Notes
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[1]
Saint Vincent de Paul, Sur l’esprit de foi, entretien aux missionnaires, SV XI,32.
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[2]
Voir à ce sujet : François Corteggiani, François Bourgeon : le passager du temps, Glénat, 1983, p. 42.
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[3]
David Geggus, « La cérémonie du Bois Caïman », in : Laënnec Hurbon (sous la dir.), L’insurrection des esclaves de Saint-Domingue, Paris, Karthala, 2000, pp. 149-167.
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[4]
Jean-Pierre Chantin et Daniel Moulinet (dir.), La Séparation de 1905. Les hommes et les lieux, Paris, éditions de l’Atelier, 2005, 272 p. ; Patrick Cabanel et Jean-Dominique Durand (dir.), Le grand exil des congrégations religieuses françaises, 1901-1914, Paris, cerf, 2005, 489 p.
Matthieu Brejon de Lavergnée, La Société de Saint-Vincent-de-Paul au xixe siècle. Un fleuron du catholicisme social, Paris, Le Cerf, 2008, 714 p., 14,5 x 23,5 cm, Collection Histoire religieuse de la France, isbn-10 : 2204086096 / isbn-13 : 978-2204086097 / Prix : 29 €
1Cet ouvrage, issu d’une remarquable thèse de doctorat d’histoire soutenue en décembre 2006 à l’université Paris IV-Sorbonne, se déploie avec méthode, intelligence et érudition, et renouvelle en profondeur notre connaissance de cette association de charité active et discrète du catholicisme social au xixe siècle. La société de Saint-Vincent-de-Paul, fondée à Paris en 1833 par un groupe d’étudiants catholiques – dont le plus connu demeure Frédéric Ozanam – rassemble des laïcs qui, selon leur Règle, se réunissent pour tenir ensemble vie spirituelle et activité charitable (visites à domicile et aides des pauvres, etc.). Aujourd’hui la Société de Saint-Vincent-de-Paul compte près d’un million de membres répartis dans 46 000 conférences, dans 130 pays et 5 continents. Ces membres continuent de tisser, avec leurs moyens propres, un réseau d’amitiés, d’activités et de formation en faveur des plus démunis.
2Si le voltairianisme continue d’animer le monde universitaire en ce début du xixe siècle, d’autres jeunes gens prennent Dieu et la foi au sérieux. Dans un milieu indifférent, sinon hostile, ils recherchent, après l’épreuve de la Révolution, les moyens de fortifier, mais aussi de régénérer le catholicisme raillé et mis à mal.
3C’est sur la montagne Sainte-Geneviève, haut lieu historique de spiritualité, dans des institutions privées, à l’occasion de conférences, qu’un groupe de jeunes gens, tous étudiants, se rencontre pour s’unir dans la prière et la défense de la foi. Ils participent également à des actions de charité dans le misérable quartier voisin de Saint-Médard où la sœur Rosalie, Fille de la Charité, est déjà courageusement à l’œuvre. L’une de ces institutions, place de l’Estrapade près de l’École de Droit et du Panthéon, est dirigée par Emmanuel Bailly et sa conférence d’histoire y est réputée.
Un « centre de tourbillon catholique »
4Cet homme organise pour ses étudiants des cercles d’études appelés « Conférences » : Conférence d’Histoire et Conférence de Droit. Cette « institution » remplace la Société des Bonnes Études que Bailly a animée jusqu’à la Monarchie de Juillet. Mais trop proche de la Congrégation, Bailly, suspecté d’endoctriner les étudiants dans l’idéologie légitimiste, doit arrêter les activités de la Société des Bonnes Études. Il continue malgré tout à œuvrer pour la jeunesse à travers ces Conférences où des étudiants peuvent discuter tous les samedis de sujets très variés : histoire, économie politique, philosophies, littérature, etc. Frédéric Ozanam, né à Milan en 1813 et issu d’une famille lyonnaise, alors qu’il est étudiant en droit à la Sorbonne, devient le principal animateur de la Conférence d’Histoire. On l’a appelée un « centre de tourbillon catholique ». C’est de ce tourbillon dans lequel convergeaient des courants de foi venus du milieu mennaisien de la proche rue de Vaugirard, des collèges Stanislas et de Juilly repris en mains par les abbés de Salmis et de Scorbiac qu’est née la société de Saint-Vincent-de-Paul.
