Notes
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[1]
La Malaisie compte 60 % de musulmans, 19 % de bouddhistes, 9 % de chrétiens (dont 3,5 % de catholiques environ) et 6 % d’hindous.
-
[2]
La Croix, 9 février 2010.
-
[3]
Étymologies dans le Robert Dictionnaire historique de la langue française, sous la direction d’Alain Rey, Paris, 1992 ; entrée « traduire ».
-
[4]
Joseph Gabet, Coup d’œil sur l’état des missions de Chine présenté au Saint-Père le Pape Pie IX [avec un avantpropos de Simon Leys], Paris, Valmonde, 1999 [1ère ed., Poissy, France, 1848].
-
[5]
Collectanea, n° 328, 1893.
-
[6]
Instruction Quo efficacius, 6 janvier 1920. Le Siège apostolique et les missions, Textes et documents pontificaux, Union Missionnaire du Clergé, Paris, Lyon, t. 1 p. 4748.
-
[7]
Archives de la Congrégation de Propaganda Fide [ciaprès ACPF], NS rub. 95/2, 19231925, vol. 875, ff. 63746.
-
[8]
Lettre Lo sviluppo de la Congrégation de Propaganda Fide, 20 mai 1923, Le Siège apostolique et les missions, op. cit., t. 1 p. 6870.
-
[9]
La version utilisée aujourd’hui, appelée Nova Vulgata, a été promulguée par Jean Paul II en 1979.
-
[10]
Anne Hugon, Un protestantisme africain au xixe siècle. L’implantation du méthodisme en Gold Coast (Ghana) 1835-1874, Paris, Karthala, 2007, 404 p.
-
[11]
Robert Dictionnaire historique, op. cit. ; entrée « Tradition ».
-
[12]
Attribuée à Saint Jérôme, la Vulgate est en réalité le résultat d’un effort ancien pour établir un texte latin unique désigné au xiiie siècle sous le nom de Bible de Paris, choisi par le Concile de Trente et officialisé comme Bible catholique en 1592.
-
[13]
Le Concile de Trente n’interdit pas la Bible, qui reste centrale, mais il entend en réguler et en contrôler la lecture. Il s’ensuit que la traduction intégrale n’est pas prioritaire au contraire des missions protestantes pour lesquelles il convient de permettre l’accès individuel à la Bible et d’encourager la diffusion la plus large possible.
-
[14]
Françoise Raison, Bible et pouvoir à Madagascar au xixe siècle, Paris, Karthala, 1991.
-
[15]
Pour la Bible, voir Véronique Delcourt-Ragot, L’Imprimerie au service de la mission : les Missions Étrangères et l’Apostolat par le livre (années 1770-1880), Thèse de Doctorat d’Histoire, sous la direction du professeur Dominique Dinet, Université de Strasbourg, 2008, p. 484.
Pour le Coran, voir Constant Hamès, « L’usage talismanique du Coran », Revue d’Histoire des religions, 2001, n° 1, p. 8395. -
[16]
Françoise Raison, « L’échange inégal de la langue. La pénétration des techniques linguistiques dans une civilisation de l’oral (Imerina, début du xixe siècle) », Annales. Économie, Sociétés, Civilisations, n° 4, 1977, p. 639669.
-
[17]
Salvador Eyzeo’o, Fronts, frontières et espaces missionnaires chrétiens au Cameroun de 1843 à 1960. Thèse pour le Doctorat d’État d’Histoire, sous la direction du professeur Fabien Kange Ewane, Université de Yaoundé I, 2 vol., 2007. La querelle linguistique a fait l’objet d’une publication : Salvador Eyzeo’o, L’émergence de l’Église protestante africaine (EPA-Cameroun), 1934-1959. Enjeux linguistiques, identité kwasso et contextualisation de l’Evangile en situation missionnaire, Clé, Yaoundé, 2010.
-
[18]
Sur cette expérience, lire l’analyse d’Augustin Sagne dans sa thèse publiée sous le titre : Cameroun. L’Évangile à la rencontre des chefferies, 1917-1964, Diffusion SaintAugustin, SaintMaurice (Suisse), 1997, p. 152168.
-
[19]
http://www.spiritains.org/qui/archives/carte/sacleux2.htm (consulté le 22 novembre 2012) : « Charles Sacleux (18561943) demeure encore aujourd’hui la référence des swahilisants : son monumental dictionnaire swahilifrançais a été publié dans la série des Travaux et mémoires de l’Institut d’ethnologie de l’Université de Paris, en 1939. Plus que d’un dictionnaire, il s’agit d’une encyclopédie des connaissances sur le monde swahili de Zanzibar et de la côte. Une partie de ses archives, conservées à ChevillyLarue, montre l’étendue de son travail, et attend les chercheurs. » (Alain Ricard, Cnrs Llacan-Inalco). Voir également : Alain Ricard, « Charles Sacleux (18561943), fondateur des études swahilies en France », Histoire et Missions Chrétiennes, n° 4, Décembre 2007, p. 105114.
-
[20]
Françoise Ugochukwu, « Les missions catholiques françaises et le développement des études igbo dans l’est du Nigeria, 18851930 », Cahiers d’études africaines, vol. 40, n° 159, 2000, p. 467488.
-
[21]
Aimé Ganot (18681942) : affecté au BasNiger de 1894 à 1902. Dans une lettre adressée aux lecteurs des Missions Catholiques et publiée dans le numéro 1603, du 23 février 1900, p. 89, celuici fait le bilan de ses travaux : seul « dans une station de l’intérieur […] près de deux ans et demi, j’ai employé tout mon temps et toute mon ardeur à m’initier à cette langue indigène […]. Et cette langue ou plutôt cet idiome, j’en ai étudié toutes les règles et collectionné les expressions […]. J’ai déjà pu faire imprimer une grammaire et un petit lexique ibofrançais ; mais ce n’est là qu’un travail superficiel et je possède un dictionnaire manuscrit de l’idiome ».
-
[22]
Né le 23 décembre 1861 à Milan, admis à la Société des Missions Africaines le 21 mai 1880. Professeur de philosophie au séminaire à Lyon d’octobre 1883 à juillet 1885, il part pour le Niger le 2 octobre 1885 ; il est nommé préfet apostolique du Haut Niger ou Niger Supérieur en 1894. Décédé le 30 janvier 1917 à Asaba (Nigeria).
-
[23]
Archives de la Congrégation de Propaganda Fide, Nuove serie, vol. 185 (1900), ff. 137178. Prières en Ibo, in Conferentia, 28 avril 1899.
