Notes
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[1]
Les contributions présentées ici sont issus d’ateliers de recherche franco-allemands menés dans le cadre d’un programme de formation-recherche du Centre Interdisciplinaire d’études et de recherches sur l’Allemagne (CIERA). Ces ateliers ont également reçu le soutien scientifique et financier du programme interdisciplinaire Sociétés Plurielles (USPC), de l’Universität Leipzig, de l’Université Paris 13 (Commission Recherche et CEPN), de la MSH-Paris Nord, et du Centre Marc Bloch de Berlin.
- [2]
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[3]
Plus précisément de Belgique, Italie, et d’Allemagne. Après la Grande Guerre, ce sont les travailleurs polonais qui forment après les Italiens le groupe le plus important. Gérard Bouvier (2012), Vue d’ensemble, Immigrés et descendants d’immigrés en France, édition 2012, INED.
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[4]
En France, la part des personnes résidentes en France, nées à l’étranger s’élève à 11,6 % (et des personnes immigrées, c’est-à-dire nées étrangères à l’étranger de 8,9 %) et les descendants d’immigrés (nés en France ayant un ou deux parents immigrés), est de 11 % en 2012. https://www.insee.fr/fr/statistiques/1410693#titre-bloc-4
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[5]
Source : DGEF-DSED-AGDREF.
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[6]
À l’exception de la migration d’origine turque présente dans les régions frontalières de l’Est de la France. Voir Catherine Borrel, Bertrand Lhommeau, « Être né en France d’un parent immigré », in Insee Première, n° 1287, 2010.
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[7]
En 2016, le nombre de titres de séjour délivrés était de 227 500 en légère hausse par rapport aux années précédentes, dont 33 000 « humanitaires » délivrés à des réfugiés. https://www.immigration.interieur.gouv.fr/Info-ressources/ Donnees-statistiques/Donnees-de-l-immigration-de-l-asile-et-de-l-acces-a-la-nationalite-francaise
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[8]
Chantal Brutel, Les immigrés récemment arrivés en France, Cellule Statistiques et études sur l’immigration, Insee, 2014.
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[9]
L’Allemagne devient également un pays de transit pour les réfugiés politiques d’Europe de l’Est.
-
[10]
Les réfugiés tardifs (Spätaussiedler). De plus, un quota important de réfugiés juifs (Kontingentflüchtlinge) venant de l’ex-Union Soviétique les rejoint.
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[11]
Cependant, les travailleurs migrants de l’ex-Allemagne de l’Est et originaire de Pologne, de Hongrie, de Cuba, d’Angola, du Mozambique, et surtout du Vietnam sont alors renvoyés vers leurs pays d’origine ) après 1990. Seulement une très petite minorité réussit à rester en Allemagne. Sur l’histoire de l’immigration vers la République Démocratique Allemande (RDA) voir par exemple, Kim Christian Priemel (Hg.), « Transit/Transfer. Politik und Praxis der Einwanderung in die DDR 1945-1990 », Berlin, 2011.
-
[12]
L’Allemagne est au sein de l’Union européenne la première destination en matière de demande d’asile en Europe : près de 500 000 demandes d’asile ont été déposées en 2015 et 750 000 en 2016. https://www.bamf.de/SharedDocs/Meldungen/DE/2016/201610106-asylgeschaeftsstatistik-dezember.html et https://www.proasyl.de/wp-content/uploads/2015/12/Asylantrage-und-Entscheidungen-2016.pdf
-
[13]
Source : Destatis Pressemitteilung Nr. 227 vom 30.06.2017.
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[14]
Au niveau national, la part des étrangers dans la population totale est de 9,5 % et celle avec un arrière plan migratoire de 21 % (chiffres de 2015).http://www.bpb.de/nachschlagen/zahlen-und-fakten/soziale-situation-in-deutschland/61646/migrationshintergrund-i
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[15]
« Eine Person hat einen Migrationshintergrund, wenn sie selbst oder mindestens ein Elternteil nicht mit deutscher Staatsangehörigkeit geboren wurde. Im Einzelnen umfasst diese Definition zugewanderte und nicht zugewanderte Ausländerinnen und Ausländer, zugewanderte und nicht zugewanderte Eingebürgerte, (Spät-)Aussiedlerinnen und (Spät-)Aussiedler sowie die als Deutsche geborenen Kinder dieser Gruppen ». Desatis consulté en ligne
- [16]
-
[17]
Ohliger R. (2005), « L’histoire de l’immigration en Allemagne : des défis historiographiques et culturels », Hommes et Migrations, N° . 1255, mai-juin, Musée de l’Histoire de l’Immigration, Paris.