5L’expansion de cette société a été prodigieuse. M. Matthieu Brejon de Lavergnée en écrit l’histoire sous la monarchie de juillet et le second empire, dans ce livre passionnant, un « grand livre » écrit le professeur Jacques-Olivier Boudon dans sa préface, et qui « fera date tant il contribue au renouvellement de nos connaissances dans le rapport de la société et de la religion ».
6Ce livre commence comme un roman : « 23 avril 1833, huit heures du soir, six étudiants accompagnés d’un homme d’une quarantaine d’années, franchissent la porte du 18, rue Petit-Bourbon, au pied de l’église Saint-Sulpice. Là, dans les bureaux de la Tribune catholique, on jette un tapis vert sur une table et l’on avise, à la lueur de deux chandelles, des moyens de visiter les pauvres du quartier. La conférence de charité est née ».
Une enquête sur 800 membres
7Pour mieux la connaître dans sa composition, M. Brejon de Lavergnée s’est placé au contact de l’histoire religieuse et de l’histoire sociale en se livrant à une minutieuse et passionnante enquête prosopographique sur quelques huit cents de ses membres parisiens. Il a dressé leurs profils en analysant leurs origines, leurs alliances familiales, leurs parcours de c arrière. Pour la plupart, ils appartiennent au monde judiciaire ou du négoce. Politiquement modérés, ils se situent et se retrouvent, hors de toute appartenance politique et par leurs études classiques, dans un juste milieu de bourgeoisie humaniste.
8M. Brejon de Lavergnée, plongeant profondément dans ce milieu de la société parisienne du xixe siècle et dans les débuts du catholicisme social, en tire le portrait-type du confrère de Saint Vincent de Paul. Engagés dans la « spiritualité vincentienne » et actifs, ces hommes en grande majorité issus de l’élite trouvent le Christ dans la rencontre avec les pauvres à domicile et déploient, par leurs multiples relations, un audacieux et discret apostolat des laïcs. Œuvre de charité difficile s’il en est et qui ne va pas de soi car il était d’usage, en effet, de recevoir les pauvres chez soi plutôt que de les visiter. Mais le confrère se devait de garder en mémoire cette phrase de leur maître spirituel « Monsieur Vincent » que l’on peut entendre encore dans le film de Maurice Cloche et portée par Pierre Fresnay : « Je ne dois pas considérer un pauvre paysan ou une pauvre femme selon leur extérieur, ni selon ce qui paraît de la portée de leur esprit ; d’autant que bien souvent ils n’ont pas presque la figure, ni l’esprit de personnes raisonnables, tant ils sont grossiers et terrestres. Mais tournez la médaille, et vous verrez par les lumières de la foi que le Fils de Dieu, qui a voulu être pauvre, nous est représenté par ces pauvres [1] ».
L’amour du prochain peut-il fonder le lien social ?
9Cette histoire passionnante de la Société de Saint-Vincent-de-Paul s’inscrit dans une perspective religieuse. Les deux derniers chapitres élargissent la recherche en apportant un nouveau regard sur le rapport de la société avec la religion : « La Société de Saint-Vincent-de-Paul pose une question qu’il faut prendre au sérieux : l’amour du prochain peut-il fonder le lien social ? ». Les philanthropes des Lumières s’étaient heurtés à la même difficulté : « Sur quoi fonder, plutôt que sur Dieu, le dévouement au prochain ? Une éthique peut-elle se passer d’un horizon religieux ? ».
10S’appuyant sur les analyses anthropologiques et théologiques du don, M. Brejon de Lavergnée répond à la question en historien : « la charité, telle que la Société de Saint-Vincent de-Paul la pratique et la conçoit, est donc à la fois traditionnelle dans son inspiration théologique et neuve, ou plutôt renouvelée – d’une anti-modernité moderne si l’on veut – dans sa forme et ses ambitions. Non pas individuelle, elle est organisée dans le cadre d’une association qui prétend élargir le lien social qui la fonde à l’ensemble de la société. Si la Société de Saint-Vincent-de-Paul refuse la politique au sens partisan – elle se tient à l’écart de toute querelle sur la forme du gouvernement et la légitimité du pouvoir –, elle n’en véhicule pas moins une pensée profondément politique. En aspirant à la “régénération sociale”, elle propose le lien d’amour comme modèle du lien social, elle se présente comme modèle d’organisation de la cité ».