« Vox Nso quae vertitur Sanctus pro indigenis significat : veritum, vitandum, non tangendum, segretatum, vel segregandum » ; et in hoc ultimo sensi dicitur, cum quadam speciali forma, de femina menstruata, eo quo nec tangi nec domum ingredi queat. Ministri protestantes primo […] ac postea missionari Prafecturae Niger Inferioris, eamdem vocem usurpavimus pro latina voce « sanctus ». Christiani, sive ex docrtina, sive ex usu, eamdem videntur huic voci tribuisse significationem, quam voci « sanctus » nosmetipsi tribuimus.
Notae tamen dignum est fideles nostros, feriam sextam appellasse « ubosi anu nso » quae dictio vertitus « dies carnis prohibitare » quod plane demonstrat genuinum sensum vocis nso aliud non esse nisi « veritum etc. ut supra. […] sed hae omnes voces longe distant ad hoc ut conceptum sanctitatis praeseferant. » -
[24]
« Rem difficilem postulasti. Etenim si Praef. Apost. qui ut reor, plane linguam Ibo cognoscere debet, fatetur se in illo dialecto adoquata verba non invenire quibus Lex credendi ipsa statuatur supplicandi lege ». Ibid.
-
[25]
Ibid. f. 165.
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[26]
Mais les missionnaires protestants, tout en suivant la même logique, préférèrent les termes Shen (esprit suprême), Tian (le ciel) ou Shengdi (souverain sacré).
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[27]
Archives de la Congrégation de Propaganda Fide, Nuove serie, vol. 137, 1898, ff. 116119.
-
[28]
Situation le plus souvent liée à une maladie (in periculo mortis) ou à des difficultés de déplacement des prêtres missionnaires ou vietnamiens.
-
[29]
Voir la note 28.
-
[30]
Ibid.
-
[31]
Les traducteurs de Bibles œcuméniques ont souvent rencontré le même problème quand il s’est agi de substituer dans les assemblées la nouvelle traduction à l’ancienne.
-
[32]
Le luganda ou ganda, qui a donné son nom au pays, est la principale langue bantoue de l’Ouganda, parlée dans la région où se sont installés les premiers missionnaires.
- [33]
1La fin de l’année 2009 a été marquée en Malaisie par des affrontements qui ont vu des musulmans radicaux s’en prendre à des églises parce que les chrétiens utilisaient le terme Allah pour désigner Dieu [1]. Dans les mois qui ont suivi, l’affaire est devenue politique et l’emploi du terme Allah a été l’objet de procès suivis d’appels contre les jugements rendus. Ces événements sont venus rappeler de manière spectaculaire que la traduction était un enjeu central dans la circulation des croyances et les relations entre les communautés religieuses. L’incompréhension a semblé totale entre des musulmans radicaux dénonçant dans l’emploi du mot Allah un blasphème et des catholiques étonnés de se voir contester leur manière de désigner Dieu. L’usage de cette terminologie remonte chez eux au xixe siècle et à la traduction en malais (bahasa melayu) des premières Bibles. Les missionnaires catholiques avaient décidé d’imiter leurs confrères d’Indonésie, lesquels s’étaient eux-mêmes inspirés de l’exemple donné par les chrétiens arabophones qui recouraient au terme Allah bien avant la naissance de l’islam. L’intervention de la Haute Cour de Kuala Lumpur a d’abord autorisé les chrétiens à conserver cette pratique sous certaines conditions avant que le Ministère de l’Intérieur ne l’interdise pour éviter tout trouble contre l’ordre public [2].
2Si dire Dieu dans un mot plutôt qu’un autre se révèle un choix lourd d’effets attendus et inattendus, ce n’est qu’un cas particulier d’un problème plus général. L’opération qui conduit les missionnaires à passer par de nouvelles langues pour diffuser le message chrétien a toujours été perçue comme une nécessité et comme un risque. Une nécessité, car elle est la condition préalable à toute catéchèse ; un risque, car elle peut donner lieu à des glissements hétérodoxes résumés dans l’adage italien bien connu : « tradutore, tradittore ».
3En jouant sur l’étymologie latine du mot traduire (traducere, de trans-ducere : conduire au-delà, faire passer, traverser), je me propose de revenir aux différentes opérations qu’engage l’acte de la traduction [3]. Elle est commandée dans la perspective missionnaire par la volonté de faire entrer le destinataire dans une tradition importée. Elle suppose pour y parvenir la trans-mission du message sous une forme qui soit accessible. Le traducteur évolue donc dans un premier temps sur le registre de la trans-position dans une autre langue. Mais dans un second temps l’expérience de la traduction devient celle de la difficulté ou de l’impossibilité de trouver des équivalences. Traduire, selon une autre acception du terme que l’on retrouve dans l’expression « traduire la pensée », se transforme alors en travail d’interprétation avec l’ambition paradoxale de dire les choses autrement pour être fidèle au message originel. Cette nouvelle phase entraîne le traducteur à des adaptations qu’il n’avait pas forcément anticipées. À chacune de ces étapes surgissent des questions spécifiques auxquelles les missionnaires ont dû apporter des réponses individuelles ou collectives dont ils ne pouvaient imaginer les effets durables.
Préalable à la traduction : la maîtrise des langues locales
4L’obligation du recours aux langues autochtones s’impose dès la naissance de la mission moderne au sein du catholicisme. C’est une consigne qui fait consensus en matière de catéchèse, d’abord au sein de la congrégation romaine de Propaganda Fide fondée en 1622, puis dans les missions protestantes. La réputation parfois attachée aux missionnaires catholiques d’avoir été frileux en matière de recours aux langues locales repose sur la méconnaissance des sources ou sur un malentendu. Quelle que soit la société missionnaire ou l’aire culturelle considérée, l’usage des langues locales est la règle et Rome rappelle avec constance cette obligation. Mais cela n’empêche pas certains missionnaires catholiques de contourner la difficulté que représente l’apprentissage des langues, notamment les plus difficiles comme en Chine, en utilisant des interprètes locaux. L’échec des missions asiatiques, tel qu’il est diagnostiqué en 1846 par le lazariste Joseph Gabet [4], serait largement imputable à une connaissance défectueuse de la langue et de la culture chinoise. Il en découle à ses yeux l’échec de la prédication. Dès lors l’obligation d’apprendre les langues autochtones constitue, avec la formation du clergé indigène, un leitmotiv de la période contemporaine. La congrégation de la Propagande rappelle aux vicaires apostoliques de la Chine leur devoir « de contraindre formellement tous les missionnaires ou d’apprendre la langue chinoise ou de renoncer à leur ministère [5] ». Et les missionnaires en Chine ne sont pas les seuls destinataires de ces recommandations qui sont valables pour toutes les missions.
