Couverture de HMC_016

Article de revue

Les religieuses de Saint-Joseph de Cluny à Mayotte, 1846-1905

Pages 53 à 71

Notes

  • [1]
    Nos remerciements les plus sincères à sœur Marie-Cécile de Segonzac qui nous a ouvert les archives et offert des conditions optimales de recherches, ainsi qu’à sœur Marie-Elisabeth Sané pour ses précieuses recherches dans le registre de l’ordre.
  • [2]
    Geneviève Lecuir-Nemo, Anne-Marie Javouhey. Fondatrice de la congrégation de Saint-Joseph de Cluny (1779-1851), Paris, Karthala, 2003, 427 p. (coll. Mémoire d’Églises).
  • [3]
    Bulletin de la Congrégation Saint-Joseph de Cluny [désormais : Bulletin], Tome IX, 1911, p. 963.
  • [4]
    Bulletin, Tome XX, bulletin n° 265, avril 1965, p. 665.
  • [5]
    Nécrologie manuscrite, sœur Angèle d’Agay, religieuse de chœur, Tome II, p. 27 bis.
  • [6]
    Bulletin, Tome XVIII, bulletin n° 224, août 1951, p. 80.
  • [7]
    Bulletin, Tome XVII, bulletin n° 212, septembre 1947, p. 615.
  • [8]
    Bulletin, Tome XX, n° 265, avril 1965, p. 665.
  • [9]
    Bulletin, Tome IV, p. 369.
  • [10]
    Nécrologie manuscrite, sœur Symphorose Collone, religieuse de chœur, Tome III, p. 14 bis.
  • [11]
    Circulaires de la R. M. Rosalie Javouhey, Supérieure Générale, n° 32, 1866, p. 52-53.
  • [12]
    Bulletin, Tome XV, 1934, p. 1066-1067.
  • [13]
    Bulletin, Tome XV, 1935, p. 1177.
  • [14]
    Bulletin, Tome VIII, 1905, p. 792-793.
  • [15]
    Nécrologie manuscrite, sœur Catherine de Sienne Rivière, Tome I, p. 7.
  • [16]
    Nous ne disposons de données que pour 59 des 62 sœurs.
  • [17]
    État du personnel, Île de la Réunion, 31 décembre 1876.
  • [18]
    Bulletin, Tome XIV, 1928, p. 586.
  • [19]
    Anne-Marie Javouhey, Lettres, Tome III, Lettre n° 666 : À sœur Alphonse de Ligori Quenin, Paris 28 février 1846, p. 217.
  • [20]
    Le corpus de correspondance conservé dans les archives de l’ordre est constitué de 384 lettres envoyées par les sœurs en mission à Mayotte, entre 1846 et 1904. La période entre 1872 et 1904 est la plus importante. Les courriers des religieuses sont de plus en plus réguliers et mensuels. Les relations épistolaires sont quasi inexistantes entre 1860 et 1872 et très fragmentées entre 1846 et 1860.
  • [21]
    Congrégation Saint-Joseph de Cluny, 2A1 correspondance Mayotte : lettre du 20 février 1870.
  • [22]
    Anne-Marie Javouhey, Lettres, Paris, Cerf, 1994, Tome III, Lettre n° 729 : À sœur Alphonse de Ligori Quenin, à Mayotte, Paris 18 février 1847, p. 300 : « Attachez-vous aux enfants : c’est par la jeunesse que vous parviendrez à civiliser chrétiennement ces contrées sauvages. Soyez bonnes pour les indigènes, protégez-les par tous les moyens possibles, inspirez-leur l’amour de Dieu… »
  • [23]
    Mot venant de l’arabe et désignant un juge musulman remplissant des fonctions civiles.
  • [24]
    Congrégation Saint-Joseph de Cluny, 3A1 correspondance Mayotte : lettre du 29 janvier 1877.
  • [25]
    Congrégation Saint-Joseph de Cluny, 3A1 Correspondance de Mayotte : lettre du 5 novembre 1878.
  • [26]
    Loi Ferry du 16 juin 1881, article 7, alinéa 3 : « … les classes intermédiaires entre les salles d’asile et l’école primaire, dites classes enfantines, comprenant des enfants des deux sexes et confiées à des institutrices pourvues du brevet de capacité ou du certificat d’aptitude à la direction des salles d’asile… »
  • [27]
    Isabelle Denis, « Des marins du xixe aux gendarmes du xxe siècle à Mayotte : essai d’étude prosopographique comparative du personnel militaire depuis 1841 » in Des Français Outre-Mer, textes réunis par Sarah Mohamed-Gaillard et Maria Romo-Navarrete, Paris, PUPS, 2005, p. 101-111.

1Mayotte, est la plus méridionale des îles de l’archipel des Comores. Situé à l’entrée nord du canal de Mozambique, il est à mi-distance entre la côte orientale d’Afrique et Madagascar. Si l’archipel a été marqué par les différents courants migratoires et les influences culturelles et religieuses concomitantes, chacune des îles conserve ses particularités, au nombre desquelles la colonisation française et la présence de religieux et de religieuses. Mayotte a été la première à devenir française par traité de cession du 25 avril 1841. Ce texte ratifié en février 1843, l’administration coloniale se met en place progressivement dès le 13 juin. Contrairement à d’autres colonies, les religieux débarquent à Mayotte en 1844 et les religieuses en 1846. À Mayotte la population est essentiellement musulmane, si l’on excepte des Malgaches et des colons venus de la Réunion en petit nombre. La mission n’aura donc pas le même caractère que dans d’autres territoires comme à l’île de la Réunion. Si les archives de l’administration coloniale évoquent régulièrement la présence des prêtres qu’ils soient Jésuites, Spiritains ou Capucins, celle des religieuses de Saint-Joseph de Cluny n’est que très rarement évoquée à la faveur d’un passage sur un navire vers la Réunion ou du personnel de l’hôpital. Les documents de l’administration laissent à penser que la colonisation de Mayotte n’a qu’un visage masculin. Les archives de l’hôpital semblant avoir été victimes du climat tropical, nous ignorons l’exact travail des sœurs. Or les religieuses étaient chargées des écritures, du linge, de la cuisine de l’hôpital, des soins aux malades européens et aux autochtones.

figure im1
Carte de l’ensemble de l’archipel des Comores
(Source : CEPED, 1994.)

