale, qu’elle établit comme des délits de même gravité. Sa révision, le 26 décembre 1978, marque la fin de la persécution légale de l’homosexualité. La loi sera abrogée en 1995.
-
[7]
Alberto Di Lolli Rodrigo Terrasa, « Madrid o el españolismo de serie », in El Mundo, 23 août 2017.
-
[8]
Entretien avec l’auteure, octobre 2008.
-
[9]
Voir les divers témoignages compilés dans José Luis Gallero, Solo se vive una vez, esplendor y ruina de la Movida madrileña, Madrid, Ediciones Ardora, 1991.
-
[10]
Intérêt pour l’essence d’un lieu, ses traditions, sa culture propre.
-
[11]
Auteurs interprètes engagés comme María del Mar Bonet, Lluis Llac, Raímun, etc.
-
[12]
María Olvido Gara, dont le père, républicain exilé, revient s’installer à Madrid en 1973 avec sa famille avant de repartir au Mexique.
-
[13]
La Loi sur l’avortement (Ley Orgánica 9/1985) est promulguée en 1985 par le gouvernement de Felipe González (PSOE).
-
[14]
« Cascorro » est le nom d’une des places du Rastro, un quartier historique de Madrid.
-
[15]
Marcus Greil, Lipstick Traces. Une histoire secrète du XXe siècle, Paris, Gallimard, 1998.
-
[16]
Ceux qui parlent le cheli, jargon des jeunes Madrilènes.
-
[17]
Jesús Ordovás, ¿De qué va el rollo ?, Madrid, Ediciones de La Piqueta, 1977, page de couverture.
-
[18]
Miguel Ángel Arenas, Clausura Exposición antológica, Costus, Juan Carrero, Enrique Naya, Madrid, Comunidad de Madrid/Junta de Andalucía/Diputación de Cádiz ed., 1992, p. 39.
-
[19]
Pedro Almodóvar, Patty Diphusa y otros textos, Barcelone, Editorial Anagrama, 1991, p. 8 (Prólogo).
-
[20]
Entretien avec l’auteure, le 18 avril 2000.
-
[21]
Disco Exprés, n° 487, 15 septembre 1978.
-
[22]
« Dar al Rrollo » : « fumer du haschich ».
-
[23]
La Nueva Ola (nouvelle vague) correspond à la New Wave.
-
[24]
Entretien avec l’auteure, Madrid, 1993.
-
[25]
Entretien avec l’auteure, Madrid, le 7 avril 2011.
-
[26]
José Luis Gallero, op. cit., p. 84.
-
[27]
Entretien avec l’auteure, op. cit.
-
[28]
Entretien avec l’auteure, op. cit.
-
[29]
Entretien avec l’auteure, op. cit.
-
[30]
Ianko López, « Ceesepe : “¿La Movida ?” No quiero tener nada que ver ni con Alaska, ni con Mario, ni con McNamara », in Vanity Fair, 7 septembre 2008.
-
[31]
Yves Boisvert, Le monde postmoderne. Analyse du discours sur la postmodernité, Paris, L’Harmattan, 1996, p. 70-71.
-
[32]
Entretien avec l’auteure, op. cit.
-
[33]
Borja Casani, José Tono Martínez, in La Luna de Madrid, 1984.
-
[34]
Entretien avec l’auteure, op. cit.
-
[35]
José Luis Gallero, op. cit., p. 1.
-
[36]
Entretien avec l’auteure, op. cit.
-
[37]
Miguel Ángel Arenas, op. cit., p. 76
-
[38]
Joël Candeau, op. cit.
-
[39]
Blaise Galand, « Les identités urbaines », in Cultures, sous-cultures et déviances, 1993.
-
[40]
Alpuente Moncho, in Alfoz, n° 27, avril 1986.
1Madrid, jeune capitale, est régulièrement présentée comme « une ville d’alluvions » en référence à sa population qui s’est constituée au cours de vagues successives d’immigration. Cette définition, qui suppose la richesse d’apports culturels successifs et multiples, souligne également la difficulté d’envisager une identité collective propre à Madrid, au sens où l’entend Joël Candeau [1], c’est-à-dire en tant que représentations faites par des individus se percevant comme membres d’un groupe, de l’origine, de l’histoire, et de la nature de ce groupe. L’identité collective, construction sociale nourrie par le regard des autres sur l’individu et par le regard porté par l’individu sur ses compatriotes, s’ancre dans des mémoires historiques et des héritages culturels. Précisément, la période connue comme la Transition démocratique, parce qu’elle englobe, à la fin de la dictature franquiste, tout le processus d’instauration de la démocratie en Espagne basée sur la Constitution de 1978, est intrinsèquement liée à la problématique de l’héritage culturel.
2Cet article propose ainsi de revenir sur les processus d’assimilation culturelle dont va se nourrir le Todo Vale, nom donné à l’ensemble de la production culturelle du phénomène d’origine underground connu sous le nom médiatique de Movida. Le Todo Vale pourrait ainsi représenter, à travers l’ébauche d’une identité madrilène et la représentation d’un patrimoine rénové et hybride, une réponse à la question de la gestion de l’héritage culturel au sortir du franquisme.