5La consigne est reprise avec insistance après la première guerre mondiale sous Benoît XV (19141922) et Pie XI (19221939) :
« Les missionnaires se garderont du désir de répandre l’usage de leur langue nationale parmi les indigènes, afin de ne pas passer pour plus occupés de ce qui est avantageux et utile à leur nation que du souci des âmes. (Cependant il n’est nullement interdit que dans les écoles des missions, on enseigne convenablement les langues européennes qui peuvent tourner à l’utilité des élèves.) Les missionnaires auront soin d’apprendre la langue des populations auxquelles ils sont envoyés [6]. »
7De fait les enquêtes sur les écoles missionnaires dans le monde au lendemain de la Première guerre mondiale confirment que l’instruction religieuse est délivrée dans les langues indigènes, y compris dans les établissements secondaires qui utilisent le français comme langue d’enseignement [7]. Mais l’investissement linguistique des missionnaires de terrain ne paraît pas toujours suffisant. En 1923, la Propagande répète solennellement la nécessité pour les missionnaires de maîtriser les langues :
« Pardessus tout, il serait très utile que les missionnaires arrivent convenablement préparés au travail évangélique soit dans une maison en Europe ou ailleurs destinée expressément à ce but (comme la chose se pratique déjà louablement dans plusieurs instituts), soit dans ces établissements organisés en pays de mission.
Cette préparation, qui devrait être la plus parfaite possible et spécialement adaptée aux diverses missions, serait départie aux jeunes missionnaires par des confrères éprouvés ; elle devrait consister dans l’étude de la langue ou des langues du territoire auxquels ils sont destinés, dans l’accoutumance dès le début aux usages et mœurs de la région, dans l’apprentissage des méthodes, qui, tout considéré, semblent les plus aptes à l’évangélisation de chaque pays [8]. »
9En résumé les divergences ne portent pas sur la nécessité des traductions et l’urgence d’y procéder mais ces exigences rencontrent sur le terrain des résistances qui tiennent à un manque d’intérêt ou de dispositions pour l’apprentissage des langues locales.
Première étape de la transmission : choix de la langue source et de la langue cible
10Envoyé pour transmettre un message, le missionnaire, catholique ou protestant, sait donc que le passage par les langues vernaculaires est une priorité. Mais il se trouve d’emblée confronté à une double difficulté, en amont pour déterminer la langue source, à partir de laquelle il fera les traductions, en aval pour sélectionner la langue cible au profit de laquelle il rédigera ses textes. La question de la langue source est redoutable, surtout quand le missionnaire n’est pas préparé à son travail par une formation suffisante à l’exégèse et aux langues bibliques. Le christianisme comporte en effet la caractéristique d’être une religion à livres, écrits dans plusieurs langues, avec le cas particulier des Évangiles pour lesquels il n’existe pas de version dans la langue d’origine utilisée par Jésus. Quant aux livres de la Bible, pour ce qui est appelé l’Ancien Testament, ils ont été rédigés d’abord en hébreu – pour la plupart – puis traduits en grecà Alexandrie (Bible dite de la Septante) ; ceux du Nouveau Testament nous sont parvenus en grec ; enfin tout a été traduit en latin (Vetus latina, puis Vulgate de saint Jérôme). Chaque Église a privilégié selon les époques et les aires culturelles une version particulière, Bible grecque ou Bible latine, établie depuis le ve siècle à partir de manuscrits grecs ou hébreux et révisée à de nombreuses reprises [9]. La réforme protestante a encore accru la complexité dès lors qu’elle promeut des Bibles en langue nationale européenne. Ces dernières tendent dans le monde protestant à s’imposer à leur tour comme la référence, au point qu’on voit au milieu du xixe siècle des missionnaires méthodistes établis en Gold Coast ériger la version anglaise en norme et prétendre la proposer telle quelle dans leur prédication [10].
11La transmission missionnaire implique donc d’emblée un choix linguistique qui détermine l’inscription dans une tradition, le terme étant pris ici au sens de « faire passer à un autre, transmettre un héritage [11] ». En emportant dans ses bagages une Bible plutôt qu’une autre, à partir de laquelle il traduit des extraits ou l’intégralité de la Bible en langue locale, le missionnaire se fait l’agent d’une lecture particulière de la Bible. Pour nous en tenir aux missionnaires catholiques, la solution semble aller de soi depuis que la Vulgate [12] s’est imposée lors du Concile de Trente, et avec elle le latin comme langue de la liturgie et de la culture. Mais comme la Bible ne doit pas être mise entre les mains des fidèles sans contrôle, l’usage catholique sera d’en traduire seulement des morceaux choisis ou des digests, sur le modèle des quatre Évangiles en un seul. Seuls les clercs indigènes, passés par des séminaires où sont enseignés les mêmes programmes qu’en Europe, peuvent accéder au texte intégral, d’abord dans la version de la Vulgate, plus tard dans les traductions en langue européenne.
12Dès lors, le catholicisme se trouve entraîné dans une logique qui distingue deux niveaux de langue, correspondant à deux niveaux de culture et d’appartenance à l’Église. L’héritage commun – le « dépôt de la foi », rassemblé dans les textes fondateurs, le Credo et les principales prières chrétiennes – est formulé en latin. Mais cet héritage est communiqué aux fidèles grâce à la traduction dans leur langue, avec les restrictions qu’impose le Concile de Trente pour la diffusion de la Bible [13].
13Ce travail constitue une étape fondatrice dans l’établissement de la mission. Sans doute la séparation entre les deux niveaux de langue n’est pas étanche puisque dans la liturgie et la vie sacramentaire, le latin et la langue indigène sont juxtaposés ou alternent, par exemple pendant la messe. Il n’en reste pas moins qu’une hiérarchie s’installe qui confère au latin le statut de langue de la culture et lui vaut un caractère sacré au point d’en faire un véritable marqueur de l’identité des clercs par rapport aux laïcs et un trait distinctif des catholiques par rapport aux protestants jusqu’aux réformes du Concile Vatican II. La langue vulgaire des fidèles se trouve en situation de subordination et son usage s’apparente à une concession rendue nécessaire par l’ignorance du latin.
14À l’autre bout de la chaîne, le missionnaire, confronté à une multiplicité de langues locales, ou à des versions plus ou moins proches d’une langue dominante, doit choisir la langue indigène qu’il va privilégier. Livré à lui-même dans cette phase, au mieux secondé par quelques confrères, il doit rapidement effectuer un choix largement empirique. Le plus souvent il adopte la langue à laquelle il attribue le plus grand nombre de locuteurs (exercice difficile dans les régions de plurilinguisme) ou la langue parlée par la population dont l’accueil lui semble le plus prometteur. Ce faisant, il met en mouvement une logique qui le dépasse et qu’il ne maîtrise pas.