2Une part des informations relatives à leurs missions éducatives des petites filles est disponible dans les relations épistolaires jésuites et spiritaines. Leur seconde mission, en effet, était l’éducation des filles, celles que l’on voulait bien leur confier (métisses, créoles ou Malgaches locales) ; auxquelles s’ajoutaient les filles « libérées » ou « rachetées » des navires arraisonnés se livrant à l’engagisme, mais transportant des enfants. Les garçons étaient confiés aux prêtres et les filles aux sœurs de Saint-Joseph de Cluny. Le prosélytisme était donc devenu une mission bien délicate à mener. L’ensemble de ces sources n’évoque guère le nombre de religieuses, leurs origines, leurs personnalités ni leur adaptation à ce milieu arabo-africano-malgache dominé par l’islam. Seules les archives de la congrégation nous ont permis de dresser un portrait de ces 62 sœurs ayant séjourné à Mayotte entre 1846 et 1904, et d’appréhender le cœur de leur vie dans cette petite île, isolées et éloignées de tous leurs repères usuels [1].

3Si les premières partent dans l’urgence pour cette nouvelle terre de mission, ce n’est plus le cas des suivantes. La majorité d’entre elles sont venues de la métropole et quelques-unes de l’île de la Réunion voisine. Mais il n’y a pas eu de sœur originaire de Mayotte. Il nous importe donc de connaître ces femmes afin de comprendre les réactions qu’elles ont pu avoir face à des situations bien différentes de celles de leur milieu d’origine. Est-il possible de dresser un portrait type de la religieuse à Mayotte ?

Des origines régionales marquées

4Nous connaissons le lieu de naissance de soixante des soixante-deux religieuses. Seules trois d’entre elles sont nées à Paris ou à Rouen, tandis que les autres sont originaires de communes rurales, telles Chauffailles, Oyé, Bragny en Saône-et-Loire ou Coupiac, Aubin et Fau en Aveyron. Ce sont d’ailleurs les deux départements d’où proviennent vingt-et-une d’entre elles, soit 33%des recrues sur la période. Ces deux départements sont en fait aux extrémités d’une zone comprenant la Côte-d’Or, l’Allier et le Puy-de-Dôme, le Rhône, la Drôme et le Vaucluse ainsi que la Lozère et l’Aude. Ce sont donc 54,8 % des religieuses envoyées à Mayotte qui proviennent des départements situés le long d’une ligne allant de la Bourgogne au nord du Languedoc-Roussillon en passant par l’Auvergne. À l’exception d’une Landaise, quinze autres sont originaires des régions au nord de la Loire, six sont nées à la Réunion, deux en Martinique et deux à l’étranger. Mais aucune n’est originaire du Berry ou de la vallée de la Loire, du littoral atlantique ou de la Côte d’Azur ni même des régions alpines.

5La prédominance de la Bourgogne s’explique par plusieurs facteurs primordiaux : les origines d’Anne-Marie Javouhey, l’implantation du noviciat, l’importance du clergé réfractaire pendant la Révolution sans oublier les conditions économiques locales.

6Anne-Marie Javouhey, née dans un hameau rural du sud de la Côte d’Or, le 10 novembre 1779, descend d’une lignée d’agriculteurs locaux. La famille paternelle a, depuis 1724, connu une ascension sociale puisque son grand-père devient échevin de Chamblanc au temps de la prospérité économique du milieu des années 1740 et que son père, qui sait lire et écrire, est assesseur du village peu avant sa naissance. La culture paternelle sera bénéfique à Anne-Marie et à ses sœurs, puisque sans les envoyer chez les Ursulines (l’école est réservée à la Noblesse), les filles seront instruites et recevront une culture religieuse familiale.

7La Révolution française qui succède à la crise économique de 1788 a des conséquences non négligeables. La moitié des prêtres de ce département sont réfractaires et la famille Javouhey s’est engagée à leur service et dans les cultes clandestins, principalement Anne-Marie [2]. Ce contexte est à l’origine de sa consécration à Dieu en 1798. Son rayonnement local en raison de son investissement auprès des enfants les plus pauvres de cette Bourgogne située entre Saône et Doubs rencontre des échos favorables dans la hiérarchie du clergé, puisqu’elle parvient entre 1805 et 1812 à créer un nouvel institut religieux pour les enfants démunis, à en accueillir les premières religieuses, à ouvrir des classes mixtes et un noviciat, tout cela dans un périmètre restreint compris entre Chalon-sur-Saône, Autun et Cluny.

8Les difficiles conditions de vie des populations villageoises, l’absence d’éducation pour les filles et un avenir rural et incertain ont certainement contribué à rendre attractif pour les jeunes filles de la région cette nouvelle congrégation de Saint-Joseph de Cluny. Quatre des premières religieuses à partir à Mayotte en 1846 sont originaires de villages à proximité de cette zone : Oyé et Chauffailles, en Saône-et-Loire ; Chives, en Côte-d’Or et Charlieu, à la limite de la Saône-et-Loire et de la Loire.

9Ce nouvel institut religieux a certainement été perçu comme une alternative à l’exode rural de ces filles très pauvres des campagnes vers les villes comme Paris. C’est cette perspective d’avenir qu’a choisi Marguerite Guérin, de Verjux, village de Saône-et-Loire soumis aux inondations du Doubs et de la Saône, à seulement quinze kilomètres de Seurre, le fief de la famille Javouhey. Devenue l’épouse d’Aristide Boucicaut, fondateur du premier grand magasin de la capitale (Le Bon Marché), sa vie parisienne sera marquée par des œuvres sociales novatrices au sein de leur entreprise mais également par de nombreuses œuvres philanthropiques à Paris mais aussi à Verjux : construction d’une salle d’asile, de deux écoles et d’un pont, ce qui avait fait cruellement défaut à son enfance de gardienne d’oies. Les itinéraires concomitants d’Anne-Marie Javouhey et de Marguerite Boucicaut témoignent de l’âpreté de la vie en milieu rural Bourguignon, mais surtout d’un attachement à le développer par des investissements relevant de la charité chrétienne.

figure im2
C’est ce portrait de la Mère Javouhey (1779-1851), à la fin de sa vie, qui a été choisi pour la couverture des 4 tomes de la nouvelle édition de ses Lettres, aux éditions du Cerf, en 1994.
(Source : Sœurs de Saint-Joseph de Cluny.)

