Notes
-
[1]
Naïma Yahi, « L’exil blesse mon cœur : pour une histoire culturelle des artistes algériens en France 1962-1987 », thèse de doctorat en histoire, Paris, Université Paris 8 Saint-Denis, 2008 ; Angeline Escafré-Dublet, « État, culture, immigration : la dimension culturelle des politiques françaises d’immigration, 1958-1991 », thèse de doctorat en histoire, Paris, IEP de Paris, 2008 ; Adèle Momméja, « Les enfants de l’immigration au Centre Pompidou », in Hommes & Migrations, n° 1313, 2016, pp. 97-102.
-
[2]
Mogniss H. Abdallah, J’y suis, j’y reste ! Les luttes de l’immigration en France depuis les années soixante, Paris, Reflex, 2000 ; Ahmed Boubeker, Abdellali Hajjat (dir.), Histoire politique des immigrations (post)coloniales. France, 1920-2008, Paris, éd. Amsterdam, 2008.
-
[3]
Alec G. Hargreaves, Mark McKinney (dir.), Post-Colonial Cultures in France, Londres, Routledge, 1997.
-
[4]
Yvan Gastaut, Mickaël Spanu, Naïma Yahi, « Avec ma gueule de métèque : chanson et immigration dans la France de la seconde moitié du XXe siècle », in Volume !, vol. 12, n° 1, 2015.
-
[5]
Yvan Gastaut, Driss El Yazami, Naïma Yahi, Générations, un siècle d’histoire culturelle des Maghrébins en France, Paris, Gallimard, 2009.
-
[6]
Armelle Gaulier, « Zebda, Tactikolectif, Origines Contrôlées : la musique au service de l’action sociale et politique à Toulouse », thèse de doctorat en science politique, Bordeaux, Université de Bordeaux, 2014 ; Maria Ghio, « Le rap français. Désirs et effets d’inscription littéraire », thèse de doctorat en littérature française et francophone, Paris, Université Paris 3, 2012.
-
[7]
Paul Moreira, Rock métis, Paris, Souffles, 1987.
-
[8]
Benjamin Stora, Ils venaient d’Algérie : l’immigration algérienne en France (1912-1992), Paris, Fayard, 1992.
-
[9]
Ibid.
-
[10]
Antonio Saraiva, « Les Portugais dans les bidonvilles du Nord-Est de la banlieue parisienne (1961-73) », mémoire de maîtrise, Paris, Université Paris 8, 1994-1995.
-
[11]
Yvan Gastaut, « Les bidonvilles, lieux d’exclusion et de marginalité en France durant les trente glorieuses », in Cahiers de la Méditerranée, n° 69, 2004, pp. 233-250.
-
[12]
René Gallissot, « Le mouvement ouvrier face aux travailleurs immigrés », in Hommes & Migrations, n° 1263, 2006, pp. 99-104.
-
[13]
Laure Pitti, « La main-d’œuvre algérienne dans l’industrie automobile (1945-1962), ou les oubliés de l’histoire », in Hommes & Migrations, n° 1263, 2006, pp. 47-57.
-
[14]
Naïma Yahi, « L’aventure artistique du catalogue arabe Pathé Marconi, 1950-1970 », in Écarts d’identité, n° spécial, juillet 2009, pp. 8-30.
-
[15]
Rachid Mokhtari, La chanson de l’exil. Les voix natales (1839-1969), Alger, Casbah éd., 2000.
-
[16]
Yvan Gastaut, « Les bidonvilles, lieux d’exclusion et de marginalité en France durant les trente glorieuses », op. cit.
-
[17]
Abdellali Hajjat, « Le MTA et la “grève générale” contre le racisme de 1973 », in Plein droit, n° 67, 2005, pp. 35-40.
-
[18]
Yvan Gastaut, L’immigration et l’opinion en France sous la Ve République, Paris, Seuil, 2000.
-
[19]
Voir le film documentaire de Samia Chala, Thierry Leclère et Naïma Yahi, Les Marcheurs : chronique des années beurs, 52 min, Jem Prods/Public Sénat, 2013.
-
[20]
Naïma Yahi, « Rock’n’Beur : l’héritage musical des enfants de l’immigration », in Origines contrôlées, n° 3, 2007, pp. 14-19.