-
[18]
Ne peut être Allemand qu’un citoyen de sang allemand (jus sanguinis).
-
[19]
Cette réforme a introduit des éléments de citoyenneté de naissance (jus soli).
-
[20]
Anne Broden, Paul Mecheril, « Migrationsgesellschaftlische re-präsentationen, eine einführung », in Anne Broden, Paul Mecheril (dir.), Re-Präsentationen, Dynamiken der Migrationsgesellschaft, Dusseldorf, IDA-NRW, 2007, pp. 7-28.
-
[21]
Manuela Bojadžijev, Regina Römhild, « “Was kommt nach dem « transnational turn” ? Perspektiven für eine kritische Migrationsforschung », in Vom Rand ins Zentrum, Perspektiven einer kritischen Migrationsforschung, Berliner Blätter, n° 65, Ethnographische & Ethnolographische Beiträge, Berlin, Panama Verlag, 2014.
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[22]
Pour ces deux auteurs, il s’agit de « dé-migrantiser » la recherche sur l’immigration et de « migrantiser » la recherche sur la société : « Entmigrantisierung der Migrationsforschung » und « Migrantisierung der Gesellschaftsforschung ».
-
[23]
Naika Foroutan, Coskun Canan, Sina Arnold, Deutschland postmigrantisch – Gesellschaft, Religion, Identität, BIM-HU, 2014.
-
[24]
Steven Vertovec, « Super-diversity and its implications », in Ethnic and Racial Studies, n° 30, 2007, pp. 1024-1054.
-
[25]
Le terme « postmigrant » est devenu populaire dans les débats publics en Allemagne grâce à un théâtre à Berlin le « théâtre postmigrant de Ballhaus Naunynstrasse », sous la direction de Shermin Langhoff.
-
[26]
Katrin Lehnert, Barbara Lemberger, « Mit mobilität aus der sackgasse der migrationsforschung ? mobilitätskonzepte und ihr Beitrag zu einer kritischen gesellschaftsforschung » in Labor Migration (Hrsg.), « Vom rand ins zentrum perspektiven einer kritischen migrationsforschung », Berlin, 2014, pp. 45-61.
-
[27]
Erol Yildiz, « Die weltoffene stadt. Wie migration globalisierung zum urbanen alltag macht », Bielefeld, Transcript, 2013.
-
[28]
Comme dans le cas de « postcolonial », le « post » de Postmigration n’est pas un marqueur temporel mais épistémologique, et ne doit en aucune manière être compris comme signifiant la fin de la migration ou de la migrantisation. Sur la double signification de « post », dans le contexte « postcolonial », voir Stuart Hall, « When was “the post-colonial” Thinking at the limit », in Ian Chambers, Lidia Curti, The Post-colonial Question. Common Skies, Divided Horizons, Routledge, Londres/New York, 1996.
-
[29]
Voir Dietrich Thränhardt, Michael Bommes (dir.), National Paradigms of Migration Research, Osnabrück, Universitätsverlag Osnabrück, 2010.
-
[30]
Jürgen Habermas, « Konsumkritik – eigens zum konsumieren », in Frankfurter Hefte, vol. 12, n° 9, 1957, pp. 641-645 ; Zygmunt Bauman, La Vie liquide, Paris, Fayard, 2013.
-
[31]
Mary Douglas, Baron Isherwood, The world of goods. Towards an Anthropology of Consumption, New York, Basic Books, 1979.
1Les migrations sont encore trop rarement abordées sous l’angle de la consommation et de la culture matérielle. Pourtant, les migrants n’arrivent pas dans leur nouvelle vie sans passé ou habitudes. Ils apportent avec eux des plats et des ingrédients culinaires, des rituels de beauté, des codes vestimentaires, des normes corporelles... qui se diffusent et modifient les pratiques de consommation de la société « dominante », souvent par le biais d’entrepreneurs migrants.