« Madrid n’a pas d’identité », Juan Ramón Yuste
3À l’exil pour raisons politiques qui se produit à la fin de la Guerre civile (1936-1939) s’ajoute, du milieu des années 1950 [2] jusqu’aux années 1970, une émigration économique qui se développe à destination des pays européens alors qu’elle diminue vers l’Amérique latine, et ce malgré les restrictions imposées par le gouvernement afin de limiter la chute démographique provoquée par le conflit. Les mouvements de population sont aussi internes et, même s’ils commencent dès la fin de la guerre, ils s’accentuent à partir des années 1960, depuis les provinces à forte activité agricole vers les grands centres urbains en pleine industrialisation, principalement Barcelone, Madrid et les villes du Pays basque, qui accueillent alors 57 % de l’émigration interne. De fait, pendant le franquisme, Madrid reçoit des vagues successives d’Espagnols venus de toutes les régions du pays, mais particulièrement d’Andalousie et des provinces Castillanes, à la recherche d’emploi dans les industries qui se développent alors en périphérie de la capitale jusqu’à ce qu’en 1975, ces migrants espagnols représentent 47 % de la population madrilène. Ainsi, le poète Eduardo Haro Ibars, figure littéraire de la Movida, considère à cette époque « le facteur urbain comme un caractère déterminant dans la construction identitaire de Madrid, une ville qui malgré son statut de capitale continuait à être associée à la notion de village » à cause de l’affluence de migrants venus de toutes les régions espagnoles qui faisaient de la capitale « une ville d’arrivées, ouverte, sans espaces propres ni limites territoriales naturelles [3] ». Comme l’ensemble du pays, Madrid bénéficie également du retour d’une partie des exilés économiques à la mort de Franco [4] et, à partir de 1977, de celui des exilés politiques que permet enfin la promulgation de la Loi d’Amnistie. La province de Madrid passe ainsi de 1,8 million d’habitants en 1950 à 4,8 millions en 1980. La capitale, où se sont développés de nombreux bidonvilles, s’étale en périphérie, de l’autre côté de la M-30, une autoroute inaugurée en 1974 qui ceinture les quartiers du centre. Ces aménagements entraînent le déplacement des populations qui logeaient en bordure du fleuve Manzanares et l’apparition de cités de béton et de « ruches sans fin » comme les définira le réalisateur Pedro Almodóvar, impressionné par « la force extraordinaire » de ces quartiers « pleins de villageois de province [5] » qu’il reconnaît comme siens, et notamment celui de la Concepción où il situera l’intrigue du film Qu’est-ce que j’ai fait pour mériter ça ? en 1984.
4Au flot de travailleurs s’ajoutent, à cette époque, de jeunes provinciaux désireux d’échapper à la pression sociale de leur village encore sous l’emprise de quarante ans de valeurs morales imposées par le franquisme. Certains sont poussés par des rêves de notoriété et de paillettes. Ils sont mis en lumière en 1980 dans le premier long-métrage de Pedro Almodóvar à travers les personnages de la serveuse qui a quitté sa province pour devenir actrice, interprétée par Kiti Mánver, des Andalous Bom (Alaska) et Toni (Carlos Tristancho) à l’origine du groupe punk Bomytoni, et de Pepi (Carmen Maura) qui refuse les offres d’emploi de secrétaire proposées par son père car elle veut décomplexer le domaine de la publicité. Des personnages de fiction qui illustrent la réalité de la majorité des jeunes artistes du phénomène socioculturel qui va redonner vie à Madrid à la fin du franquisme, et qui sera baptisé par la presse en 1982 du nom de « Movida ». D’autres souhaitent simplement profiter de la liberté qu’offre l’anonymat au sein d’une capitale, notamment ceux qui, de par leur orientation sexuelle, subissent encore l’incompréhension, voire la répression [6], dans les provinces. Tel est, entre autres, le cas de trois figures fondamentales dans la genèse de la Movida : le réalisateur Pedro Almodóvar qui quitte la Mancha pour Madrid en 1967, ainsi que Juan Carrero Galofré et Enrique Naya Iguerravide, alias les Costus, un couple de jeunes peintres originaires de Cadix qui s’installent dans la capitale au milieu des années 1970.
5On attribue, communément et encore de nos jours, à cette tradition de forte immigration la difficulté qu’ont les habitants de la capitale à se définir en tant que Madrilènes. Ainsi, pour l’écrivain Lorenzo Silva, « Madrid a quelque chose de bipolaire. Une identité étrange qui vient du dicton qui affirme que celui qui passe par Madrid est automatiquement madrilène, alors que pratiquement personne ne l’est véritablement. (…) L’identité madrilène, c’est ne pas avoir une identité très marquée. (…) Très peu de personnes ont le pedigree madrilène mais par contre la vie à Madrid produit une imprégnation [7] ». Plus catégorique, le photographe Juan Ramón Yuste affirme : « Madrid accueille tout le monde, d’où qu’il soit. Madrid n’a pas d’identité [8]. » À cela s’ajoute alors un contexte politique particulier. Madrid devient, après la guerre civile, la capitale d’une Espagne « Une, Grande et Libre » dont le régime franquiste veillera à préserver l’unité jusqu’en 1975 par l’étouffement de toute tentative politique ou culturelle d’expression d’un régionalisme. Pour les Espagnols de province, pendant la Transition démocratique, l’image de Madrid reste associée au siège du régime franquiste et de ses principaux organes de répression, ainsi qu’à la volonté de promotion de « l’españolismo » au détriment de la diversité culturelle régionale. Autant d’éléments qui participent à la difficulté d’appréhender, de reconnaître et de revendiquer, au début des années 1980, une identité madrilène régionale, contrairement aux identités fortes entretenues et mises en avant dans d’autres provinces comme la Galice, l’Andalousie, et particulièrement la Catalogne et le Pays Basque qui retrouvent, fin 1979, le statut d’autonomie qu’elles avaient perdu sous le franquisme, la communauté autonome de Madrid étant l’une des dernières à être créées, en 1983, en plein apogée de la Movida.