-
[21]
Hadj Miliani, Bouziane Daoudi, Beurs’ melodies : cent ans de chansons immigrées maghrébines en France, du blues berbère au rap beur, Paris, Séguier, 2002.
-
[22]
Paul Moreira, op. cit.
-
[23]
Jean-Luc Rongé, « Les jeunes immigrés et la double peine », in Journal du droit des jeunes, n° 215, 2002, pp. 8-13.
-
[24]
Abdellali Hajjat, La Marche pour l’égalité et contre le racisme, Paris, éd. Amsterdam, 2013.
-
[25]
Yvan Gastaut, L’immigration et l’opinion en France sous la Ve République, op. cit.
-
[26]
Mogniss H. Abdallah, op. cit.
-
[27]
Christian Delorme, La Marche. La véritable histoire qui a inspiré le film, Paris, Bayard, Paris, 2013 ; Abdellali Hajjat, La Marche pour l’égalité et contre le racisme, op. cit.
-
[28]
Richard L. Derderian, « Radio Beur, 1981-1992 ; l’échec d’un multiculturalisme à la française ? », in Hommes & Migrations, n° 1191, 1995, pp. 55-59.
-
[29]
Angeline Escafré-Dublet, op. cit.
-
[30]
Voir l’exemple de Zebda, in Armelle Gaulier, op. cit.
-
[31]
Adèle Momméja, op. cit.
-
[32]
Richard L. Derderian, North Africans in Contemporary France : Becoming Visible, New York, Palgrave Macmilan, 2004.
-
[33]
Naïma Yahi, « L’expression musicale des enfants de l’immigration algérienne 1980-1992 », in Migrations Société, n° 103, 2006, pp. 129-144.
-
[34]
Sylvia Faure, Marie-Carmen Garcia, « Hip-Hop et politique de la ville », in Agora débats/jeunesses, n° 49, 2008, pp. 78-89.
-
[35]
Jean-Pierre Vivier, « Culture hip-hop et politique de la ville », in Hommes & Migrations, n° 1147, 1991, pp. 35-44.
-
[36]
Adil Jazouli, « Dossiers et documents », in Le Monde, février 1991.
1Si l’histoire de la musique contestataire est documentée, notamment en ethnomusicologie ou en sociologie, très peu de travaux d’historiens dans le champ de l’histoire de l’immigration prennent en charge les modalités d’expression artistique, en particulier musicale. La présente revue de littérature s’adosse sur les postcolonial studies anglo-saxonnes qui, les premières, s’intéressent à cette dimension culturelle et sociale. Elle fait place également à la nouvelle génération d’historiens qui revisitent l’histoire culturelle des artistes immigrés, les politiques culturelles en leur faveur [1], et les temps forts de l’histoire des luttes immigrées, y compris dans leur dimension culturelle [2]. Cet intérêt scientifique [3] commence par la littérature et le cinéma : très peu de travaux jusqu’à ce jour ont été dédiés à la musique, si ce n’est quelques numéros de revues spécialisées. Enfin, il y a les travaux que nous avons menés sur l’histoire culturelle des Maghrébins en France, qui permettent de cerner l’effervescence et la richesse du répertoire de la chanson de l’exil [4], puis l’émergence de la génération beur sur la scène des musiques urbaines [5]. Au travers de monographies, d’études de cas sur les cultures urbaines [6] ou le rock [7], nous apporterons quelques précisions sur les modalités d’émergences de ce répertoire fortement ancré au sein des mouvements sociaux portés par les militants des quartiers populaires.