Des familles influentes ?

10Nous ne disposons de renseignements succincts que sur peu de familles. Il nous est donc difficile d’évaluer la notion de choix entre ces deux perspectives d’avenir pour les soixante-deux religieuses. Seules quelques notices nécrologiques évoquent un parcours d’entrée au noviciat semé d’embûche et de résistance parentale ou au contraire montrant la bienveillance familiale.

11Si Rosine Lavesvre vient d’une famille aisée dans laquelle la foi et la tradition chrétienne sont au centre de l’éducation, elle n’a pu entrer en religion qu’après la guerre de 1870 et le retour de ses frères.

12Quant à Marie de la Sainte-Face Wagnon, elle provient d’un foyer très chrétien dont le père était tisserand à domicile. Sabinien Augagneur est issue d’une famille nombreuse de Saône-et-Loire (six filles et un garçon), dont les valeurs reposaient sur le travail et la religion. C’est, encouragée par sa mère, qu’elle est entrée à 16 ans au noviciat de Cluny en 1877. La pauvreté du milieu rural a-t-elle été une motivation pour cette mère ?

13Quant aux parents de Léoncie du Cœur de Jésus, ils avaient une foi simple et profonde. Née dans une famille de quatre filles et trois garçons dans le Morbihan, elle entre en religion peu après son aînée devenue sœur Paula de l’Enfant Jésus. Cette famille bretonne ne semble pas avoir fait obstacle à la vocation de deux de ses filles, ce qui semble également le cas dans la famille Deverchère en Saône-et-Loire où Marie devenue sœur Sainte-Rufinienne, a, en fait, rejoint une de ses sœurs entrée peu avant elle au noviciat de Cluny. Sœur Sabinien et sœur Rufinienne, étant toutes les deux originaires de Saint-Maurice (Saône-et-Loire), entrées à moins de trois ans d’intervalle, il serait intéressant de connaître le critère déterminant entre la raison économique et l’influence de l’institut dans les campagnes comme moteur de l’entrée en religion de ces jeunes filles et de leurs sœurs.

14Enfin sœur Saint-Joseph de la Croix Forestier, fille d’une famille très chrétienne aux mœurs patriarcales a été conduite au noviciat par un de ses frères, jésuite. La famille comptait déjà cinq membres dans la vie sacerdotale ou religieuse [3].

15En revanche, la famille de sœur Germaine de Saint-Pierre Therville ne semble pas avoir apprécié sa vocation puisque, dans un premier temps, elle a retiré leur fille du petit postulat de Chauffailles. Ce n’est que plus tard, à 18 ans, qu’elle entrera au noviciat de Cluny [4]. Cette situation semble isolée, mais faute de données sur l’ensemble de notre corpus, il s’avère donc impossible de mesurer le poids réel de la famille dans le choix de l’ensemble des jeunes filles.

Des caractères spécifiques ?

À partir des notices nécrologiques

16Les notices nécrologiques publiées dans les tomes du Bulletin de la congrégation sont des sources officielles, rédigées dans un style particulier, dans lesquelles sont retracés les derniers instants de vie des sœurs, mais également leur vie missionnaire. Il n’est pas rare d’y trouver des remarques sur leurs qualités et leurs défauts notés dès leur entrée au noviciat, des efforts à fournir pour servir selon les règles religieuses et oublier la vie civile. Ces documents sont des révélateurs de l’âme humaine, de la fébrilité, de la douleur des sœurs dans leurs derniers mois ou semaines, et donc d’une symbiose avec les derniers instants du Christ, avant le repos éternel.

17Sœur Angèle d’Agay a dû lutter contre sa nature gaie et enjouée pour servir en silence et avec recueillement [5]. Ce fut la même chose pour sœur Camille Baptiste Seillier, que l’on trouvait par ailleurs sensible et facilement colérique, alors que sœur Marie de la Sainte-Face Wagnon dut « polir son caractère et être moins indépendante [6] ».

18D’autres, comme sœur Marie Pierre-de-la-Transfiguration Biel, n’ont pas eu cette difficulté car déjà habituée au travail et à une foi intérieure, considérée comme gaie mais pas toujours ponctuelle [7]. Sœur Germaine de Saint-Pierre Therville est réservée, modeste et s’habitue très vite aux coutumes du couvent [8]. Ces traits de caractère avaient déjà été remarqués chez sœur Clémentine Semet qui « respectait et vénérait l’autorité pardessus tout [9] », ou sœur Symphorose Collone à laquelle on reconnaissait une foi d’une grande humilité et un dévouement au travail jusqu’à l’oubli d’elle-même [10]. Ce sont les deux principaux traits de caractère remarqués à l’entrée au noviciat que ce soit à Cluny, Limoux ou à Paris. Toutes ces jeunes filles ou jeunes femmes originaires de la campagne devaient apprendre la discipline de groupe et donc renoncer à l’initiative personnelle, qualifiée « d’indépendance ». Toutes devaient renoncer à leur caractère originel quand il n’était pas marqué par une éducation pieuse et austère et devaient apprendre à vivre et travailler ensemble. Selon l’esprit de l’époque, il s’agissait de « corriger ses défauts et acquérir les vertus propres au St-état religieux [11] ». Pour certaines les efforts ont été considérables, comme pour sœur Jules de Sainte-Marie Castagné qui a fait « un noviciat laborieux et compris la loi du renoncement [12] »ou pour sœur Saint-Sabinien Augagneur, dotée de peu de facilités, qui est pourtant estimée « droite, pleine de volonté et fidèle aux recommandations [13] ».

À travers les correspondances

19D’autres sources apportent un éclairage sur les caractères des sœurs : la correspondance entre la sœur supérieure à Mayotte, souvent la seule lettrée, et la mère supérieure de la Réunion, et surtout celle de la congrégation à Paris. Au travers de la rubrique dans laquelle sont données des nouvelles de chacune des religieuses, il n’est pas rare de trouver notés quelques traits de caractères des unes et des autres, l’expression des difficultés à remplir une tâche pour l’une ou une meilleure aptitude pour une autre. Il a été reproché à sœur Sabinien de trop parler avec les malades mahorais, et donc de ne pas faire preuve d’assez de distance et de réserve vis-à-vis des populations autochtones. C’est en fait le manque de maturité, la jeunesse, de la benjamine de la mission qui a ainsi été mis en évidence. Mais pouvait-il en être autrement pour elle, à 19 ans et à sa première mission dans les colonies ?

