Couverture de HMC_037

Article de revue

Représentations visuelles de l’espace missionnaire. Photographies et cartes de la Mission de Paris au Gabon

Pages 119 à 134

Notes

  • [1]
    La Mission de Paris dispose d’une école pour former ses missionnaires, située boulevard Arago à la Maison des missions, où siège également la direction de l’organisation.
  • [2]
    Rapport présenté au comité dans sa séance ordinaire du 6 avril 1891 par MM. Allégret et Teissères, p. 25.
  • [3]
    Bernard Salvaing, Les missionnaires à la rencontre de l’Afrique au xixe siècle : Côte des Esclaves et pays yoruba, 1840-1891, L’Harmattan, 1994, p.124.
  • [4]
    Rapport présenté au comité dans sa séance ordinaire du 6 avril 1891 par MM. Allégret et Teissères, p. 17.
  • [5]
    Rapport de la Mission Gabon, 6 septembre 1894. Archives Smep – Bibliothèque du Défap.
  • [6]
    Ibid.
  • [7]
    Ibid.
  • [8]
    Lettre d’Élie Allégret au directeur de la Smep, 16 août 1892. Archives Smep – Bibliothèque du Défap.
  • [9]
    Une photographie de la maison occupée par Allégret et Teissères à Lambaréné est publiée sous forme de gravure en 1890 dans le Petit Messager des missions évangéliques, revue de la Mission de Paris à destination des enfants.
  • [10]
    Lettre d’Élie Allégret au comité directeur de la Mission de Paris, 2 novembre 1893. Archives Smep – Bibliothèque du Défap.
  • [11]
    « Nos gravures », Le Petit messager des missions évangéliques, octobre 1939, p. 92.
  • [12]
    « The buildings provide a way of measuring the missionaries’ effort by showing some of its most tangible and visible results », Marianne Gullestad, Picturing Pity : pitfalls and pleasures in crosscultural communication : image and word in a North Cameroon mission, Berghahn books, 2007, p. 166.p. 146.
  • [13]
    Au Congo, mission de l’Ogooué, Smep, 1907.
  • [14]
    « The missionary grave is a photographic topic with complex and painful significance », Marianne Gullestad, op.cit., p. 166.
  • [15]
    « the missionaries’ sacrifice of their lives for the salvation of foreign people », ibid., p. 167.
  • [16]
    Lettre de Suzanne Allégret, 28 juillet 1892. Archives Smep – Bibliothèque du Défap.
  • [17]
    Marc Spindler, Pour une théologie de l’espace, Delachaux et Niestlé, 1968
  • [18]
    Lettre d’Élie Allégret, 10 mars 1895. Archives Smep – Bibliothèque du Défap.
  • [19]
    Marc Spindler, op.cit.
  • [20]
    Voir Jean-Michel Vasquez, La cartographie missionnaire en Afrique : science, religion et conquête (1870-1930), Karthala, 2011, p.209-212

1L’espace missionnaire est vaste. Envisagé, rêvé, exploré, parcouru, construit ou habité, il revêt différentes formes.Sur les traces de deux missionnaires de la Société des Missions évangéliques de Paris (Smep ou Mission de Paris) partis au Gabon entre la fin du xixe siècle et le début du xxe siècle, cet article vise à analyser la mise en images de l’espace missionnaire. De leur découverte du Gabon en arrivant à Libreville à leur installation sur la station de Talagouga, que donnent à voir les missionnaires de leur environnement ? Et quelle vision de l’espace missionnaire, la Mission de Paris transmet-elle à son tour ?

Découverte et construction visuelle de l’espace missionnaire

2La Société des Missions évangéliques de Paris est créée en 1822. Elle investit son premier champ de mission au Lesotho en 1829, puis étend ses activités au Sénégal, à Tahiti, au Zambèze (Barotseland, nord-ouest Zambie actuelle). Le Gabon est la 5e région où la Mission de Paris s’implante, suite à une demande adressée conjointement à la Smep par le Board of Foreign Missions of the Presbyterian Church of the USA et Pierre Savorgnan de Brazza, alors commissaire général de la région, qui souhaite faire venir des Français pour reprendre le travail des missionnaires américains.