Une production musicale pléthorique mais souterraine
2Au lendemain de la guerre d’Algérie, les flux migratoires en provenance des anciennes colonies ne se tarissent pas, bien au contraire [8]. Durant les Trente Glorieuses, les accords de main-d’œuvre successifs mis en place par la France avec ses anciennes colonies ou avec la Turquie amplifient le phénomène d’installation de populations maghrébines et turques, dominées par les ressortissants algériens [9]. L’immigration portugaise, la plus importante population étrangère de la période, connaît, à l’instar des Algériens, la misère des baraques des bidonvilles comme Champigny-sur-Marne [10]. Installés dans les grands bassins d’emploi, les immigrés sont en effet les principales victimes du mal logement. Ce « peuple des baraques » de Nanterre ou Villeurbanne continue également, pour partie, de s’entasser dans les hôtels meublés des marchands de sommeil des grandes villes ou au sein des foyers Sonacotra [11]. D’un point de vue musical, cette France de « l’après-guerre » (guerre d’Indochine, guerre d’Algérie) délaisse les slows sirupeux de Gloria Lasso ou les sonorités orientales de Bob Azzam pour découvrir la déferlante yéyé, qui introduit en France le rock’n’roll, par l’entremise de Johnny Hallyday, Sylvie Vartan ou Eddy Mitchell. Après avoir cassé les fauteuils des concerts de Johnny Hallyday, cette jeunesse poursuit son émancipation jusqu’à connaître sa « révolution » en Mai 68, quand les étudiants et les ouvriers fraternisent sur les piquets de grève.
3Sur fond de mobilisations politiques et sociales, tandis que Mai 68 bouleverse la société française, les populations immigrées, main-d’œuvre peu qualifiée et corvéable à merci, deviennent l’enjeu d’un intérêt croissant de la part des organisations syndicales ou politiques d’extrême gauche qui développent à leur intention des formations et une documentation dans les langues vernaculaires [12]. Les pays d’origines ne sont pas en reste : ils souhaitent garder un contrôle ferme sur la communauté de leurs ressortissants, à l’instar de l’Amicale des Algériens en Europe qui organise banquets, conférences, fêtes nationales ou ateliers de théâtre et de danses pour les enfants arrivés jeunes, ou nés en France. Parfois majoritaire au sein de ces usines, jusqu’à représenter 80 % des effectifs dans certains sites industriels [13], ce lumpenprolétariat retrouve la chronique de son quotidien difficile dans la chanson de l’exil (Lghorba). Créé quasi exclusivement par la communauté maghrébine, ce style musical est produit depuis les années 1950 par les grandes maisons de disques françaises (Philips, Pathé-Marconi, Columbia, Ducretet Thomson, Decca…). Paris, capitale des musiques métissées et pôle d’attraction des intellectuels et des artistes venus du monde entier, accueille dès les années 1940 les hauts lieux de la musique maghrébine en France. Au sein du carré d’or du 5e arrondissement, côtoyant les caves de jazz et le Saint-Germain-des-Prés des grandes heures, le cabaret El Djazaïr compte parmi sa clientèle des hommes politiques, des ambassadeurs, des sportifs ou des jeunes premiers : le Tout-Paris s’y presse. Cette clientèle aisée cherche alors le dépaysement et l’exotisme au coin de la rue. Cette réalité clinquante des cafés chantants aux décors en stucs et carton-pâte, reprenant les clichés des cartes postales orientalistes, masque celle plus souterraine des scènes musicales que constituent les cafés algériens, nombreux dans la capitale. Scènes improvisées qui existent encore aujourd’hui, ces cafés, seuls lieux de convivialité dans la vie de l’ouvrier maghrébin réduite au labeur, servent de bureau d’information et offrent des services variés, comme celui de l’écrivain public. Ces deux réalités artistiques nourrissent dans le même temps le riche catalogue arabe des maisons de disques françaises.
4Le catalogue le plus important reste celui de la maison Pathé-Marconi [14]. Des artistes incontournables comme Slimane Azem ou Noura, distingués tous deux par un disque d’or pour leur vente en France (1971), ont chanté le « piège » de l’immigration, le racisme et la misère qui caractérisent la vie de l’exilé [15]. Composé de plusieurs dizaines de milliers de titres, ce répertoire connaît le succès, auprès de l’immigration comme dans les pays d’origine. En revanche, il ne rencontre pas du tout le grand public en France qui semble ignorer ces artistes, à l’instar des familles immigrées qui vivent recluses dans les bidonvilles, les cités de transit ou les foyers d’immigrés [16].