2À travers la publication de recherches multidisciplinaires menées récemment en France et en Allemagne, Hommes & Migrations souhaite mettre en lumière les apports du migrant consommateur à la transformation des cultures matérielles de deux sociétés européennes. Les enquêtes présentées ici témoignent de la variété des questionnements scientifiques de part et d’autre du Rhin pour saisir ces apports [1]qui restent un angle mort des recherches sur les phénomènes migratoires. Depuis une dizaine d’années cependant, des chercheurs-ses issu-e-s de différentes disciplines (histoire, sociologie, géographie, anthropologie, ethnologie, sciences de l’information et de communication, sciences de gestion...) se saisissent de ces questions et tentent de faire émerger un nouveau champ de recherche. En prise avec le quotidien des individus, la consommation est, en effet, un lieu d’observation particulièrement sensible et réactif pour analyser les transformations des sociétés contemporaines.
3À l’heure où l’Union européenne est confrontée à une « crise des réfugiés » sans précédent depuis 2015, ce numéro donne à voir la réalité des échanges mutuels dans le quotidien de consommation de deux grands pays de l’Union : dans les communautés immigrées, mais également dans les quartiers ou jardins publics des villes-monde, dans les cafés et lieux de restauration, dans l’offre culinaire et de produits de beauté, dans les salons de coiffure ou dans les musées. C’est sans doute là, au cœur de ces pratiques du quotidien, dans les formes les plus banales de coexistence, que se fabriquent les sociétés française et allemande de demain, finalement profondément travaillées et structurées par les migrations.
4En filigrane des contributions de ce dossier apparait, en effet, une approche particulière de ce qu’est la consommation conçue comme un système de sens, répondant à des histoires migratoires, coloniales et postcoloniales différentes. De même, les questionnements épistémologiques présents dans les communautés scientifiques françaises et allemandes traversent le dossier : la nécessité de « démigrantiser » les recherches sur la migration dans le contexte allemand, la pleine reconnaissance de la thématique « migration » comme objet d’étude central, qui interroge le cœur de la société, dans le cas de la France.
Des histoires migratoires différentes
5Si l’Allemagne et la France sont les deux pays les plus peuplés de l’Union européenne [2] et qui, avec le Royaume-Uni, accueillent le plus de d’immigrants, il est classique de les distinguer tant par leurs histoires migratoires respectives, proches et lointaines, que par les groupes migratoires présents sur leur territoire. Sans vouloir être exhaustif, il s’agit ici de rappeler quelques-unes de ces différences, qui expliquent pourquoi le « migrant consommateur » n’est pas toujours le même des deux côtés du Rhin ni abordé de la même façon.
6On oppose traditionnellement la longue histoire d’immigration de la France à celle plus récente de l’Allemagne. En France, la constitution plus ancienne d’un État-nation, les conquêtes coloniales, la situation géographique du pays et une démographie moins dynamique que l’Allemagne tout au long du XIXe siècle sont autant de raisons avancées pour expliquer cette différence. À partir de la deuxième partie du XIXe siècle, le pays accueille, en effet, des migrants de proximité et d’origine intra-européenne [3]. À partir de 1945, la France se tourne vers ses « colonies » : l’Algérie, et les pays du Maghreb et d’Afrique subsaharienne. Les indépendances africaines des années 1960 et le mouvement de décolonisation ne semblent pas remettre en question ces mouvements. Les vagues migratoires de la deuxième moitié du XXe siècle, avec installation des familles dans le cadre du regroupement familial, expliquent que le pays compte aujourd’hui proportionnellement une part plus importante de descendants d’immigrés que les autres pays européens [4]. Cependant, depuis le tournant du siècle, les origines se diversifient avec des étrangers de plus en plus nombreux venant d’Afrique hors Maghreb, d’Asie et surtout de Chine [5]. Malgré la difficulté d’accéder à des données précises, on observe un phénomène de concentration spatiale en terme d’implantation des communautés migrantes ou issues de l’immigration. Si les migrations plus anciennes, issues des pays européens du Sud restent concentrées autour du bassin méditerranéen, les migrations récentes sont davantage présentes en Île-de-France [6]. De plus, le pays se distingue de l’Allemagne par la permanence de territoires et de populations géographiquement éloignés de la métropole. Liés à l’histoire coloniale de la France, ces douze territoires d’outre-mer sont eux-mêmes structurés autour de phénomènes migratoires comme dans le cas de l’île de La Réunion. Sur la période récente, la France pratique une politique d’accueil plus restrictive que l’Allemagne [7] et près d’un immigré sur deux est né dans un pays tiers à l’UE [8].