De jeunes religieuses ?

20C’est à 24 ans en moyenne que les religieuses parties à Mayotte ont fait leur Profession religieuse. Si trente-quatre d’entre elles avaient moins de 24 ans et vingt-sept entre 25 et 37 ans, un certain équilibre entre les tranches d’âge existe puisque dix-neuf d’entre elles avaient entre 19 et 21 ans, quinze entre 22 et 24 ans, dix-neuf entre 25 et 27 ans, mais seulement huit entre 28 et 37 ans. Mais peut-on considérer cet âge moyen comme un indicateur fiable de l’âge des religieuses à Mayotte ? Il conviendrait plus sûrement de considérer à quelle place s’est située Mayotte dans leur parcours missionnaire et à quel âge elles sont arrivées sur la plus méridionale des Comores. Pour onze des religieuses, Mayotte fut la première terre de mission, à la sortie du noviciat, juste après la Profession. Ce fut le cas de quatre des fondatrices de la mission en 1846 : Julie Narcisse Archaintre, Théodorine Dumont, Marie-Démetrie Dion et Thélesphore Ducard.

Mayotte, comme premier poste en mission

21Régulièrement au cours du demi-siècle de présence des religieuses de Saint-Joseph de Cluny à Mayotte, plusieurs sœurs commencent leur travail missionnaire à Mayotte. Ainsi, en 1848, sœur Vincent Delaporte qui embarque au Havre pour la plus méridionale des Comores. En 1861, ce sera le cas de sœur Saint-François Picard ; en 1880, de sœur Saint-Denis des Martyrs Carles ; puis, en 1884, de sœur Maria-Casiloa Requiem, quelques années avant sœur Sainte-Marie de la Sainte-Face Wagnon, en 1889, et sœur Saint-André de Jésus Machadour, en 1899.

figure im3
Carte de l’île de Mayotte, aujourd’hui.

22Quand les religieuses ne commencent pas leur vie missionnaire à Mayotte, pour plusieurs d’entre elles, c’est la première destination dans les colonies après quelques années passées dans les ouvroirs, les écoles, les asiles ou hôpitaux en métropole. Sœur Jérôme Junelles a d’abord œuvré à Senlis en 1845 avant de rejoindre Mayotte. Sœur Agnès Combes a préalablement enseigné à Cannes et à Palaiseau pendant quatre ans, alors que sœur Alexis Lambert a acquis de l’expérience à l’asile de Senlis puis à Dieppe, comme lingère, de 1856 à 1859, tandis que sœur Benoît Saintot avait été hospitalière à Rouen au cours des trois mêmes années.

De La Réunion à Mayotte

23Pour une troisième catégorie de religieuses, celles qui sont originaires de la Réunion, Mayotte devient une nouvelle destination après qu’elles aient servi dans de nombreux quartiers de l’île, parfois même à Madagascar. C’est ainsi que sœur Stanislas Mallet, née à Saint-Joseph en 1822, a servi, à partir de 1853, à la Réunion, puis à Madagascar de 1863 à 1869, avant de revenir à la Réunion une année pour aller servir à Mayotte de 1870 à 1890 et finir son parcours missionnaire à Sainte-Marie de Madagascar entre 1890 et 1896.

Du Sénégal à Mayotte

24Enfin, d’autres religieuses venues de métropole ont connu divers établissements coloniaux avant Mayotte. Sœur Marie Adulphe Duguest est à Mayotte en 1897 après avoir servi à la Réunion puis à Nossi-Bé depuis 1877. Parmi les fondatrices, deux avaient déjà servi dans d’autres missions, mais en Afrique de l’ouest, au Sénégal. Sœur Claire Boyer a d’abord été hospitalière à Saint-Louis du Sénégal de 1842 à 1845, tout comme sœur Alphonse de Ligori Quenin, hospitalière également à Saint-Louis du Sénégal, en 1841, avant de faire la classe aux enfants à Gorée de 1842 à 1844.

25Pour les autres religieuses envoyées servir à Mayotte, il s’agit souvent de leur troisième ou quelquefois de leur cinquième destination. Elles apparaissent donc comme expérimentées et mieux armées pour servir ce petit établissement en terre d’islam.

26La place de Mayotte dans leur parcours missionnaire n’est qu’indicative. L’âge auquel elles séjournent sur l’île importe tout autant pour accepter et supporter les conditions climatiques, au même titre que les relations entre religieuses elles-mêmes et celles avec l’administration coloniale.

Des femmes plutôt jeunes

27Les six fondatrices de Mayotte représentaient deux catégories d’âge. Trois d’entre elles avaient entre 33 et 35 ans, tandis que les trois plus jeunes n’étaient âgées que de 20, 21 et 22 ans. On retrouvera un équilibre des âges similaire, jusqu’au départ des religieuses. Ainsi, en 1876, les sœurs Lavesvre et Boutonnet sont les plus jeunes (27 et 28 ans), alors que la supérieure, sœur Saint-Côme Pérousset, est âgée de 31 ans et sœur Léocadie Sénégal, de 38 ans. À la veille de la laïcisation, les dernières religieuses sont un peu plus jeunes, puisque, si sœur Léoncie du Cœurde-Jésus Legrand n’est âgée que 22 ans, la supérieure n’a elle-même que 26 ans, et les trois autres religieuses ont 29 et 30 ans. Si sœur Sabinien Augagneur n’était âgée que de 19 ans à son arrivée à Mayotte, ce qui en fait la benjamine, sœur Adulphe Duguest à 37 ans, en était une des doyennes. La maison mère n’a donc pas envoyé à Mayotte de trop jeunes religieuses ; elle a réussi à maintenir un ensemble cohérent de femmes entre 20 et 35 ans, qu’elle estimait donc capable de s’adapter aux conditions de vie difficiles d’une colonie éloignée de tout.

