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Article de revue

Dialogue et conversion : une bataille d'éthique

Pages 35 à 58

Notes

  • [1]
    Voir par exemple Claude Geffré, « Où en est la théologie des religions vingt ans après Assise », p. 173-200, in François Bousquet et Henri de La Hougue (dir.), Le dialogue interreligieux. Le christianisme face aux autres traditions, Paris, Desclée de Brouwer, 2009. Voir aussi Bruce D. Marshall, « Introduction » in Bruce D. Marshall ed., Theology and Dialogue. Essays in Conversation with George Lindbeck, Notre Dame, University of Notre Dame Press, 1990, p. 1-4.
  • [2]
    Peut-être avec quelques exceptions telles que le judaïsme et le bouddhisme.
  • [3]
    Pour une classification voir par exemple William R. Burrows, ed., Redemption and Dialogue. Reading Redemptoris Missio and Dialogue and Proclamation, Maryknoll, Orbis Books, 1993 ; cette classification et d’autres sont discutées par Basset dans Jean-Claude Basset, Le dialogue interreligieux Histoire et avenir. Paris, Cerf, 1996, p. 313-355, et par Aasulv Lande dans Aasulv Lande, « Purpose of Interreligious Dialogue » p. 111-128 in Patrik Fridlund, Lucie Kaennel et Catharina Stenqvist (eds), Plural Voices. Intradisciplinary Perspectives on Interreligious Issues, Leuven, Peeters, 2009, parmi d’autres.
  • [4]
    Jean-Claude Basset par exemple identifie cinq éléments nécessaires : il s’agirait de rencontre entre personnes, d’échange de paroles, de réciprocité, d’altérité et de l’enjeu (Basset, op. cit., p. 23) ; discussion reprise dans Hans-Christoph Askani,« Dialogic Philosophy and the Dialogue of Religions » in Patrik Fridlund, Lucie Kaennel et Catharina Stenqvist (eds), op. cit., p. 81-88.
  • [5]
    Voir par exemple Jewish-Christian Relations : Ecumenical Considerations for Dialogue and Relations with People of Other Religions, n. 18, p. 23-24 ; http://www.jcrelations.net/en/?item=2293 ; saisi le 7 avril 2011.
  • [6]
    Paul F. Knitter, Jesus and the Other Names. Christian Mission and Global Responsibility. Maryknoll, Orbis Books, 1996, p. 23-26. Voir aussi Raimundo Panikkar, The Intrareligious Dialogue, Rev. ed., New York, Paulist Press, 1999, p. 47-50.
  • [7]
    Leonard J. Swidler, « The Dialogue Decalogue : Groundrules for Interreligious Dialogue », Journal of Ecumenical Studies, n° 15 (1978), p. 413-415. Voir également par exemple Jewish-Christian Relations…, loc. cit., n° 19.
  • [8]
    P. F. Knitter, op. cit., p. 23-24. Voir aussi R. Panikkar, op. cit., p. 62 ainsi que le n° 47 de Dialogue et Annonce (désormais : DA) : « Réflexions et orientations concernant le dialogue interreligieux et l’annonce de l’Évangile », Document du Conseil Pontifical pour le Dialogue Interreligieux et de la Congrégation pour l’Évangélisation des Peuples (19 mai 1991, jour de la Pentecôte), Documentation Catholique (DC), n° 2036, 20 octobre 1991, p. 874-890.
  • [9]
    L’Osservatore Romano, édition hebdomadaire en anglais, Dec. 27, 1982, n° 6.
  • [10]
    DA n° 9 ; L’Osservatore Romano, Nov. 14, 1992. Voir aussi le Conseil œcuménique des églises dans Jewish-Christian Relations…, loc. cit., n° 23.
  • [11]
    L. J. Swidler, article cité ; Jewish-Christian Relations…, loc. cit., n° 19.
  • [12]
    L. J. Swidler, article cité.
  • [13]
    R. Panikkar, op. cit., p. 62-63. Cf. J.-C. Basset, op. cit., p. 307. Voir aussi Jewish-Christian Relations…, loc. cit., n° 23-24.
  • [14]
    J.-C. Basset, op. cit., p. 298. Malgré sa critique de Basset, Askani le rejoint sur ce point (Hans-Christoph Askani, « Dialogic Philosophy and the Dialogue of Religions », article cité).
  • [15]
    J.-C. Basset, op. cit., p. 307. Voir également DA, n° 11 : « le terme de conversion peut aussi se référer de manière plus spécifique à un changement d’adhésion religieuse. » ; Cf. Nicholas Lossky, ed., Dictionary of the Ecumenical Movement, Geneva, WCC Publications, 1991, p. 828.
  • [16]
    « L’élan missionnaire appartient donc à la nature intime de la vie chrétienne » : Redemptoris Missio (désormais : RM) n° 1 (RM, La mission du Christ rédempteur, Lettre encyclique du pape Jean-Paul II sur « la valeur permanente du précepte missionnaire », donnée à Rome le 7 décembre 1990 à 1’occasion du vingt-cinquième anniversaire du Décret conciliaire Ad Gentes, DC, n° 2022, 17 février 1991, p. 153-191.
  • [17]
    « Le terme [évangélisation] signifie “porter la Bonne Nouvelle à toute l’humanité” (Evangelii nuntiandi, n° 18) » cité dans DA, n° 8. [Evangelii nuntiandi – désormais EN –, « Annoncer l’Évangile aux hommes de notre temps », Exhortation apostolique de Paul VI, 8 décembre 1975, DC, n° 1689, 4 janvier 1976, p. 1-22.]
  • [18]
    En, n° 5.
  • [19]
    Thomas P. Kasulis, Intimacy or Integrity. Philosophy and Cultural Difference, Honolulu, University of Hawai’i Press, 2002, p. 154. Voir également Bourdieu sur la famille, l’Église et le don : Pierre Bourdieu, Raisons pratiques. Sur la théorie de l’action, Paris, Seuil, 1994 (coll. Points Essais), p. 135-145, 169-211.
  • [20]
    S. Mark Heim, Salvations. Truth and Difference in Religion. Maryknoll, Orbis Books, 1995. Pour une discussion de quelques aspects problématiques voir Patrik Fridlund, « A More Pluralistic Pluralism ? », Swedish Missiological Themes 93, n° 1 (2005), p. 43-59.
  • [21]
    R. Panikkar, op. cit., p. 77-78. Voir George Lindbeck selon qui le réformateur protestant Martin Luther insiste sur le fait qu’on ne peut pas affirmer que le Christ est Seigneur sans qu’il devienne le Seigneur pour la personne qui l’affirme. (George A. Lindbeck, The Nature of Doctrine. Religion and Theology in a Postliberal Age, 25th Anniversary Edition, Philadelphia, Westminster Press, 2009, p. 52.)
  • [22]
    R. Panikkar, op. cit., p. 77-78.
  • [23]
    R. Panikkar, op. cit., p. 80.
  • [24]
    R. Panikkar, ibidem. Cf. Husserl qui affirme que tout ne peut être mis entre paranthèses dans la réduction phénoménologique (EdmundHusserl, Ideen zu einer reinen Phänomenologie. Erstes Buch : Allgemeine Einführung in die reine Phänomenologie, Halle, Max Niemeyer, 1913, § 59).
  • [25]
    R. Panikkar, op. cit., p. 81.
  • [26]
    Nicholas Rescher, Pluralism. Against the Demand for Consensus, Oxford, Clarendon Press, 1993, p. 89-90 ; 119-126.
  • [27]
    Dans cette tradition un bon choix devient éthiquement bon seulement à partir du moment où il peut se résumer dans un principe général. (Nicholas Rescher, Rationality. A Philosophical Inquiry into the Nature and the Rationale of Reason, Oxford, Clarendon Press, 1988, p. 101.)
  • [28]
    George A. Lindbeck, The Nature of Doctrine, op. cit., p. 103 ; George A. Lindbeck, « Relations interreligieuses et œcuménismes. Le chapitre 3 de ‘La nature des doctrines’ revisité » (p.183- 203), p. 197, in : Marc Boss, Gilles ÉMery et Pierre Gisel (eds), Postlibéralisme ? La théologie de George Lindbeck et sa réception, Genève, Labor et Fides, 2004.
  • [29]
    Voir par exemple « La déclaration universelle des droits humains » (http://www.un.org/fr/documents/udhr/index.shtml). Voir également « Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 » (http://fr.wikisource.org/wiki/Déclaration_des_Droits_de_l’Homme_et_du_Citoyen) ; Cf. Malcolm D. Evans, Religious Liberty and International Law in Europe, Cambridge, Cambridge University Press, 1997, p. 284-314.
  • [30]
    William Kingdon Clifford, « The Ethics of Belief » (p. 9-40), citation p. 9-10, in : A. J. Burger ed., The Ethics Of Belief. Essays byWilliam Kingdon Clifford,William James and A J. Burger, Create Space, 2008, 114 p.
  • [31]
    William Kingdon CLifford, op. cit., p. 13.
  • [32]
    William Kingdon CLifford, op. cit., p. 23.
  • [33]
    William Kingdon CLifford, op. cit., p. 13-14.
  • [34]
    W. K. Clifford, op. cit., p. 14-17.
  • [35]
    W. K. Clifford, op. cit., p. 29.
  • [36]
    W. K. Clifford, op. cit., p. 18.
  • [37]
    W. K. Clifford, op. cit., p. 20.
  • [38]
    Nicholas Rescher, Rationality. A Philosophical Inquiry into the Nature and the Rationale of Reason, Oxford, Clarendon Press, 1988, p. 94.
  • [39]
    Ibidem.
  • [40]
    N. Rescher, Rationality…, op. cit., p. 99.
  • [41]
    N. Rescher, Rationality…, op. cit., p. 95-99.
  • [42]
    N. Rescher, Rationality…, op. cit., p. 102.
  • [43]
    Roderick M. Chisholm, Theory of Knowledge, Englewood Cliffs, Prentice-Hall, 1966, p. 14-15.
  • [44]
    Laurence Bonjour, The Structure of Empirical Knowledge, Cambridge Mass., Harvard University Press, 1985, p. 7-8.
  • [45]
    Nicholas Rescher, Rationality…, op. cit., p. 99-101.
  • [46]
    Lumen Gentium, Constitution dogmatique sur l’Église, Concile Vatican II, 21 novembre 1964, n° 17. Voir aussi RM n° 46 : « […] toute personne a le droit d’entendre la Bonne Nouvelle de Dieu, qui se fait connaître et qui se donne dans le Christ, afin de réaliser pleinement sa vocation. »
  • [47]
    Ad Gentes, Décret sur l’activité missionnaire de l’Église. Concile Vatican II, 7 décembre 1965, n° 8.
  • [48]
    EN, n° 5.
  • [49]
    Jean-Paul II, Insegnamenti, (1989), XII/1, p. 748-750, n° 2-5.
  • [50]
    Richard Swinburne, Faith and Reason, Oxford, Oxford University Press, 1981, p. 78.
  • [51]
    Idem, p. 81.
  • [52]
    Emmanuel Lévinas, Autrement qu’être ou Au-delà de l’essence, Paris, LGF, 1990 (Livre de Poche Biblio Essais). Pour une discussion voir également Didier Franck, L’un-pour-l’autre. Levinas et la signification, Paris, Presses universitaires de France, 2008.
  • [53]
    Paul Ricœur, Amour et justice, Paris, Seuil, 2008 (Points Essais).
  • [54]
    Michel Meyer, Petite métaphysique de la différence, Paris, Presses universitaires de France, 2008, p. 13.
  • [55]
    William James, « The Will to Believe » (p. 41-70), citation p. 48 in A. J. Burger ed., The Ethics Of Belief. Essays byWilliam Kingdon Clifford,William James and A. J. Burger, CreateSpace, 2008, 114 p.
  • [56]
    W. James, op. cit., p. 53.
  • [57]
    W. James, op. cit., p. 64.
  • [58]
    W. James, op. cit., p. 56-57.
  • [59]
    W. James, op. cit., p. 61-63.
  • [60]
    W. James, op. cit., p. 64-70. Voir aussi, par exemple, Lindbeck qui affirme que la grammaire d’une religion se comprend dans la pratique, en la pratiquant ; c’est seulement avec d’immenses difficultés qu’elle peut être jugée de l’extérieur. (George A. LIndbeck, The Nature of Doctrine, op. cit., p. 115).
  • [61]
    Dorothee Sölle, Theology for Sceptics, London, Mowbray, 1995, p. 48-49. Un exemple typique d’une présentation de Dieu contre laquelle Sölle réagit se trouve dans Peter Cole, Philosophy of Religion, 2. ed., London, Hodder & Stoughton, 2004.
  • [62]
    D. Sölle, op. cit., p. 49.
  • [63]
    Idem, p. 49.
  • [64]
    Grace M. Jantzen, Power, Gender, and Christian Mysticism, Cambridge, Cambridge University Press, 1995, p. 245.
  • [65]
    Grace M. Jantzen, Becoming Divine, Towards a Feminist Philosophy of Religion, Manchester, Manchester University Press, 1998, p. 21.
  • [66]
    G. M. Jantzen, Becoming Divine, op. cit., p. 65.
  • [67]
    Ibidem.
  • [68]
    G. M. Jantzen, Becoming Divine, op. cit., p. 67.
  • [69]
    Idem, p. 65.
  • [70]
    Idem, p. 67.
  • [71]
    Idem, p. 67.
  • [72]
    Voir G. A. Lindbeck, The Nature of Doctrine, op. cit., p. 133.
  • [73]
    J.-C. Basset, Le dialogue interreligieux, op. cit., p. 307.

