Couverture de HOMI_1320

Article de revue

‪Vive le modèle allemand‪

Pages 139 à 142

1Avez-vous remarqué comment l’apparente réussite d’autrui est utilisée dans le débat public comme un argument d’autorité ? Comment chaque paroisse annone son bréviaire à coup de modèle à imiter et fissa ! En la matière, le modèle allemand est servi matin, midi et soir. Quand sonne l’heure des flatteuses génuflexions, nos responsables ne glougloutent plus à la piquette patriotique. Chacun jette aux poubelles de l’Histoire son petit roman national, les structures sociales et les modes particuliers de gestion des conflits, les mentalités, ce que les uns aiment et ce que les autres détestent, ce dont les uns et les autres se moquent comme de leur première liquette ou Lederhose. Un j’aime/je n’aime pas façon Barthes, révélateur des compositions et des dynamiques profondes. Le modèle devient une dangereuse contrainte quand il force à imiter. Il est plus pertinent quand il offre l’occasion d’apprécier l’écart, les ressources des uns et des autres et les opportunités offertes. Aux uns comme aux autres. De part et d’autre.

2Depuis des siècles, la France des droits de l’Homme rayonne chez tous les peuples épris de liberté. Voilà un don fait à l’humanité autrement prestigieux et durable que les ventes de tutures et de sent-bon qui égaillent une balance commerciale anorexique. Mais, pour encore bénéficier de ce crédit d’estime et, osons le dire, d’amour (lire nos littérateurs métèques devenus nationaux), encore faut-il rester digne de ces valeurs, ne pas se contenter d’afficher des mots aux frontons des édifices nationaux, dont on se gargarisent, sans plus d’efforts et encore moins d’effets. Or qui, en Europe, a montré la voie de l’universalisme, de l’accueil et de la solidarité ? Qui a osé braver la peur, l’égoïsme, la xénophobie voire le racisme d’électeurs que l’on craignait de froisser et ainsi risquer de perdre un confortable siège ? Qui, en matière de droit de l’homme, conviendrait-il de poser en modèle en 2018 ? Sûrement pas la France. Certainement l’Allemagne de madame Merkel qui a osé, elle, mettre dans la balance électorale ses convictions, ce qu’elle estime bon pour son pays, au risque de se voir éjecter.

Le 31 aout 2015

3« Tandis que, partout ailleurs, de Calais à Budapest, explosaient les commandes de barbelés » (Le Monde diplomatique, mars 2017), le 31 aout 2015, madame Merkel a fait le choix d’ouvrir les portes de son pays aux demandeurs d’asile. Un volontarisme politique symbolisé par le fameux « Wir schaffen das », « nous y arriverons ». Et la société civile s’est mobilisée : « L’élan a été national et massif, comme l’illustre le journal Der Spiegel, qui a comptabilisé 15 000 initiatives relatives aux réfugiés entre 2015 et 2016. » Et l’État a déboursé : « 21,7 milliards d’euros en 2016 pour la construction de centres d’hébergement, l’organisation de mesures d’intégration, le versement d’allocations sociales aux réfugiés, mais également le financement de moyens pour prévenir l’immigration illégale » (La Croix du 26 août).

4« Presque deux ans après le “pic” de l’été 2015 et les images d’une Allemagne heureuse de se découvrir si accueillante, le tableau paraît moins idyllique », écrit Olivier Cyran dans Le Monde diplomatique de mars. « Mais tout de même : à l’heure du premier bilan, les efforts déployés impressionnent. La ville de Berlin a accueilli à elle seule près de cent mille réfugiés entre 2015 et 2016, à l’intention desquels elle a réquisitionné trente-huit gymnases et aménagé soixante-huit centres d’hébergement ou “villages conteneurs”. (…) De Hambourg à Munich, la plupart des grandes villes se sont équipées dans des proportions similaires. À titre de comparaison, il a fallu attendre octobre 2016, soit un an et demi après l’apparition des premiers camps de migrants dans ses rues, pour que la ville de Paris se dote d’un seul et unique centre d’accueil de huit cents places, immédiatement saturé. Le spectacle (…) de forces de police dispersant à coups de gaz lacrymogènes les regroupements de migrants laissés sur le carreau, ou leur confisquant leurs duvets en plein hiver, serait inconcevable en Allemagne. »