Un laboratoire musical de l’engagement des immigrés
5Dès le début de la décennie, le Mouvement des travailleurs arabes (MTA, anciennement comité Palestine) se situe à la pointe du combat pour les droits sociaux et politiques, mais aussi contre le racisme anti-arabe (grèves de la faim des sans-papiers de 1973, grève générale des travailleurs arabes, mouvement de lutte contre les circulaires Marcellin-Fontanet) [17]. Le MTA prend en compte les revendications culturelles à travers le « théâtre immigré » lors de représentations organisées dans son festival dédié. Les ouvriers et les étudiants du MTA n’hésitent pas à produire à cette occasion la nouvelle génération d’artistes engagés, souvent arrivés du pays, qui prennent en charge la chanson immigrée. Ainsi, les premiers concerts d’Idir ou de Lounis Aït Menguellet, dissidents au pouvoir algérien et soutiens de la première heure des mouvements sociaux portés par l’immigration, côtoient la nouvelle génération des Abranis ou de Djamel Allam qui rencontrent leurs premiers succès. C’est d’ailleurs dans le contexte sanglant de 1973, où ratonnades, attentats contre le consulat d’Algérie et bavures se multiplient [18], que le jeune Rachid Taha, ouvrier à l’usine, va faire ses premiers concerts, en soutien aux associations mobilisées pour dénoncer l’assassinat de Mohamed Diab [19]. Le chanteur et producteur Salah Sadaoui chronique en français le racisme et la nécessité de rentrer au pays pour les près de 700 000 Algériens qui vivent en France au milieu de la décennie, alors que le regroupement familial prend le pas sur l’immigration légale. Pour sa part, Slimane Azem chante en français la « carte de résidence » (1978) pour les anciens combattants des deux guerres mondiales qui se « sont battus pour la France », alors que la France et l’Algérie sont en pleine renégociation des accords de main-d’œuvre. Les premières collaborations à forte dimension sociale, mêlant improvisation théâtrale, musiques et chants d’Areski Belkacem et de Brigitte Fontaine, puis de Jacques Higelin, marquent également le compagnonnage qu’ont les artistes auprès des mobilisations de l’immigration au tournant des années 1980. Au-delà des conflits sociaux qui émaillent la décennie, comme les grèves de la faim de 1973 contre les expulsions, les mobilisations contre les circulaires Marcellin-Fontanet qui durcissent les conditions de séjour ou les grèves dans les foyers Sonacotra, cette période riche en mobilisations produit aussi son lot d’initiatives politico-culturelles. Ces dernières nourrissent une professionnalisation de la pratique musicale par le biais des délégués syndicaux immigrés élus au comité d’entreprise de grands pourvoyeurs de main-d’œuvre immigrée. Par exemple, à l’usine Renault de l’île Seguin, certains délégués d’origine subsaharienne et maghrébine ont les moyens de produire les artistes issus des diasporas comme le chanteur marocain Abdelwahab Doukkali ou les Sénégalais du groupe Touré Kunda. Cette réalité démographique des usines et leur accès à la programmation culturelle, avant la libéralisation en 1981 du droit d’association, amorcent les premières scènes de « musiques du monde ». C’est dans ce contexte que la génération « beur » bénéficie très tôt d’une transmission culturelle et patrimoniale par des vecteurs pluriels : les scènes de spectacle des festivals immigrées, comme à Puteaux, accueillent de nombreuses familles, comme les rencontres organisées par exemple au sein de la diaspora algérienne par l’Amicale des Algériens en Europe qui encadre les activités culturelles de ses ressortissants. Découvrant très jeunes l’expression artistique de l’immigration, la génération suivante y puise les sources d’une expression artistique hybride, à l’instar de Rachid Taha, leader du groupe de rock arabe Carte de séjour originaire de la région lyonnaise, qui a été le passeur culturel le plus important de la scène musical [20], proposant une fusion musicale réjouissante entre le rock, la pop, la techno et la plus pure tradition chaabi algérienne ou la chanson arabe [21].
« Beur is beautiful » : la jeunesse immigrée maghrébine à l’avant-garde de la création musicale
6Durant la décennie suivante, les enfants de l’immigration, jeunes prolétaires issus des bidonvilles, des cités de transit ou des quartiers populaires, participent de ce « rock métis [22] » comme Rachid Taha, Manu Chao ou plus tard le groupe Zebda, sortis des tremplins rock et de l’underground aux revendications identitaires.