1Le dialogue interreligieux fait partie du discours théologique contemporain d’une façon incontournable [1]. Cela ne signifie pas que tous les croyants, voire même tous les théologiens, le pratiquent. Cela ne signifie pas non plus que tout le monde l’apprécie. Il n’empêche que de nos jours le dialogue interreligieux fait partie intégrante de la théologie. Dans les discours et la pratique, un certain code de comportement fait quasiment l’unanimité : il ne s’agit pas de convertir l’autre mais d’écouter ce que l’autre a à dire et d’échanger entre pairs. Toutefois, on peut également constater que tous les courants religieux [2] ont pour principe de susciter des conversions. L’étude présente part de cette contradiction. La façon de penser ce conflit, ou cette tension, dépend bien entendu de la façon dont sont perçus le dialogue et la conversion. Mais elle ne s’y résume pas non plus. D’autres facteurs jouent un rôle, comme la nature de l’éthique que l’on adopte, ou la compréhension du religieux à laquelle on parvient. Cet article vise à analyser cette problématique et à proposer quelques pistes de réflexion dans le domaine. Il s’agit de saisir la tension inévitable et peut-être indispensable entre dialogue et conversion, mais aussi de discuter dans quel registre et à quel niveau ce drame se déroule. Je suggère pour finir d’avoir recours à des analyses féministes afin de percevoir les enjeux d’une manière nouvelle.

Dialogue et conversion

2Les missiologues et autres chercheurs qui étudient le dialogue interreligieux soulignent qu’il existe non un dialogue mais plusieurs, menés différemment, avec des buts différents et dans des contextes différents [3]. Dans la littérature, on trouve également différentes façons de caractériser les éléments vitaux du dialogue. Quels éléments sont essentiels afin de pouvoir parler de « dialogue » [4] ?

3On peut constater que malgré cette variation dans la définition même du dialogue, une règle s’est visiblement instaurée dans le cadre du dialogue interreligieux : le dialogue doit se dérouler dans une ambiance d’écoute et sans ambition de convertir l’autre, en soulignant la dimension prosélyte de toute tentative de conversion [5]. Le dialogue interreligieux se fonde sur l’accord tacite de ne pas chercher à convertir l’autre. Il ne s’agit nullement d’une règle carrée en faveur du statu quo ; le refus de convertir l’autre est riche de nuances. Moi-même, je peux très bien entrer en dialogue avec l’espoir et le désir d’être transformé, de changer. Et cela vaut bien entendu pour mon partenaire. Tous sont d’accord là-dessus. Selon Paul F. Knitter, un des théologiens les plus connus dans ce domaine, le fait même d’entrer en dialogue implique que ceux qui participent au dialogue s’ouvrent à la transformation. Ceux qui participent au dialogue doivent penser qu’il y a quelque chose à apprendre, sinon l’idée du dialogue serait anéantie [6]. Leonard Swidler parle dans ses « dix commandements du dialogue interreligieux » d’une attitude impliquant que chacun vienne pour apprendre et ainsi changer et croître [7].

Paul Knitter

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Paul Knitter

(dr)

Leonard Swidler

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Leonard Swidler

(dr)

4La dimension d’apprentissage peut être mutuelle et doit peut-être l’être. Dans une situation dialogale, il est légitime de s’attendre à ce que l’autre soit transformé, que s’opère un changement aussi en lui. Ici, un point clé demeure pourtant l’accord, souvent tacite, selon lequel la conversation doit être respectueuse et honnête sans prétention, de part ou d’autre, d’être seul à connaître la vérité [8]. Une conséquence en est l’interdiction de prosélytisme – ou de la conversion. L’autre doit se laisser transformer, comme moi, mais l’objectif ne peut être la conversion dans le sens de changer de religion – ni pour lui ni pour moi.

5C’est une question éthique. Par exemple, dans l’enseignement de l’Église catholique, on trouve que le dialogue est défini comme échange et communication. Le dialogue présuppose la recherche de la vérité, de ce qui est bon et juste pour tous, pour chacun et pour chacune. Cela implique ouverture et accueil, cela implique d’accepter les différences. Dans le dialogue, l’autre ne peut être réduit à un « objet » [9]. Le dialogue interreligieux est fondé sur le respect profond du point de vue de l’autre et de son expérience [10].