15Le choix de la langue cible est en effet lourd de conséquences pour la mission et pour la société autochtone, puisqu’il conduit à privilégier une population et conduit à nouer avec elle un lien préférentiel. Il est encore plus déterminant quand il concerne des cultures de tradition orale où l’introduction de textes écrits constitue une nouveauté et un tournant. Dans ce cas, ce sont les missionnaires qui décident des modalités du passage de l’oral à l’écrit, comme l’a montré Françoise Raison à propos de Madagascar [14]. Ce sont eux qui établissent les premiers dictionnaires et les premières grammaires, découpent le vocabulaire, définissent les mots, fixent les règles de fonctionnement de la langue. Même s’ils se font aider par des autochtones, ils se trouvent investis d’un pouvoir d’autant plus extraordinaire que leurs décisions entraînent des évolutions irréversibles. La langue indigène enseignée dans les écoles, et pas seulement les écoles missionnaires, sera la langue que les missionnaires ont entrepris de fixer à l’écrit. On sait par exemple le rôle décisif joué par les missionnaires anglophones de la London Missionary Society (Lms) à Madagascar dans la codification du malgache.
16Traduire une langue locale, dans les régions de plurilinguisme et de tradition orale, c’est donc :
- lui donner un avantage par rapport aux autres : la langue qui passe à l’écrit acquiert un statut privilégié par rapport à celle qui reste confinée à l’expression orale.
- en faire la médiation dans l’accès à la modernité : elle bénéficie de livres et elle est l’objet d’un enseignement. Elle devient un moyen de promotion dans la société.
- lui conférer éventuellement un pouvoir magicoreligieux auprès de la population illettrée à laquelle on ne cesse d’expliquer l’importance du livre, en particulier de la Bible. Plusieurs témoignages attestent de ces usages hétérodoxes qui concernent aussi le Coran [15].
17La thèse de Salvador Eyezo’o [17] en donne une remarquable illustration pour le Cameroun des années 1930. Quand la mission presbytérienne américaine s’installe en pays bulu, elle entreprend d’évangéliser toutes les populations de la région dans la langue bulu. De ce fait elle suscite le mécontentement de la minorité Ngoumba qui fait sécession et appelle des missionnaires adventistes. Ceux-ci s’installent, malgré les accords tacites de gentleman agreement passés entremissions protestantes, fondent une Église indépendante et ouvrent des écoles primaires dans leur langue. Une génération plus tard, les élites sorties de ces écoles s’imposent comme les leaders de leur groupe et deviennent bientôt les candidats aux élections.
18Les missionnaires catholiques n’échappent pas à la contestation de leurs fidèles Ngoumba qui, cette fois, ne veulent pas que la prédication se fasse en ewondo, la langue choisie par les missions catholiques à cause de leur implantation première en pays beti. Un compromis permet d’éviter la scission en introduisant l’utilisation d’un catéchisme et de cantiques en ngoumba.
19Les seules manières d’échapper à ces compétitions régionales consistent à recourir à des langues véhiculaires qui sont promues par le développement des échanges commerciaux et transcendent les appartenances ethniques. Cette voie a été localement expérimentée, par exemple dans l’ouest du Cameroun durant les années 1920 avec l’usage du pidgin (bush-english) ou dans une vaste Afrique orientale (Congo compris) avec l’appel aux langues swahilies pour le catéchisme dès le début du xxe siècle. Elle a été rapidement abandonnée au Cameroun au profit des langues indigènes seules porteuses d’une culture capable d’enraciner la catéchèse [18]. Au contraire, le swahili, objet de travaux scientifiques menés notamment par le missionnaire spiritain Charles Sacleux, a acquis le statut de langue standard en 1930 [19]. Devenu une des langues officielles (kiswahili), de fait sinon de droit, en Ouganda, Kenya et Tanzanie, il tend à s’installer solidement et bénéficie d’un usage croissant au xxe siècle dans la catéchèse missionnaire.
20En définitive, avant même d’avoir entrepris la traduction de textes, le missionnaire se trouve déjà au centre d’une transaction à travers le choix d’une langue source et d’une langue cible. L’entrée en traduction, que le missionnaire avait abordée comme un devoir de transmission d’une tradition, inaugure une seconde étape où éclate la difficulté de dire dans une nouvelle langue le message chrétien. Entre langue latine occidentale et langue autochtone, le traducteur est astreint à une succession d’arbitrages.
De la transposition à l’interprétation : les missionnaires catholiques entre latin et langue igbo (Nigeria)
21Les opérations qui ont entouré les premières traductions missionnaires catholiques sont parfois connues grâce aux demandes d’approbation envoyées à Rome par les chefs de mission désireux d’obtenir le nihil obstat. Un dossier rencontré au hasard de dépouillements mériterait à lui seul une étude méthodique à cause de la richesse de ses informations et de l’ampleur des questions soulevées. Il concerne les premières traductions en langue igbo effectuées par les missionnaires de la Société des Missions Africaines (Sma) de Lyon à la toute fin du xixe siècle.
Charles Sacleux (18561943)
Charles Sacleux (18561943)
(Ici au Zanguebar en 1897)22Selon les travaux de Françoise Ugochukwu [20], elles ont été permises par le Père Aimé Ganot, spiritain, qui consacre tous ses efforts à la connaissance de « l’idiome » local [21].
23Mais c’est le Père Carlo Zappa [22], préfet apostolique italien, missionnaire de la Sma, qui envoie à Rome, le 14 mars 1899, plusieurs textes rédigés en langue igbo pour les faire approuver par la Propagande : formule du signe de croix, Ave, Pater, Credo, Commandements de Dieu et de l’Église. Selon la procédure classique, le dossier est communiqué à un consulteur romain (un expert en théologie et droit canon) chargé de préparer la réponse de la congrégation. Il s’agit en l’occurrence de Denys de Sainte Thérèse, un Carme déchaux, évidemment ignorant de la langue en question. Mgr Zappa a anticipé la difficulté en présentant ses textes sous trois formes : le texte original, celui dont les missionnaires sont partis, est en latin ; le texte traduit en langue igbo qu’il propose à l’approbation ; une troisième version à nouveau en latin qui correspond au texte igbo traduit littéralement en latin pour permettre au consulteur d’approcher au plus près la traduction igbo…
Aimé Ganot (18681942)
Aimé Ganot (18681942)
Le travail et les explications du Père Zappa
24Le lecteur peut ainsi suivre mot à mot la démarche des traducteurs. Il bénéficie, en outre, d’un abondant commentaire qui souligne les difficultés rencontrées et justifie les solutions adoptées. L’ampleur de la tâche à laquelle se sont attelés les missionnaires apparaît d’emblée immense et parfois vertigineuse. Elles viennent à la fois de la logique linguistique igbo qui ignore la voix passive, et de l’impossibilité devant laquelle le missionnaire se trouve très souvent de trouver des termes correspondant à l’original latin. Cette impossibilité ne concerne pas seulement les termes propres au vocabulaire chrétien, mais tous les termes abstraits que Zappa qualifie de « supranaturales ».