7À cette époque, si la déferlante des musiques punk, ska ou reggae enthousiasment la jeunesse des quartiers populaires, c’est bien dans le rock que le mouvement social porté par la seconde génération va s’exprimer. Les premières expériences sur scène accompagnent les mobilisations en faveur de la lutte contre la double peine [23], ou pour dénoncer les bavures et les assassinats qui touchent de nombreux jeunes arabes des banlieues [24]. Un vent de révolte souffle sur les quartiers peuplés de jeunes enfants d’immigrés, ceux qu’on n’avait pas vus venir. En effet, jusque-là perçu comme une immigration provisoire, l’immigration postcoloniale est considérée comme surnuméraire en temps de crise économique durable. Par exemple, l’élection du socialiste François Mitterrand en 1981 ne met pas fin au dispositif d’aide au retour mis en place par Lionel Stoléru et son fameux « million ». Le « problème immigré » préoccupe cette France en pleine désindustrialisation : alors que les grèves et les conflits se multiplient depuis les années 1970 (grève des foyers Sonacotra entre 1977 et 1978, mobilisations contre les circulaires Marcellin Fontanet, grèves dans l’automobile en 1975), la banlieue lyonnaise s’embrase à l’été 1981. Gymkhana et courses-poursuites entre les jeunes et la police aux Minguettes à Vénissieux, grève de la faim contre les expulsions ou les crimes racistes : les tensions sont à leurs paroxysmes [25]. Entre les mobilisations de leurs aînés et leurs propres revendications, l’action collective de la jeunesse immigrée va prendre forme en bas des tours à travers l’initiative de Rock Against Police s’inspirant du modèle anglo-saxon Rock Against Racism, lors duquel des concerts de rock arabe, des pièces de théâtre et des meetings portent les mouvements de luttes à travers toute la France [26]. Rockabilly, reggae, scènes ouvertes : ces rencontres permettent à une génération d’entrer en action, et pour certains de faire leurs premiers pas sur les planches. Lounès Lounis, les Rockin’babouches ou les plus connus, Carte de séjour, chantent le quotidien d’une jeunesse prolétaire immigrée parquée dans les quartiers périphériques, des 4 000 à La Courneuve en passant par le Mirail à Toulouse ou les Minguettes à Vénissieux. Dans ce contexte, 15 jeunes de la banlieue de Lyon, appuyés par la gauche chrétienne, mettent en œuvre en 1983 la Marche pour l’égalité et contre le racisme, prenant exemple sur le mouvement américain des droits civiques [27]. Accueillis avec bienveillance par le pouvoir socialiste et les médias, ces marcheurs adressent un message de paix et d’ouverture contre les violences qui les visent et affirment leur volonté de vivre en France. Au son de « Sabra et Chatila », chant de lutte du groupe marocain Nass el Ghiwane, les marcheurs arborent le keffieh palestinien en solidarité avec le peuple palestinien, héritier de la génération internationaliste des comités Palestine à l’origine du Mouvement des travailleurs arabes. À cette même période, la libéralisation des ondes et le droit d’association élargi aux étrangers permettent à l’aventure radiophonique de Radio Soleil Goutte d’Or et, surtout, de Radio Beur d’accompagner ces mouvements sociaux favorables à une société multiculturelle [28]. Cette mise en place d’une « politique de la ville » qui prend en charge la dimension multiculturelle des problématiques liées à ce nouveau prolétariat urbain, multiracial, prend la forme d’une action sociale qui propose aussi, par la voix de figure comme Françoise Gaspard ou Jack Lang, de diffuser des moyens de création, des ateliers d’initiation et la prise en considération d’une France multiculturelle [29]. Ce tournant au sein des politiques publiques produit une accélération dans l’émergence d’une génération de créateurs, y compris dans le domaine musical [30]. Ces quelques années d’intense création, ces frémissements de reconnaissance institutionnelle, comme lors de l’exposition Les enfants de l’immigration à Beaubourg [31], ne suffisent pas à compenser le phénomène de ghettoïsation culturelle qui frappe cette génération beur [32]. L’expérience de la cohabitation politique de 1986, les revirements des discours, de la bienveillance célébrant le fait multiculturel vers la mise en accusation, à travers plusieurs polémiques comme l’affaire du foulard, et des politiques publiques, en cette fin des années 1980, sont venus ébranler les espoirs de cette jeunesse entrée en politique en 1983. À l’apparition d’une scène underground hybride portée par une génération élevée au rock’n’roll va succéder une génération hip-hop qui, contrairement à la musique de leurs aînés, rencontre le grand public et va connaître la consécration dans les décennies suivantes [33]. En effet, ce cheminement vers une plus grande reconnaissance institutionnelle a été jalonné d’étapes marquées par une promotion de « l’interculturalité » par le biais des politiques publiques portées par la « politique de la ville », nées il y a un peu plus de 40 ans, en direction des quartiers populaires [34]. Ces politiques publiques vont se concrétiser par le biais de l’éducation populaire, la politique des « grands frères », ou la coproduction de nombreuses initiatives dans le champ des cultures urbaines, portée par de nombreux festivals des quartiers comme « Y’a de la banlieue dans l’air » (Bondy), la « Caravane des quartiers » (Nanterre) ou « Ça bouge au Nord » (Toulouse) [35].