6Ces facteurs perturbent également la vision d’une identité culturelle madrilène, comme en témoigne le ressenti des jeunes artistes madrilènes qui considèrent Madrid, à la fin du franquisme, comme le « néant », un « vide », un « désert » culturel [9]. Ils ne font pas référence en cela à la récupération de la culture espagnole ou madrilène qu’a pu opérer le régime franquiste à des fins de propagande, mais simplement à l’absence de références et de modèles à suivre. Une part de l’identité se forgeant sur la mémoire, ils pratiquent une sorte d’amnésie volontaire qui rejoint celle qui semble toucher les instances politiques pendant la Transition vis-à-vis de la mémoire historique et des événements traumatisants du passé récent de l’Espagne. De fait, leurs créations ne mettent en avant ni le « casticisme [10] » madrilène, ni le « madrilénisme », alors que se développe, à partir de 1973, à Barcelone un courant musical de revendication identitaire catalane, la Onda Layetana, simultanément au déclin des cantautores [11] engagés dans la lutte anti-franquiste et pour la reconnaissance de l’identité culturelle catalane.
L’influence des cultures étrangères
7Les jeunes artistes madrilènes vont, eux, aller chercher l’inspiration au-delà des frontières profitant de l’ouverture du pays consécutive à l’instauration du processus démocratique. Leurs créations sont empreintes de références étrangères comme le montrent les fanzines amateurs copiés sur le modèle de la revue britannique Sniffin’ Glue (1976-1977), emblématique du mouvement punk qui se développe alors en Angleterre. Des collectifs à l’origine de ces fanzines ne tardent pas à émerger les premiers groupes punk madrilènes, tel Kaka de Luxe, formé par les membres de La liviandad del imperdible, créateur du fanzine éponyme, et notamment Alaska [12], nom emprunté par une jeune Mexicaine à peine âgée de 15 ans au titre d’une chanson de Lou Reed. Ces adolescents découvrent la contre-culture lors de voyages initiatiques à Londres motivés parfois par des nécessités toutes autres, de nombreuses Espagnoles allant alors pratiquer une IVG en Angleterre, l’avortement étant interdit en Espagne jusqu’en 1985 et puni d’emprisonnement [13]. Ils en ramènent des disques, des t-shirts et des fanzines qu’ils revendent au Rastro, un quartier populaire du centre de la capitale où se déroule chaque dimanche le marché aux puces, favorisant ainsi la pénétration de la culture punk dans la capitale. C’est là que le dessinateur Ceesepe et le photographe Alberto García Alix vendent, sur le stand de la Cascorro [14] Factory, la revue Vicios modernos qui s’inspire des comics underground nord-américains de Robert Crumb et Gilbert Shelton. Ceesepe, comme les dessinateurs Javier de Juan ou El Hortelano vivent alors en alternance entre la capitale et Barcelone, plus perméable aux mouvements contre-culturels et où est publiée la majorité des revues de la presse underground, y compris celles conçues à Madrid. L’une d’entre elles, El Víbora, commande à Pedro Almodóvar un scénario adapté d’une bande dessinée intitulée Errecciones generales : en 1979, sort le premier long-métrage du réalisateur, Pepi, Luci, Bom et autres filles du quartier, dans lequel apparaissent les amis du réalisateur, notamment la chanteuse punk Alaska, les peintres Costus, le dessinateur Ceesepe, l’actrice Carmen Maura et Almodóvar lui-même en maître de cérémonie de la fête des érections générales dans une séquence digne des films de John Waters dont il s’inspire. En ce sens, le recours au punk, au milieu des années 1970, dont l’esthétique et le slogan « No Future » dénoncent un héritage insatisfaisant et traduisent la difficulté de se construire à partir d’un patrimoine encombrant et non assumé [15], est significatif. Le traitement accordé à l’héritage culturel du franquisme est fondamental car son acceptation, tout comme son rejet, participe à la création de l’identité collective. Créer quelque chose de différent à partir de cultures étrangères, de surcroît underground, devient un engagement identitaire. Toutefois, la culture punk anglo-saxonne est adaptée au contexte spécifique de l’Espagne. Ainsi, les punks madrilènes, face à toutes les possibilités que laissent supposer le processus démocratique et l’entrée de la société espagnole dans l’ère de la consommation, ne reprennent pas la critique politique aiguë de leurs homologues londoniens et préfèrent au slogan nihiliste « No Future », l’invitation hédoniste « Sólo se vive una vez » (« On ne vit qu’une fois »). Quelque chose de nouveau est en train d’émerger des locaux de répétitions, des salles concerts, des bars et de certains appartements du centre de la capitale, comme en témoignent ces interrogations formulées par le critique musical Jesús Ordovás en 1977, qui révèlent la diversité culturelle et sociale de jeunes Madrilènes investissant une ville qui les avait contraints à la clandestinité : « Anars, hippies, loubards, psys, ringards, fans de comics, chevelus, minus, rockers, diplômés, enseignants, petites frappes, voyous… Qu’est-ce qu’il se passe ici ? Fumeurs de joints, dangers sociaux, je-m’en-foutistes, mineurs, babas cool, snobs, exhibos, crasseux, déviants, PD aux cheveux longs, chelis [16] (…) Qu’est-ce qui vous branche ? Feignants, patchoulis, sociologues, (…), provocateurs, dealers, les potes, les Ramoncín, ceux du Rastro, dégueux, métèques, fans des dancefloor… C’est quoi ça ? Comment en est-on arrivé là ? Il se passe quelque chose autour de vous, et vous non plus, vous ne savez pas ce que c’est [17]. »
« Plus nous plagions, plus nous étions authentiques », Pedro Almodóvar