25La formule qui accompagne le signe de croix en donne aussitôt un exemple caractéristique lorsqu’il s’agit de traduire « au nom du SaintEsprit ». Le missionnaire fournit d’abord la traduction adoptée : N’afa Nna, no Nwa, na Mo-Nso. Amen. Le Père Zappa propose donc pour « SaintEsprit » (na) Mo-Nso et justifie les termes choisis. Mo traduit spiritus parce que ce terme désigne chez les Ibos les animas (âmes, esprits) qui ont quitté cette vie, vivent dans un lieu spécial, errent souvent de nouveau dans ce monde, en somme les personnes privées de corps. Nso traduit sanctus car ce terme est utilisé pour désigner ce qu’il faut éviter, ne pas toucher, mettre à part, ne pas faire entrer dans la maison ; on l’emploie spécialement pour la femme qui a ses règles. Le même mot sert à traduire vendredi, c’estàdire (le jour où la viande est) interdite. Il n’échappe pas à Zappa que cette traduction assimile quasiment « saint » à « interdit » mais il fait valoir que les termes igbo exprimant le latin bonus sont très éloignés de l’idée de sainteté [23].
26On le voit, l’impossibilité de trouver des équivalents oblige le traducteur à fournir un effort permanent d’interprétation, à effectuer des choix théologiques et à proposer finalement une nouvelle formulation de la version latine. La difficulté rencontrée pour le signe de croix se répète pour toutes les prières et a fortiori pour la traduction du Credo, parfois mot après mot. Paradoxalement les noms de personnes (Maria, Jesu, Kristi, Pontio Pilato), les termes propres au christianisme (catholic, Virgo, Missa, Eukarist, Paska, Amen) ou inconnus du Nigeria (les jours de la semaine empruntés à l’anglais) se révèlent plus faciles à manipuler. Dès lors qu’ils ne peuvent pas être l’objet de transpositions, il suffit de les transférer au prix de quelques adaptations phonétiques.
La redoutable mission du consulteur romain
27Le frère Denis de Sainte Thérèse, qui fait office de consulteur pour la Propaganda Fide à Rome, se voit confier la mission redoutable d’évaluer la conformité des traductions et de proposer d’éventuelles améliorations à propos de textes rédigés dans une langue dont il ignore tout. Sa première remarque est de souligner le paradoxe de sa situation tout en reconnaissant la nécessité des traductions. Il souligne l’importance de l’enjeu en citant un adage du ve siècle attribué à Prosper d’Aquitaine, repris en 1854 par Pie IX à l’occasion de la Bulle Ineffabilis Deus qui proclamait le dogme de l’Immaculée Conception, adage selon lequel la règle de la prière est la règle de la foi (Lex orandi, lex credendi). En somme, les mots choisis pour prier définissent le contenu de la foi, ce qui contribue à en examiner scrupuleusement l’orthodoxie et à freiner l’inventivité [24].
28Faute de pouvoir remédier à son ignorance linguistique, le consulteur se propose de formuler des conseils et de raisonner en faisant des hypothèses. Ce compromis ne l’empêche pas ensuite de se livrer à un décorticage consciencieux sur une dizaine de feuillets que nous ne pouvons pas suivre dans le détail. L’essentiel de l’exercice consiste à vérifier que la traduction rend le plus fidèlement possible le sens des textes latins et qu’elle le rend intégralement. La méthode s’applique en premier lieu à la formule du signe de croix et à la manière dont Spiritus Sanctus a été rendu par Mo-Nso. Le frère Denis conteste que Nso puisse devenir l’équivalent de Sanctus, comme le laisse entendre le commentaire du Préfet apostolique. Il s’appuie sur des considérations linguistiques et philosophiques qui renvoient aux fameuses querelles autour du nominalisme. Il estime pour sa part que « les mots, comme c’est connu, sont des signes arbitraires qui n’ont pas de signification déterminée en dehors de celle que leur donnent les hommes vivant en société. » Il illustre sa démonstration par le passage du grec pneuma au latin spiritus dans les deux versions de l’Évangile de Matthieu. Le grec pneuma signifie à la fois flatus, respiratio, anima, mais le nom spiritus a été choisi pour le traduire parce qu’il prend une signification précise quand il accompagne sanctus, désignant alors la troisième personne de la Trinité. En conséquence on ne peut pas dire que Nso, qui exprime une chose interdite et impure, corresponde à sanctus, à moins que le sens soit changé par la présence de Mo. Dans ce cas, « ex usu et doctrina » (d’après l’usage et la doctrine), il faut que mo acquière la signification du latin sanctus.
29Ainsi la discussion, audelà de son aspect formaliste, pose aux missionnaires des questions fondamentales sur l’acte de la traduction et le statut de la langue source et de la langue cible. Le consulteur insiste sur le caractère spécifique des termes catholiques parce qu’ils expriment des concepts inconnus des païens. La préoccupation qui le guide est d’ordre dogmatique : faire passer par les mots tout le contenu de la foi pour préserver le dépôt de la foi. En conséquence, la critique ne porte pas tant sur le choix de certains termes ibos, forcément imparfaits, que sur l’illusion de découvrir, dans la langue indigène, des équivalents. Elle comporte implicitement des choix pastoraux. Elle induit par exemple que la catéchèse est capable d’imposer de nouvelles significations aux mots qui existaient dans la langue autochtone. Elle parie en quelque sorte sur la christianisation progressive de la langue comme elle le fait pour certains lieux sacrés.
30Tout le processus est dominé par la volonté de proposer une traduction parfaitement conforme à l’original. Quand le consulteur admet l’utilisation des termes indigènes pour dire le dogme, il ne s’intéresse pas au contenu spécifique dont ils sont éventuellement porteurs mais à leur capacité à se transformer pour dire la même chose que le mot latin. La répétition de la tradition par la fidélité au modèle écarte l’hypothèse d’une relecture du message à la lumière d’une nouvelle langue qui, en introduisant des termes nouveaux, ouvre à d’autres interprétations du message. Dans cet échange inégal entre les langues, la traduction semble devenir le simple habillage d’un contenu invariant.
31Prudent, le cardinal Ledochowski, préfet de la Propagande, se garde néanmoins de trancher le débat et adopte dans la lettre adressée au Préfet apostolique un ton très mesuré. Les textes envoyés ne seront pas approuvés parce que la congrégation romaine n’est pas en mesure d’apprécier si les traductions sont orthodoxes. Mais Zappa peut les utiliser en attendant qu’une meilleure connaissance de la langue igbo permette d’améliorer ces traductions et de les fixer dans une version officielle [25].