7À la différence de la France, les pays de langue allemande ont d’abord été des pays d’émigration tout au long du XIXe siècle, plus particulièrement vers les États-Unis. Au début du XXe siècle, les besoins en main-d’œuvre dans la vallée de la Ruhr ainsi que dans les grandes propriétés des provinces de l’Est attirent de plus en plus de travailleurs migrants [9]. Après la Seconde Guerre mondiale et la recomposition des territoires, entre 10 et 12 millions de réfugiés et d'expulsés allemands en provenance d’Europe centrale et de l’Est rejoignent la nouvelle Allemagne. À l’Ouest, cet afflux massif de réfugiés et d’expulsés est rapidement suivi par une seconde vague d’immigration : le recrutement de ceux que l’on a appelé les « travailleurs invités » (ou Gastarbeiter) venus d’Italie dans les années 1950 puis de Turquie, d’Espagne, de Grèce, de Portugal, du Maroc, de Tunisie ou de l’ex-Yougoslavie dans les années 1960, pour répondre aux besoins de main-d’œuvre liés au boom économique. Ces arrivées constituent un autre temps fort de l’histoire migratoire du pays.
8Mais, à l’Est, en République démocratique d’Allemagne, l’histoire migratoire suit un autre chemin : le pays fait venir des migrants issus de « pays frères » mais en nombre limité et sur une base temporaire. À partir des années 1970, l’immigration devient un moyen de maintenir un solde démographique positif dans une Allemagne de l’Ouest confrontée à une deuxième transition démographique. Avec la chute du Mur de Berlin, le pays connait un afflux massif d’Allemands ethniques [10] : le pays redevient le plus grand pays d’immigration européen [11].
9Après une pause, les flux migratoires en direction de l’Allemagne s’accélèrent à nouveau depuis 2010 et surtout depuis 2015 et ce que l’on a appelé la « crise des réfugiés » [12]. En 2016, sur les 10 millions d’étrangers qui vivent en Allemagne, ce sont les ressortissants de la Turquie qui représentent le groupe le plus important dans les anciens Länder [13],même si la part des ressortissants de la Syrie, d’Asie et d’Afrique subsaharienne augmente. En Allemagne, la population étrangère ou avec un arrière-plan migratoire est ainsi de plus en plus présente, majoritairement dans les anciens Länder de l’Ouest et à Berlin [14]. Dans certaines villes comme Francfort-sur-le-Main ou Stuttgart la part de la population avec un arrière plan migratoire [15] dépasse les 40 %, proportion tout à fait comparable avec certains quartiers de Berlin comme Mitte, Neukölln, ou Friedrischshain-Kreuzberg [16].
10Ces différences d’histoires migratoires et de groupes présents sur les deux territoires se retrouvent dans les contributions de ce dossier tant dans le choix des groupes étudiés – migrants issus du Maghreb, d’Afrique subsaharienne et d’Asie, dans le cas français ; de la Turquie, d’Italie, d’ex-Yougoslavie, des pays arabes et de l’Asie dans le cas allemand – que dans le choix des lieux d’enquête : en métropole (Paris) mais aussi en outre-mer en France ; dans plusieurs villes d’Allemagne de l’Ouest et dans la capitale de l’Allemagne réunifiée (Berlin).
Des champs de recherche structurés différemment
11Ces histoires différentes structurent également les champs scientifiques. En France, c’est avec les promesses et les ambiguïtés de l’idéal républicain que le champ de recherches sur le phénomène migratoire s’est construit ; tandis qu’en Allemagne c’est la question de l’intégration qui reste aujourd’hui un paradigme central. les régimes migratoires de ces deux pays se distinguent l’un de l’autre pour des raisons qui tiennent à l’histoire de l’établissement d’un Etat-nation [17]. En Allemagne, l’immigré est resté longtemps extérieur à une définition « ethnique » de la nation allemande [18]. Malgré les changements légaux comme la réforme du code de la nationalité allemande en 2000 [19], la tradition intellectuelle et culturelle d’une nation basée sur des éléments culturels communs est toujours présente. En France, l’État-nation et la figure de l’étranger se sont construites sur d’autres bases. L’État centralisateur promet l’égalité, la fraternité et la liberté pour tous, pour peu que chacun abandonne dans l’espace public toutes revendications d’appartenance communautaire. Ce contrat social, basé sur une appartenance territoriale, semble a priori plus inclusif. Cependant, l’invisibilité des différences liée au pacte républicain peut également masquer les difficultés sociales et complexifier l’activité régulatrice de l’État.