3L’American Board of Commissioners for Foreign Mission travaille au Gabon depuis 1842. En 1870, son œuvre est reprise par le Board of Foreign Missions of the Presbyterian Church of the USA, qui dépend de l’Église presbytérienne américaine. Les missionnaires américains ont développé quatre stations au Gabon : Baraka sur la côte, Kangoué (au niveau de Lambaréné), Angom et Talagouga (au niveau du poste colonial de N’Djolé). Mais, en 1883, l’enseignement en français devient obligatoire dans les écoles coloniales. Ne pouvant répondre aux exigences de l’administration, les Américains se tournent vers la Mission de Paris pour recevoir des instituteurs protestants francophones. Trois sont envoyés en 1888 : Henri Carmien, Charles Lesage et Emmanuel Presset. Un artisan, Virgile Gacon, les accompagne.

4Deux ans plus tard, Élie Allégret et Urbain Teissères, jeunes pasteurs qui viennent d’achever leurs études à l’école des missions [1], sont envoyés pour effectuer un voyage d’exploration de deux ans. Leur objectif est d’établir un rapport sur la région afin que la Mission de Paris décide s’il lui est possible ou non de reprendre ce champ de mission.

5Les deux missionnaires rendent compte de leur voyage dans leurs lettres et leurs carnets. Ils réalisent aussi des photographies. L’objectif de leur voyage pourrait laisser penser qu’ils photographient principalement les stations missionnaires américaines de façon à rendre compte des installations existantes. Toutefois, alors qu’ils passent de nombreux mois au sein de la station de Kangoué en remplacement d’un missionnaire malade, ils photographient peu les bâtiments de la mission. À l’inverse, les paysages naturels et les constructions autochtones les intéressent davantage : la forêt équatoriale, les habitats indigènes, et le fleuve Ogooué sont très présents sur les clichés.

6Les deux jeunes missionnaires sont vraisemblablement attirés par ce qui leur semble le plus « exotique », le plus différent de ce qu’ils connaissent. Leurs photographies correspondent aussi au discours qu’ils construisent à leur retour. Dans leur rapport d’expédition, les missionnaires décrivent le Gabon comme une région où les Occidentaux sont encore peu présents en dehors de la côte et ils proposent que les stations missionnaires américaines passent sous contrôle de la Mission de Paris. Baraka servirait de base de ravitaillement, les stations d’Angom, Kangoué et Talagouga seraient investies par un missionnaire, un instituteur et un aide-missionnaire de façon à développer l’œuvre pour, peu à peu, l’étendre vers l’intérieur du continent et fonder une nouvelle station à Franceville :

7

« On voit les proportions magnifiques que prendra cette œuvre du Gabon, pourvu qu’elle soit prise avec élan » [2].

8Les missionnaires souhaitent s’installer à une certaine distance des centres coloniaux. Allégret et Teissères plaident pour récupérer Baraka mais ne jugent pas utile de développer d’autres stations sur la côte. Leur volonté est d’aller évangéliser des êtres qu’ils jugent encore « non atteints par la civilisation ». On retrouve dans ce projet l’utopie missionnaire de préserver les populations autochtones des influences occidentales, de les couper de leurs traditions jugées néfastes et de constituer des peuples chrétiens, dont la culture serait exempte d’influence extérieure en dehors de celle des missionnaires [3].

9Les nombreuses vues de la forêt équatoriale réalisées par Allégret et Teissères témoignent de la volonté des missionnaires de présenter l’intérieur du Gabon comme une région où tout est à faire du point de vue de l’évangélisation et de l’éducation :

10

« Le moment est venu de conquérir toutes ces peuplades fétichistes où l’islamisme n’a pas encore pénétré, avant que le catholicisme ou la mauvaise civilisation n’aient rendu la tâche plus difficile » [4].

11Quant à l’omniprésence de l’Ogooué, elle traduit l’importance du fleuve dans le fonctionnement et le développement de la mission : principale voie de communication, il est indispensable d’installer les stations à proximité de ses rives.