De cinq ans à vingt-sept ans sur l’île

28La durée des séjours des religieuses à Mayotte ne correspond pas au séjour colonial typique. Si les membres de l’administration restent deux ans, à moins de maladie sérieuse les sœurs de Cluny demeurent bien plus longtemps. Sœur Martyrius Thibault n’est restée que cinq ans (1879-1884) avant de rentrer à Paris pour quelques mois de repos [14].Cette durée d’apostolat de cinq années est également effectuée par sœur Jérôme Junelles (1847-1852) ou sœur Saint-Joseph-de-la-Croix Forestier (1868-1875). En fait, la plupart des religieuses ne séjournent qu’entre trois et quatre ans sur la plus méridionale des Comores. Sœur Désirat Hospitalier a servi à Mayotte entre 1887 et 1889, alors que sœur Marie Denis des Martyrs Carles est restée auprès des enfants et des malades de l’île quatre années de 1880 à 1884. Mais la doyenne demeure Mère Basile Bernard, arrivée en 1862, et décédée après 27 ans de séjour.

Les pathologies tropicales

29L’insalubrité de Mayotte est un des maux les plus évoqués par les médecins de marine et l’administration coloniale. Les religieuses de Saint-Joseph de Cluny, tout en continuant leur séjour, sont également victimes des pathologies tropicales. Sœur Lucius Boutonnet, chargée de la cuisine puis des enfants, a été renvoyée à la maison principale de Saint-Denis en mars 1877. Malade, alitée, elle était atteinte par les fièvres. Quelque peu rétablie, elle sert aux Seychelles dix-huit mois, et décède à Mahé. Sœur Saint-Sabinien Augagneur a séjourné six ans comme hospitalière à Mayotte, mais elle dut rentrer en métropole en 1886, minée par les fièvres et le climat. Cet état de santé est-il responsable de ses affectations successives en Bourgogne jusqu’à sa mort en 1935 ? Sœur Rosine Lavesvre aura besoin d’un séjour de trois ans (1890-1893), en métropole pour se remettre de son séjour à Mayotte, et repartir ensuite vers une autre mission africaine.

Un taux de mortalité variable

30Malgré une santé très fragilisée par le milieu, les sœurs n’ont pas un taux de mortalité important. Seules quatre religieuses sont décédées à Mayotte. La première, sœur Vincent Delaporte est décédée à l’âge de 33 ans, arrivée dans la colonie en 1848, elle servit en 1851 à la Réunion avant de revenir à Mayotte où elle décède le 20 avril 1853.

31Sœur Catherine de Sienne Rivière est morte à seulement 31 ans, à Mayotte, en 1874. Née dans une famille très chrétienne de Saint-Pierre de la Réunion, elle eut la charge de l’éducation de ses frères et sœurs à la mort de leur mère. Aînée d’une nombreuse fratrie, elle ne put rejoindre le noviciat de Saint-Denis qu’après une de ses cadettes, en 1869. Envoyée à Mayotte en 1872, après avoir servi dans les classes communales de différents quartiers de l’île de la Réunion, elle s’occupa également des enfants dans cette nouvelle mission : les 55 petites filles de l’école et de l’internat de Dzaoudzi, entièrement à la charge des religieuses. Toujours assidue à son travail, elle souffrait continuellement de névralgies. Progressivement, son moral se mit à connaître des périodes de déprime de plus en plus inquiétante. Son état de santé s’est dégradé sérieusement en novembre 1874 et elle est décédée après 38 jours de douleurs intenses le 21 décembre, après avoir pu prononcer ses vœux perpétuels [15]. Ces symptômes sont traditionnels des pathologies tropicales étudiées par les médecins de l’hôpital de Mayotte. Les troubles de l’humeur accompagnaient les crises de paludisme.

32Les deux autres religieuses décédées à Mayotte étaient beaucoup plus âgées. Mère Basile Bernard a rendu son dernier souffle à Mayotte, en 1889, à 85 ans. Elle était, selon l’expression consacrée, une religieuse surnuméraire. Quant à sœur Casimir Montluisant, elle meurt en 1890, âgée alors de 73 ans.

33Si l’on considère l’ensemble des religieuses [16], elles sont décédées à l’âge moyen de 63,5 ans. Ce chiffre ne tient pas compte du fait que vingt quatre des sœurs avaient moins de 60 ans à leur décès, tandis que trente cinq étaient bien plus âgées. Le séjour à Mayotte n’a pas toujours affecté la durée de vie de ces femmes : douze sont mortes entre 75 et 80 ans, et onze au-delà de 80 ans. Sœur Joséphine Bénard est décédée à la Réunion à l’âge de 91 ans en 1925, tandis que sœur Julie Narcisse Archaintre était décédée sur la même île, à 88 ans, au tournant du siècle.

34Mais il conviendrait de ne pas oublier que certaines religieuses se sont éteintes après être revenues de leur séjour à Mayotte, à la Réunion ou en métropole. Sœur Alexis Lambert est rentrée après un séjour de quatre années à Mayotte, à la maison principale de Saint-Denis de la Réunion. Elle y sera victime d’une crise de dysenterie en 1864, alors qu’elle était estimée en convalescence depuis son arrivée en 1863. Sœur Marie Julia-des-Anges Delhay, envoyée à Mayotte à l’issue de sa profession en 1891, mais revenue deux ans plus tard en métropole avec une santé ébranlée, meurt des suites d’une opération à Paris en 1906, à 41 ans. Peu après elle, sœur François de Sainte-Marguerite Grall, hospitalière à Mayotte en 1895, rentre malade à Marseille en 1903, où elle s’éteint en 1919, à 49 ans.

35Si vingt-deux d’entre elles sont décédées à Limoux, Cluny ou Marseille, les trente-sept autres ne sont pas revenues de leurs terres de mission. Si trois sont mortes en Nouvelle Calédonie, comme sœur Geneviève Jeanneau et une au Chili (sœur Marie de Saint-Hector Renault en 1905), elles sont principalement décédées dans les établissements de l’océan Indien : treize à la Réunion, deux aux Seychelles, une à Nossi-Bé et douze à Madagascar. Sœur Landry Caroll n’a finalement servi que les missions de l’océan Indien occidental ; arrivée à Mayotte en 1866 à l’issue de son noviciat, elle servira l’île de la Réunion avant de se rendre aux Seychelles en 1889 où elle s’éteindra en 1919 à 79 ans. Sœur Camille Baptiste Seillier à Mayotte dès 1893, s’éteindra à Tamatave à 93 ans, en 1956.