8Les influences étrangères, particulièrement britanniques, nord-américaines et dans une moindre mesure françaises, pénètrent tous les champs artistiques. Nous les retrouvons dans certaines peintures des Costus comme Hollywood (1970) et le Beso neoyorquino présenté par Enrique Naya en 1975 lors de sa première exposition intitulée Made in USA, ou bien encore sur les fresques murales hyper réalistes qu’ils réalisent en 1979 à l’intérieur de la discothèque La Vía Láctea, au cœur du quartier central de Malasaña, mettant en scène des stars hollywoodiennes comme Ava Gardner, Jerry Lewis, Roger Moore et Elizabeth Taylor… Les thèmes en rapport avec la culture espagnole sont eux présentés dans les toilettes transformées en un « temple érigé à la gloire des besoins humains » selon le producteur Miguel Ángel Arenas [18]. Les deux peintures, représentant Jésus en train de se raser (pour signaler les toilettes pour hommes) et la vierge Macarena se maquillant (qui indique celles des femmes), seront finalement décrochées au profit de portraits de Marylin Monroe, Marlon Brandon, Elvis et Mick Jagger. Il en va de même pour l’exposition intitulée Ejemplos de arquitecturas nacionales y otros monumentos qu’ils proposent en 1978 et dans laquelle ils entendent dépoussiérer les représentations de célébrités de la chanson et du cinéma folklorique mises en avant sous le franquisme, telles que Carmen Sevilla, Paquita Rico, Estrellita Castro et Joselito. Les œuvres sont exposées dans un local transformé en lavoir sous une ribambelle de sous-vêtements étendus d’un bout à l’autre de la pièce. La fermeture de l’exposition, le jour même, laisse supposer qu’il est encore trop tôt pour proposer une révision de la culture reconnue sous le franquisme, des connotations et des clichés qui en ont résulté. La culture parallèle, condamnée à la clandestinité sous le franquisme, ne peut pas encore s’afficher comme le rappelle la destruction, en 1976, par une bombe posée par le groupe extrémiste Los Guerrilleros del Cristo Rey, de la porte d’entrée du bar La Vaquería qui avait été décorée par Ceesepe. Pouvant difficilement s’inspirer de la culture espagnole autrement que dans un esprit de perpétuation des valeurs dominantes, ces jeunes artistes, poussés par l’élan de liberté qu’annonce pourtant le processus démocratique, regardent vers les cultures étrangères dont les échos ne leur sont parvenus qu’à travers le filtre de la censure en vigueur jusqu’en 1977.
9Ces cultures étrangères sont alors importées et assimilées comme des éléments de stimulation et des palliatifs. Pour Almodóvar, cette acculturation s’impose par manque de modèles nationaux à imiter : « Nous n’avions pas de mémoire et nous imitions tout ce qui nous plaisait et nous nous amusions en le faisant. Il n’y avait pas le moindre sentiment de solidarité, ni politique, ni social, ni générationnel et plus nous plagions, plus nous étions authentiques [19]. » Même constat pour la styliste Agatha Ruiz de la Prada qui propose son premier défilé dans la capitale en 1980, à tout juste 20 ans : « Nous étions pratiquement tous autodidactes. (…) Je trouvais ça très amusant, mais nous ne faisions pas cela parce que c’était amusant, nous le faisions parce que nous ne pouvions pas faire autrement. (…) Nous avons inventé une esthétique, un Rrollo, parce qu’il n’y avait pas de modèle [20]. »
10Ce désir de renouveau concerne aussi le domaine musical. En 1978, après le festival rock de Canet, en Catalogne, le collectif madrilène Los Corazones Automáticos critique, dans la revue Disco Exprés, la tendance au provincialisme du rock espagnol. Il dénonce l’asphyxie générée par des artistes enfermés dans une même conscience de groupe et revendique la nécessité d’une perméabilité vis-à-vis des influences extérieures afin de renouveler le rock hispanique en produisant « de l’étranger depuis l’intérieur [21] ». Considérant que l’universalité est l’essence même de la musique pop, il souhaite rompre avec le provincialisme. Face à l’impasse d’un rock nationaliste, certains artistes catalans, comme le guitariste Sabino Méndez, choisissent de partir à Madrid dans l’espoir de retrouver dans le punk rock une liberté perdue.
Du Rrollo à la Movida
11À partir de 1979, après une phase purement underground connue sous le nom de Rrollo [22], Madrid connaît, comme l’ensemble des capitales européennes, un pop revival. Il se traduit par des succès populaires tels que la chanson « Carolina » (1980) de Paraíso inspirée de « Caroline Says » de Lou Reed ou « Divina de La Mode », interprétation de la chanson de Marc Bolan (T. Rex), « Ballrooms of Mars ». Madrid s’éclaire dès lors aux couleurs de la culture pop. La Nueva Ola [23] apparaît comme une période de transition entre l’underground du Rrollo et la Movida médiatique, pendant laquelle la provocation et l’univers sombre du punk se mêlent à la gaieté et à l’anticonformisme de la culture pop. Les jeunes madrilènes se reconnaissent dans la culture pop pour ce qu’elle a de subversif. Populaire par définition, elle invite au dépassement des standards, des limites, des différences et à la fin de la culture de l’effort. Le discours d’Andy Warhol, qui promet à chacun son quart d’heure de gloire, rejoint les propositions désinhibitrices du « Do it yourself » punk. Ainsi, selon la photographe Ouka Leele : « La Movida c’est la liberté de l’art, de l’esprit, d’expression, de style, tout est libre. (…) À Madrid, tout était plus fou qu’à Barcelone, plus expérimental et plus vital. Tu sortais le soir et tu rencontrais Alaska ou un peintre ; le jour suivant, le peintre avait composé une chanson, un autre jour il faisait du cinéma, ensuite un tableau. Tout était très fou, très vivant, très amusant. C’était une époque où il fallait tout essayer, de totale liberté, de rupture avec tout ce qu’on nous avait enseigné [24]. »