12En France, le courant de recherche sur les migrations s’est ainsi développé autour de ces questionnements et de ce rapport particulier à la Nation. Récemment, les travaux sur l’immigration cherchent à dépasser le cadre national et à explorer la dimension transnationale des mobilités. Il ne s’agit plus tant de saisir les modalités de l’intégration d’une population étrangère dans la société française, mais de penser les multiples formes de mobilités qui se développent dans un espace migratoire globalisé. En Allemagne, après une première étape de reconnaissance de son statut de pays d’immigration (Einwanderungsland), puis de société de la migration (Migrationsgesellschaft) [20], les chercheurs-ses cherchent à déconstruire les discours dominants et les catégories reproduites par la communauté scientifique [21] [22] afin d’aborder la société allemande comme une société « postmigratoire [23] ». Cette approche très présente dans l’ensemble des contributions du dossier conteste la dichotomie entre autochtones et migrants, insistant au contraire sur une (super-)diversité [24] qui va au-delà des origines (présumées) des individus [25]. Une perspective « postmigrante » implique que les développements, expériences, et procédés d’apprentissage en lien avec les différentes formes de mobilité sont envisagés comme des phénomènes qui transforment profondément et sur la durée – et cela depuis déjà longtemps - la société d’accueil [26]. La globalisation et la diversité font maintenant partie du quotidien, plus particulièrement dans des contextes urbains [27]. En faisant une analogie avec le courant de pensée « postcolonial [28] », l’approche « postmigratoire » part de l’hypothèse que nous vivons dans des sociétés profondément structurées par – et avec une longue histoire de – la migration : il devient de plus en plus difficile de faire la distinction entre une « culture migrante » et une « culture majoritaire » étant donné qu’il existe de multiples recoupements et interférences et sous-cultures (super-) diverses.
13Si, en France, la reconnaissance du facteur « migrant » tel qu’il apparaît dans les pratiques et objets du quotidien peut être une façon de réduire ou de contourner son invisibilité, en Allemagne, la dichotomie entre Allemand et étranger a été traditionnellement si forte (et chargée ethniquement) qu’une approche postmigrante des objets et pratiques permet de dépasser ces frontières et de montrer qu’une forme de coexistence entre des individus apparemment très différents se déploie déjà et depuis longtemps dans le quotidien de consommation.
14Plus généralement, les deux pays partagent un socle de traditions intellectuelles communes que l’on retrouve dans les deux communautés scientifiques et qui constitue une toile de fond du dossier. Malgré le statut hégémonique des discours scientifiques anglo-saxons sur la thématique migratoire, ces deux pays ont développé leurs propres approches de ces questions. Les deux pays sont, par exemple, réticents à la mise en place de catégories ethno-raciales ou selon les appartenances religieuses des individus comme c’est le cas aux États-Unis ou en Grande-Bretagne.
15D’un autre côté, et c’est tout l’intérêt de présenter en parallèle des contributions de chercheurs allemands et français, tout semble a priori les séparer tant en terme d’histoire migratoire, que de rapport à la nation ou à la nationalité. Ces différences ont profondément modelé les traditions scientifiques qui sont prégnantes dans le dossier : les questionnements et approches reflètent ces traditions nationales ou de la manière dont l’État envisage la question migratoire [29].
À la rencontre des migrants consommateurs
16Tout en reconnaissant le rôle de la consommation comme système de sens, les contributions du numéro sont également marquées par un rapport particulier et historique à la société de consommation de masse telle qu’elle est apparue après la Seconde Guerre mondiale en Europe de l’Ouest. À la différence des États-Unis et du Royaume-Uni, en France comme en Allemagne, ce modèle de société a été dès le départ l’objet de critiques virulentes : par les conservateurs comme une menace à la culture véritable, et, dans une perspective marxiste, comme une nouvelle forme d’aliénation de l’homme. Cette critique constitue un fil rouge dans les contributions qui tentent de mettre à distance et de déconstruire les modes de contrôle et de relégation spatiale ou sociale qui passent par la consommation [30].