6Il me semble bien, voire nécessaire, d’avoir un tel point de départ pour le dialogue. Il est absolument crucial de respecter l’autre et ses croyances. À la différence du débat, souligne Swidler, l’objectif n’est pas de forcer un changement chez l’autre. Pourtant, vu que les interlocuteurs viennent pour apprendre, ils changeront aussi [11]. La sympathie pour la position de l’autre rend possible de changer et de se convertir [12]. Il faut donc simplement compter avec la possibilité que la conversion ait lieu [13].

La tension

7Une fois admis qu’il ne faut pas exclure la possibilité d’une conversion, la discussion s’ouvre à la complexité. Le théologien Jean-Claude Basset constate qu’« il y a là une tension inhérente au dialogue interreligieux, dans la mesure où toute expérience de nature religieuse revêt un caractère absolu et irréductible [14] ». Une fois qu’on regarde le dialogue interreligieux sous cet angle, les choses se compliquent un peu. Se trouve d’un côté le dialogue marqué par la non-conversion – dans le sens de « non-prosélytisme ». Le respect pour l’autre y est une exigence éthique fondamentale. Se situe de l’autre la dimension transformatrice inhérente à tout dialogue. La transformation qui a lieu ne peut être contrôlée et il faut accepter que le dialogue puisse potentiellement donner lieu à une conversion dans un sens ou un autre. Il semble pourtant que ce conflit soit possible à éviter : il serait possible de laisser les participants se laisser transformer et d’interdire en même temps tout « effort conscient […] de recruter de nouveaux adeptes, au détriment des autres communautés [15] ». Le refus de l’appel à la conversion obéirait à l’exigence éthique de ne pas avoir l’intention ou l’ambition de convertir l’autre.

8Néanmoins, il existe un conflit ou une tension entre le code de comportement « ne pas essayer de convertir l’autre » et le désir de convertir l’autre. La conversion n’est pas seulement quelque chose qui arrive d’une façon spontanée et hors de contrôle, mais elle est aussi souhaitée, recherchée. Les chrétiens par exemple ont la mission d’évangéliser le monde [16]. L’évangélisation est tout simplement un commandement [17]. Il s’agit d’un devoir de présenter l’Évangile au monde entier [18]. La source peut en être donnée :

9

« Tout pouvoir m’a été donné au ciel et sur la terre. Allez donc : de toutes les nations faites des disciples, les baptisant au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit, leur apprenant à garder tout ce que je vous ai prescrit. »
[Tob, Mt 28,18-20.]

Jean-Claude Basset

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Jean-Claude Basset

(dr)

Les convictions profondes

10Il n’est pas indispensable de se référer à un commandement divin pour saisir cette problématique. Le philosophe Thomas P. Kasulis discute du dialogue interculturel, mais la même chose pourrait être formulée dans le cadre du contexte inter-religieux. Selon Kasulis, on pourrait penser que dans un mode dialogique, nous sommes conscients du fait que les orientations différentes ont chacune une autorité absolue, mais uniquement à l’intérieur d’un domaine donné, dans une sphère limitée et à partir de certaines prémisses, qui ne sont pas absolues [19]. Une telle attitude pourrait comporter d’un côté dialogue, ouverture à l’autre, possibilité de transformation et éventuellement conversion, et de l’autre prohibition de toute activité de prosélytisme. La question se pose évidemment : est-ce possible ? Ou au moins, à quel point est-ce possible ? Il faut se rappeler que la question ainsi posée n’est pas une question empirique, mais conceptuelle. Même dans le cas où l’on ne trouve aucun exemple historique d’une telle approche, la question serait de savoir s’il est possible que cela arrive un jour. Et inversement. Dans le cas où l’on en a des exemples historiques, la question serait de comprendre à quel point il existe une faille, à quel point une auto-déception est à l’œuvre ou à quel point l’analyse est trompeuse.

11On trouve une illustration de la difficulté chez le théologien et philosophe Mark Heim. Dans son livre Salvations. Truth and Difference in Religion[20], il argumente en faveur d’une pluralité d’objectifs religieux ; chaque grande religion identifie des problèmes différents et chaque religion propose des remèdes différents. En somme, chaque religion a sa propre vision de ce qui est important. Heim conclut que telle ou telle religion est la meilleure religion par rapport à sa représentation de la situation. De cette manière, Heim semble suivre la ligne proposée par Kasulis : il existe des absolus mais seulement en relation avec un cadre donné. Et pourtant, Heim ne peut s’abstenir de peser les uns et les autres en disant que certains absolus sont plus absolus que d’autres, que certains chemins sont plus valables que d’autres.

12Le théologien Raimon Panikkar met à nu la difficulté d’une « double vision ». Il affirme qu’il est impossible de s’imaginer mettre entre parenthèses les convictions fondamentales ; il serait impossible de s’imaginer un tel epochê (dont Kasulis semble parler par exemple) dans la mesure où il s’agit d’un fait qui dépasse un simple échange intellectuel autour de quelques formulations, comme des dogmes. Il n’est pas possible de négliger les convictions les plus profondes lorsqu’il est question d’une démarche personnelle. Ce serait absurde de penser que je puisse agir comme si je ne croyais pas à ce à quoi je tiens le plus, dit Panikkar [21]. Dans le dialogue, ce serait en plus incompréhensible pour mes interlocuteurs ; pourquoi dire que quelque chose est vital pour moi si je peux me permettre de le laisser de côté [22] ?

Thomas P. Kasulis

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Thomas P. Kasulis

(dr)

S. Mark Heim

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S. Mark Heim

(dr)

13Ceci n’est pas seulement une question de psychologie, poursuit Panikkar. Croire à la possibilité de l’epochê dans le dialogue interreligieux constitue tout autant une erreur philosophique. Dans ce contexte, où entrent en compte des convictions profondes, il est impossible de faire des expériences semblables au doute cartésien ; nous ne pouvons nous défaire de notre ombre [23]. Les convictions ultimes, ou les plus profondes, ne peuvent être mises entre parenthèses car dans ce cas elles ne seraient ni « ultimes » ni « profondes ». Il est possible de mettre certaines formulations entre parenthèses et d’éviter de mettre en avant certains traits, ou certains aspects de nos convictions. Descartes même en est une belle illustration ; il était capable de douter de tout – de tout sauf de la méthode du doute [24] ! Panikkar conclut en affirmant que nier ses convictions profondes n’est pas possible pour des raisons psychologiques et philosophiques ; cela n’est pas non plus souhaitable. Un dialogue autour du religieux basé sur l’epochê serait un dialogue stérile, du point de vue religieux. Cela reviendrait à parler de la météo [25]. L’argumentation menée par Panikkar est soutenue par le philosophe Nicholas Rescher travaillant dans un tout autre contexte. Il est évident, selon Rescher, que je considère ma position comme la meilleure, sinon j’en choisirais une autre [26].

George A. Lindbeck

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George A. Lindbeck

(dr)

Raimon Panikkar

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Raimon Panikkar

(dr)

14Panikkar et Rescher ont peut-être tort s’ils pensent couvrir tous les cas. Il me semble tout à fait possible d’imaginer une situation où l’un envie la position de l’autre tout en se sentant incapable de se réorienter. Ce peut être par manque de courage, par « faiblesse d’âme » ou du fait de liens familiaux ou autres. En outre, l’argument même de Panikkar se laisse analyser. Pourquoi les convictions les plus profondes dont il parle auraient-elles à faire avec « la religion » ? Pourquoi serait-il impossible d’avoir des convictions « profondes » qui touchent au respect et à l’amour par exemple, sans qu’elles soient religieusement colorées ? Dans ce dernier cas, on ne trouve aucun besoin de mettre entre parenthèses ses convictions profondes et ultimes tout en mettant justement entre parenthèses un certain nombre de positions religieuses. Le doute chez Descartes ne peut atteindre la méthode, mais est-ce que la méthode doit constituer une conviction profonde ? Lorsque Panikkar souligne que le dialogue interreligieux mené à partir d’un epoché est nécessairement stérile, comment et avec quelle autorité peut-il savoir ce qui est stérile pour les autres ?

15Bien que les arguments avancés par Panikkar et Rescher doivent être mis en question, les deux philosophes identifient néanmoins un trait important de nos convictions. Si je suis convaincu de quelque chose, je trouve – au moins d’une certaine façon – que cette conviction est la meilleure ; je ne puis y tenir et prétendre en même temps qu’il en existe de meilleures. On pourrait peut-être s’imaginer qu’elle représente la meilleure conviction pour moi, sans aucune prétention à l’être pour les autres. Et pourtant, à condition que les autres me ressemblent, la meilleure conviction pour moi doit être aussi la meilleure pour les autres [27]. Ceci dit, on pourrait admettre que les situations et les perspectives diffèrent ; dans ce dernier cas, et dans ce cas seulement, des variations au niveau des jugements sont admises.