12À la suite du rapport des deux missionnaires, la Mission de Paris prend la décision de s’implanter au Gabon. La première station américaine dont elle reprend la charge est la plus avancée vers l’intérieur du continent : il s’agit de Talagouga. Allégret et Teissères s’y installent en 1892 avec leurs jeunes épouses.

Organisation de la station missionnaire

13La station de Talagouga a été formée par les Américains pour servir, à l’origine, aux Chrétiens Galoas qui travaillent dans la région de N’Djolé. La mission doit leur servir « d’appui pour résister à la tentation » [5]. Elle doit aussi « recevoir les futurs Chrétiens pahouins [Fang] » [6] et continuer « dans le Haut Fleuve l’action de la station de Lambaréné sur les populations M’Pongwés » [7]. Son implantation est donc stratégique pour toucher les différents peuples autochtones présents à l’ouest du Gabon.

14Pendant plusieurs mois, les couples Allégret et Teissères partagent l’unique maison missionnaire de la station. Leurs correspondances font régulièrement état de leur isolement géographique : difficulté pour trouver des vivres, pas de véritables cultures locales. Ils expriment différents besoins qui leurs semblent indispensables pour développer la station : la construction d’un poulailler, d’une cuisine, d’un magasin pour les marchandises et les vivres et d’un endroit pour loger les enfants de l’école [illustration 1].

Ill.1

Première station de Talagouga, vers 1894

Ill.1

Première station de Talagouga, vers 1894

(source : Défap - FHKP061_02450)

15Dans une lettre du 16 août 1892 qu’il adresse au directeur de la Mission de Paris, Allégret écrit :

« Il faut débrousser et assainir. Nous sommes pris entre la forêt et le fleuve, il faut couper la forêt pour avoir de l’air, de la lumière… et des matériaux de construction. Enfin, il faut préparer l’installation de la scierie, c’est-à-dire de nouveau débrousser. Et il faut que tous ces travaux marchent ensemble : les constructions doivent être sous toit, les arbres abattus, les herbes séchées, avant que les pluies ne commencent » [8].
L’organisation de Talagouga est semblable aux autres stations de la Mission de Paris. Publié dans le Journal des Missions en 1894, le plan donne à voir des bâtiments parfaitement alignés le long du fleuve et qui répondent aux besoins de l’œuvre : une église qui sert aussi d’école, une maison missionnaire, un dortoir pour les garçons scolarisés, des cuisines [illustration 2]. Les missionnaires y implantent aussi une scierie et un jardin potager. Le terrain environnant est signalé comme « déboisé ». Si des courbes viennent préciser la pente sur laquelle est établie la station, le plan offre toutefois une vision très théorique d’une réalité moins « ordonnée ». Et, alors qu’il existe des photographies de la station réalisées à la même époque, celles-ci ne sont pas diffusées dans les publications de la Mission de Paris, ou alors sous forme de gravures [9]. La vue de la station proposée aux protestants français est ainsi entièrement tributaire du filtre opéré par les missionnaires et leur direction.

Ill.2

Plan de la station de Talagouga, 1893

Ill.2

Plan de la station de Talagouga, 1893

16L’installation de la station par les Américains sur les bords du fleuve Ogooué est stratégique. Aucune route terrestre n’est ouverte depuis la côte, notamment à cause de la densité de la forêt équatoriale. Les seules voies pour parcourir le territoire sont l’Ogooué et les rivières qui l’alimentent. À Talagouga, le ravitaillement se fait depuis Lambaréné, village située en aval, par le biais d’un bateau baptisé « Le Lutin », sujet de la première photographie du Gabon publiée dans le Journal des Missions, ce qui souligne son importance majeure pour la vie de la station.