17Ce dossier est donc organisé en trois parties, comme autant de pistes de réflexion menées sur ces apports aussi bien aux cultures matérielles alimentaires, vestimentaires que de beauté ; à la fois à l’intérieur de pratiques collectives et publiques mais aussi dans la sphère individuelle ou privée. Il est conçu pour tenter d’opérer un renversement du regard, en partant de recherches centrées sur différents groupes et sur le rôle de la consommation comme marqueur de leur expérience migratoire. Les questions de rapports dominants-dominés, de genre et de race sont ici centrales. Puis, le dossier s’attache à sortir de cette perspective « minorisante » de groupes immigrés, étudiés dans leurs singularités pour s’intéresser aux multiples transformations amenées par la figure du consommateur et entrepreneur immigré au cœur des quartiers, dans les processus de gentrification de villes-mondes, dans les pratiques et les marchés. Le dossier conclut sur de nouvelles formes de reconnaissance de ces apports telles qu’elles s’expriment par les processus d’institutionnalisation et de patrimonialisation des cultures matérielles immigrées à l’œuvre dans un espace spécifique : le musée.
18Dans un premier temps, il sera question du rôle de la consommation dans la construction des liens sociaux, familiaux ou intergénérationnels à l’intérieur de différents groupes et cela grâce à quatre contributions. Il s’agit ainsi de dépasser une vision purement économique de la consommation conçue comme un processus rationnel de satisfaction des besoins primaires [31]. Le monde des objets, ou la « culture matérielle », n’est pas ici un monde inerte et muet mais, au contraire, le réceptacle des projections des individus. Grâce aux objets qui les entourent, les individus échangent de la valeur, entretiennent du lien social, se classent avantageusement les uns par rapport aux autres, se distinguent ou, au contraire, renforcent leur sentiment d’appartenance à un groupe. À partir de cette approche inspirée des « cultural studies », les recherches présentées dans ce dossier éclairent les différents rôles joués par les objets dans la migration. Ces derniers permettent, par exemple, de négocier des rapports de pouvoir au sein de couples germano-thaï comme dans la contribution de Noa Ha ou des rapports intergénérationnels dans les familles maghrébines en France (Ranam Alkayyali et Virginie Silhouette-Dercourt). Grâce à l’achat ou l’utilisation de biens de consommation, il devient possible de mettre en scène des formes de distinction comme dans le cas de restaurants arabe et vietnamien à Berlin (Miriam Stock et Antonie Schmitz) ou de mette en scène des sentiments d’appartenance pour les femmes noires et métissées à Berlin ou à Paris (Virginie Silhouette-Dercourt). La consommation peut également rassembler et construire de l’en-commun dans certains contextes post-coloniaux comme dans l’île de la Réunion (Laurence Tibère).La contribution de Caroline Schmitt, portant sur des afroshop en Allemagne de l’Ouest, constitue une transition entre une perspective consommateur-centrée vers une vision entrepreneur-centrée développée dans la deuxième partie du numéro. Ici s’articule ce double mouvement de la consommation entre système de sens à l’intérieur d’un groupe migrant d’une part, et comme recherche d’une forme de reconnaissance sociale d’autre part.
19Selon cette approche, les « migrants consommateurs » ne se laissent pas dominer par la raison technicienne mais détournent les objets et les codes pour inventer leur quotidien. Ils deviennent ainsi producteurs de sens et non plus seulement consommateurs. Ce deuxième visage de l’immigré-entrepreneur et producteur sera abordé. Nous pourrons évoqué ces transformations à la fois dans le Grand Paris, à Aubervilliers grâce à une approche sociologique des transformations amenées par les entrepreneurs chinois de Wenzhou (Ya-Han Chang). Puis nous irons en Allemagne, à Stuttgart auprès des « épiciers du coin » (Jonathan Everts), et à Berlin dans les restaurants arabes et vietnamiens (Miriam Stock et Antonie Schmitz). Ainsi, les entrepreneurs migrants (parfois appelés « ethnic business ») modifient les quartiers et sont parties prenantes des processus de gentrification des villes en France et en Allemagne.
20Dans un troisième temps, il s’agit de montrer comment ces processus de transformation amenés par la figure du consommateur immigré sont visibles dans les pratiques de la société dominante (Maren Möhring), sur les marchés de consommation (V. Silhouette-Dercourt) et dans les musées.