16Le théologien George Lindbeck poursuit cette ligne lorsqu’il analyse le caractère de la doctrine religieuse. La doctrine d’une tradition religieuse donnée fournit un cadre particulier pour comprendre le monde, c’est-à-dire pour englober le monde, voir le monde à partir d’un cadre donné. Cela veut dire, continue Lindbeck, que les chrétiens par exemple doivent absorber le monde. Il y a là un certain impérialisme, mais cela vaut pour toutes les grandes religions selon Lindbeck ; chaque grande religion se réfère à des textes dont l’autorité se constitue par le fait d’absorber le monde en ce sens. Leur fonction même est pour ainsi dire d’assimiler le monde extra-textuel à un monde intratextuel ; les catégories fonctionnelles du texte sont employées pour définir tout ce qui se trouve à l’extérieur du texte. Un tel monde scripturaire donne un cadre interprétatif en fonction duquel les croyants cherchent à vivre leur vie et à comprendre la réalité [28].

George A. Lindbeck

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George A. Lindbeck

(dr)

17Il me semble que le cœur du problème se trouve ici. L’argumentation concernant les convictions profondes nous mène à une seconde argumentation, affirmant ou niant que les convictions que l’on possède soient les meilleures – révélant ainsi l’irréductibilité de ces deux positions.

Responsabilité des croyances

18Selon les droits de l’Homme, chacun a le droit de choisir sa croyance et sa religion à son gré. Le droit à la liberté n’est pas absolu quand il s’agit de faire ou de dire. Il l’est quand il s’agit de croire [29], c’est ce que la plupart d’entre nous pensent spontanément. Mais cela est peut-être à nuancer. En effet, se trouve en arrière-plan d’un tel raisonnement l’idée que nos choix ne sont jamais innocents, surtout pas en matière de croyances. Si par exemple quelqu’un choisit de ne pas s’occuper de questions de sécurité dans sa vie quotidienne parce qu’il croit que le bon Dieu le protège, cette personne ne risque pas seulement sa propre vie et sa propre santé, mais aussi celle des autres.

19Je propose de reprendre certains aspects d’un débat de la fin du xixe siècle, qui a des répercussions jusqu’à nos jours. Il s’agit du philosophe William Kingdon Clifford (1845-1879) qui évoque la question éthique par rapport au croire dans son texte The Ethics of Belief (« L’éthique de croire ») publié en 1879. Il commence son essai en racontant une parabole. Le capitaine d’un bateau décide d’entamer un grand voyage sans se donner la peine d’examiner dans quel état se trouve le bateau. Il se contente de croire que tout va bien se passer. Il renonce au contrôle même s’il est sollicité pour cela.

William Kingdon Clifford (1845-1879)

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William Kingdon Clifford (1845-1879)

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20Cet exemple montre bien, dit Clifford, combien une croyance peut être dangereuse. En évitant d’examiner l’état du bateau le capitaine met en danger non seulement sa propre vie, mais aussi la vie des autres – tout l’équipage et les passagers s’il y en a. La croyance du capitaine que tout va bien se passer est sans fondement et donc sans justification. Clifford conclut qu’il n’a pas le droit de croire ce qu’il croit. Supposons que tout se passe bien quand même ; le bateau accomplit son voyage, ne fait pas naufrage et ne survient pas d’accidents. Ce résultat n’enlève pas au capitaine sa responsabilité car, selon Clifford, il ne s’agit pas ici de déterminer si sa croyance était correcte, mais s’il avait le droit de croire ce qu’il croyait. Si l’on suit le raisonnement de Clifford et le titre donné à ce texte, la question de fond correspond à l’exigence éthique de ne pas croire à une chose s’il n’existe pas d’évidence ou de bonnes raisons de croire ce que l’on croit [30].

21Cette petite histoire et l’usage que Clifford en fait ouvrent à un certain nombre de questions d’ordres variés. Dans un premier temps, je m’attarderai sur un aspect précis. Cette histoire, Clifford la raconte afin de montrer combien il est impossible de réclamer l’innocence d’une croyance. Clifford affirme qu’il ne s’agit guère de croyance si celle-ci n’a pas d’effet sur les actions mises en œuvre par la personne croyante [31]. Cela ne manque pas d’importance car cela signifie qu’une croyance n’est pas réelle si elle ne guide pas nos actions [32]. En outre, il est impossible de prétendre avoir une croyance sans y croire, c’est-à-dire croire quelque chose et en même temps mettre cette croyance entre parenthèses. L’une des implications en est que nous sommes responsables de ce que nous croyons.

22Il n’est pas nécessaire d’être entièrement d’accord avec Clifford, mais il faut peut-être admettre qu’une croyance qui n’aurait aucun effet serait complètement sans intérêt dans ce contexte. Cette « effectivité » a deux volants. L’un est patent : croire de telle ou telle façon implique des actions qui influencent directement la vie des autres. Le deuxième volant va dans une autre direction. Clifford continue en effet son discours en disant qu’aucune croyance n’est trop insignifiante pour être prise en considération ; la moindre croyance est importante au moins pour deux raisons. Chaque croyance nous prépare à en recevoir d’autres et plus de la même veine et chaque croyance confirme d’autres croyances antérieures qui lui ressemblent. Ainsi, affirme Clifford, croire n’est pas une affaire privée. Même les croyances qui n’ont l’air de rien sont importantes [33].

23Je juge très éclairante et d’une grande portée l’insistance ici faite sur l’éthique. Je considère que Clifford nous lance un défi en disant que croire ne manque pas d’implications éthiques. Par conséquent, nous n’avons pas le droit de croire n’importe quoi. L’argument éthique, Clifford le développe ainsi. Croire à quelque chose est le fondement de certaines décisions qui ne me concerne pas seulement de manière individuelle, mais concerne aussi l’humanité dans son ensemble. Cette immense responsabilité que chacun d’entre nous porte chaque fois qu’il s’agit de croire en quelque chose nous amène – ou devrait nous amener – à faire confiance seulement à l’expérience établie et non pas à des affirmations sans évidence ou à des propositions qui demandent d’être acceptées sans être mises en question. Ceci, dit Clifford, même si la personne qui croit y trouve confort et consolation, car c’est alors se laisser tromper et dégrader. Clifford est intransigeant sur ce point. Si la croyance n’est pas fondée, elle représente un vol. Une croyance sans fondement acceptable a des implications graves ; l’humanité serait privée de sécurité et de la possibilité de maîtriser sa situation. Bien que les petites croyances sans évidence et sans bases solides semblent innocentes, et quoique certaines croyances non-fondées se montrent correctes, elles sont globalement néfastes dans la mesure où elles détruisent la société de l’intérieur ; l’humanité perd ainsi l’habitude de mettre en question, de tester et de vérifier… et retombe ainsi dans un état « barbare ». Chacun porte une responsabilité, dit Clifford, car chacun constitue un exemple ou un modèle. Comment puis-je m’imaginer que les autres se donneraient la peine de vénérer la vérité si je ne m’en donne pas la peine ? Si je me laisse guider par le désir, la paresse ou le plaisir éphémère en matière de croyance, la vérité se perd au détriment de l’humanité entière. Le danger principal, selon Clifford, c’est de croire de telle façon que cela crée une ambiance de bigoterie et d’hypocrisie et nourrit à son tour une culture de mensonge. Si l’on suit toujours la Loi et si l’on cherche toujours la vérité sauf sur un seul point, cela égale à aller contre toute la Loi et contre la recherche de la vérité en général [34]. Agir de telle sorte, croire sans fondement, implique de se soustraire à l’édification de l’humanité et nous coupe de l’humain [35]. Ainsi, Clifford formule avec force une maxime, un commandement ou une règle : « it is wrong always, everywhere, and for anyone, to believe anything upon insufficient evidence[36]. »

24C’est à partir de ce point que la réflexion peut être approfondie. W. K. Clifford formule une attaque virulente contre la croyance sans fondement. Il est légitime de croire, ce n’est pas la question, mais croire sans évidence, sans raison bien fondée, est une erreur et un péché, selon Clifford [37]. Toute l’argumentation que Clifford développe vise les croyances religieuses, mais il serait possible de généraliser son argument. On pourrait se demander s’il n’est pas vrai que certaines préférences sont bonnes et d’autres mauvaises. N’est-il pas vrai que nous ayons un devoir de chercher la vérité ? De croire certaines choses plutôt que d’autres ? Nicholas Rescher et d’autres répondent de façon affirmative à ces questions.