12Alors que le photographe Alberto García Alix témoigne de son propre univers à travers des clichés bruts en noir et blanc des junkies madrilènes, Pablo Pérez Mínguez propose des mises en scène influencées par le style du photographe français Jean-Marie Périer : « J’ai toujours été très français : Salut les copains, Françoise Hardy, Sylvie Vartan, les Yéyés. (…) J’ai beaucoup appris de cette mise en scène merveilleuse et du monde français. Par ma mère, française catalane, qui aimait la culture française et achetait beaucoup de disques en France. Puis par les films pornos qui se passaient toujours en France, à Londres, à Rome… Le dernier tango à Paris. Certains préféraient l’Angleterre car c’était le plus logique, l’anglais était à la mode. Mais moi, par ma culture, ma famille, la langue, j’étais plus français. C’était beaucoup plus esthétique. L’anglais était plus punk, plus révolutionnaire, plus Rolling. Les Français, c’était Cloclo et Françoise Hardy [25] ! »
13Il pratique alors ce qu’il appelle un safari photo afin de rendre compte de la nouvelle faune qui investit le cœur de la capitale : « J’ai commencé à faire des photos d’Alaska y los Pegamoides en 1978, de Radio Futura en 1979. À 30 ans, moi j’étais déjà assez vieux. Tout le monde avait 15, 20, 25 ans… Et j’étais là, dans ma jeep, avec mon téléobjectif, comme dans un safari photographique, à attendre qu’ils sortent la tête [26]. » En 1980, il présente Madrid-foto-poro (Madrid-photo-pore), un photomontage qui réunit plus de 200 portraits des jeunes artistes de la capitale. Chaque portrait symbolisant un pore, l’ensemble finit par révéler la nouvelle peau de Madrid à travers un relevé, non pas des édifices qui la composent, mais des énergies qui lui redonnent vie : « Tout ceci est une question de différenciation. (…) Tu prends des gens connus de la Movida et tu photographies le joint qu’ils sont en train de fumer, le bouton, la cicatrice, la trace d’un coup… C’est de la géographie faciale. (…) C’est comme la photo d’identité de la Movida madrilène [27]. » Paradoxalement, ce photomontage constitué de portraits suppose la fin des individualités, les plans serrés décontextualisant chaque individu pour ne former qu’un seul portrait : celui du nouveau visage de Madrid.
« Le Vale Todo est éclectique et optimiste », Pablo Pérez Mínguez
14Au cœur de Madrid, dans le quartier du Rastro dès le Rrollo puis à Malasaña durant la Nueva Ola, se développent des lieux incubateurs de talents pluridisciplinaires qui, selon le modèle de la Factory new-yorkaise d’Andy Warhol, rassemblent des artistes d’origines et de domaines divers : la Cascorro Factory avec Ceesepe et Alberto García Alix ; la maison du peintre Herminio Molero, rue Antiñón où le réalisateur Pedro Almodóvar, la galeriste Blanca Sánchez et le peintre Guillermo Pérez Villalta vont écouter des poésies et des musiques nouvelles comme The Velvet Underground ; l’appartement de Bernardo Bonezzi du groupe Zombies, au 16e étage de la Torre de Madrid où il tourne des courts-métrages avec Almodóvar, le peintre, poète et muse Fanny McNamara, le peintre Sigfrido Martín Begué et le chanteur Carlos Berlanga ; le studio de Pablo Pérez Mínguez, rue Montesquinza où vient se faire photographier l’ensemble des artistes de la Movida ; et l’appartement des peintres Costus, 14 rue de la Palma, tout près de la Vía Láctea et du Pentagrama, autre club alors à la mode dans le quartier de Malasaña. Chaque soir, pendant que les Costus pratiquent une activité artistique intense, ils sont rejoints par Pedro Almodóvar, Fanny MacNamara, Alaska et son groupe Alaska y los Pegamoides, le groupe Zombies, Pablo Pérez Mínguez… qui, autour d’une table brasero, s’essaient à une création pluridisciplinaire. De cette diversité de talents naîtra, en février 1981, l’exposition collective El Chochonismo ilustrado parrainée par les Costus et présentée lors de l’inauguration de la galerie d’art Vijande.
15Ces Factory assument ainsi le rôle de connecteur et d’incubateur artistique pluridisciplinaire, favorisant une liberté d’expression sans limite. Le nom même que reçoit l’ensemble de la production artiste de la Nueva Ola, puis à partir de 1982 de la Movida, souligne la diversité intrinsèque au phénomène socioculturel tout en le rattachant à l’idéologie pop : « Todo Vale » (« Tout est bon »). Pour le photographe Pablo Pérez Mínguez, le « Vale Todo est éclectique et optimiste » : « Être optimiste est un combat, une croisade. (…) Je photographiais ceux qui prenaient de la coque, du crack, qui fumaient de l’herbe, ceux qui étaient ivres… en couleur et en noir et blanc. Être ouvert à tous est fondamental [28]. » L’intégration au sein de ces groupes est favorisée par une esthétique de recyclage, l’homogénéisation des classes sociales liée au punk et le nivellement des cultures célébré par le Pop Art. Le studio de Pablo Pérez Mínguez, qu’il définit comme « une école de superficialité et d’artifices », favorise la mixité sociale et culturelle. Il précise : « Ce qui importe c’est d’être ensemble, les pauvres, les riches, les vieux, les jeunes. Et voir se réunir des gens qui avaient 30 ans comme Almodóvar ou moi, et Alaska ou Carlos Berlanga qui en avaient 14, cela ne s’était jamais produit en Espagne. Cela aurait pu être beaucoup plus révolutionnaire, marxiste, plus réalisme social ou élitiste et bien non, cela a été populaire. Fanny était la muse d’Almodóvar. C’était un jeune qui arrivait d’un quartier de Madrid, un “chulo madrileño”, je l’ai photographié et je l’ai intégré sans savoir qui il était [29]. »