17Toutefois, dès 1893, Élie Allégret mentionne dans ses courriers les très mauvaises conditions météorologiques lors de la saison des pluies et les crues importantes du fleuve qui posent de gros problèmes pour le maintien de l’œuvre à Talagouga. Après une première crue en mai 1893, une deuxième les surprend six mois plus tard [illustration 3]. Dans une lettre datée du 2 novembre 1893, il explique :

18

« Depuis 3 semaines, nous sommes inondés, c’est un désastre. Et au point de vue hygiénique, c’est déplorable ; je redoute encore plus le moment de la baisse des eaux. Si on nous avait prévenus ! Nous aurions mis toutes nos nouvelles constructions sur la hauteur : mais le Dr Nassau lui-même m’a dit qu’il n’avait jamais vu le fleuve monter si vite au mois d’octobre. Je ne vous parle pas du jardin où il y a 2 mètres d’eau maintenant ni des ponts, ni des vieilles cases emportées, mais le dortoir des garçons dont la charpente et la couverture étaient terminées, les magasins de vivres, d’échanges dans lesquels j’entre en pirogue, et ils sont sur pilotis ! Tout cela sous l’eau avec un courant violent, tout se pourrit, s’ébranle. Et la scierie ! Il a fallu démonter quelques roues. Tout l’atelier est sous l’eau ! On ne peut plus continuer ainsi » [10].

Ill.3

Station de Talagouga inondée, décembre 1893, Élie Allégret

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Station de Talagouga inondée, décembre 1893, Élie Allégret

(source : Défap - FHKP061_02530)

19Suite à ces deux inondations successives, Allégret demande à reconstruire la station missionnaire plus haut de façon à échapper aux débordements de l’Ogooué. Sa demande est d’abord refusée pour des raisons de coûts, puis finalement étudiée après deux nouvelles crues. Il est envisagé de déplacer la station de Talagouga sur un site situé en aval du fleuve. En mars 1895, l’administration coloniale permet de débloquer la situation en acceptant de céder la concession d’une île à la Mission de Paris pour qu’elle y installe sa nouvelle station.

20La configuration de celle-ci répond à une vision occidentale de ce que doit être un lieu d’habitation. La première préoccupation des missionnaires est de débrousser un large terrain de façon à implanter l’ensemble des bâtiments et des installations perçus comme nécessaires. Une première maison missionnaire est construite en 1896 avec une charpente en tubes de fer achetée en France et amenée par bateau. Une deuxième est montée en 1898-1899 sur des pilotis de fer maçonnés avec une charpente en bois [illustration 4].

Ill.4

Maison missionnaire, Talagouga, 1898/1902

Ill.4

Maison missionnaire, Talagouga, 1898/1902

(source : Défap - GAPP063_02882)

21Le plan montre que des bâtiments sont réservés aux filles, éloignés de ceux des garçons. La construction d’une véritable chapelle est prévue et une large place est laissée aux cultures et aux élevages, de façon à donner une certaine autonomie à la station. Le déplacement de la scierie n’est par contre pas envisagé. Celle-ci reste en activité sur l’ancien site de Talagouga.

Édifices missionnaires photographiés

22Le fonds photographique de la Mission de Paris compte environ 830 positifs sur papier réalisés entre 1890 et 1930 pour le Gabon. Parmi eux, près de 360 clichés sont des vues de paysage ou de bâtiments, dont 230 où apparaissent des bâtiments missionnaires, soit environ 27 % des images envoyées par les missionnaires et conservées par la Smep pour le Gabon.

23Les missionnaires n’envoient pas toutes leurs photographies à leur direction à Paris, mais uniquement celles dont ils pensent qu’elles pourront intéresser la société pour sa propagande. Il n’est donc pas possible d’affirmer que les vues de stations sont un sujet particulièrement prisé par les missionnaires. Il constitue par contre un thème privilégié pour faire connaître l’œuvre aux Chrétiens occidentaux.

24Les bâtiments de la station missionnaire sont régulièrement photographiés dès le début de leur construction. Les fondations et les charpentes sont montrées avant qu’elles ne soient recouvertes. Ces images permettent d’attester du dynamisme et du développement constant de l’œuvre missionnaire. On construit pour répondre aux besoins d’évangélisation, au nombre de plus en plus important de Chrétiens [illustrations 5 et 6].