David Hume (1711-1776)

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David Hume (1711-1776)

Nicholas Rescher

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Nicholas Rescher

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25Le philosophe David Hume (1711-1776) est pour Rescher une excellente cible. Hume considérait la rationalité purement instrumentalisée. La fonction de la raison serait pour Hume de nous guider dans les décisions et de nous dire ce qu’il faut faire par rapport à un objectif préalablement déterminé. Elle n’a rien à dire sur la question de ce que l’on doit désirer, souhaiter, vouloir. Seuls la passion, le désir ou l’aversion auraient la capacité de mener un sujet dans telle ou telle direction. La pensée de Hume dans ce domaine est ainsi résumée par Rescher [38], qui prend la position opposée. La raison est aussi en mesure de nous guider concernant ce que nous devons apprécier, désirer, souhaiter ou vouloir [39]. En d’autres mots : un choix rationnel est toute autre chose que de suivre aveuglément nos désirs. Un choix rationnel est le choix de ce qui est bon pour nous dans le sens de contribuer « à la réalisation de nos vrais intérêts », poursuit Rescher [40]. Il voit ainsi la raison aussi comme une instance évaluative nous signalant comme absurdes certaines préférences étant donné qu’elles vont à l’encontre de notre nature même ou qu’elles bloquent notre développement. Rescher affirme que chaque valeur professée entravant la réalisation du meilleur pour la personne est sans aucun doute inappropriée. Par conséquent, la raison a peu à faire avec ce que les gens veulent ; la raison a à faire avec ce qu’ils doivent souhaiter, ce que les gens sensés cherchent, ce que les gens qui pensent bien et correctement désirent [41].

Roderick Chisholm (1916-1999)

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Roderick Chisholm (1916-1999)

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Laurence BonJour

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Laurence BonJour

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Richard Swinburne (1934- )

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Richard Swinburne (1934- )

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26Nicholas Rescher représente un courant important de la philosophie occidentale en affirmant que le fait d’être rationnel, c’est de faire ce qu’il faut faire ; il existe un devoir intellectuel de faire les bons choix en termes de désirs et de croyances – il y aurait une ethics of belief pour parler avec Clifford [42]. Le devoir ne concerne donc pas seulement nos actions mais également nos croyances et nos évaluations. Au fond, soutient Roderick Chisholm, il s’agit d’une responsabilité et d’un devoir [43]. Laurence BonJour de son côté parle d’une responsabilité épistémique [44]. La conclusion est aussi morale que le point de départ : il s’agit de faire ce que nous devons faire ou ce que nous devons préférer, ce que nous devons désirer [45]. Il faut pouvoir évaluer les fins d’une manière rationnelle ; par exemple, il serait irrationnel de ne jamais s’occuper de sa propre vie quand il s’agit d’une délibération sur l’objet du croire, irrationnel de chercher la mort, ou la souffrance, sans avoir d’autres objectifs, sans obtenir autre chose par cette souffrance ou cette mort.

27Ce raisonnement peut jouer un rôle déterminant dans la réflexion sur la conversion. Si tout cela est vrai, nous avons peut-être l’obligation morale d’intervenir quand nous nous apercevons que l’Autre vit dans l’erreur, notamment dans l’erreur évaluative ou éthique. C’est une argumentation convaincante. Par exemple, l’Église catholique déclare que la volonté de Dieu est que tous les hommes soient sauvés. Par conséquent, en tant qu’Église, les chrétiens ont la mission primordiale – la tâche – d’œuvrer pour que le prochain soit arraché à l’esclavage de l’erreur[46]. Le Christ est tout simplement l’espoir des peuples ; l’Évangile est la levure de la liberté, du progrès, de l’unité, de la paix [47]…« La présentation du message évangélique n’est pas pour l’Église une contribution facultative ; c’est le devoir qui lui incombe […] afin que les hommes puissent croire et être sauvés. […] C’est le salut des hommes qui est en cause [48]. » Il ne faut pas soustraire ce message à l’humanité. Par conséquent, les chrétiens ont une obligation morale de proclamer la parole de la vérité et de l’amour étant donné que l’Église cherche le bien-être de tous les individus et en dernier lieu leur salut [49].

28Cet enseignement n’est pas spécifique à l’Église catholique. Le philosophe Richard Swinburne parle également des obligations morales en des termes semblables. De la même façon qu’une personne formée en agriculture a l’obligation morale d’aider un pays affamé, quelqu’un qui s’y connaît en matières spirituelles a le devoir de rendre service lorsque une personne a des besoins spirituels, dit Swinburne [50]. C’est un domaine important, continue Swinburne, car si l’on n’acquiert pas les bonnes croyances – croire que Dieu existe – on peut se voir privé en conséquence de la vie éternelle [51].

Évaluation

29Une première conclusion se dégage : la relation entre dialogue et conversion entraîne un problème éthique – un conflit d’éthiques. Ce problème éthique est particulièrement difficile car il ne concerne pas une obligation éthique, contrairement à d’autres aspects de la vie. Il ne s’agit même pas nécessairement de deux valeurs éthiques opposées. Il ne s’agit pas d’opposer une intuition éthique qui plaiderait pour les droits des animaux contre une intuition éthique qui plaiderait pour la lutte contre la pauvreté. Il ne s’agit pas d’« altruisme » versus « égoïsme ». Une lecture possible serait que les deux perspectives sont altruistes. Il s’agit de faire du bien à l’autre. Le conflit se situe dans le fait que la bienveillance vis-à-vis de l’autre peut se manifester de deux manières opposées. Soit il faut assumer l’obligation éthique de respecter l’autre inconditionnellement. Soit nous sommes soumis à l’obligation éthique de partager tout ce qui est bon et bien avec l’autre ; ce qui implique de corriger l’autre quand il s’égare. Cet égarement peut bien entendu relever de l’ordre religieux avec des conséquences bien plus graves que dans tout autre domaine.

Emmanuel Lévinas (1906-1995)

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Emmanuel Lévinas (1906-1995)

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Paul Ricœur (1913-2005)

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Paul Ricœur (1913-2005)

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30J’aurais bien aimé pouvoir terminer en présentant une solution nette et joliment emballée. Ce n’est pas vraiment le cas. En revanche, je me propose de donner quelques pistes pour continuer la réflexion.

31D’abord, il me semble correct d’affirmer que la bonne volonté, la volonté de faire du bien et la vocation éthique sont de très bonnes choses a priori. Cependant, elles comportent quelques traits qui risquent de devenir destructeurs s’ils sont absolutisés. Il semble que beaucoup de philosophes cherchent à trouver le moyen de contrebalancer un aspect qui aurait sinon tendance à être écrasant. Quand Emmanuel Lévinas souligne l’être-pour-l’autre comme constituant pour le sujet, il semble en même temps être conscient du besoin d’introduire aussitôt la justice. L’un-pour-l’autre est une substitution totale qui forme la subjectivité humaine, mais la justice est aussi nécessaire sinon le je est éradiqué par sa propre responsabilité envers l’autre [52]. Paul Ricœur voit amour et justice comme deux pôles qui se trouvent en interdépendance ; chacun serait néfaste s’il était seul, les deux sont nécessaires [53]. Je n’ai pas le temps de développer ici l’analyse de ces pensées mais ce n’est peut-être pas très important. Il me semble possible d’y trouver une piste de réflexion qui puisse nous aider à héberger deux figures de pensées à la fois. D’un côté, l’obligation de ne pas lâcher ce que nous trouvons bon, bien, correct, louable et justement par respect de l’autre ne pas hésiter à le partager avec lui jusqu’à initier une conversion. De l’autre, l’obligation de respecter l’autre non seulement en tant que personne « avant toute autre chose », mais également respecter l’autre avec les choix qu’il fait. Respecter l’autre et les convictions qu’il a – même celles qui à nos yeux semblent être erronées.

32C’est une tension non seulement inévitable mais aussi indispensable. Elle nous rappelle que la bienveillance dans le dialogue n’est pas sans limite – il ne faut pas être naïf, tout n’est pas respectable. Elle nous rappelle que la bienveillance vis-à-vis de l’autre n’est pas sans limite – l’autre doit être responsable de ses croyances autant que de ses actes ; je ne puis croire à sa place.

33Finalement, il faut se rappeler qu’une argumentation éthique en elle-même n’implique pas le bien. Il faut se demander quelle éthique et à quel niveau, pour qui, comment elle est appliquée etc. Il est facile de trouver des exemples de cette complexité dans plusieurs domaines et de plusieurs manières.

34Michel Meyer observe par exemple qu’« [a]ucun totalitarisme n’a résisté à faire de ses folies meurtrières l’émanation d’impératifs légitimes. Le massacre des Juifs ne répondait-il pas à un devoir de la nation allemande à l’égard du reste de l’humanité ? L’avènement forcé du prolétariat n’était-il pas, pour le communisme, l’expression même d’un devoir d’universalité [54] ? »

35Apparaît ici une obligation éthique qui guide l’action. Mais quelle obligation ? Comment ? Avec quelles conséquences ?