« Qu’est-ce qu’on attend pour foutre le feu… » (NTM, « Qu’est-ce qu’on attend », 1995), le rap, nouvel étendard de la contestation
8La décennie 1990 s’ouvre comme la précédente sur des émeutes liées, tout d’abord, à la mort de Thomas Claudio, passager tombé d’une moto lors d’un contrôle de police qui embrase sa banlieue, puis les banlieues, et n’est pas sans rappeler les échauffourées des Minguettes en 1981. La multiplication de « comportements de classes dangereuses [36] » préoccupe les pouvoir publiques qui, s’ils avaient encouragé quelque temps la démocratisation des pratiques artistiques dans les quartiers, se retrouvent désormais en confrontation directe avec cette jeunesse dans laquelle ils voient aussi les risques d’un ennemi intérieur, quand éclate, en janvier 1991, la guerre du Golfe…
Notes
-
[1]
Naïma Yahi, « L’exil blesse mon cœur : pour une histoire culturelle des artistes algériens en France 1962-1987 », thèse de doctorat en histoire, Paris, Université Paris 8 Saint-Denis, 2008 ; Angeline Escafré-Dublet, « État, culture, immigration : la dimension culturelle des politiques françaises d’immigration, 1958-1991 », thèse de doctorat en histoire, Paris, IEP de Paris, 2008 ; Adèle Momméja, « Les enfants de l’immigration au Centre Pompidou », in Hommes & Migrations, n° 1313, 2016, pp. 97-102.
-
[2]
Mogniss H. Abdallah, J’y suis, j’y reste ! Les luttes de l’immigration en France depuis les années soixante, Paris, Reflex, 2000 ; Ahmed Boubeker, Abdellali Hajjat (dir.), Histoire politique des immigrations (post)coloniales. France, 1920-2008, Paris, éd. Amsterdam, 2008.
-
[3]
Alec G. Hargreaves, Mark McKinney (dir.), Post-Colonial Cultures in France, Londres, Routledge, 1997.
-
[4]
Yvan Gastaut, Mickaël Spanu, Naïma Yahi, « Avec ma gueule de métèque : chanson et immigration dans la France de la seconde moitié du XXe siècle », in Volume !, vol. 12, n° 1, 2015.
-
[5]
Yvan Gastaut, Driss El Yazami, Naïma Yahi, Générations, un siècle d’histoire culturelle des Maghrébins en France, Paris, Gallimard, 2009.
-
[6]
Armelle Gaulier, « Zebda, Tactikolectif, Origines Contrôlées : la musique au service de l’action sociale et politique à Toulouse », thèse de doctorat en science politique, Bordeaux, Université de Bordeaux, 2014 ; Maria Ghio, « Le rap français. Désirs et effets d’inscription littéraire », thèse de doctorat en littérature française et francophone, Paris, Université Paris 3, 2012.
-
[7]
Paul Moreira, Rock métis, Paris, Souffles, 1987.
-
[8]
Benjamin Stora, Ils venaient d’Algérie : l’immigration algérienne en France (1912-1992), Paris, Fayard, 1992.