Ill.5

Station de Talagouga

Ill.5

Station de Talagouga

(source : Défap - GAPP062_02838)
Ill.6

Talagouga, vers 1900

Ill.6

Talagouga, vers 1900

(source : Défap - GAPP062_02836)

25Ces images d’édifices en cours d’élévation sont souvent animées par la présence d’ouvriers autochtones. Les missionnaires entendent ainsi montrer l’engagement des nouveaux évangélisés en faveur de l’œuvre. Le même sens de lecture est donné aux vues de bâtiments achevés. Un article d’octobre 1939 consacré à la photographie de l’église de Ngomo publiée en couverture de la revue Le Petit messager des missions évangéliques souligne l’engagement des populations locales dans l’édification des églises :

26

« Ce devait être les gens du pays qui fissent les sacrifices nécessaires pour l’érection de leur église. Le désir du missionnaire a été entièrement exaucé. Par leurs dons en argent et par le travail de leurs mains, ce sont vraiment les chrétiens et les catéchumènes de l’église de Ngomo qui ont accompli ce magnifique travail de construction. Évidemment ils ont été dirigés par les missionnaires […]. Mais l’essentiel du travail a été accompli par les Noirs » [11].

27La photographie est utilisée pour attester de l’achèvement de l’édifice et de l’engagement des populations autochtones auprès de la mission.

28L’évangélisation, difficile à présenter visuellement, est ainsi montrée à travers ses conséquences matérielles. Les changements apportés à l’espace missionnaire permettent à la Mission de Paris d’attester de la diffusion et de l’implantation du christianisme sur une terre précédemment définie comme « païenne » à l’arrivée des missionnaires.

29Faites en extérieur avec des sujets immobiles par nature, les photographies d’édifices présentent l’avantage d’être relativement simples à réaliser et permettent de mettre en valeur les réalisations des missionnaires pour mieux témoigner de leur présence et de leur action. La Mission de Paris les propose comme des constats :

30

« Les bâtiments procurent un moyen de mesurer l’effort missionnaire en montrant quelques-uns de ses résultats les plus tangibles et visibles » [12].

31Ces images illustrent d’ailleurs abondamment les tracts et les brochures diffusés par la Smep. Réalisés pour être distribués plus largement que les habituelles publications de la société, ces documents proposent une vision synthétique de l’œuvre missionnaire à travers de courts textes, des chiffres et quelques images choisies pour leur apparente capacité à être lues et interprétées facilement par un public peu familier des missions chrétiennes. Les vues de bâtiments sont donc particulièrement prisées parce qu’elles donnent à voir des réalisations concrètes et quantifiables.

32De la même façon, les cartes postales sont faites pour être largement diffusées et utilisent des éléments visuels aisément identifiables. Sur 111 cartes postales de la Smep consacrées au Gabon, 49 donnent à voir les populations autochtones dans leurs villages ou au sein des stations. Les autres sont des vues de paysages dont la moitié présente des édifices missionnaires. Les autres sont répertoriées comme des « Paysages d’Afrique » ou ne comportent pas de légende [illustration 7]. L’espace missionnaire du Gabon est présenté au public occidental sous un angle exotique ou chrétien. Aucun autre environnement n’est suggéré.

Ill.7

Paysage d’Afrique. Soir d’orage sur l’Ogooué. Carte postale de la smep

Ill.7

Paysage d’Afrique. Soir d’orage sur l’Ogooué. Carte postale de la smep

(source : Défap)

33Il est intéressant de noter l’absence quasi systématique de figures animées autour des bâtiments achevés, à l’inverse de ceux en construction. Si elles existent, leur présence est anecdotique et ne constitue pas le sujet de l’image. De la même façon, les intérieurs d’églises sont souvent photographiés vides. La communauté chrétienne est suggérée par le bâtiment lui-même : celui-ci existe car les convertis sont de plus en plus nombreux [illustration 8].

Ill.8

Intérieur de temple, Talagouga ?, 1900/1910, Gabon

Ill.8

Intérieur de temple, Talagouga ?, 1900/1910, Gabon

(source : Défap - GAPP063-02950)

34Au fil du temps, le public occidental est aussi amené à remarquer le changement des matériaux utilisés pour la construction des édifices. Après les simples cloches ou les églises en bois dont l’existence provisoire est précisée pour justifier leur apparente fragilité, les édifices construits en briques ou en pierre sont mis en valeur pour inscrire la présence du christianisme au Gabon dans la durée.