Michel Meyer

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Michel Meyer

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William Kingdon Clifford (1845-1879)

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William Kingdon Clifford (1845-1879)

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William James (1842-1910)

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William James (1842-1910)

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36La question éthique a été également formulée directement au sujet de Clifford. Le philosophe William James (1842-1910) part en polémique contre Clifford dans un petit texte intitulé The Will to Believe (« La volonté de croire ») publié en 1897. Dans ce texte, William James s’oppose explicitement à Clifford en disant qu’il faut avoir confiance en quelque chose afin de pouvoir rendre la vérification d’une hypothèse possible [55]. Si l’on accepte les règles qui excluent certaines hypothèses dès le début, il est évident que ces hypothèses ne se verront jamais confirmées [56]. Parfois, il est au moins nécessaire préliminairement de croire sans avoir de fondement, de preuve ou de bonne raison afin de découvrir certains faits [57]. Après tout, il s’agit peut-être d’orientation ou d’attitude. James identifie deux attitudes. La première serait celle de Clifford. Suivant Clifford, ce qui importe est de connaître la vérité et d’éviter de se tromper. C’est une belle ligne mais qui a ses défauts une fois comparée à la deuxième attitude, celle que James promeut, et qui est de savoir prendre des risques et s’engager sur un chemin précis afin de pouvoir acquérir une connaissance ou un savoir sinon inaccessibles [58]. Nous ne pouvons pas toujours attendre d’avoir la certitude d’une vérité assurée. Quand il s’agit d’amour, de coopération ou de confiance, nous serions dans une situation lamentable s’il fallait s’assurer d’avoir les preuves avant d’agir, dit James [59]. Ceci vaut également dans le champ de la religion [60].

La théologie, la théorie du religieux et l’éthique

37Le désir bienveillant de partager avec l’autre ce qui est le plus beau peut entraîner des conséquences néfastes. L’obligation éthique de corriger l’autre lorsqu’il s’égare tombe mal, si l’implication en est un totalitarisme. Les difficultés et les questions se multiplient. Par ailleurs, les définitions des notions du cadre même doivent être interrogées. Les termes de dialogue et de conversion jouent bien entendu un rôle crucial, mais aussi la vision de ce qu’est la « religion » et le « religieux » aussi bien que de ce qu’est l’« éthique ». Il y a peut-être même une convergence. Quelle est la conception éthique ? Quelle est la vision du religieux ? Quelles sont les implications éthiques d’une certaine image de ce qu’est la « religion » ? Ce n’est pas le moment de parcourir tous les discours sur le religieux.

38Je m’arrête brièvement sur une théologienne, Dorothée Sölle, et une philosophe de la religion, Grace Jantzen, qui discutent de la religion à partir de certaines analyses de son fonctionnement. Ces discussions évoquent les liens entre la théorie du religieux, la théologie et l’éthique. À mon avis, elles comportent des implications pour la réflexion sur les rapports unissant dialogue et conversion.

39La théologienne Dorothée Sölle s’attaque à une certaine manière de penser le religieux qui nourrit selon elle une vénération du pouvoir. Selon la conception traditionnelle de Dieu, Dieu est un personnage qui possède tout le pouvoir, en contraste avec les êtres humains qui manquent de pouvoir d’une manière fondamentale. Sölle base son argumentation sur le fait que Dieu est présenté comme l’Être complètement indépendant, tout-puissant et foncièrement inaccessible pour tous et toutes sauf lui-même. Les êtres humains n’ont aucun pouvoir et la seule chose qui leur reste à faire, c’est de se soumettre à cette puissance suprême. Sölle se révolte contre ce type de religion qu’elle trouve autoritaire et par là théologiquement problématique.

40Dorothée Sölle prend d’ailleurs aussi de la distance vis-à-vis de tout autre système autoritaire. Foi aveugle en Dieu ou en la science par exemple, peu importe ; c’est uniquement l’objet qui diffère, selon Sölle [61]. Dans ce culte du pouvoir, Dieu et l’idole (Gott et Abgott) coïncident complètement ; le pouvoir et la puissance sont vénérés, les êtres humains sont dépourvus de pouvoir [62]. Dieu n’est rien d’autre qu’un Superman.

Dorothee Sölle (1929-2003)

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Dorothee Sölle (1929-2003)

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41Les caractéristiques d’« omnipotence », d’« omniscience », d’« omniprésence » expriment ainsi, chacune prise individuellement et toutes ensemble, le pouvoir du souverain comme valeur supérieure [63].

42Si Dorothée Sölle analyse la conception du religieux et les positions théologiques qui en découlent à partir d’une prise de position éthique, d’autres abordent cette thématique par d’autres chemins. Dans son travail sur le mysticisme chrétien occidental, la philosophe de la religion Grace Jantzen – ci-contre – note que la conception de « mystique » a subi une transformation importante au cours de l’histoire. Dans un premier temps, « mystique » signifiait chercher un sens mystique dans le texte biblique, selon Jantzen.

Grace Jantzen

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Grace Jantzen

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43Cette idée d’une recherche d’un sens mystique permettait une grande variation d’interprétations tant que celles-ci demeuraient conciliables avec la doctrine ecclésiale. Les lectures mystiques ne devaient pas contredire une lecture littérale ni contester le dogme. Pourtant, la question de la vérité n’était pas posée, selon Jantzen. La même chose valait pour les visions mystiques. Leur principal intérêt tenait dans leur sens et leur signification. Suite au glissement vers une approche intellectuelle cherchant la vérité, le savoir et la connaissance, les visions mystiques sont scrutées de plus en plus attentivement et la question se pose de savoir si elles peuvent être « fausses », voire d’origine démoniaque [64].

44Cette recherche de la « vérité » ne fait que gagner en importance avec le temps. Dans la symbolique de la culture occidentale après les Lumières (en particulier dans sa variante Protestante), la vérité prend une place considérable, dans le discours religieux comme dans le discours scientifique, et cela dans le sens de « croyance vraie », c’est-à-dire de croyance qui « correspond à la ‘réalité’ [65] ». Dans l’analyse de Jantzen, cela signifie aussi que la puissance est valorisée. Une conséquence en est que les positions dites théistes et athées s’avoisinent sur plusieurs points : la question de croire devient centrale ; il s’agit d’adhérer à une approche intellectuelle ; il s’agit d’évidence, d’argument et de contre-argument [66]… Malgré les disputes entre théistes et athées, la discussion part d’une conception de Dieu partagée des deux côtés ; par exemple du fait que Dieu est esprit, Un, au-dessus de Tout, masculin [67]. Il est intéressant, dans le contexte du présent article, de voir comme Jantzen montre à quel point cette conception de Dieu valorise puissance et pouvoir, maîtrise et domination, aussi bien que l’esprit plutôt que le corps, un autre monde plutôt que celui-ci, la masculinité plutôt que la féminité… c’est-à-dire un certain nombre de caractéristiques associées à l’idée d’une valeur suprême [68]. Jantzen souligne cependant que ce chemin n’a rien de nécessaire. Il serait possible d’orienter l’intérêt par exemple vers l’amour, le désir, l’envie[69]…Un tel changement de perspective aurait des conséquences en lui-même. En essayant de penser une divinité comme finie, corporelle, féminine ou multiple, on remettrait déjà un certain nombre de valeurs en question [70]. Le désir et l’imagination seraient mis en avant par rapport à la croyance en – et la revendication de – la vérité, le féminin par rapport au masculin, la vulnérabilité par rapport à la toute-puissance [71].

45Un point me semble évident dans ces discours : la complexité de la relation entre dialogue et conversion s’amplifie. Attentif à l’argument avancé par Clifford, je constate que l’éthique du “croire” nous force peut-être à croire d’une certaine manière plutôt que d’une autre ; comment croire ? n’est pas innocent. Peut-être que l’éthique du “croire” nous demande d’intervenir – d’essayer de convertir l’autre – dans certains cas. Je souligne « peut-être » car ces exigences sont valables par rapport à une perspective éthique particulière et par rapport à une vision particulière du religieux. D’où mon intérêt pour la théorie du religieux se dégageant des analyses de Sölle et de Jantzen. Comment juger les différentes approches du religieux est bien entendu aussi une question théologique, mais cette question théologique ne peut être séparée des questions éthiques si l’on écoute Sölle et Jantzen.

46Ce n’est pas le lieu ici d’argumenter pour ou contre Sölle et Jantzen. Mon intention n’est pas de proposer que l’on accepte leurs propos tels quels. À mon avis, ce serait pourtant dommage de ne pas les écouter. Je trouve qu’elles mettent le doigt sur un point important. Nos croyances ne sont peut-être pas innocentes ; ce que nous croyons a des implications éthiques. Une question émerge en lisant William James : quelle éthique, ou quel type d’éthique ? Sölle et Jantzen ramènent cette question éthique au religieux même et elles la marient à une question théologique. Le résultat en est : il faut nous demander quelle est notre vision du religieux et quelle est notre théologie. Tout cela doit être pensé par rapport à un questionnement éthique. Tout cela joue un rôle dans les analyses du dialogue et de la conversion et de la relation qu’ils entretiennent.