11Un livre passionnant à lire tant pour les membres de la Société de Saint-Vincent-de-Paul qui veulent mieux connaître leurs racines que pour toutes les personnes voulant découvrir ou approfondir l’histoire du catholicisme social.
12Jérôme Delsinne, cm
13Doctorant Institut catholique de Paris
Fernando Filoni. L’Église dans la terre d’Abraham. Du diocèse de Babylone des Latins à la nonciature apostolique en Iraq, Paris, Le Cerf, 2009, 240 p., 13,5 x 21,5 cm, collection « L’Histoire à vif », ISBN-10 : 2204084050 / ISBN-13 : 978-2204084055 / Prix : 22 €
14L’ouvrage se propose de retracer l’histoire de la nonciature apostolique en Irak ainsi que le rôle de la France et de l’Église de France au Moyen-Orient. Fernando Filoni publie ses notes, puisées dans les archives de la nonciature apostolique en Irak, où il a été en poste de 2001 à 2006.
L’influence française
15La France se manifeste dans le golfe persique lorsque le cardinal de Richelieu qui, désirant contrer la présence des Portugais et des Espagnols et étendre l’influence de la France en Perse, y envoie des capucins français, considérés comme des « ambassadeurs » auprès du Shah (p. 26). L’Église latine en Perse et en Mésopotamie est alors représentée par les carmes, les capucins et les augustins ; les dominicains étaient présents en Arménie et les jésuites en Syrie. La fondation du diocèse latin de Bagdad est réalisée grâce aux dons offerts par une riche bienfaitrice, Madame de Ricouart, qui pose comme condition que le premier évêque désigné et ses successeurs soient de nationalité française. Le père carme Bernard de Sainte-Thérèse est ainsi nommé à Bagdad en août 1638 et une série d’évêques français lui succédera. La mission dominicaine de Mossoul est quant à elle créée en 1756.
Une région tourmentée
16La géopolitique du lieu dicte souvent, pour les missionnaires présents sur le terrain, l’évolution des attitudes adoptées : la Mésopotamie se trouvant au centre des conflits politiques et militaires de la région, les catholiques qui s’y trouvent subissent à la fois l’intolérance des autorités civiles et celle des schismatiques qui les persécutent (p. 29). Se pliant aux aléas de la conjoncture politique, la présence catholique vit parfois des périodes d’accalmie et de bonne entente avec les autorités en place et les autres communautés chrétiennes – arménienne, assyrienne, chaldéenne… – ou alors des situations conflictuelles qui la contraignent à quitter pour un certain temps le territoire où elle s’est établie et à se faire plus discrète dans l’attente de temps plus propices à son retour. Mais malgré toutes les complications rencontrées, la présence, pour le pape, d’une délégation apostolique en Orient est nécessaire en ce qu’elle représente une « pierre sur laquelle construire l’édifice de la fidélité et de l’unité de tous les chrétiens dans le Christ Seigneur » (p. 71). En s’investissant d’une telle mission, la nonciature catholique œuvre, par le biais de ses représentants, pour la création d’écoles, d’hospices et de dispensaires (p. 114, 122). Elle prend donc socialement en charge ses ouailles et se révèle être un support non négligeable pour le clergé local. Un personnage ressort, fin xixe siècle, début xxe: le dominicain Henri-Victor Altmayer, qui succède à l’archevêque Lion et dont les efforts contribuent notamment à adoucir les relations avec les autres Églises de rite oriental et à renforcer l’éducation par la création d’écoles.
Un panorama l’Église romaine en Orient
17La nonciature apostolique, témoin direct de la chute de l’Empire ottoman et de la création de nouveaux États, dont l’Irak, assiste aux troubles que connaît la région au début du xxe siècle. Les papes qui se succèdent s’investissent, chacun à sa manière, pour l’unité avec les Églises d’Orient (p. 151) et leurs représentants en « terre d’Abraham » continuent à assumer les missions qui leur sont confiées tout au long de l’histoire contemporaine mouvementée que vit la région : la deuxième guerre mondiale, la création de l’État d’Israël, le coup d’État qui amène les frères Aref au pouvoir en Irak… En retraçant l’histoire de la présence de l’Église catholique en Irak et en Perse et en s’attardant sur les représentants de l’Église qui s’y sont succédé, Fernando Filoni nous offre un panorama de l’Église romaine en pays d’Orient depuis ses débuts et jusqu’en 2006, soit après un évènement historique majeur pour la région : l’intervention américaine en Irak en 2003 et la chute de Saddam Hussein. L’auteur offre au lecteur un tant soit peu expert de la question des clés pour comprendre le passé de l’institution catholique en Orient et lui permettre d’appréhender son avenir.