21Ce ne sont en effet pas seulement les pratiques et les marchés qui se transforment, les cultures matérielles venues d’ailleurs intègrent peu à peu le patrimoine des sociétés par le biais des musées comme la Galerie des dons au Musée de l’Histoire de l’Immigration comme nous l’indiquera la contribution de Muriel Flicoteaux. L’inscription de ce patrimoine dans un musée national permet de dépasser le cadre de la mémoire personnelle et d’accéder au rang de collection nationale inscrite à l’inventaire du patrimoine français. Ceci est certainement une reconnaissance de l’importance des phénomènes migratoires et de leur capacité de transformations (ou de migrantisation) des cultures matérielles « dominantes ». Mais l’on peut également se demander si ce n’est pas également une forme de mise à distance et de cloisonnement des problématiques migratoires (dans un musée dédié à ces questions).
22Les thématiques abordées dans ce numéro spécial illustrent en miroir les questionnements de chercheurs-es allemands et français qui abordent le phénomène migratoire par le prisme de la consommation. Nous espérons que ce décloisonnement des cadres nationaux et disciplinaires sur une thématique innovante, si proche de notre quotidien, permettra de renouveler le regard et la réflexion sur les migrations. Nous vous souhaitons une excellente lecture !
Notes
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[1]
Les contributions présentées ici sont issus d’ateliers de recherche franco-allemands menés dans le cadre d’un programme de formation-recherche du Centre Interdisciplinaire d’études et de recherches sur l’Allemagne (CIERA). Ces ateliers ont également reçu le soutien scientifique et financier du programme interdisciplinaire Sociétés Plurielles (USPC), de l’Universität Leipzig, de l’Université Paris 13 (Commission Recherche et CEPN), de la MSH-Paris Nord, et du Centre Marc Bloch de Berlin.
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[3]
Plus précisément de Belgique, Italie, et d’Allemagne. Après la Grande Guerre, ce sont les travailleurs polonais qui forment après les Italiens le groupe le plus important. Gérard Bouvier (2012), Vue d’ensemble, Immigrés et descendants d’immigrés en France, édition 2012, INED.
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[4]
En France, la part des personnes résidentes en France, nées à l’étranger s’élève à 11,6 % (et des personnes immigrées, c’est-à-dire nées étrangères à l’étranger de 8,9 %) et les descendants d’immigrés (nés en France ayant un ou deux parents immigrés), est de 11 % en 2012. https://www.insee.fr/fr/statistiques/1410693#titre-bloc-4
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Source : DGEF-DSED-AGDREF.
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À l’exception de la migration d’origine turque présente dans les régions frontalières de l’Est de la France. Voir Catherine Borrel, Bertrand Lhommeau, « Être né en France d’un parent immigré », in Insee Première, n° 1287, 2010.
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En 2016, le nombre de titres de séjour délivrés était de 227 500 en légère hausse par rapport aux années précédentes, dont 33 000 « humanitaires » délivrés à des réfugiés. https://www.immigration.interieur.gouv.fr/Info-ressources/ Donnees-statistiques/Donnees-de-l-immigration-de-l-asile-et-de-l-acces-a-la-nationalite-francaise
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Chantal Brutel, Les immigrés récemment arrivés en France, Cellule Statistiques et études sur l’immigration, Insee, 2014.
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L’Allemagne devient également un pays de transit pour les réfugiés politiques d’Europe de l’Est.
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Les réfugiés tardifs (Spätaussiedler). De plus, un quota important de réfugiés juifs (Kontingentflüchtlinge) venant de l’ex-Union Soviétique les rejoint.
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[11]
Cependant, les travailleurs migrants de l’ex-Allemagne de l’Est et originaire de Pologne, de Hongrie, de Cuba, d’Angola, du Mozambique, et surtout du Vietnam sont alors renvoyés vers leurs pays d’origine ) après 1990. Seulement une très petite minorité réussit à rester en Allemagne. Sur l’histoire de l’immigration vers la République Démocratique Allemande (RDA) voir par exemple, Kim Christian Priemel (Hg.), « Transit/Transfer. Politik und Praxis der Einwanderung in die DDR 1945-1990 », Berlin, 2011.
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[12]
L’Allemagne est au sein de l’Union européenne la première destination en matière de demande d’asile en Europe : près de 500 000 demandes d’asile ont été déposées en 2015 et 750 000 en 2016. https://www.bamf.de/SharedDocs/Meldungen/DE/2016/201610106-asylgeschaeftsstatistik-dezember.html et https://www.proasyl.de/wp-content/uploads/2015/12/Asylantrage-und-Entscheidungen-2016.pdf
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Source : Destatis Pressemitteilung Nr. 227 vom 30.06.2017.