Les intraduisibles du christianisme
32Le problème le plus sensible est celui de la traduction du vocabulaire dogmatique, spécifique du christianisme, dans une nouvelle langue. La désignation de Dieu, Père, Fils et Esprit est partout l’occasion de vérifier la difficulté de l’opération. Elle nourrit bien des hésitations. Le traducteur est le plus souvent tenté de chercher un terme consacré par la langue locale et censé être le plus proche de la conception de Dieu selon le christianisme. Telle fut la démarche des missionnaires jésuites en Chine qui imposèrent Tianzhu, le Seigneur du ciel [26], avant que les protestants ne fassent d’autres choix.
33Le recours à des termes locaux soulève aussitôt la question de leur éventuelle contamination par les croyances païennes. Cette crainte justifie chez certains missionnaires le transport d’un terme extérieur, venu du christianisme, avec l’espoir que les néophytes en comprendront peu à peu la signification. Mais ce néologisme risque d’être incompréhensible pour la population pendant une longue période ou d’être dévalorisé à cause de son origine étrangère et européenne.
L’expérience des Missions Étrangères de Paris au Vietnam
34C’est l’expérience que font, à la fin du xixe siècle, les Missions Étrangères de Paris au Vietnam. Mgr Gendreau, vicaire apostolique du Tonkin occidental (Hanoï), demande à la Propaganda Fide, le 10 mai 1898, la correction du catéchisme et des prières rédigées en annamite deux siècles plus tôt [27]. Il insiste sur les difficultés soulevées par les termes « techniques », propres au christianisme. Fautil conserver les termes latins vietnamisés ou les remplacer par des équivalents en langue vulgaire déjà adoptés dans d’autres missions ? Là encore, la traduction d’EspritSaint est en première ligne.
35Le choix de la différenciation avait conduit à rendre EspritSaint par Phirigto Sangto. Deux siècles plus tard, le débat est vif entre les partisans de la conservation de cette appellation et ceux qui souhaitent introduire l’expression Th?n thánh, tirée de la langue locale et utilisée en Cochinchine. Ils mettent en avant le fait que les fidèles déforment un mot qu’ils ne connaissent pas. Or la déformation de la formule baptismale peut mettre en cause la validité d’un baptême administré par un laïc vietnamien occasionnellement [28]. Inversement, les partisans du statu quo mettent en garde contre le risque de confusion : Th?n est utilisé dans le culte des ancêtres pour désigner les génies et Th?n thánh est l’expression des païens pour désigner les génies qu’ils adorent.
36Malgré ces risques, Mgr Gendreau semble pencher pour une vietnamisation du vocabulaire chrétien, pour deux raisons. En premier lieu, les mots latins introduits l’ont été à travers des tournures chinoises « peu intelligibles pour le vulgaire ». En second lieu, les premiers missionnaires « se défiaient de leurs connaissances en annamite » ou « désiraient conserver à ces mots latins leur sens intégral et les différentes significations qu’ils ont dans la langue officielle de l’Église [29] ». Mais le moment lui semble venu de les remplacer par « des équivalents plus clairs et plus faciles à prononcer [30] ». Suit une série de termes qui posent problèmes et pourraient être le point de départ d’une liste des intraduisibles du christianisme : EspritSaint, Église, croix, sacrement, catholique, pape… Il admet néanmoins qu’il est risqué de changer des formules auxquelles les 200 000 catholiques du vicariat sont très attachés, d’autant que « cela leur paraîtrait irrespectueux envers un texte qu’ils aiment et vénèrent » [31]. Sans doute convaincus par cet argument pastoral, les cardinaux de la Propagande décident de maintenir les anciennes formules.
37Le travail de traduction engage ainsi sur une multiplicité de chemins qu’il est bien difficile de rebrousser quand on a commencé à les emprunter. Les réactions des fidèles face à la proposition de nouvelles traductions, soupçonnées de « changer la religion », attestent de l’attachement à des formulations que les fidèles se sont appropriées. Ils comprennent mal pourquoi les mots qui étaient jusque-là porteurs d’orthodoxie et d’identité confessionnelle doivent laisser la place à d’autres traductions sensées être plus conformes à la doctrine.
Les Pères Blancs et « Dieu le Père » en Ouganda
38Un dernier exemple fournit une illustration de cette imbrication de contraintes dogmatiques, sociales et confessionnelles. Elle porte sur la traduction de l’expression « Dieu le Père » en Ouganda dans les années 1890. Mgr Livinhac, supérieur des Pères Blancs, expose le dossier dans une lettre adressée au Préfet de la Propagande, le 15 mars 1892. La vérification de l’orthodoxie de la traduction est liée, comme dans le cas vietnamien évoqué plus haut, à la validité du sacrement de baptême administré par les autochtones dans des circonstances exceptionnelles.
Léon Livinhac (18461922)
Léon Livinhac (18461922)
39Mgr Livinhac répond manifestement à des objections antérieures afin de justifier les choix linguistiques des Pères Blancs qui n’ont pas repris la traduction des missionnaires anglicans. La divergence de formulation au sein du christianisme doit intriguer Rome, puisque l’administration du baptême dans une autre confession chrétienne est valide aux yeux de l’Église catholique. Le choix anglican risque de remettre en cause cette validité. Il s’agit de la forme du baptême traduite en luganda par des missionnaires anglicans, dans laquelle ils ont traduit le mot Patris par le mot kita fe (patris nostri).
40Trois questions sont posées à ce sujet par le SaintOffice :
1. Pourquoi les Anglicans ontils employé cette expression ?
Parce que dans la langue luganda [32] il n’y a pas de mot pour traduire le mot Pater dans le sens général. Le mot qu’ils emploient, kita, doit toujours être suivi d’un possessif : kita-nge, père de moi ; kita-o, père de toi ; kita-wé, père de lui ; kita-fe, père de nous, kita-bwe, père d’eux. Employé seul, le mot kita signifie calebasse (cucurbita). Aussi la formule du baptême, où il se trouverait sans possessif, devrait se traduire : Ego te baptizo in nomine cucurbitae … Il fallait donc pour ne pas dire une absurdité, ou bien inventer un mot (ce que nous avons fait comme je le dirai plus loin), ou bien employer le mot kita déterminé par un possessif, comme l’ont fait les anglicans.
2. Dans quel sens les anglicans entendentils le mot kita-fé (Patris nostri) ?
En employant cette expression, les anglicans n’ont pas d’intention hérétique. Ils ont voulu traduire le mot Patris dans le sens orthodoxe, c’estàdire en tant qu’il désigne la première personne de la Sainte Trinité.