5Pourtant, selon Ulla Jelpke, députée Die Linke (La Gauche) au Parlement, « une partie importante de la population considère aujourd’hui que les réfugiés sont responsables de tous les maux, alors les politiques lui emboîtent le pas ». Cette « droitisation de la classe politique » est envenimée par le « parti d’extrême droite Alternative pour l’Allemagne (AfD), qui exploite le thème du mahométan fourbe après avoir épuisé celui du Grec gaspilleur ». « Sa cheffe, Mme Frauke Petry, préconise par exemple de déporter tous les réfugiés du pays sur des îles-prisons situées hors des eaux européennes ». Pour Thomas Hartung (AfD), « ce n’est pas en appliquant la Constitution que l’on peut stopper les flots de migrants. La politique d’Angela Merkel cause un tort immense à notre pays ; pour y remédier, il faut donc réfléchir à des moyens non conventionnels ». Comme, peut-être, ces 477 agressions racistes en Saxe en 2015 (+ 87 % par rapport à 2014) ou ces 921 attaques contre des foyers de réfugiés en 2016, dont 66 incendies et quatre attentats à l’explosif… La journaliste Andrea Röpke (…) évoque un « terrorisme au quotidien qui reste dans l’ombre de l’actualité » (Le Monde diplomatique, mars 2017).

6Tel est le contexte de l’élection au Bundestag du 24 septembre : poussée sondagière de l’AfD sur fond de violences d’extrême droite. Impossible pour la chancelière et candidate de ne pas constater « qu’il y a plus de gens qui ont peur et qui s’inquiètent pour la politique de la zone euro ou pour la politique en faveur des réfugiés, que je considère juste, ou bien qui estiment ne pas recevoir assez d’attention. (…) Je dois en avoir conscience. C’est un travail de long terme ». D’ici là, « un millier de plaintespour haute trahison” ont été déposées contre elle par des sympathisants d’extrême droite » quand « l’AfD fait parler d’elle en recourant aux provocations basiques. (…) Le vocabulaire, choisi pour choquer, est directement issu de la période nazie » (Le Figaro, 31 août).

Dilemme

7Avec une participation de 76,2 %, la CDU-CSU arrive en tête avec 32,93 % des voix soit (-8,6 % par rapport aux élections de 2013). Le SPD, avec 20,51 % (-5,2 %), ne profite pas du score de Mme Merkel, mais plutôt l’AfD avec ses 12,64 % (+7,9 %). La presse et les commentateurs ont parlé de « pires résultats » pour la CDU, d’« échec », d’une « victoire au goût amer », « étriquée » (La Croix, 9 octobre), de « profil bas » pour les partis de gouvernement » (L’Express du 26 septembre) : « Réélue pour un quatrième mandat, la chancelière allemande sort pourtant affaiblie des élections fédérales, en raison du succès des populistes. En quête d’alliés, elle doit se chercher une nouvelle majorité. »

8Merkel a-t-elle eu tort ? Comme l’écrit L’Express, « son résultat ferait pâlir d’envie bien des dirigeants politiques : 33 % d’Allemands lui font encore confiance, après douze ans au pouvoir ». Déception donc, mais Martin Schulz, leader du SPD, serait lui « lessivé » : « la montée de l’AfD est aussi un défi pour le SPD, qui a échoué à imposer le thème de la justice sociale ». Car le score de l’AfD « montre que ce mouvement a su fédérer au-delà de la question des migrants. Il a aussi attiré à lui la face cachée de la prospérité allemande : des salariés victimes de l’augmentation des inégalités, des travailleurs dotés de minijobs payés 450 euros par mois et des retraités en voie de paupérisation. “Dans cette atmosphère de bien-être économique, Merkel a tendance à ne pas prendre en compte les problèmes rampants de la société, car ils ne sont pas si aigus”, souligne l’historien Klaus-Peter Sick » (L’Express, 26 septembre). Daniel Cohn-Bendit résume : « La Chancelière a eu le courage politique d’accueillir des populations venant de zones en conflit. Malheureusement, elle en paye le prix dans les urnes. Par ailleurs, le “miracle économique” allemand est inachevé : les inégalités sociales persistent. Et le cocktail a fait des dégâts, notamment dans l’ex Allemagne de l’Est. » (Paris Match, le 26 septembre.)