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[14]
Au niveau national, la part des étrangers dans la population totale est de 9,5 % et celle avec un arrière plan migratoire de 21 % (chiffres de 2015).http://www.bpb.de/nachschlagen/zahlen-und-fakten/soziale-situation-in-deutschland/61646/migrationshintergrund-i
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[15]
« Eine Person hat einen Migrationshintergrund, wenn sie selbst oder mindestens ein Elternteil nicht mit deutscher Staatsangehörigkeit geboren wurde. Im Einzelnen umfasst diese Definition zugewanderte und nicht zugewanderte Ausländerinnen und Ausländer, zugewanderte und nicht zugewanderte Eingebürgerte, (Spät-)Aussiedlerinnen und (Spät-)Aussiedler sowie die als Deutsche geborenen Kinder dieser Gruppen ». Desatis consulté en ligne
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[17]
Ohliger R. (2005), « L’histoire de l’immigration en Allemagne : des défis historiographiques et culturels », Hommes et Migrations, N° . 1255, mai-juin, Musée de l’Histoire de l’Immigration, Paris.
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[18]
Ne peut être Allemand qu’un citoyen de sang allemand (jus sanguinis).
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[19]
Cette réforme a introduit des éléments de citoyenneté de naissance (jus soli).
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[20]
Anne Broden, Paul Mecheril, « Migrationsgesellschaftlische re-präsentationen, eine einführung », in Anne Broden, Paul Mecheril (dir.), Re-Präsentationen, Dynamiken der Migrationsgesellschaft, Dusseldorf, IDA-NRW, 2007, pp. 7-28.
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[21]
Manuela Bojadžijev, Regina Römhild, « “Was kommt nach dem « transnational turn” ? Perspektiven für eine kritische Migrationsforschung », in Vom Rand ins Zentrum, Perspektiven einer kritischen Migrationsforschung, Berliner Blätter, n° 65, Ethnographische & Ethnolographische Beiträge, Berlin, Panama Verlag, 2014.
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[22]
Pour ces deux auteurs, il s’agit de « dé-migrantiser » la recherche sur l’immigration et de « migrantiser » la recherche sur la société : « Entmigrantisierung der Migrationsforschung » und « Migrantisierung der Gesellschaftsforschung ».
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[23]
Naika Foroutan, Coskun Canan, Sina Arnold, Deutschland postmigrantisch – Gesellschaft, Religion, Identität, BIM-HU, 2014.
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[24]
Steven Vertovec, « Super-diversity and its implications », in Ethnic and Racial Studies, n° 30, 2007, pp. 1024-1054.
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[25]
Le terme « postmigrant » est devenu populaire dans les débats publics en Allemagne grâce à un théâtre à Berlin le « théâtre postmigrant de Ballhaus Naunynstrasse », sous la direction de Shermin Langhoff.
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[26]
Katrin Lehnert, Barbara Lemberger, « Mit mobilität aus der sackgasse der migrationsforschung ? mobilitätskonzepte und ihr Beitrag zu einer kritischen gesellschaftsforschung » in Labor Migration (Hrsg.), « Vom rand ins zentrum perspektiven einer kritischen migrationsforschung », Berlin, 2014, pp. 45-61.
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[27]
Erol Yildiz, « Die weltoffene stadt. Wie migration globalisierung zum urbanen alltag macht », Bielefeld, Transcript, 2013.
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[28]
Comme dans le cas de « postcolonial », le « post » de Postmigration n’est pas un marqueur temporel mais épistémologique, et ne doit en aucune manière être compris comme signifiant la fin de la migration ou de la migrantisation. Sur la double signification de « post », dans le contexte « postcolonial », voir Stuart Hall, « When was “the post-colonial” Thinking at the limit », in Ian Chambers, Lidia Curti, The Post-colonial Question. Common Skies, Divided Horizons, Routledge, Londres/New York, 1996.
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[29]
Voir Dietrich Thränhardt, Michael Bommes (dir.), National Paradigms of Migration Research, Osnabrück, Universitätsverlag Osnabrück, 2010.
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[30]
Jürgen Habermas, « Konsumkritik – eigens zum konsumieren », in Frankfurter Hefte, vol. 12, n° 9, 1957, pp. 641-645 ; Zygmunt Bauman, La Vie liquide, Paris, Fayard, 2013.
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[31]
Mary Douglas, Baron Isherwood, The world of goods. Towards an Anthropology of Consumption, New York, Basic Books, 1979.