16Pour cette raison, Pablo Pérez Mínguez se présente comme un « chien de berger » qui rassemble par le biais de son médium, l’appareil photo, qui lui permet de révéler la véritable identité de ses modèles, au-delà de leur costume social, dans un processus de « désétiquetage ». Toutes les classes sociales sont présentes : la vieille noblesse espagnole par la styliste Agatha Ruiz de la Prada, fille d’un architecte grand collectionneur d’art contemporain et titulaire du titre de Grand d’Espagne par sa mère, la bourgeoisie à travers Pablo Pérez Mínguez et les classes plus modestes représentées par Almodóvar venu de Calzada de Calatrava (Ciudad Real) ou Fanny McNamara issu du quartier populaire de Ciudad Pegaso, ville construite sous le franquisme en périphérie de Madrid pour loger les ouvriers d’Enasa qui fabriquaient les camions Pegaso. Une mixité que confirme le témoignage du dessinateur Ceesepe : « Nous vivions tous de la même façon, nous étions tous un peu dans la rue. Nous vivions de notre travail, sans le sou, même si certains venaient de familles aisées. (…) Tout le monde se mélangeait, il n’y avait aucune conscience de classe, c’est ce qui était bien. Dans les fêtes, les cravatés se mélangeaient avec les punks, sans problème [30]. »
17L’éclectisme est la base du Rrollo et de la Nueva Ola dont les créations permettent de révéler, d’exprimer, voire de revendiquer une singularité condamnée sous le franquisme grâce à la force du groupe, homogène dans son aspect alternatif tout en étant formé de personnalités hétérogènes, ce qu’Yves Boisvert définit comme le différentialisme inclusiviste [31]. Ceci explique pourquoi ses protagonistes ne reconnaissent pas forcément le terme « Movida » qui est tout à la fois général et réducteur. Ainsi prétend-il qualifier un ensemble de propositions et de postures en réduisant la diversité des attitudes de multiples individualités à un ensemble de comportements semblables répondant à une idéologie de groupe et à des visées similaires, comme s’il s’agissait d’un mouvement artistique cohérent et délibérément institué.
La médiatisation de la scène madrilène
18Contrairement aux punks performers qui ne laissent pas de traces, les artistes de la Nueva Ola prennent physiquement possession de la scène madrilène grâce à des auto-présentations (autoportraits, auto-interviews, portraits des pairs) qui mettent en lumière une foule de diversités unies autour d’un même besoin d’expression. La visibilité devient le manifeste de la diversité mise en lumière dans des créations comme Pepi, Luci, Bom y otras chicas del montón, film dans lequel apparaissent de nouveaux modèles à suivre : pasotas (je-m’en-foutiste), junkies, fumeurs de joints, homosexuels, lesbiennes, transsexuels, bisexuels, sadomasochistes… Une absorption des différences qui est, pour Pablo Pérez Mínguez, un trait caractéristique de la capitale qu’il définit comme « une ville très éclectique, beaucoup plus que Barcelone et Séville », « un creuset de cultures [32] ».
19À partir de 1982, le phénomène est à son apogée. Médiatisé, il perd tout aspect underground. Le Todo Vale est alors vendu comme avant-garde par les institutions qui désignent même la capitale espagnole comme le « New York européen ». Ce fantasme collectif, qui sera conforté par la venue de Warhol en 1983, se traduit par des créations transformant Madrid en ersatz de NYC comme certains clichés de la série Gran Vía (1982) de Felix Lorrio ou Edificio Capitol (1983) dans lequel Juan Ramón Yuste déguise l’emblématique monument de la Gran Vía en statue de la liberté.
20Pour Borja Casani, directeur de la revue La Luna de Madrid créée à l’époque pour rendre compte du foisonnement culturel d’une capitale devenue insomniaque : « Madrid a désormais quelque chose à vendre (en premier lieu sa propre image) au reste de la péninsule et au monde en général (…). Une étape a été franchie. Pour la première fois, nous sommes passés d’acheteurs à fournisseurs [33]. » À cette liberté retrouvée s’ajoute donc la conscience d’une identité urbaine qui se reflète dans les slogans à la mode comme « Madrid todo es posible », « De Madrid al cielo » ou encore « Madrid me mata » qui signifie que ce qui se passe à Madrid est si fort que cela dépasse les propres Madrilènes. Elle trouve écho dans les nombreuses références à la capitale et à ses lieux emblématiques que l’on relève alors dans les créations de tous les domaines artistiques. Un nouveau Madrid voit le jour, un Madrid rénové et re-créé dans Madrid (Ouka Lele, 1984), El Pirulí (Felix Lorrio, 1982), Serie Madrid me Mata (Juan Ramón Yuste, 1982), Edificio Metrópolis (Pablo Pérez Mínguez, 1982), Alaska en el Hotel Capitol (Alberto García Alix, 1987), sur les pochettes des albums Buena disposición de Nacha Pop (1982), Escuela de calor de Radio Futura (1984), Noches de Rock and Roll de Burning (1984) représentant toutes l’édifice Carrión. À la vision négative de la ville diffusée par quelques titres heavy du Rrollo comme « Este Madrid » de Leño (1979, « Quelle merde ce Madrid où même les rats ne veulent pas vivre ») succèdent des titres populaires et gais qui mettent en avant les lieux de rencontre et d’expression de la Movida comme « Chica de ayer » de Nacha Pop (1980 : Le Pentagrama), « Enamorado de la moda juvenil » de Radio Futura (1980 : La Puerta del Sol), « Betty Yéyé » de Materia Prima (1983 : Le Pentagrama et le Rock Ola), « Madrid en technicolor » de Flash Strato (1983 : les lumières de la ville, les clubs de musique), « Madrid, Madrid » de Los Sirex (1984 : le Scalextric de Atocha, « contraste d’hier et d’aujourd’hui »), « En las calles de Madrid » de Loquillo y los Trogloditas (1984 : les rues de Madrid, Ceesepe), etc. En 1984 a lieu l’exposition Madrid, Madrid, Madrid (1974-1984) dont le titre, qui surpasse le New York, New York de Martin Scorsese sorti en 1977, fait référence aux Madrilènes, justifiant de la présence de trois générations dans la capitale. La même année, l’exposition Madrid Hoy prouve elle aussi la volonté de diffuser l’image d’un Madrid actualisé.