18Anais-Trissa Khatchadourian
19Université du Maine
Maurice Pivot (avec la collaboration de Geneviève Éguillon et Jean-Paul Eschlimann), Au pays de l’autre. L’étonnante vitalité de la mission, Paris, L’Atelier, 2009, 190 p., isbn 10 : 2708240390 / isbn 13 : 978-2708240391 / Prix : 16 €
20Sous ce titre un peu énigmatique, heureusement éclairé par le sous-titre, l’objectif de cet ouvrage est de répondreà la question : « Où en est la mission aujourd’hui ? » On connaît Maurice Pivot, très attentif à l’évolution de la pensée missiologique depuis le Concile. Déjà en 2000, il avait publié Un nouveau souffle pour la mission : un état des lieux du questionnement de l’Église sur sa mission. Presque dix ans, déjà ! Une mise à jour de la question missionnaire est donc la bien venue.
21Ce livre bénéficie également des contributions de Geneviève Éguillon et Jean-Paul Eschlimann qui apportent leurs expériences à la fois de terrain et à la tête de la revue Spiritus. Ils retracent le chemin parcouru depuis par la réflexion missionnaire. Ils repèrent quelques axes importants dans la pensée et la pratique missionnaires : comment l’Église tache de répondre aux nouvelles interrogations posées par l’évolution du monde : de la période post-coloniale à la mondialisation, aux questions liées aux changements climatiques, aux mutations des valeurs…
De la conquête à la fragilité acceptée
22Les auteurs décrivent dans une première partie le contexte global dans lequel se vit aujourd’hui la mission. De n ombreux changements amènent à transformer les pratiques missionnaires. Le lent passage du temps des colonies à celui de la mondialisation met l’Église à l’épreuve : elle apprend à passer de la figure de l’homme conquérant à celle de l’homme fragile; elle apprend à reconnaître en celui qui était « à civiliser » celui qui devient l’autre, celui qui s’affirme, qui demande à être reconnu comme un vrai partenaire. Alors qu’elle était détentrice d’un certain pouvoir, elle demande l’hospitalité dans la société actuelle.
23Une idéologie économique néo-libérale avance masquée sous couvert de globalisation. Elle entraîne en fait la marginalisation d’une bonne partie de l’humanité.
24La généralisation des migrations amène les paroisses à être partout multiethniques. La mission qui se caractérisait le plus souvent par l’expatriation est maintenant « devant ma porte ». Ces migrations font apparaître de grandes disparités économiques. Comment l’Église témoigne-t-elle de la fraternité universelle?
25Lorsque le temps va trop vite, la mémoire tend à un nouveau statut. Du passage d’une société où le temps s’écoule lentement à celle de l’urgence permanente, de l’immédiateté, naît le besoin de faire mémoire. On assiste à une étonnante croissance du travail des historiens.
26Beaucoup de nos contemporains ont recours à l’irrationnel, par dépit. Les sciences et les techniques ont déçu. On leur avait donné trop de place. Philosophie et théologie en subissent le contre coup et souffrent de désaffection.
27Devant ces transformations de la société, l’Église accomplit sa mission en s’adaptant ; dans certains cas, en résistant.
Les textes de référence
28La seconde partie est consacrée à un retour sur les textes de référence de la mission. Comment comprendre aujourd’hui Ad gentes, le décret conciliaire sur l’activité missionnaire de l’Église ? Et quels sont pour nous les fondements christologiques de la mission ? « L’Église est appelée à être signe et sacrement de [l’]événement de ce règne de Dieu qui s’approche […] Elle n’est pas à elle-même sa propre origine, elle se reçoit dans l’écoute et l’accueil de cette dynamique qu’est l’amour de Dieu. Elle est appelée à s’unifier dans la réponse qu’elle donne aujourd’hui à l’événement » (p. 72).