Un avenir après avoir été à Mayotte ?

De Mayotte à l’abandon de la vie religieuse

36Deux religieuses ont quitté l’ordre peu après leur séjour à Mayotte. L’une d’elle est sœur Léocadie Sénégal. Religieuse dans différents quartiers de La Réunion de 1862 à 1871, elle est envoyée à Sainte-Marie de Madagascar de 1973 à 1875. Fatiguée, elle est malgré tout envoyée en remplacement à Mayotte, où elle séjourne près de deux ans au lieu des trois mois initialement prévus. Faute de remplaçante venue de métropole ou de La Réunion, elle s’est épuisée dans une tâche qui ne lui convenait guère et qui connut un épisode désastreux : l’incendie du dortoir des filles. Rentrée à la maison principale de Saint-Denis, à La Réunion, le 13 septembre 1878, elle servira une année à Saint-Paul avant de quitter la congrégation.

De Mayotte à Conakry

37D’autres religieuses ont une vie missionnaire très active à l’issue de leur séjour à Mayotte. Certaines ont servi la congrégation et la colonisation, bénéficiant parfois de la reconnaissance de l’administration coloniale. Sœur Rosine Lavesvre en est un des exemples les plus remarquables. Née en Saône-et-Loire dans une famille nombreuse, aisée et unie, elle dut comme d’autres rester à la maison pour s’occuper de la fratrie. Entrée au noviciat de Cluny en 1873 à 26 ans, elle s’embarque pour sa première mission à Mayotte, deux ans plus tard. Arrivée dans un contexte difficile, elle remplace la sœur Léocadie auprès des enfants dès juillet 1876 [17]. Institutrice chargée de l’ouvrage, elle séjourne à Mayotte jusqu’en 1890. Devenue Supérieure à Merville (Nord), à l’issue de ses trois années de séjour métropolitain, elle repart en Afrique, à Conakry, pour répondre à la demande du gouverneur Ballay. En 1893, elle s’est ainsi retrouvée dans une situation identique à celle des fondatrices de Mayotte en 1846 : restée à bord du navire en mer, avec des religieuses qui feront leur profession à terre. Elle fonde donc en Afrique de l’ouest une nouvelle mission, installant dans un premier temps un hôpital dans une maison en bois, mise à sa disposition par le gouverneur. Elle ne tarde pas à fonder à proximité une maison pour les enfants. Son travail à l’école reconnue par le gouverneur – qui demanda pour elle les palmes académiques –, l’oblige à renoncer à son œuvre à l’hôpital. Elle demeure dans cette colonie jusqu’à son décès en 1928. La reconnaissance de son œuvre et de son dévouement est inscrite sur sa tombe, la chambre de commerce y ayant fait ériger un monument financé par une souscription auprès des colons [18].

De Mayotte à Madagascar

38Parmi les fondatrices de la mission à Mayotte, plusieurs religieuses vont avoir une activité majeure à Madagascar. Sœur Claire Boyer, une des fondatrices de Mayotte en 1846, a été, quelques mois à peine après son arrivée dans l’océan Indien, envoyée fonder la mission de Sainte-Marie de Madagascar. Elle y reviendra de 1866 à 1874 puis de 1876 à sa mort en 1885.

39Sœur Télesphore Ducard, sœur Marie Démétrie Dion et sœur Alphonse de Ligori Quenin, ont également participé à la fondation des missions de Mayotte et de Sainte-Marie de Madagascar, mais elles ont surtout servi sur la Grande Île. Sœur Télesphore Ducard fut une des premières supérieures de la mission de Tananarive en 1862, puis de Tamatave en 1867. Elle meurt dans la maison mère à Madagascar en 1904, deux ans après sœur Marie Démétrie Dion qui lui avait succédé à Tananarive en 1867 avant de servir à Tamatave puis à Fianarantsoa. Quant à sœur Alphonse de Ligori Quenin, après avoir été supérieure à Mayotte puis à Nossi-bé, elle occupa cette même fonction à Tamatave en 1863, puis à Tananarive en 1867. Elle s’éteindra également sur cette terre de mission, à Tamatave, en 1887.

Ce qu’elles ressentent et perçoivent de la colonie

40Les sœurs de Saint-Joseph de Cluny sont le seul élément féminin de la colonisation ayant laissé des traces écrites de leur présence et de leur activité à Mayotte. En l’absence d’autres témoignages féminins, – comme celui des épouses des commandants supérieurs ou des gouverneurs, quand elles accompagnaient leurs époux –, il nous est difficile de qualifier leur perception de Mayotte, de sa population et de sa culture, de l’administration et du comportement des colonisateurs. S’agit-il d’un ressenti féminin ou d’un ressenti mu par leur vocation religieuse ?

Une seule source : la correspondance

41Aucun diaire n’a été conservé ou retrouvé ; peut-être n’ont-elles pas eu le temps d’en tenir un ? Cependant, les relations épistolaires avec les supérieures à Saint-Denis de la Réunion ou à Paris sont de précieux témoignages sur la façon dont elles appréhendaient ce milieu insulaire, tropical et colonial, sur l’âpreté de leur tâche et sur les conflits avec l’autorité politique à partir des années 1880. Autant, de leur côté, elles accordent une importance particulière à la présence des prêtres jésuites puis spiritains, autant il est à déplorer, du côté de ces derniers, dans leurs relations épistolaires avec leur hiérarchie, une absence totale d’informations ou de remarques en ce qui concerne les religieuses.