9Avec ce retour de l’extrême droite au Bundestag, Angela Merkel serait même affaiblie « moralement » (L’Express, 26 septembre 2017). Ailleurs, on mange son chapeau, sans voir fléchir l’audience de l’extrême droite, avec en prime le risque de désorienter et de perdre son électorat. Le 26 septembre, sur le site Reporterre, Violette Bonnebas rapporte que Die Linke « enregistre de lourdes pertes dans ses fiefs d’ex-Allemagne de l’Est, concurrencée par l’AfD, qui devient la deuxième force régionale, derrière la CDU. (…) “Nous avons abandonné certains sujets à l’AfD”, regrettait dimanche soir la candidate à la chancellerie Sahra Wagenknecht. (…) Malgré une campagne axée sur la précarité grandissante en Allemagne, Die Linke n’est pas parvenu à créer une dynamique en sa faveur. Les discours ambigus de Sahra Wagenknecht sur l’accueil des réfugiés, critiquant le nombre trop grand de ceux-ci, ont également jeté le trouble au sein de la base électorale antiraciste de Die Linke ».

10« Le pire, c’est la majorité silencieuse, celle qui regarde ailleurs et laisse faire. Quand même les gens de gauche restent les bras croisés, l’extrême droite progresse dans les esprits », déclare le ci-devant maire de Tröglitz (trois milles habitants) contraint à la démission après des provocations et des menaces de mort suite à l’accueil de soixante réfugiés dans cette « bourgade de l’Est où la haine du réfugié a pris la forme d’une hystérie collective de gros calibre » (Le Monde Diplomatique, mars 2017). Telle semble être l’alternative : céder du terrain la tête haute ou capituler en rase campagne (électorale) !

La double leçon de Merkel : pragmatisme et responsabilité

11La politique d’accueil de Merkel est traînée dans la boue. On se donne, mezza voce, le beau rôle en renvoyant cette politique à la culpabilité historique de l’Allemagne. D’autres s’inquiètent (pour une fois ?) de dumping social et de la baisse des salaires qu’exercerait la pression migratoire. La crise démographique teutonne a tourné en boucle et, sans vergogne parfois, on éreinte la chancelière pour son « égoïsme »… à l’heure où l’Europe paralysée par les égoïsmes des nations, se referme comme une huitre. Ou un piège.

12On en oublie que « l’Allemagne est une terre d’immigration depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale », rappelle Isabelle Bourgeois, maître de conférences à l’université de Cergy-Pontoise. « Chaque vague d’immigration a donné lieu à une réflexion sur le processus d’intégration qui est aujourd’hui composé d’étapes bien définies. » (La Croix, 26 août 2017.) Une tradition et des expériences capitalisées qui remontent loin (réécouter Concordance des temps du 18 juin 2016 sur France Culture).

13Faut-il dénier à l’Allemagne le droit d’accueillir, pour des raisons économiques et démographiques, des hommes et des femmes – parmi lesquels des Européens venus du Sud et de l’Est – qui constituent et constitueront ses forces vives ? Pour des raisons démographiques et militaires, la France du XIXe siècle ne fit-elle pas de même ? Le pragmatisme de Merkel serait-il moins estimable que celui de la IIIe République ?

14Il faut aussi dénoncer l’instrumentalisation idéologique par le chœur des pleureuses pour revenir aux faits. Sur les 65, 5 millions de déplacés en 2016 dans le monde, on compte 22,5 millions de réfugiés (dont 5,3 millions de Palestiniens). L’Europe en accueille 17 %. La majorité restent au Sud : en Afrique (30 %), au Moyen-Orient et en Afrique du Nord (26 %) et en Asie-Pacifique (11 %). 55 % des 17,2 millions de réfugiés sont originaires de trois pays : Le Soudan du sud (1,4 millions), l’Afghanistan (2,5 millions) et la Syrie (5,5 millions). 95 % de ces Syriens se trouvent en Turquie, au Liban, en Jordanie, en Irak et en Égypte. En France, entre 2011 et 2016, 16 500 Syriens ont obtenu le statut de réfugié ou bénéficié de la protection de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra). « Un chiffre dérisoire au regard de l’ampleur de la crise migratoire et de la place qu’occupe la question des migrants dans le débat public », écrivait Le Monde le 15 mars dernier. Pour Jean-Christophe Dumont (Organisation de coopération et de développement économiques, OCDE), Mme Merkel, dans le cadre des négociations entamées avec la CSU, envoie « un signal aux partenaires européens pour mieux répartir l’accueil : (…) L’Allemagne ne continuera pas à assurer seule l’accueil des réfugiés (NDLR. L’an dernier, elle a traité à elle seule 60 % de la demande d’asile de l’Union européenne) » (La Croix, 9 octobre). Le message pourrait renvoyer à une double responsabilité : à chacun d’assumer sa part de solidarité et à certains de reconnaître le poids de leurs obligations dans le chaos afghan, irakien ou libyen.