35À la suite des images d’exploration et de territoires vierges de toute empreinte occidentale, les photographies des édifices missionnaires s’intègrent ainsi dans l’iconographie de « l’avant/après » mise en place par les sociétés de mission. Durant les premières années, les clichés doivent témoigner de la virginité des terres africaines. Au Gabon, Élie Allégret photographie très peu de lieux ou d’objets associés à des croyances traditionnelles. De son côté, la Mission de Paris diffuse essentiellement des vues du fleuve, de la forêt équatoriale et de villages autochtones. Aucune vue ne vient attester de la présence d’autres Occidentaux. Par la suite, au fur et à mesure que l’œuvre progresse, la société s’efforce de montrer que l’évangélisation s’étend, à travers les photographies des bâtiments missionnaires qui sont peu à peu édifiés pour répondre aux besoins de la mission.

36La publication de l’ouvrage Au Congo, mission de l’Ogooué en 1907 atteste de cette démarche [13]. La première partie est consacrée à la description du territoire tel qu’il aurait été à l’arrivée des missionnaires et ses illustrations proposent des vues de l’environnement traditionnel des populations autochtones (« Village pahouin », « Rives de l’Ogooué », « Mont Lopé Haut-Ogooué »). L’iconographie de la deuxième partie se concentre sur l’implantation des stations missionnaires et leurs principaux édifices : « Église de Lambaréné », « Lambaréné coin de la station ». Le lecteur est invité à remarquer les nombreux bâtiments construits par la Mission et la qualité des techniques utilisées. Face à la photographie d’une « Case Afourou Alima » qui montre une maison basse, très proche de l’eau et cernée par les arbres, les images de maisons missionnaires présentent des bâtiments construits sur pilotis, dans des terrains relativement dégagés, selon une conception tout à fait occidentale de ce que doit être un bâtiment d’habitation.

37Autres éléments significatifs de l’espace missionnaire, les cimetières de la mission sont aussi photographiés au tournant des xixe et xxe siècles [illustration 9]. Le fait de publier des vues de tombes de missionnaires décédés au cours de leur séjour au Gabon n’est pas anodin :

38

« La tombe missionnaire est un sujet avec une signification symbolique complexe et douloureuse » [14].

Ill. 9

Cimetière missionnaire de Talagouga, 1900/1904, Élie Allégret

Ill. 9

Cimetière missionnaire de Talagouga, 1900/1904, Élie Allégret

(source : Défap – GAPP065-03372)

39Ces images ont pour objectif de montrer les lieux d’inhumation aux familles qui ne peuvent pas se rendre sur les tombes. Elles ne sont toutefois pas réservées à un usage privé et sont aussi diffusées à travers les publications de la Mission de Paris. Elles n’ont pas véritablement pour fonction de commémorer la mémoire d’une personne en particulier. Elles évoquent davantage le lien qui unit les missionnaires à un espace géographique et culturel. Les images de tombes sont des métaphores visuelles du « sacrifice que font les missionnaires de leurs vies pour le salut des peuples étrangers » [15] et traduisent le lien physique indéfectible qui existe entre la société missionnaire et la terre de mission. Alors que les conditions sanitaires s’améliorent au sein des stations et que les formes d’engagement évoluent, ce type d’image disparaît peu à peu de l’iconographie missionnaire au cours du xxe siècle.

40Enfin, le plus souvent restées dans les archives familiales, les photographies faites à l’intérieur des maisons missionnaires rendent compte d’une vie quotidienne qu’il est difficile d’appréhender dans les vues et les correspondances publiées par la Mission de Paris [03070 ; 03045]. Les habitations sont souvent aménagées avec des meubles fabriqués sur place ou envoyés depuis l’Europe. Les missionnaires apportent aussi avec eux quelques caisses contenant leurs affaires personnelles. Peu après son arrivée à Talagouga, Suzanne Allégret écrit ainsi à ses parents :

41

« Comme aussi cela me semble étrange de retrouver ici, dans notre petite maison en planches, sur les bords de l’Ogooué, toutes ces choses que j’avais emballées à Bâle et qui me rappellent mon “chez nous” » [16].