Vivre l’isolement

42L’isolement et l’éloignement de la maison mèrene sont pas spécifiques aux religieuses. Les prêtres, comme le personnel colonial, font part de remarques qui vont dans le même sens. L’absence de navire régulier entre Mayotte, la Réunion, Nossi-Bé, et Sainte-Marie de Madagascar, d’une part, renforce le sentiment d’isolement sur un petit rocher où l’on croise toujours les mêmes personnes ; les sœurs de Mayotte n’ont aucun contact avec leurs consœurs des autres petits territoires voisins, avec lesquelles elles aimeraient échanger. L’absence de liaison régulière entre Mayotte et la métropole rend difficile l’acheminement du courrier et donc l’approvisionnement, mais surtout l’échange et le soutien moral face aux difficultés rencontrées et à l’impossibilité parfois de les surmonter. Pourtant, dès les débuts de la mission à Mayotte, la Mère Javouhey, consciente des difficultés d’adaptation que ces religieuses vont rencontrer, écrit à « ses filles » pour leur rappeler leurs devoirs moraux et l’esprit de communauté qu’elles doivent conserver : « Comprenez bien votre position, encouragez vos chères compagnes, adoucissez leurs peines […]. Suivez la règle, vous y trouverez sûreté et consolation [19]… »

Des liaisons maritimes irrégulières

43Elles écrivent à chaque occasion afin de donner des nouvelles mais n’en reçoivent pas en retour à chaque navire [20]. La liaison maritime assurée par les navires anglais entre Aden, Zanzibar et les Seychelles a apporté entre 1870 et 1880 une plus grande régularité dans l’acheminement des plis. Mais les religieuses n’ont cessé d’écrire sur du papier pelure qu’en décembre 1878. C’est également à partir de 1879, qu’elles n’hésitent plus à écrire sur plusieurs feuillets au lieu d’un seul, dont les quatre pages sont remplies mais également toutes les marges ! La fin de la malle anglaise en 1880 effraie les religieuses qui déplorent à nouveau l’irrégularité du courrier jusqu’en 1881. Ce n’est qu’avec la signature de la concession avec les Messageries Maritimes que le courrier sera mensuel. On ne trouvera plus alors de propos du genre : « Ma chère Mère, envoyez-nous votre bénédiction à notre petite communauté de Mayotte qui en a bien besoin, éloignée de tout secours [21]. »

44La fatigue et la maladie amplifient ce sentiment d’isolement et d’éloignement, et la difficulté à remplir la mission. Elles se disent perdues à la mort du révérend Père Cornillon, le 25 novembre 1878, qui était confesseur, mais aussi soutien moral. L’attente d’un nouveau prêtre pouvait être longue et le remplaçant pouvait ne pas convenir au poste dans une colonie.

Deux sources de découragement : les mœurs coloniales et la politique métropolitaine

45Si ces difficultés affectent souvent la vie de l’ensemble des personnels envoyés à Mayotte au xixe siècle, deux domaines sont plus spécifiques aux religieuses de Cluny, car ils concernent directement leur mission jusqu’à les remettre en cause : le découragement face aux mœurs des chrétiens et des colons vivant sur l’île, ainsi que l’influence de la politique métropolitaine avec ses conséquences sur le travail missionnaire des religieuses.

46La mission civilisatrice envers les enfants, rappelée en 1847 par la mère Javouhey [22], rencontre progressivement l’hostilité de l’administration coloniale. La colonisation laisse les cadis [23] s’occuper des affaires locales (état-civil, justice…). Malgré le développement des concessions agricoles, similaire à celui d’autres colonies, le modèle politique et administratif mis en place à Mayotte est bien loin du modèle assimilationniste installé dans d’autres établissements coloniaux.

47La période la plus représentative de cet état d’esprit s’étend du 1877 à 1884. En 1877, sœur Saint-Côme Perousset déplore que deux des huit jeunes filles formées dans leur école et installées en ménage depuis un an dans la colonie desservent l’œuvre des religieuses. L’une d’entre elle a tenté d’empoisonner son mari, et l’autre a quitté son conjoint pour être la concubine d’un Européen. Ces attitudes sont honteuses pour les religieuses [24]. L’année suivante, elles n’apprécient guère de voir assister à la messe de la Toussaint, des Mahoraises et des Malgaches, concubines de colons et de personnels de l’administration coloniale, tout en notant que ces femmes leur confient l’éducation de leurs filles [25].

Les lois Ferry arrivent à Mayotte

48L’influence des lois Ferry en France atteint Mayotte avec l’arrivée des commandants supérieurs Vassal puis Ferriez. Elles dénoncent l’injustice qui leur est faite et leur impuissance face aux lois et à l’administration. Le commandant supérieur autorise progressivement n’importe quel autochtone ou colon à sortir les filles de l’école des religieuses alors même qu’elles n’ont pas toujours 15 ans. Elles dénoncent, en 1877, les papiers demandés aux religieuses pour le mariage d’une fille de l’orphelinat, alors même que ces documents ne sont pas demandés aux autochtones dans la même situation. L’extrait d’acte de naissance était impossible à fournir pour les jeunes filles arrivées à Mayotte comme esclave libérée d’un navire négrier. Ce document était obligatoire pour les religieuses et non pour les civils Mahorais ou pour les colons.

figure im4
L’action « civilisatrice » de la Mère Javouhey s’est manifestée dans son combat actif pour la libération des esclaves. Son action personnelle en ce sens, à Mana, en Guyane, a été popularisée par de multiples gravures, dont celle-ci, de G. Serraz, retenue dans le tome III de la nouvelle édition de ses Lettres (Paris, Cerf, 1994) : on y voit, en 1838, à Mana, le chef de la colonie remettant à chaque esclave son acte d’émancipation, papier officiel que chacun, ensuite, remet entre les mains d’Anne-Marie Javouhey, leur Mère…

49Elles se sentent entravées dans leur œuvre, lorsque toute inscription à leur école est soumise à l’autorisation préalable du commandant Ferriez. Ce dernier exigeait de recevoir les parents et les fillettes. Aucune inscription n’est validée par l’autorité coloniale pendant plusieurs années. En 1882, l’administration supprime le poste d’une religieuse et l’inscription pour dix enfants. Elles n’ont plus réellement les moyens de poursuivre leur travail. En 1856, il y avait vingt fillettes dans leur école. En 1868, les religieuses accueillaient soixante-douze filles de moins de quinze ans, dont la moitié était interne, soit parce qu’elles habitaient en Grande Terre trop éloignée pour des allers-retours quotidiens, soit parce qu’elles n’avaient aucune famille dans l’île. Si, en 1873, l’école et l’orphelinat comptent encore 55 élèves, le nombre d’enfants tombe à dix-neuf en 1880 et à dix en 1887. Il ne remontera à trente-quatre qu’en 1893 et 1897. Les lois Ferry obligeaient en outre les religieuses à être diplômées pour enseigner aux enfants [26] ;or, à Mayotte, aucune d’entre elles n’avait le précieux sésame. Il a fallu une entente entre les prêtres et la supérieure pour que ces derniers, notamment le père Guilloux, donnent des cours de formation à des religieuses qui ne savaient pas toujours écrire le français.