L’hospitalité et le dialogue
29L’auteur enfin, dans la troisième partie développe deux thèmes significatifs des pratiques missionnaires : l’hospitalité et le dialogue. On remarquera certaines ouvertures particulièrement fructueuses. Ainsi le « processus kénotique » inhérent à une démarche missionnaire authentique n’est pas compris seulement comme une ascèse de dépouillement de soi mais comme condition du dialogue. Au moment où par la force des choses l’Église redécouvre l’humilité, elle prend mieux conscience de ses faiblesses et elle est plus attentive à la présence de Dieu qui se déploie dans la faiblesse, à l’action antérieure de l’Esprit du Christ. Comme l’évangile a remodelé l’espace vétéro-testamentaire (passant de la loi à la grâce), de la même manière, l’activité missionnaire est appelée à passer de ma puissance à la gratuité, de l’œuvre des hommes à l’œuvre de Dieu.
30Dans le contexte déprimant des changements climatiques et des destructions irréversibles de l’environnement, l’Église tente de faire entendre un message d’espérance : celui de la bénédiction divine des récits de création, qui guérit l’humanité du malheur. En reconnaissant l’incarnation, la rédemption et la pentecôte comme fondements de la mission, l’Église tourne les yeux vers le Dieu qui bénit, qui sauve et nous envoie au service du bonheur de l’humanité.
31C’est un livre tonique, que le cardinal Ricard salue comme tel dans sa Préface. Par son regard de foi et d’espérance l’auteur fait apparaître que chaque situation, même la plus difficile, porte en elle une chance pour l’humanité et pour le règne de Dieu.
32Un mot sur les auteurs. Maurice Pivot est prêtre du diocèse de Lyon et de la Compagnie des prêtres de Saint-Sulpice. Il travaille avec les Œuvres pontificales missionnaires et le Service de la mission universelle de l’Église et participe à la formation en diverses Églises d’Afrique. Geneviève Éguillon est franciscaine Missionnaire de Marie et a travaillé dix-sept ans en Asie, à Singapour et en Indonésie. Elle a été directrice adjointe de la revue Spiritus de 2000 à 2006. Jean-Paul Eschlimann est prêtre de la Société des missions africaines de Lyon. Il fut pendant plus de vingt ans missionnaire en Côte-d’Ivoire, puis directeur de la revue Spiritus. Il est actuellement Supérieur du district SMA de Strasbourg.
33Philippe Rivals
34Bibliothèque Spiritaine
35Chevilly-Larue
François Bourgeon, Les passagers du vent. La petite fille Bois-Caïman. Livre 1, Paris, Éditions 12 bis, 2009, 24 x 32 cm, 84 p., isbn 10 : 2356480668 / isbn 13 : 978-2356480668 / Prix : 15 €
36La publication des « Passagers du vent » dans le magazine Circus à partir de 1979, puis en albums aux éditions Glénat, a marqué une étape importante dans l’histoire de la bande dessinée dite « franco-belge ». Cette série, déclinée en cinq volumes, annonçait en effet le renouveau des récits à vocation historique, sérieusement documentés. La bande dessinée franco-belge « classique » avait déjà creusé le sillon historique, avec notamment de grandes biographies comme le Baden-Powell de Jijé ou le Surcouf de Charlier et Hubinon. Mais il s’agissait surtout alors de fournir aux jeunes générations des « modèles », à travers des récits quelque peu hagiographiques. L’optique de François Bourgeon, scénariste et dessinateur des « Passagers du vent », était bien différente. Synthétisant des travaux d’historiens et effectuant lui-même quelques sondages dans les archives, il entendait faire revivre une période à travers la bande dessinée, bref, faire de l’histoire « autrement » [2]. La série, qui mettait au départ en scène les guerres navales du xviiie siècle, s’était peu à peu centrée sur la question de la traite négrière européenne. Les réactions des héroïnes faisaient ressortir le caractère odieux de ce trafic, même si la question des complicités africaines n’était pas éludée. À la fin du cinquième tome, paru en 1984, le personnage féminin principal, « Isa », s’ébattait sur une plage de Saint-Domingue, colonie française abritant la plus grande concentration d’esclaves noirs de la Caraïbe à la veille de la Révolution.