« Poli p’tit chien »

15En France, le débat patine et la politique migratoire stagne. « Clandestins : la France veut faciliter les expulsions » titre Le Figaro du 5 septembre. « Alors que notre pays est confronté à un afflux important de migrants [sic], Gérard Collomb, le ministre de l’Intérieur, veut accélérer le retour au pays des déboutés du droit d’asile. » Rien de nouveau sous le soleil jupitérien. Même à Calais où, après Jacques Toubon (Kiosque, H&M, n° 1319) et comme en écho au rapport publié en juillet par Human Rights Watch, « lundi 23 octobre, un rapport officiel des inspections générales de l’administration (IGA), de la police nationale (IGPN) et de la gendarmerie nationale (IGGN) estime “plausibles” certains abus des forces de sécurité à l’encontre des migrants depuis le démantèlement de la “jungle” de Calais » (Le Monde, 24 octobre).

16La boîte à outils reste la même : réduire le nombre des arrivées, limiter l’exercice du droit d’asile, restreindre les libertés fondamentales, expulser – quand on le peut – les indésirables, externaliser les contrôles… Cette boîte passe de main en main, de majorité en majorité. Mieux elle sert ailleurs ; sans chichi ni vernis. En Égypte, il suffit de demander : « À la demande de Pékin, important soutien financier du Caire, des membres de la minorité musulmane originaire du Xinjiang sont expulsés » (Le Monde, 19 août). En Algérie, kifkif ! Côté respect des droits fondamentaux, oualou ! Selon Amnesty International « plus de 2000 ressortissants d’Afrique subsaharienne ont été arrêtés depuis le 22 septembre (…) et expulsés vers le Niger et le Mali. La plupart de ces “personnes” ont été “abandonnées” (…) dans une localité du côté nigérien de la frontière entre les deux pays. (…) Au moins une centaine d’autres, laissées du côté algérien ont dû “marcher pendant six heures dans le désert” pour atteindre cette localité ». En juin, un hashtag « non aux Africains en Algérie » circulait sur les réseaux sociaux et le Premier ministre Ahmed Ouyahia « avait accusé les “étrangers en situation irrégulière” d’amener “le crime, la drogue et d’autres fléaux”. Le lendemain, le ministre des Affaires étrangères Abdelkader Messahel avait réclamé des “mesures urgentes” contre le “flux en Algérie de migrants subsahariens” » (Le Monde, 24 octobre). En Israël, Benjamin Netanyahu souhaite expulser « les quelques 38 000 migrants venus d’Afrique » qui ne seraient pas des réfugiés mais des « infiltrés illégaux ». Il « s’est félicité d’avoir sauver le pays, dont la “majorité juive” était menacée, en construisant un mur à la frontière égyptienne coupant le flux de migrants qui pouvait atteindre, selon la citation du Jérusalem Post, plusieurs milliers de personnes par mois » (France Info, 4 septembre).

17Tout cela mérite une leçon poétique. Mustapha Benfodil la fournit en citant un poème de l’écrivain Abderrahmane Lounès : « Un poli p’tit chien de grande classe / Faut pas qu’il soit une lumière / Il n’a pas besoin de briller / Pour éblouir les sélecteurs / Etre branché / Soigner son éclairage / Lui suffit pour ne pas rester dans l’ombre / Ou risquer d’être mis en veilleuse » (El Watan, le 29 octobre). D’où l’alternative : « poli p’tit chien de grande classe » ou femme de grande classe. Puisqu’ici on adore le modèle allemand…

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