La Movida ou « la récupération de la liberté d’être madrilène », Borja Casani
21La capitale devient alors, selon le photographe Juan Ramón Yuste, « le centre culturel du pays, le symbole de la modernité que Barcelone avait perdue [34] ». Plus que moderne, elle devient postmoderne comme le déclare en 1983 la revue La Luna de Madrid. Pour Borja Casani, il se développe alors chez les artistes une « conscience de Madrid » qui se traduit enfin par « la récupération de la liberté d’être madrilène [35] ». L’inspiration postmoderne, définie par Francisco Umbral dans le cadre de la Movida comme « la passion pour Madrid », s’inscrit dans un retour à la tradition. Les influences étrangères connectent enfin avec la culture espagnole qui devient la base même des nouvelles créations.
22Pour Pablo Pérez Mínguez, les Espagnols ignoraient, par exemple, ce qu’avait été le surréalisme qu’ils ne connaissaient que par Dalí car tout ceci avait été, selon ses termes, « coupé [36] ». La Movida, pour lui, se construit finalement autour de ce besoin de récupération. En effet, de nombreuses créations rénovent alors les clichés associés à la culture espagnole et recyclent les chefs-d’œuvre de l’art espagnol en les enrichissant d’apports extérieurs. L’exposition collective intitulée Los Toros, présentée en 1982 à la galerie Moriarty, montre le nouvel intérêt pour la tauromachie de cette jeune génération qui va en dépoussiérer les codes. Le dessinateur Ceesepe propose ainsi diverses versions du célèbre torero Bombita : saoul et émasculé par sa propre épée dans l’album El difícil arte de la mentira ou adoptant les traits d’une femme dans El día que muera Bombita, ainsi que dans la vidéo éponyme jouée par Lola Moriarty. Le cliché du matador fier et viril est aussi transgressé dans le film Matador (1988) de Pedro Almodóvar dans lequel l’héroïne, métaphore féminine du torero, tue ses amants d’un coup d’épingle planté dans la nuque. Pour Pablo Pérez Mínguez, le torero devient une icône punk-glam interprétée par le chanteur Paco Clavel vêtu d’un habit de lumières aux multiples épingles à nourrice, accompagné de chaussures à talon compensé.
23Le travail effectué à partir d’œuvres connues ne doit pas être interprété comme un simple palliatif à un manque d’inspiration, mais plutôt comme une recherche d’ancrages à la fois artistiques et identitaires. Il s’agit pour la styliste Ágatha Ruiz de la Prada d’un travail de recherche de nouvelles formes, Almodóvar préférant parler de « restauration ». Car il s’agit en effet de montrer délibérément, comme dans une restauration, des origines évidentes, comme le démontre la réinterprétation du tableau du Greco El caballero de la mano en el pecho (1983) par Luis Pérez Mínguez qui met en scène Pedro Almodóvar ou encore la traduction contemporaine en 1981 par les Costus, pour l’affiche du film Patrimonio Nacional de Luis García Berlanga, du portrait de la famille de Charles IV réalisé par Goya en 1800. La représentation des membres de la famille royale, sans tête mais avec un ballon de foot à leurs pieds, témoigne à la fois d’une volonté de rupture propre aux révolutions et de l’appropriation d’un héritage culturel. Sous leurs pinceaux, El valle de los caídos, la basilique où repose le général Franco, devient le lieu privilégié de l’expression punk à travers une série de 26 tableaux réalisés entre 1981 et 1987, qui réactualisent les sculptures qui ornent le bâtiment. Ils donnent alors aux vierges et aux saintes patronnes le visage de chanteuses punk, notamment Alaska : « Lorsque nous avons commencé à peindre l’œuvre, cela faisait des années que la démocratie s’affirmait en Espagne, depuis la mort du général ; et vu sa proximité de la capitale, ou on bombardait le monument jusqu’à ce qu’il n’en reste plus de trace, ce qui nous semble une bêtise, ou on l’assume pour ce qu’il est : un ensemble de constructions et de sculptures, produit d’un passé qu’on ne peut nier, construit dans notre montagne madrilène. (…) C’est pourquoi et avec les mêmes libertés qu’ils ont prises eux à l’époque, nous nous sommes permis, selon un principe purement baroque, d’en interpréter l’iconographie à notre façon, avec des gens d’aujourd’hui vêtus comme tels [37]. »
24Une partie de la production artistique de la Movida retrouve ainsi partiellement la mémoire ou, plus précisément, se crée sa propre mémoire, sélective, améliorée après des années d’amnésie volontaire et de regards tournés vers l’étranger. Elle participe en cela à l’instauration d’une mémoire collective, construite et renforcée, selon Joël Candeau, « par tris, ajouts et éliminations dans les héritages [38] ».