37Quelque vingt-cinq ans plus tard, Bourgeon livre une suite aux « Passagers du vent ». La parution de ce nouvel épisode, intitulé « La petite fille Bois-Caïman », s’accompagne de la réédition des cinq premiers volumes sous une n ou v elle couverture. La question de l’esclavage des Noirs demeure au centre du récit, puisque celui-ci débute dans le Sud des États-Unis, en pleine guerre de Sécession, et se poursuit avec un retour vers Saint-Domingue au moment de la grande révolte servile de 1791, par la bouche d’une Isa au terme de son existence. Le dessin de Bourgeon est toujours aussi beau : trait précis et élégant, rehaussé par des couleurs un peu plus accusées que dans les épisodes antérieurs. Mais on relèvera surtout ici un souci intact de documentation. Celui-ci perce d’abord au niveau visuel. Les cases consacrées à la Nouvelle-Orléans, ou à la ville du Cap-Français à Saint-Domingue semblent directement inspirées de gravures anciennes. De même, la diversité relative du monde des plantations saute aux yeux du lecteur, quand celui-ci découvre, après les majestueuses demeures des rives du Mississippi, une petite « habitation » plus ou moins autarcique, isolée au cœur des bayous. La précision du texte vient renforcer l’impression d’une plongée dans un passé soigneusement reconstitué. Les esclaves parlent selon les lieux en créole louisianais ou haïtien, et un vieil homme croisé dans les bayous s’exprime en parler cajun.
38Certains passages sont d’ailleurs marqués par un aspect didactique quelque peu appuyé, comme cette planche au fil de laquelle le compagnon de voyage de Zabo analyse, avec force détails, la politique extérieure de Napoléon III. De manière paradoxale, l’auteur ne s’attarde guère sur la cérémonie du Bois-Caïman, entrevue par Isa, et qui donne son titre à l’épisode. C’est peut-être parce que cet événement central pour la « mémoire » haïtienne suscite encore des interrogations chez les historiens. Alors que certains chercheurs ont fait de cette cérémonie vaudou, marquée par le sacrifice d’un cochon et par un serment, le point de départ de la grande révolte d’esclaves en août 1791, d’autres spécialistes, comme David Geggus, estiment que le rituel religieux en question accentue la mobilisation, mais qu’il ne lance pas le mouvement [3].
39Au final, même si la construction un peu compliquée du récit, avec l’entrecroisement de deux espaces et de deux époques, et l’abondance des références historiques peuvent parfois décontenancer le lecteur, le pari de Bourgeon semble largement tenu. Il continue en effet à faire de l’histoire autrement, c’est-à-dire à donner à voir l’esprit d’une époque, dans toute sa complexité. On songe par exemple à cette case – la première de la page 61 – dans laquelle Claire de Magnan, propriétaire d’une plantation à Saint-Domingue, avance que laisser aux esclaves la possibilité de se livrer le soir venu à des rites vaudou constitue une « soupape » permettant au système colonial de se maintenir…
40Philippe Delisle
Philippe Delisle (dir.), L’Anticléricalisme dans les colonies françaises sous la Troisième République, Paris, Les Indes Savantes, 2009, 243 p., 17 x 24 cm. isbn 10 : 2846542015 / isbn 13 : 978-2846542012 / Prix : 28 €
41La lecture d’un ouvrage collectif gagne souvent à être entamée par celle de la… conclusion. Son rédacteur, Christian Sorrel, fournit en effet les clés qui permettent ensuite d’aborder avec une vision d’ensemble un ouvrage collectif mais fortement unifié grâce à l’architecture que lui a donnée Philippe Delisle. Au point de départ, la volonté d’interroger un cliché historiographique selon lequel « l’anticléricalisme n’est pas un article d’exportation ». Bien avant la commémoration du centenaire de la séparation, les travaux universitaires avaient montré au contraire que l’Empire colonial français n’avait pas fait exception, de l’AOF à l’Indochine, en passant par la Madagascar et la Réunion. Mais l’exportation de l’anticléricalisme, comme celui du cléricalisme, ne peut se ramener à un transfert à l’identique parce qu’il s’opère sur un terrain bien différent de celui de la métropole. L’intérêt des neuf contributions rassemblées ici est de nous montrer à partir de dossiers fondés sur des archives, et non la répétition rituelle de quelques formules faussement définitives, comment se joue sur la scène coloniale la grande compétition idéologique qui domine la vie de la troisième République avant 1914.