42Au-delà de leur volonté de construire des villages chrétiens, les missionnaires se recréent, loin de leur pays natal, un environnement familier en le façonnant selon un modèle occidental.

Déplacements et progression de l’espace missionnaire

43La station constitue pour les missionnaires qui y résident un point central à partir duquel ils vont voyager pour diffuser l’Evangile. Elle est envisagée comme une base « de départ pour une action rayonnant sur l’ensemble d’un district » [17]. Le pasteur Allégret écrit régulièrement qu’il regrette de ne pas avoir assez de temps pour partir évangéliser les villages aux alentours. Les distances entre les villages lui apparaissent parfois comme des obstacles :

44

« Cet éparpillement de villages est une cause de lenteur pour notre œuvre ; nous gagnerions beaucoup de temps si nous pouvions prêcher dans de véritables villes peuplées de quelques milliers d’habitants » [18].

45De façon à maintenir une présence chrétienne dans des endroits éloignés des stations, des postes « annexes » sont donc créés pour servir de trait d’union entre deux lieux où résident des missionnaires. Des évangélistes autochtones y sont installés et y travaillent au service de la mission. Au Gabon, l’annexe d’Eloñe Bito, par exemple, est implantée entre Lambaréné et Talagouga, stations séparés par 150 kilomètres de fleuve. Ces lieux sont évoqués par les missionnaires dans leur correspondance mais ils sont peu photographiés. Des plans attestent par contre de leur organisation et de leur position stratégique. Dans une carte qu’il dresse aux environs de 1900, Allégret signale ainsi les différentes annexes situées le long du fleuve en aval de Talagouga. À une distance similaire les unes des autres, elles permettent à l’œuvre missionnaire d’occuper le territoire, de façon à assurer une présence protestante face au paganisme et à la Mission catholique de Saint-Michel de Ndjolé fondée en 1897 à proximité de Talagouga.

46En parallèle à l’implantation des annexes, la construction de nouvelles stations est envisagée de façon à créer un réseau le long du fleuve Ogooué. En 1899, la Mission de Paris demande une concession de 600 hectares au commissaire général de Libreville afin de créer une station à mi-chemin entre Talagouga et Lambaréné, pour « surveiller les instituteurs et les catéchistes » installés dans les annexes. L’idée correspond à ce que décrit Marc Spindler : créer « une chaîne de stations, devant assurer une pénétration missionnaire continue dans une région donnée, ou fixer le front missionnaire dans une région disputée » [19]. La station de Ngomo est ainsi fondée en 1898, puis celle de Samkita en 1900.

47Les cartes dressées par la Mission de Paris rendent compte du développement de l’œuvre et de la création de ces nouvelles annexes et stations. Elles mentionnent parfois les populations autochtones installées dans la région et certaines signalent aussi la présence catholique [illustration 10]. Le constat est différent du côté catholique : les missions protestantes sont généralement ignorées dans les cartes des congrégations [20]. On peut penser que la Mission de Paris, qui ne dépend d’aucune Église particulière et qui doit travailler avec des moyens limités, entend ainsi rendre compte du développement du christianisme dans son ensemble.

Ill.10

Extrait de la carte de la Mission du Congo par Ernest Haug, 1902

Ill.10

Extrait de la carte de la Mission du Congo par Ernest Haug, 1902

(source : Défap)

48Les moyens de transport utilisés par les missionnaires enfin sont régulièrement photographiés. Ils constituent un thème important de l’iconographie missionnaire de la première moitié du xxe siècle. Comme les tombes, ce ne sont pas des bâtiments, mais ils permettent d’évoquer l’étendue de l’espace missionnaire et surtout son expansion. Ces images témoignent de la mobilité des missionnaires et de la diffusion de l’Évangile. Après la période d’exploration de 1890/1891, le fleuve continue à jouer un rôle très important dans l’iconographie car il reste le seul axe de transport possible d’une station à une autre [illustration 11].