25Il convient dès lors se demander dans quelle mesure l’un des principaux apports de la Movida et du Todo Vale n’a pas été de participer à asseoir, à Madrid, qui est à la fin des années 1970 une ville en pleine explosion démographique, restructuration urbanistique et redéfinition de son image, une identité urbaine telle que la définit Blaise Galand c’est-à-dire comme « le processus d’agencement et de structuration de l’ensemble des représentations que les différents groupes sociaux internes et externes d’une ville se font d’elle, de son passé, de son présent et de son avenir, et ceci à un moment donné de l’histoire [39] ». En d’autres termes, la Movida pourrait être appréhendée comme une tentative de création, puis de promotion, d’une identité urbaine spécifique reposant sur ce trait caractéristique de la capitale qui est, depuis des siècles, la pluralité culturelle. C’est ce que souligne Moncho Alpuente : « Je me plais à penser que la Movida de Madrid commence au XVIe siècle ou au début du XVIIe, et qu’elle se prolonge jusqu’à aujourd’hui malgré quelques parenthèses, avec notamment une parenthèse très longue qui a duré quarante années [40]. »
Mots-clés éditeurs : mouvement culturel, Todo Vale, transition démocratique, Madrid, diversité culturelle
Date de mise en ligne : 29/11/2019
https://doi.org/10.4000/hommesmigrations.10127Notes
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[1]
Joël Candeau, Mémoire et identité, Paris, PUF, 1998, p. 17
-
[2]
En 1956 est créé l’Institut espagnol de l’émigration (IEE).
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[3]
Eduardo Haro Ibars, « Barrios y ciudad », in Triunfo, n° 860, 21 juillet 1979 et « El mercadillo », in Triunfo, n° 824, 11 novembre 1978, cité dans Eduardo Haro Ibars, Cultura y memoria a la contra. Artículos en las revistas Triunfo y Tiempo de Historia (1975-1982), Madrid, Postmetropolis editorial, 2016.
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[4]
Quelques exilés, réfugiés en France, reviennent en Espagne lorsqu’éclate la Seconde Guerre mondiale, moins nombreux cependant que ceux qui partent alors pour l’Amérique latine.
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[5]
Elvira Lindo, « España era mucho más tolerante », in El País, 11 décembre 2016.
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[6]
La Ley de peligrosidad y rehabilitación social, approuvée par le régime franquiste le 4 août 1970 naît, selon le texte, de la « nécessité de défendre la société contre les conduites individuelles déterminées qui pourraient entraîner un risque pour la communauté ». Elle punit d’emprisonnement les actes de proxénétisme, prostitution, mendicité, homosexualité, incivisme, insolence, manquement à l’éducation, cynisme et rébellion vis-à-vis de la cellule familiale, qu’elle établit comme des délits de même gravité. Sa révision, le 26 décembre 1978, marque la fin de la persécution légale de l’homosexualité. La loi sera abrogée en 1995.
-
[7]
Alberto Di Lolli Rodrigo Terrasa, « Madrid o el españolismo de serie », in El Mundo, 23 août 2017.
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[8]
Entretien avec l’auteure, octobre 2008.
-
[9]
Voir les divers témoignages compilés dans José Luis Gallero, Solo se vive una vez, esplendor y ruina de la Movida madrileña, Madrid, Ediciones Ardora, 1991.
-
[10]
Intérêt pour l’essence d’un lieu, ses traditions, sa culture propre.
-
[11]
Auteurs interprètes engagés comme María del Mar Bonet, Lluis Llac, Raímun, etc.
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[12]
María Olvido Gara, dont le père, républicain exilé, revient s’installer à Madrid en 1973 avec sa famille avant de repartir au Mexique.
-
[13]
La Loi sur l’avortement (Ley Orgánica 9/1985) est promulguée en 1985 par le gouvernement de Felipe González (PSOE).
-
[14]
« Cascorro » est le nom d’une des places du Rastro, un quartier historique de Madrid.
-
[15]
Marcus Greil, Lipstick Traces. Une histoire secrète du XXe siècle, Paris, Gallimard, 1998.
-
[16]
Ceux qui parlent le cheli, jargon des jeunes Madrilènes.
-
[17]
Jesús Ordovás, ¿De qué va el rollo ?, Madrid, Ediciones de La Piqueta, 1977, page de couverture.
-
[18]
Miguel Ángel Arenas, Clausura Exposición antológica, Costus, Juan Carrero, Enrique Naya, Madrid, Comunidad de Madrid/Junta de Andalucía/Diputación de Cádiz ed., 1992, p. 39.
-
[19]
Pedro Almodóvar, Patty Diphusa y otros textos, Barcelone, Editorial Anagrama, 1991, p. 8 (Prólogo).
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[20]
Entretien avec l’auteure, le 18 avril 2000.
-
[21]
Disco Exprés, n° 487, 15 septembre 1978.
-
[22]
« Dar al Rrollo » : « fumer du haschich ».
-
[23]
La Nueva Ola (nouvelle vague) correspond à la New Wave.
-
[24]
Entretien avec l’auteure, Madrid, 1993.
-
[25]
Entretien avec l’auteure, Madrid, le 7 avril 2011.
-
[26]
José Luis Gallero, op. cit., p. 84.
-
[27]
Entretien avec l’auteure, op. cit.
-
[28]
Entretien avec l’auteure, op. cit.
-
[29]
Entretien avec l’auteure, op. cit.
-
[30]
Ianko López, « Ceesepe : “¿La Movida ?” No quiero tener nada que ver ni con Alaska, ni con Mario, ni con McNamara », in Vanity Fair, 7 septembre 2008.
-
[31]
Yves Boisvert, Le monde postmoderne. Analyse du discours sur la postmodernité, Paris, L’Harmattan, 1996, p. 70-71.
-
[32]
Entretien avec l’auteure, op. cit.
-
[33]
Borja Casani, José Tono Martínez, in La Luna de Madrid, 1984.
-
[34]
Entretien avec l’auteure, op. cit.
-
[35]
José Luis Gallero, op. cit., p. 1.
-
[36]
Entretien avec l’auteure, op. cit.
-
[37]
Miguel Ángel Arenas, op. cit., p. 76
-
[38]
Joël Candeau, op. cit.
-
[39]
Blaise Galand, « Les identités urbaines », in Cultures, sous-cultures et déviances, 1993.
-
[40]
Alpuente Moncho, in Alfoz, n° 27, avril 1986.