3. Pourquoi croyonsnous que cette expression rend la formule douteuse ?
Parce que dans la formule : In nomine Patris et Filii, le mot Patris s’applique à la seule personne du Père, tandis que Pater noster, appliqué à Dieu, désigne le créateur sans distinction de personne. Nous avons désigné la personne du Père dans nos catéchismes par un nom invariable tiré du mot latin Pater : Patri. Nous ne l’employons que pour désigner cette personne divine. Ce mot, une fois expliqué, est parfaitement compris, aussi bien que nombre de mots de religion que nous avons empruntés à la langue de l’Église : Iglisia, Ukaristia, virtuti etc…
42Cette dernière phrase résume la position qui domine alors au sein des missions catholiques : la crainte de porter atteinte à l’orthodoxie de la foi incite à une extrême prudence dans les emprunts aux langues autochtones. La préférence va à l’invention de termes nouveaux, en réalité des mots latins acclimatés qui sont jugés les seuls aptes à faire entrer le néophyte dans la tradition catholique et à transformer de l’intérieur la langue indigène.
Voyages sans fin en traduction
43La traduction est ainsi un voyage dont les acteurs ne connaissent pas la destination réelle. Il suffit de naviguer sur le net et les blogs tenus par les traducteurs de la Bible pour s’en convaincre et constater que cette incertitude peut être déstabilisante et en tout cas transforme ceux qui s’y livrent. Eddie Arthur (directeur de Wycliffe Bible Translators au RoyaumeUni) rend compte de son expérience en ces termes :
« C’est une vérité fondamentale notée par de nombreux auteurs que l’action de faire traverser les cultures à l’Évangile change inévitablement la personne qui porte le message. C’est particulièrement vrai des traducteurs. La lutte pour exprimer la vérité de Dieu à l’intérieur des limites d’une langue et d’une culture nouvelles ouvre immanquablement le traducteur à de nouvelles visions et compréhensions sur la nature et les qualités de Dieu. […] Un exemple de cela pourrait être mes expériences à essayer de comprendre la nature de la rédemption dans la culture Kouya [de Côte d’Ivoire]. Les Kouyas voient le salut d’abord comme une libération des pouvoirs spirituels, un transfert d’allégeance du royaume des ténèbres vers le Royaume de Dieu. Leur conception de la Rédemption ne refuse pas la substitution pénale, mais y ajoute une profondeur et une ampleur de conception absentes d’une grande partie de l’exégèse occidentale [33]. »
45Dans un autre billet, Eddie Arthur soulève la question des effets du travail missionnaire chrétien sur la culture locale, en réaction à un article sur la traduction de la Bible en langue dogon du Mali. Les critiques font valoir que les cultures et langues autochtones sont modifiées par l’introduction du christianisme – tandis que nombre de ceux qui s’impliquent dans la traduction de la Bible mettent en avant qu’ils contribuent à la préservation des cultures locales en alphabétisant les populations. À travers les échanges des internautes, c’est un vieux débat soulevé par le projet missionnaire chrétien qui s’impose au xxie siècle comme aux siècles précédents : « La traduction de la Bible changetelle ou préservetelle la culture ? »
46À cette question, il s’avère nécessaire de donner une réponse en deux temps.
47La promotion d’une langue orale en langue écrite afin de traduire la Bible contribue sans nul doute à sa conservation. Mais l’acte de traduire met en mouvement une dynamique non programmable. Outre ses effets religieux (détermination des catégories dans lesquelles le christianisme est annoncé, appris, pensé), les traductions missionnaires ont de multiples effets politiques, sociaux et culturels. Les missionnaires ont joué un rôle important dans la fixation des langues, leur hiérarchisation et leur recomposition, notamment en Afrique. Ils dessinent indirectement de nouvelles frontières et de nouveaux rapports de force. Certains groupes ethniques doivent aujourd’hui leur identité collective à l’invention de leur langue par les missionnaires qui ont créé une nouvelle langue fondée sur une ou plusieurs langues vernaculaires. L’exemple des missionnaires (anglicans) de la Church Missionary Society (Cms) et des missionnaires catholiques pour créer une langue igbo courante écrite atteste que ce processus n’est jamais simple.
48Paradoxalement l’investissement missionnaire en faveur des langues locales n’a pas eu pour effet automatique leur promotion, car elles se trouvent aussitôt en concurrence avec les langues européennes apportées par le colonisateur, nécessaires pour accéder aux emplois et s’élever dans l’échelle de la société nouvelle. C’est dans un second temps que les élites éduquées dans une langue européenne ont pris conscience d’avoir été coupées de leur tradition et tentent de réhabiliter les langues autochtones, quitte à puiser dans le stock des écrits missionnaires pour disposer d’un fonds commun de littérature. Le travail linguistique des missionnaires étrangers devient alors le passage obligé pour retrouver une tradition et redéfinir une identité.
Notes
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[1]
La Malaisie compte 60 % de musulmans, 19 % de bouddhistes, 9 % de chrétiens (dont 3,5 % de catholiques environ) et 6 % d’hindous.
-
[2]
La Croix, 9 février 2010.
-
[3]
Étymologies dans le Robert Dictionnaire historique de la langue française, sous la direction d’Alain Rey, Paris, 1992 ; entrée « traduire ».
-
[4]
Joseph Gabet, Coup d’œil sur l’état des missions de Chine présenté au Saint-Père le Pape Pie IX [avec un avantpropos de Simon Leys], Paris, Valmonde, 1999 [1ère ed., Poissy, France, 1848].
-
[5]
Collectanea, n° 328, 1893.
-
[6]
Instruction Quo efficacius, 6 janvier 1920. Le Siège apostolique et les missions, Textes et documents pontificaux, Union Missionnaire du Clergé, Paris, Lyon, t. 1 p. 4748.
-
[7]
Archives de la Congrégation de Propaganda Fide [ciaprès ACPF], NS rub. 95/2, 19231925, vol. 875, ff. 63746.
-
[8]
Lettre Lo sviluppo de la Congrégation de Propaganda Fide, 20 mai 1923, Le Siège apostolique et les missions, op. cit., t. 1 p. 6870.
-
[9]
La version utilisée aujourd’hui, appelée Nova Vulgata, a été promulguée par Jean Paul II en 1979.
-
[10]
Anne Hugon, Un protestantisme africain au xixe siècle. L’implantation du méthodisme en Gold Coast (Ghana) 1835-1874, Paris, Karthala, 2007, 404 p.
-
[11]
Robert Dictionnaire historique, op. cit. ; entrée « Tradition ».
-
[12]
Attribuée à Saint Jérôme, la Vulgate est en réalité le résultat d’un effort ancien pour établir un texte latin unique désigné au xiiie siècle sous le nom de Bible de Paris, choisi par le Concile de Trente et officialisé comme Bible catholique en 1592.