Ill.11

Station de Talagouga

Ill.11

Station de Talagouga

(source : Défap - GAPP062_02847)

49La fin du xixe et le début du xxe siècle est une période d’installation et de développement important pour l’œuvre de la Mission de Paris au Gabon. Imaginé, puis exploré avant d’être habité, l’espace missionnaire est abondamment représenté via les photographies et les cartes. Ces différentes images permettent aux missionnaires de s’approprier un territoire géographique et culturel qu’ils tentent peu à peu d’adapter à leurs besoins et à leur vision de ce que doit être un espace chrétien. Les représentations diffusées par la Mission de Paris rendent compte du regard que posent les missionnaires sur leur environnement. Elles traduisent leur perception de l’espace, mais aussi ce qu’ils entendent en montrer et ce qu’ils y projettent.

50La représentation de l’espace missionnaire reste ainsi relativement générique. Il existe peu de particularités et les vues sont semblables entre deux stations ou deux villages autochtones. Ces images ne répondent pas à un objectif ethnographique, elles viennent appuyer le discours de la Mission de Paris et témoigner du développement de l’œuvre.


Date de mise en ligne : 15/04/2016

https://doi.org/10.3917/hmc.037.0119

Notes

  • [1]
    La Mission de Paris dispose d’une école pour former ses missionnaires, située boulevard Arago à la Maison des missions, où siège également la direction de l’organisation.
  • [2]
    Rapport présenté au comité dans sa séance ordinaire du 6 avril 1891 par MM. Allégret et Teissères, p. 25.
  • [3]
    Bernard Salvaing, Les missionnaires à la rencontre de l’Afrique au xixe siècle : Côte des Esclaves et pays yoruba, 1840-1891, L’Harmattan, 1994, p.124.
  • [4]
    Rapport présenté au comité dans sa séance ordinaire du 6 avril 1891 par MM. Allégret et Teissères, p. 17.
  • [5]
    Rapport de la Mission Gabon, 6 septembre 1894. Archives Smep – Bibliothèque du Défap.
  • [6]
    Ibid.
  • [7]
    Ibid.
  • [8]
    Lettre d’Élie Allégret au directeur de la Smep, 16 août 1892. Archives Smep – Bibliothèque du Défap.
  • [9]
    Une photographie de la maison occupée par Allégret et Teissères à Lambaréné est publiée sous forme de gravure en 1890 dans le Petit Messager des missions évangéliques, revue de la Mission de Paris à destination des enfants.
  • [10]
    Lettre d’Élie Allégret au comité directeur de la Mission de Paris, 2 novembre 1893. Archives Smep – Bibliothèque du Défap.
  • [11]
    « Nos gravures », Le Petit messager des missions évangéliques, octobre 1939, p. 92.
  • [12]
    « The buildings provide a way of measuring the missionaries’ effort by showing some of its most tangible and visible results », Marianne Gullestad, Picturing Pity : pitfalls and pleasures in crosscultural communication : image and word in a North Cameroon mission, Berghahn books, 2007, p. 166.p. 146.
  • [13]
    Au Congo, mission de l’Ogooué, Smep, 1907.
  • [14]
    « The missionary grave is a photographic topic with complex and painful significance », Marianne Gullestad, op.cit., p. 166.
  • [15]
    « the missionaries’ sacrifice of their lives for the salvation of foreign people », ibid., p. 167.
  • [16]
    Lettre de Suzanne Allégret, 28 juillet 1892. Archives Smep – Bibliothèque du Défap.
  • [17]
    Marc Spindler, Pour une théologie de l’espace, Delachaux et Niestlé, 1968
  • [18]
    Lettre d’Élie Allégret, 10 mars 1895. Archives Smep – Bibliothèque du Défap.
  • [19]
    Marc Spindler, op.cit.
  • [20]
    Voir Jean-Michel Vasquez, La cartographie missionnaire en Afrique : science, religion et conquête (1870-1930), Karthala, 2011, p.209-212

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