-
[9]
Ibid.
-
[10]
Antonio Saraiva, « Les Portugais dans les bidonvilles du Nord-Est de la banlieue parisienne (1961-73) », mémoire de maîtrise, Paris, Université Paris 8, 1994-1995.
-
[11]
Yvan Gastaut, « Les bidonvilles, lieux d’exclusion et de marginalité en France durant les trente glorieuses », in Cahiers de la Méditerranée, n° 69, 2004, pp. 233-250.
-
[12]
René Gallissot, « Le mouvement ouvrier face aux travailleurs immigrés », in Hommes & Migrations, n° 1263, 2006, pp. 99-104.
-
[13]
Laure Pitti, « La main-d’œuvre algérienne dans l’industrie automobile (1945-1962), ou les oubliés de l’histoire », in Hommes & Migrations, n° 1263, 2006, pp. 47-57.
-
[14]
Naïma Yahi, « L’aventure artistique du catalogue arabe Pathé Marconi, 1950-1970 », in Écarts d’identité, n° spécial, juillet 2009, pp. 8-30.
-
[15]
Rachid Mokhtari, La chanson de l’exil. Les voix natales (1839-1969), Alger, Casbah éd., 2000.
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[16]
Yvan Gastaut, « Les bidonvilles, lieux d’exclusion et de marginalité en France durant les trente glorieuses », op. cit.
-
[17]
Abdellali Hajjat, « Le MTA et la “grève générale” contre le racisme de 1973 », in Plein droit, n° 67, 2005, pp. 35-40.
-
[18]
Yvan Gastaut, L’immigration et l’opinion en France sous la Ve République, Paris, Seuil, 2000.
-
[19]
Voir le film documentaire de Samia Chala, Thierry Leclère et Naïma Yahi, Les Marcheurs : chronique des années beurs, 52 min, Jem Prods/Public Sénat, 2013.
-
[20]
Naïma Yahi, « Rock’n’Beur : l’héritage musical des enfants de l’immigration », in Origines contrôlées, n° 3, 2007, pp. 14-19.
-
[21]
Hadj Miliani, Bouziane Daoudi, Beurs’ melodies : cent ans de chansons immigrées maghrébines en France, du blues berbère au rap beur, Paris, Séguier, 2002.
-
[22]
Paul Moreira, op. cit.
-
[23]
Jean-Luc Rongé, « Les jeunes immigrés et la double peine », in Journal du droit des jeunes, n° 215, 2002, pp. 8-13.
-
[24]
Abdellali Hajjat, La Marche pour l’égalité et contre le racisme, Paris, éd. Amsterdam, 2013.
-
[25]
Yvan Gastaut, L’immigration et l’opinion en France sous la Ve République, op. cit.
-
[26]
Mogniss H. Abdallah, op. cit.
-
[27]
Christian Delorme, La Marche. La véritable histoire qui a inspiré le film, Paris, Bayard, Paris, 2013 ; Abdellali Hajjat, La Marche pour l’égalité et contre le racisme, op. cit.
-
[28]
Richard L. Derderian, « Radio Beur, 1981-1992 ; l’échec d’un multiculturalisme à la française ? », in Hommes & Migrations, n° 1191, 1995, pp. 55-59.
-
[29]
Angeline Escafré-Dublet, op. cit.
-
[30]
Voir l’exemple de Zebda, in Armelle Gaulier, op. cit.
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[31]
Adèle Momméja, op. cit.
-
[32]
Richard L. Derderian, North Africans in Contemporary France : Becoming Visible, New York, Palgrave Macmilan, 2004.
-
[33]
Naïma Yahi, « L’expression musicale des enfants de l’immigration algérienne 1980-1992 », in Migrations Société, n° 103, 2006, pp. 129-144.
-
[34]
Sylvia Faure, Marie-Carmen Garcia, « Hip-Hop et politique de la ville », in Agora débats/jeunesses, n° 49, 2008, pp. 78-89.
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[35]
Jean-Pierre Vivier, « Culture hip-hop et politique de la ville », in Hommes & Migrations, n° 1147, 1991, pp. 35-44.
-
[36]
Adil Jazouli, « Dossiers et documents », in Le Monde, février 1991.