47Dans ses analyses du mysticisme chrétien occidental, Grace Jantzen montre comment l’intérêt pour l’approche intellectuelle et le discours de la vérité sont les fruits d’un développement historique, donc contingent. Elle montre également comment ce développement déplace la conception du religieux. Finalement, Jantzen questionne ce cheminement vers le croire et la vérité en contrepoint d’une position éthique qui met en question les attitudes de domination, de puissance/pouvoir et d’uniformité. Dorothée Sölle suit cette ligne de pensée et en fait une affaire théologique. Une conception du religieux qui comporte des problèmes éthiques doit être réfutée pour des raisons théologiques, selon elle. Je propose de voir le questionnement entamé par Jantzen et Sölle comme une possibilité d’interroger la tension entre dialogue et conversion. Si l’intérêt pour la croyance – la croyance vraie – est mis en retrait et si la question éthique n’est plus celle d’avoir une croyance justifiée ou non, toute la relation entre dialogue et conversion s’en trouve bousculée. L’argument avancé par Clifford n’a plus de prise et la réponse formulée par James n’est plus la seule possible. La motivation fondant le désir de convertir se trouve peut-être sur un autre plan et la tension entre dialogue et conversion se situe peut-être ailleurs. Il ne s’agit pas de négliger la tension. Il s’agit de saisir la complexité de la relation entre dialogue et conversion. Il s’agit de se laisser inviter à une réflexion renouvelée sur les fondements du religieux, sur la théologie et sur les priorités éthiques.

Coda

48Les questions sont nombreuses. Au lieu de se laisser effrayer, il est possible d’y voir des ouvertures. Tant de questions et tant de perspectives potentielles nous laissent avec maintes possibilités de traiter du dialogue et de la conversion, ce sujet intéressant et délicat.

49L’argument principal de cet article tient en ce que « dialogue » et « conversion » se trouvent en tension l’un avec l’autre. Assez rapidement, je donne quelques exemples de tentatives faites pour contourner ou dissoudre cette tension. À vrai dire, cette liste n’est pas exhaustive. Deux autres approches au moins peuvent atténuer la tension. Une perspective serait tout simplement de partir d’une autre vision de ce qu’est ou de ce que pourrait être le dialogue et de ce qu’est ou de ce que pourrait être la conversion.

50Pour donner un exemple : penser qu’il faut fonder le dialogue sur une idée de respect absolu et inconditionnel, n’est pas une évidence. Le dialogue peut être conçu autrement. Une possibilité serait contenue dans le fait d’affirmer que d’autres positions sont fausses mais justifiées dans leur contexte ; ce contexte ne peut être connu que de l’intérieur. Une autre possibilité tiendrait dans l’affirmation que d’autres positions ne sont pas justifiées même si elles sont vraies. Dans cette perspective le dialogue est possible sans que les partenaires soient obligés de se vouer à quelque « respect inconditionnel naïf » [72].

51De la même manière peut être mise en question la définition de « conversion ». Pourquoi définir la conversion comme « effort conscient […] de recruter de nouveaux adeptes, au détriment des autres communautés [73] » ? Il serait possible, par exemple, de garder la première moitié tandis que la deuxième moitié tombe – « effort conscient […] de recruter de nouveaux adeptes ». Une telle démarche pourrait se justifier même si l’on accepte que les nouveaux adeptes quittent une autre religion. Il se peut que certaines personnes ne soient pas à leur place dans la situation actuelle. Dans le cas où elles quittent ce contexte, cet acte n’est pas forcément « au détriment de la communauté actuelle ».

52D’autres questions peuvent se poser par rapport à ce qui est « religion », « religieux » et plus encore « appartenance religieuse ». Il me semble évident qu’un certain nombre de paramètres peuvent être traités et que la compréhension de certains termes clés peut se discuter. Reconnaître la complexité ne signifie pas se taire ou ne pas prendre position. Il n’est pas nécessaire d’être lâche pour autant ni d’accepter l’inertie ; certaines prises de positions et certains jugements sont à préférer selon moi. Cela vaut même si ces jugements restent préliminaires et même si certains aspects seulement ont été considérés. Dans cet article j’ai essayé de formuler qu’une lecture féministe du religieux peut nous défier et ainsi nous aider à reformuler toute la problématique du dialogue et de la conversion. Une telle approche est certainement exigeante mais un bon travail au fondement peut aussi porter des fruits et se voir bien récompensé à la longue.