-
[13]
Le Concile de Trente n’interdit pas la Bible, qui reste centrale, mais il entend en réguler et en contrôler la lecture. Il s’ensuit que la traduction intégrale n’est pas prioritaire au contraire des missions protestantes pour lesquelles il convient de permettre l’accès individuel à la Bible et d’encourager la diffusion la plus large possible.
-
[14]
Françoise Raison, Bible et pouvoir à Madagascar au xixe siècle, Paris, Karthala, 1991.
-
[15]
Pour la Bible, voir Véronique Delcourt-Ragot, L’Imprimerie au service de la mission : les Missions Étrangères et l’Apostolat par le livre (années 1770-1880), Thèse de Doctorat d’Histoire, sous la direction du professeur Dominique Dinet, Université de Strasbourg, 2008, p. 484.
Pour le Coran, voir Constant Hamès, « L’usage talismanique du Coran », Revue d’Histoire des religions, 2001, n° 1, p. 8395. -
[16]
Françoise Raison, « L’échange inégal de la langue. La pénétration des techniques linguistiques dans une civilisation de l’oral (Imerina, début du xixe siècle) », Annales. Économie, Sociétés, Civilisations, n° 4, 1977, p. 639669.
-
[17]
Salvador Eyzeo’o, Fronts, frontières et espaces missionnaires chrétiens au Cameroun de 1843 à 1960. Thèse pour le Doctorat d’État d’Histoire, sous la direction du professeur Fabien Kange Ewane, Université de Yaoundé I, 2 vol., 2007. La querelle linguistique a fait l’objet d’une publication : Salvador Eyzeo’o, L’émergence de l’Église protestante africaine (EPA-Cameroun), 1934-1959. Enjeux linguistiques, identité kwasso et contextualisation de l’Evangile en situation missionnaire, Clé, Yaoundé, 2010.
-
[18]
Sur cette expérience, lire l’analyse d’Augustin Sagne dans sa thèse publiée sous le titre : Cameroun. L’Évangile à la rencontre des chefferies, 1917-1964, Diffusion SaintAugustin, SaintMaurice (Suisse), 1997, p. 152168.
-
[19]
http://www.spiritains.org/qui/archives/carte/sacleux2.htm (consulté le 22 novembre 2012) : « Charles Sacleux (18561943) demeure encore aujourd’hui la référence des swahilisants : son monumental dictionnaire swahilifrançais a été publié dans la série des Travaux et mémoires de l’Institut d’ethnologie de l’Université de Paris, en 1939. Plus que d’un dictionnaire, il s’agit d’une encyclopédie des connaissances sur le monde swahili de Zanzibar et de la côte. Une partie de ses archives, conservées à ChevillyLarue, montre l’étendue de son travail, et attend les chercheurs. » (Alain Ricard, Cnrs Llacan-Inalco). Voir également : Alain Ricard, « Charles Sacleux (18561943), fondateur des études swahilies en France », Histoire et Missions Chrétiennes, n° 4, Décembre 2007, p. 105114.
-
[20]
Françoise Ugochukwu, « Les missions catholiques françaises et le développement des études igbo dans l’est du Nigeria, 18851930 », Cahiers d’études africaines, vol. 40, n° 159, 2000, p. 467488.
-
[21]
Aimé Ganot (18681942) : affecté au BasNiger de 1894 à 1902. Dans une lettre adressée aux lecteurs des Missions Catholiques et publiée dans le numéro 1603, du 23 février 1900, p. 89, celuici fait le bilan de ses travaux : seul « dans une station de l’intérieur […] près de deux ans et demi, j’ai employé tout mon temps et toute mon ardeur à m’initier à cette langue indigène […]. Et cette langue ou plutôt cet idiome, j’en ai étudié toutes les règles et collectionné les expressions […]. J’ai déjà pu faire imprimer une grammaire et un petit lexique ibofrançais ; mais ce n’est là qu’un travail superficiel et je possède un dictionnaire manuscrit de l’idiome ».
-
[22]
Né le 23 décembre 1861 à Milan, admis à la Société des Missions Africaines le 21 mai 1880. Professeur de philosophie au séminaire à Lyon d’octobre 1883 à juillet 1885, il part pour le Niger le 2 octobre 1885 ; il est nommé préfet apostolique du Haut Niger ou Niger Supérieur en 1894. Décédé le 30 janvier 1917 à Asaba (Nigeria).
-
[23]
Archives de la Congrégation de Propaganda Fide, Nuove serie, vol. 185 (1900), ff. 137178. Prières en Ibo, in Conferentia, 28 avril 1899.
« Vox Nso quae vertitur Sanctus pro indigenis significat : veritum, vitandum, non tangendum, segretatum, vel segregandum » ; et in hoc ultimo sensi dicitur, cum quadam speciali forma, de femina menstruata, eo quo nec tangi nec domum ingredi queat. Ministri protestantes primo […] ac postea missionari Prafecturae Niger Inferioris, eamdem vocem usurpavimus pro latina voce « sanctus ». Christiani, sive ex docrtina, sive ex usu, eamdem videntur huic voci tribuisse significationem, quam voci « sanctus » nosmetipsi tribuimus.
Notae tamen dignum est fideles nostros, feriam sextam appellasse « ubosi anu nso » quae dictio vertitus « dies carnis prohibitare » quod plane demonstrat genuinum sensum vocis nso aliud non esse nisi « veritum etc. ut supra. […] sed hae omnes voces longe distant ad hoc ut conceptum sanctitatis praeseferant. » -
[24]
« Rem difficilem postulasti. Etenim si Praef. Apost. qui ut reor, plane linguam Ibo cognoscere debet, fatetur se in illo dialecto adoquata verba non invenire quibus Lex credendi ipsa statuatur supplicandi lege ». Ibid.
-
[25]
Ibid. f. 165.
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[26]
Mais les missionnaires protestants, tout en suivant la même logique, préférèrent les termes Shen (esprit suprême), Tian (le ciel) ou Shengdi (souverain sacré).
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[27]
Archives de la Congrégation de Propaganda Fide, Nuove serie, vol. 137, 1898, ff. 116119.
-
[28]
Situation le plus souvent liée à une maladie (in periculo mortis) ou à des difficultés de déplacement des prêtres missionnaires ou vietnamiens.
-
[29]
Voir la note 28.
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[30]
Ibid.
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[31]
Les traducteurs de Bibles œcuméniques ont souvent rencontré le même problème quand il s’est agi de substituer dans les assemblées la nouvelle traduction à l’ancienne.
-
[32]
Le luganda ou ganda, qui a donné son nom au pays, est la principale langue bantoue de l’Ouganda, parlée dans la région où se sont installés les premiers missionnaires.
- [33]