Des vieilles colonies…
42La première série de contributions est consacrée aux vieilles colonies. Philippe Delisle pour la Martinique, Jean-Pierre Sainton pour la Guadeloupe, Alexandre Bourquin et Prosper Ève pour La Réunion montrent comment l’anticléricalisme s’inscrit dans la nouvelle structure sociale née de l’abolition de l’esclavage. La reproduction de discours importés ne doit pas masquer la spécificité des enjeux locaux, notamment pour les catégories qui tentent de profiter de l’espace politique ouvert en 1848 pour s’imposer dans la vie publique. Cela implique en premier lieu de neutraliser la toute puissance prêtée au clergé accusé de soutenir les forces conservatrices et antirépublicaines. Mais cet anticléricalisme sait jusqu’où il peut aller. Dès lors que l’école laïque est établie, la nécessité du catholicisme comme ciment de la société coloniale et mode d’identification collective n’est pas remise en cause.
… aux colonies nouvelles
43Les cinq études réunies autour des « colonies nouvelles » ne prétendent pas procéder à une enquête systématique, d’autant que deux colloques organisés précédemment à Lyon par l’équipe RESEA ont déjà alimenté le dossier [4]. L’originalité est ici d’avoir choisi des études de cas en apparence très éloignés les uns des autres, tant par la géographie que par la nature des expériences coloniales : l’Algérie (Oissila Saaïdia), le Congo français (Paul Coulon), le Cameroun (Salvador Eyezo’o), la Polynésie (Claire Laux), l’Indochine (Patrice Morlat). Dans chaque situation l’exportation de la loi de 1905, ou de son esprit, s’avère problématique et aboutit finalement à des formes d’accommodement. En Algérie « la pression invisible exercée par les musulmans » oblige au compromis une population européenne minoritaire. Au Congo la lutte sans merci entre Mgr Augouard et les anticléricaux se déroule loin des populations africaines et ne saurait exclure les missions d’une œuvre coloniale qui a besoin de leur concours. Au Cameroun la volonté de ne pas abandonner le pouvoir sur le terrain aux missions catholiques et protestantes incite à encadrer et orienter leur action, pas à la combattre. En Océanie, les faibles moyens d’une colonisation périphérique ne permettent pas d’aller au-delà de la lutte contre les rêves théocratiques de certains missionnaires. En Indochine la puissance de la Franc-maçonnerie au sein de l’administration lui permet de mener une bataille scolaire et juridique qui embarrasse la puissante société des Missions Étrangères de Paris sans pour autant la mettre hors jeu.
Guérilla, non point guerre
44En définitive la guérilla ne se transforme nulle part en guerre car les deux forces qui s’affrontent ne peuvent se le permettre et finissent par accepter « une forme de cohabitation, plus ou moins aisée, entre les “deux vocations” de la France selon la formule de Charles Péguy ». Vocation ou plus prosaïquement intérêt bien compris, la coexistence se transforme avec la première guerre mondiale en collaboration patriotique. Mais les rappels insistants de Rome sous Benoît XV (1914-1922) pour que les missionnaires catholiques ne subordonnent pas leur action à l’intérêt national annoncent que le débat français sur l’anticléricalisme est dépassé quand surgit celui autour des nationalismes indigènes, du terme de la colonisation et de la finalité de la mission.
45Claude Prudhomme
46Université de Lyon II UMR CNRS 5190
Notes
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[1]
Saint Vincent de Paul, Sur l’esprit de foi, entretien aux missionnaires, SV XI,32.
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[2]
Voir à ce sujet : François Corteggiani, François Bourgeon : le passager du temps, Glénat, 1983, p. 42.
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[3]
David Geggus, « La cérémonie du Bois Caïman », in : Laënnec Hurbon (sous la dir.), L’insurrection des esclaves de Saint-Domingue, Paris, Karthala, 2000, pp. 149-167.
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[4]
Jean-Pierre Chantin et Daniel Moulinet (dir.), La Séparation de 1905. Les hommes et les lieux, Paris, éditions de l’Atelier, 2005, 272 p. ; Patrick Cabanel et Jean-Dominique Durand (dir.), Le grand exil des congrégations religieuses françaises, 1901-1914, Paris, cerf, 2005, 489 p.