Date de mise en ligne : 19/02/2013

https://doi.org/10.3917/hmc.023.0035

Notes

  • [1]
    Voir par exemple Claude Geffré, « Où en est la théologie des religions vingt ans après Assise », p. 173-200, in François Bousquet et Henri de La Hougue (dir.), Le dialogue interreligieux. Le christianisme face aux autres traditions, Paris, Desclée de Brouwer, 2009. Voir aussi Bruce D. Marshall, « Introduction » in Bruce D. Marshall ed., Theology and Dialogue. Essays in Conversation with George Lindbeck, Notre Dame, University of Notre Dame Press, 1990, p. 1-4.
  • [2]
    Peut-être avec quelques exceptions telles que le judaïsme et le bouddhisme.
  • [3]
    Pour une classification voir par exemple William R. Burrows, ed., Redemption and Dialogue. Reading Redemptoris Missio and Dialogue and Proclamation, Maryknoll, Orbis Books, 1993 ; cette classification et d’autres sont discutées par Basset dans Jean-Claude Basset, Le dialogue interreligieux Histoire et avenir. Paris, Cerf, 1996, p. 313-355, et par Aasulv Lande dans Aasulv Lande, « Purpose of Interreligious Dialogue » p. 111-128 in Patrik Fridlund, Lucie Kaennel et Catharina Stenqvist (eds), Plural Voices. Intradisciplinary Perspectives on Interreligious Issues, Leuven, Peeters, 2009, parmi d’autres.
  • [4]
    Jean-Claude Basset par exemple identifie cinq éléments nécessaires : il s’agirait de rencontre entre personnes, d’échange de paroles, de réciprocité, d’altérité et de l’enjeu (Basset, op. cit., p. 23) ; discussion reprise dans Hans-Christoph Askani,« Dialogic Philosophy and the Dialogue of Religions » in Patrik Fridlund, Lucie Kaennel et Catharina Stenqvist (eds), op. cit., p. 81-88.
  • [5]
    Voir par exemple Jewish-Christian Relations : Ecumenical Considerations for Dialogue and Relations with People of Other Religions, n. 18, p. 23-24 ; http://www.jcrelations.net/en/?item=2293 ; saisi le 7 avril 2011.
  • [6]
    Paul F. Knitter, Jesus and the Other Names. Christian Mission and Global Responsibility. Maryknoll, Orbis Books, 1996, p. 23-26. Voir aussi Raimundo Panikkar, The Intrareligious Dialogue, Rev. ed., New York, Paulist Press, 1999, p. 47-50.
  • [7]
    Leonard J. Swidler, « The Dialogue Decalogue : Groundrules for Interreligious Dialogue », Journal of Ecumenical Studies, n° 15 (1978), p. 413-415. Voir également par exemple Jewish-Christian Relations…, loc. cit., n° 19.
  • [8]
    P. F. Knitter, op. cit., p. 23-24. Voir aussi R. Panikkar, op. cit., p. 62 ainsi que le n° 47 de Dialogue et Annonce (désormais : DA) : « Réflexions et orientations concernant le dialogue interreligieux et l’annonce de l’Évangile », Document du Conseil Pontifical pour le Dialogue Interreligieux et de la Congrégation pour l’Évangélisation des Peuples (19 mai 1991, jour de la Pentecôte), Documentation Catholique (DC), n° 2036, 20 octobre 1991, p. 874-890.
  • [9]
    L’Osservatore Romano, édition hebdomadaire en anglais, Dec. 27, 1982, n° 6.
  • [10]
    DA n° 9 ; L’Osservatore Romano, Nov. 14, 1992. Voir aussi le Conseil œcuménique des églises dans Jewish-Christian Relations…, loc. cit., n° 23.
  • [11]
    L. J. Swidler, article cité ; Jewish-Christian Relations…, loc. cit., n° 19.
  • [12]
    L. J. Swidler, article cité.
  • [13]
    R. Panikkar, op. cit., p. 62-63. Cf. J.-C. Basset, op. cit., p. 307. Voir aussi Jewish-Christian Relations…, loc. cit., n° 23-24.
  • [14]
    J.-C. Basset, op. cit., p. 298. Malgré sa critique de Basset, Askani le rejoint sur ce point (Hans-Christoph Askani, « Dialogic Philosophy and the Dialogue of Religions », article cité).
  • [15]
    J.-C. Basset, op. cit., p. 307. Voir également DA, n° 11 : « le terme de conversion peut aussi se référer de manière plus spécifique à un changement d’adhésion religieuse. » ; Cf. Nicholas Lossky, ed., Dictionary of the Ecumenical Movement, Geneva, WCC Publications, 1991, p. 828.
  • [16]
    « L’élan missionnaire appartient donc à la nature intime de la vie chrétienne » : Redemptoris Missio (désormais : RM) n° 1 (RM, La mission du Christ rédempteur, Lettre encyclique du pape Jean-Paul II sur « la valeur permanente du précepte missionnaire », donnée à Rome le 7 décembre 1990 à 1’occasion du vingt-cinquième anniversaire du Décret conciliaire Ad Gentes, DC, n° 2022, 17 février 1991, p. 153-191.
  • [17]
    « Le terme [évangélisation] signifie “porter la Bonne Nouvelle à toute l’humanité” (Evangelii nuntiandi, n° 18) » cité dans DA, n° 8. [Evangelii nuntiandi – désormais EN –, « Annoncer l’Évangile aux hommes de notre temps », Exhortation apostolique de Paul VI, 8 décembre 1975, DC, n° 1689, 4 janvier 1976, p. 1-22.]
  • [18]
    En, n° 5.
  • [19]
    Thomas P. Kasulis, Intimacy or Integrity. Philosophy and Cultural Difference, Honolulu, University of Hawai’i Press, 2002, p. 154. Voir également Bourdieu sur la famille, l’Église et le don : Pierre Bourdieu, Raisons pratiques. Sur la théorie de l’action, Paris, Seuil, 1994 (coll. Points Essais), p. 135-145, 169-211.
  • [20]
    S. Mark Heim, Salvations. Truth and Difference in Religion. Maryknoll, Orbis Books, 1995. Pour une discussion de quelques aspects problématiques voir Patrik Fridlund, « A More Pluralistic Pluralism ? », Swedish Missiological Themes 93, n° 1 (2005), p. 43-59.
  • [21]
    R. Panikkar, op. cit., p. 77-78. Voir George Lindbeck selon qui le réformateur protestant Martin Luther insiste sur le fait qu’on ne peut pas affirmer que le Christ est Seigneur sans qu’il devienne le Seigneur pour la personne qui l’affirme. (George A. Lindbeck, The Nature of Doctrine. Religion and Theology in a Postliberal Age, 25th Anniversary Edition, Philadelphia, Westminster Press, 2009, p. 52.)
  • [22]
    R. Panikkar, op. cit., p. 77-78.
  • [23]
    R. Panikkar, op. cit., p. 80.
  • [24]
    R. Panikkar, ibidem. Cf. Husserl qui affirme que tout ne peut être mis entre paranthèses dans la réduction phénoménologique (EdmundHusserl, Ideen zu einer reinen Phänomenologie. Erstes Buch : Allgemeine Einführung in die reine Phänomenologie, Halle, Max Niemeyer, 1913, § 59).
  • [25]
    R. Panikkar, op. cit., p. 81.
  • [26]
    Nicholas Rescher, Pluralism. Against the Demand for Consensus, Oxford, Clarendon Press, 1993, p. 89-90 ; 119-126.
  • [27]
    Dans cette tradition un bon choix devient éthiquement bon seulement à partir du moment où il peut se résumer dans un principe général. (Nicholas Rescher, Rationality. A Philosophical Inquiry into the Nature and the Rationale of Reason, Oxford, Clarendon Press, 1988, p. 101.)
  • [28]
    George A. Lindbeck, The Nature of Doctrine, op. cit., p. 103 ; George A. Lindbeck, « Relations interreligieuses et œcuménismes. Le chapitre 3 de ‘La nature des doctrines’ revisité » (p.183- 203), p. 197, in : Marc Boss, Gilles ÉMery et Pierre Gisel (eds), Postlibéralisme ? La théologie de George Lindbeck et sa réception, Genève, Labor et Fides, 2004.
  • [29]
    Voir par exemple « La déclaration universelle des droits humains » (http://www.un.org/fr/documents/udhr/index.shtml). Voir également « Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 » (http://fr.wikisource.org/wiki/Déclaration_des_Droits_de_l’Homme_et_du_Citoyen) ; Cf. Malcolm D. Evans, Religious Liberty and International Law in Europe, Cambridge, Cambridge University Press, 1997, p. 284-314.
  • [30]
    William Kingdon Clifford, « The Ethics of Belief » (p. 9-40), citation p. 9-10, in : A. J. Burger ed., The Ethics Of Belief. Essays byWilliam Kingdon Clifford,William James and A J. Burger, Create Space, 2008, 114 p.
  • [31]
    William Kingdon CLifford, op. cit., p. 13.
  • [32]
    William Kingdon CLifford, op. cit., p. 23.
  • [33]
    William Kingdon CLifford, op. cit., p. 13-14.
  • [34]
    W. K. Clifford, op. cit., p. 14-17.
  • [35]
    W. K. Clifford, op. cit., p. 29.
  • [36]
    W. K. Clifford, op. cit., p. 18.
  • [37]
    W. K. Clifford, op. cit., p. 20.
  • [38]
    Nicholas Rescher, Rationality. A Philosophical Inquiry into the Nature and the Rationale of Reason, Oxford, Clarendon Press, 1988, p. 94.
  • [39]
    Ibidem.
  • [40]
    N. Rescher, Rationality…, op. cit., p. 99.
  • [41]
    N. Rescher, Rationality…, op. cit., p. 95-99.
  • [42]
    N. Rescher, Rationality…, op. cit., p. 102.
  • [43]
    Roderick M. Chisholm, Theory of Knowledge, Englewood Cliffs, Prentice-Hall, 1966, p. 14-15.
  • [44]
    Laurence Bonjour, The Structure of Empirical Knowledge, Cambridge Mass., Harvard University Press, 1985, p. 7-8.
  • [45]
    Nicholas Rescher, Rationality…, op. cit., p. 99-101.
  • [46]
    Lumen Gentium, Constitution dogmatique sur l’Église, Concile Vatican II, 21 novembre 1964, n° 17. Voir aussi RM n° 46 : « […] toute personne a le droit d’entendre la Bonne Nouvelle de Dieu, qui se fait connaître et qui se donne dans le Christ, afin de réaliser pleinement sa vocation. »
  • [47]
    Ad Gentes, Décret sur l’activité missionnaire de l’Église. Concile Vatican II, 7 décembre 1965, n° 8.
  • [48]
    EN, n° 5.
  • [49]
    Jean-Paul II, Insegnamenti, (1989), XII/1, p. 748-750, n° 2-5.
  • [50]
    Richard Swinburne, Faith and Reason, Oxford, Oxford University Press, 1981, p. 78.
  • [51]
    Idem, p. 81.
  • [52]
    Emmanuel Lévinas, Autrement qu’être ou Au-delà de l’essence, Paris, LGF, 1990 (Livre de Poche Biblio Essais). Pour une discussion voir également Didier Franck, L’un-pour-l’autre. Levinas et la signification, Paris, Presses universitaires de France, 2008.
  • [53]
    Paul Ricœur, Amour et justice, Paris, Seuil, 2008 (Points Essais).
  • [54]
    Michel Meyer, Petite métaphysique de la différence, Paris, Presses universitaires de France, 2008, p. 13.
  • [55]
    William James, « The Will to Believe » (p. 41-70), citation p. 48 in A. J. Burger ed., The Ethics Of Belief. Essays byWilliam Kingdon Clifford,William James and A. J. Burger, CreateSpace, 2008, 114 p.
  • [56]
    W. James, op. cit., p. 53.
  • [57]
    W. James, op. cit., p. 64.
  • [58]
    W. James, op. cit., p. 56-57.
  • [59]
    W. James, op. cit., p. 61-63.
  • [60]
    W. James, op. cit., p. 64-70. Voir aussi, par exemple, Lindbeck qui affirme que la grammaire d’une religion se comprend dans la pratique, en la pratiquant ; c’est seulement avec d’immenses difficultés qu’elle peut être jugée de l’extérieur. (George A. LIndbeck, The Nature of Doctrine, op. cit., p. 115).
  • [61]
    Dorothee Sölle, Theology for Sceptics, London, Mowbray, 1995, p. 48-49. Un exemple typique d’une présentation de Dieu contre laquelle Sölle réagit se trouve dans Peter Cole, Philosophy of Religion, 2. ed., London, Hodder & Stoughton, 2004.
  • [62]
    D. Sölle, op. cit., p. 49.
  • [63]
    Idem, p. 49.
  • [64]
    Grace M. Jantzen, Power, Gender, and Christian Mysticism, Cambridge, Cambridge University Press, 1995, p. 245.
  • [65]
    Grace M. Jantzen, Becoming Divine, Towards a Feminist Philosophy of Religion, Manchester, Manchester University Press, 1998, p. 21.
  • [66]
    G. M. Jantzen, Becoming Divine, op. cit., p. 65.
  • [67]
    Ibidem.
  • [68]
    G. M. Jantzen, Becoming Divine, op. cit., p. 67.
  • [69]
    Idem, p. 65.
  • [70]
    Idem, p. 67.
  • [71]
    Idem, p. 67.
  • [72]
    Voir G. A. Lindbeck, The Nature of Doctrine, op. cit., p. 133.
  • [73]
    J.-C. Basset, Le dialogue interreligieux, op. cit., p. 307.

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