Conclusion

50Par arrêté officiel, la communauté des religieuses de Saint-Joseph de Cluny de Mayotte a été dissoute en août 1904. Il leur a été impossible de quitter l’île ensemble, car elles devaient attendre les infirmières et les institutrices civiles qui les remplaçaient. Les Mahorais ont offert une somme de 250 francs aux religieuses. Ils reconnaissaient ainsi l’œuvre des religieuses auprès des enfants mais aussi des femmes et des malades. Après leur départ, le monde des femmes et des enfants retombe dans l’oubli et dans la sphère locale. Quinze petites filles étaient encore à l’école. Trois filles âgées de 14 et 15 ans ont demandé à aller dans les écoles malgaches des sœurs afin de ne pas être mariées de force après leur départ.

51La communauté des religieuses de Mayotte offre un éclairage inédit sur la colonisation de cette île des Comores, sur les comportements humains. Finalement leur portrait montre des similitudes avec celui des militaires du xixe siècle en poste à Mayotte. Plusieurs fantassins de marine ou militaires du génie ont quitté des campagnes françaises d’une grande pauvreté pour s’engager dans l’armée afin d’améliorer leurs conditions de vie. On retrouve ces mêmes dispositions chez les premiers gendarmes venus à Mayotte à partir de 1933 et originaires de Saône-et-Loire, de l’Aveyron, du Languedoc, pour lesquels servir la République a permis de fuir de difficiles conditions de vie, et l’absence de perspective d’avenir dans un milieu rural âpre [27].


Date de mise en ligne : 15/11/2012

https://doi.org/10.3917/hmc.016.0053

Notes

  • [1]
    Nos remerciements les plus sincères à sœur Marie-Cécile de Segonzac qui nous a ouvert les archives et offert des conditions optimales de recherches, ainsi qu’à sœur Marie-Elisabeth Sané pour ses précieuses recherches dans le registre de l’ordre.
  • [2]
    Geneviève Lecuir-Nemo, Anne-Marie Javouhey. Fondatrice de la congrégation de Saint-Joseph de Cluny (1779-1851), Paris, Karthala, 2003, 427 p. (coll. Mémoire d’Églises).
  • [3]
    Bulletin de la Congrégation Saint-Joseph de Cluny [désormais : Bulletin], Tome IX, 1911, p. 963.
  • [4]
    Bulletin, Tome XX, bulletin n° 265, avril 1965, p. 665.
  • [5]
    Nécrologie manuscrite, sœur Angèle d’Agay, religieuse de chœur, Tome II, p. 27 bis.
  • [6]
    Bulletin, Tome XVIII, bulletin n° 224, août 1951, p. 80.
  • [7]
    Bulletin, Tome XVII, bulletin n° 212, septembre 1947, p. 615.
  • [8]
    Bulletin, Tome XX, n° 265, avril 1965, p. 665.
  • [9]
    Bulletin, Tome IV, p. 369.
  • [10]
    Nécrologie manuscrite, sœur Symphorose Collone, religieuse de chœur, Tome III, p. 14 bis.
  • [11]
    Circulaires de la R. M. Rosalie Javouhey, Supérieure Générale, n° 32, 1866, p. 52-53.
  • [12]
    Bulletin, Tome XV, 1934, p. 1066-1067.
  • [13]
    Bulletin, Tome XV, 1935, p. 1177.
  • [14]
    Bulletin, Tome VIII, 1905, p. 792-793.
  • [15]
    Nécrologie manuscrite, sœur Catherine de Sienne Rivière, Tome I, p. 7.
  • [16]
    Nous ne disposons de données que pour 59 des 62 sœurs.
  • [17]
    État du personnel, Île de la Réunion, 31 décembre 1876.
  • [18]
    Bulletin, Tome XIV, 1928, p. 586.
  • [19]
    Anne-Marie Javouhey, Lettres, Tome III, Lettre n° 666 : À sœur Alphonse de Ligori Quenin, Paris 28 février 1846, p. 217.
  • [20]
    Le corpus de correspondance conservé dans les archives de l’ordre est constitué de 384 lettres envoyées par les sœurs en mission à Mayotte, entre 1846 et 1904. La période entre 1872 et 1904 est la plus importante. Les courriers des religieuses sont de plus en plus réguliers et mensuels. Les relations épistolaires sont quasi inexistantes entre 1860 et 1872 et très fragmentées entre 1846 et 1860.
  • [21]
    Congrégation Saint-Joseph de Cluny, 2A1 correspondance Mayotte : lettre du 20 février 1870.
  • [22]
    Anne-Marie Javouhey, Lettres, Paris, Cerf, 1994, Tome III, Lettre n° 729 : À sœur Alphonse de Ligori Quenin, à Mayotte, Paris 18 février 1847, p. 300 : « Attachez-vous aux enfants : c’est par la jeunesse que vous parviendrez à civiliser chrétiennement ces contrées sauvages. Soyez bonnes pour les indigènes, protégez-les par tous les moyens possibles, inspirez-leur l’amour de Dieu… »
  • [23]
    Mot venant de l’arabe et désignant un juge musulman remplissant des fonctions civiles.
  • [24]
    Congrégation Saint-Joseph de Cluny, 3A1 correspondance Mayotte : lettre du 29 janvier 1877.
  • [25]
    Congrégation Saint-Joseph de Cluny, 3A1 Correspondance de Mayotte : lettre du 5 novembre 1878.
  • [26]
    Loi Ferry du 16 juin 1881, article 7, alinéa 3 : « … les classes intermédiaires entre les salles d’asile et l’école primaire, dites classes enfantines, comprenant des enfants des deux sexes et confiées à des institutrices pourvues du brevet de capacité ou du certificat d’aptitude à la direction des salles d’asile… »
  • [27]
    Isabelle Denis, « Des marins du xixe aux gendarmes du xxe siècle à Mayotte : essai d’étude prosopographique comparative du personnel militaire depuis 1841 » in Des Français Outre-Mer, textes réunis par Sarah Mohamed-Gaillard et Maria Romo-Navarrete, Paris, PUPS, 2005, p. 101-111.

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.14.90

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions