Notes
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[1]
Olivier Servais, « Présentation thématique » et Jean-François Zorn, « Engagements politiques des acteurs de la mission après 1945. Tendances méthodologiques et thématiques ».
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[2]
Ces questions ont fait l’objet de précédents colloques du Credic.
-
[3]
Nous donnons en note l’auteur et le titre des communications du colloque auxquelles nous nous référons dans cette chronique.
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[4]
Notamment: La violence et le sacré, Paris, Grasset, 1972; Des choses cachées depuis la fondation du monde, Paris, Grasset, 1978; Quand ces choses commenceront …, Arléa, 1994. Selon lui, toute l’histoire de la formation des groupes politiques, de la cité aux organisations internationales peut être lue dans cette optique: réguler les rapports entre égaux ayant des prétentions identiques sur un même bien pour éviter le déchaînement de la violence et l’anéantissement du groupe. Alors que l’élaboration culturelle consiste à établir et maintenir des différences entre ces égaux potentiels, les religions pour leur part travaillent à transformer la violence physique socialement destructrice en violence sacrificielle, puis en violence symbolique. Quant aux pouvoirs politiques, ils s’efforcent de transformer les violences internes, individuelles ou interclaniques, en violence abstraite exercée de façon légale au nom du groupe.
-
[5]
Gaétan du Roy et Jamie Furniss, « Sœur Emmanuelle et les chiffonniers: partage de vie et développement. 1971-1982 ».
-
[6]
Document La justice dans le monde, paru dans La documentation catholique, t. LXIX, 1972, n° 1660, p. 12.
-
[7]
Philippe de Dorlodot et Maurice Cheza, « Christophe Munzihirwa, archevêque de Bukavu (1926-1996) ».
-
[8]
Emmanuelle Piccoli, « Présence des Églises chrétiennes au sein des communautés paysannes de Cajamarca (Pérou). Discours et représentations de la mission ».
-
[9]
Maria Piedad Fino Sandoval, « Les écoles radiophoniques colombiennes. Mission et développement. 1960-1970 ».
-
[10]
Salvador Eyezo’o, « Engagement politique des missions étrangères dans les territoires du Cameroun et de l’Oubangui-Chari sous administration française. 1945-1960 ».
-
[11]
Philippe Laburthe-Tolra, « La religion dans les stratégies politiques camerounaises depuis 1945 ».
-
[12]
Jean-Marie Bouron, « Entre figure coloniale et modèle émancipateur. Mission catholique et enjeux politiques en Haute-Volta entre 1945 et 1966 ».
-
[13]
Thaddée Ntihinyuzwa, « La politique apolitique de la CMS au Rwanda ».
-
[14]
Bénédicte Meiers, « Le ministère du combat spirituel en République démocratique du Congo. Reprise de la mission d’évangélisation, retournement et (ré)novation ».
-
[15]
Julie Hermesse, « Cataclysme: assistancialisme ou apolitisme ? Analyse de l’expansion de missions protestantes au Guatemala au lendemain du tremblement de terre de 1976 ».
-
[16]
Flavien Nkay Malu, « L’épiscopat du Congo belge et l’indépendance: la déclaration de 1956 ».
-
[17]
Cédric Byl, « La cause indépendantiste en Nouvelle-Calédonie face à la démystification des croyances kanak par les missionnaires ».
-
[18]
Sandra Duarte, « Les missionnaires comboniens et l’État nouveau. Une histoire de contestation. 1947-1974 ».
-
[19]
Olivier Servais, « Dimensions politiques de la revue Vivant Univers des Pères Blancs de 1969 à 2000 ».
-
[20]
Caroline Sappia, « Portée politique et idéologique de l’action des membres du Collège pour l’Amérique latine à Louvain. 1964-1969 ».
-
[21]
William Plata Quezada, « Acteurs religieux pendant l’époque dite de la « Violencia » en Colombie au milieu du xxe siècle ».
-
[22]
Zana Etambala, « Les aspirations kimbanguistes à la fin de l’époque coloniale belge, 1957-1960. Tolérance – reconnaissance – indépendance ».
-
[23]
Odon Kawaya, « La mission catholique face aux mouvements politico-religieux en RDC après 1945. Un exemple d’inversion culturelle de Bundu dia Kongo ».
-
[24]
Est-ce cette question qui est à l’arrière-plan de l’exposé de Didier Galibert, « La mission postcoloniale entre notoriété et précarité. Étude comparée de deux expulsions de jésuites à Madagascar » ?
-
[25]
Jean-François Zorn, « L’insurrection malgache de 1947. Implications et interprétations missionnaires protestantes ».
-
[26]
Communication de Philippe de Dorlodot et Maurice Cheza, Christophe Munzihirwa, archevêque de Bukavu (1926-1996).
-
[27]
Marcel Gauchet, La condition historique, Paris, Stock, 2003 (col. Folio Essais, p. 261 et 246). Il entend par « sujet », l’être humain capable de s’assumer lui-même sans se croire déterminé par une altérité surnaturelle.
1Le trentième colloque du Credic (Centre de recherche européen sur la diffusion et l’inculturation du christianisme hors d’Europe) s’est tenu à Bruxelles du 25 au 28 août 2009, réunissant dans une perspective œcuménique une cinquantaine de chercheurs de différents pays d’Europe et d’Afrique. Le thème de cette année, « Politique et christianisme après 1945 » a permis des confrontations d’expériences et de réflexions sur les engagements (ou les désengagements) des acteurs de la mission chrétienne en Afrique, Amérique latine et Océanie. Les exposés introductifs ont précisé d’emblée le type d’action politique étudié au cours de cette session [1]. D’une part, le « politique » ici visé ne concerne ni la politique politicienne avec ses stratégies de conquête et d’occupation du pouvoir, ni les relations entre les missions et les États, que ce soit en situation coloniale ou en situation d’indépendance politique [2]. La rencontre du Credic cherche davantage à explorer la dimension politique des engagements religieux, tantôt les engagements personnels avec leurs aspects biographiques, tantôt les engagements d’associations pour faire surgir une conscience d’être dans des groupes humains.
2Sans prétendre résumer les différentes interventions ni, bien entendu, engager les auteurs, les réflexions qui suivent s’inspirent librement des propos exprimés lors de ces rencontres et témoignent de leur richesse et de l’intérêt des questions débattues [3].
Aux frontières du religieux et du politique
3D’emblée, la question doit être posée: est-il possible d’être chrétien sans faire du « politique », entendu au sens premier et non politicien d’un engagement dans la cité, pour amener la communauté de vie à un « mieux être » social et pour contribuer à un « être davantage » des personnes qui la composent ? Peut-on être chrétien sans faire du politique au sens où l’Évangile est un appel à être, à être davantage, à se dégager des esclavages individuels et sociaux, un appel aux communautés pour exister dans le respect des humains ? Si l’on s’en réfère aux événements fondateurs du christianisme, Jésus n’avait-il pas dans ce sens une action politique lorsqu’il guérissait, relevait la femme penchée, libérait la femme adultère de l’interdit social, lorsqu’il affirmait le commandement d’aimer son prochain comme égal au premier ? Toujours, si l’on prend au sérieux ces mêmes événements, ne voit-on pas Jésus préconiser l’amour qui subvertit la loi ? On pourrait suggérer ici, non pour le prendre pour guide mais pour étoffer notre réflexion, de relire les constructions contestées mais nourrissantes de René Girard sur la violence et le sacré, en jetant un regard neuf sur cette figure de Jésus qui meurt d’avoir dénoncé la violence de la société [4].
4L’exemple de l’action de Sœur Emmanuelle au Caire permet de poser la question du départage, possible ou non, entre action sociale et action évangélique [5]. Son engagement est-il d’abord celui d’une religieuse ou d’une travailleuse sociale ? Le « vouloir vivre » avec les pauvres est-il déjà du politique ou tout simplement de l’évangélique ? Sans doute, S œur Emmanuelle n’a-elle pas donné une orientation confessionnelle à son action, mais Jésus s’est-il fort préoccupé des orientations confessionnelles de la Samaritaine ? Sans doute S œur Emmanuelle n’a-t-elle pas voulu dénoncer un quelconque régime politique, mais faire prendre conscience de leur dignité à une catégorie délaissée d’humains. N’est-ce pas à la fois de l’Évangile et du politique ? Le christianisme qui ne s’intéresserait pas à l’humain montrerait une caricature de l’Évangile. On pourrait à ce propos rappeler ce passage d’un document du Synode des évêques de 1971:
« Le combat pour la justice et la participation à la transformation du monde [ …] apparaissent pleinement comme une dimension constitutive de la prédication de l’Évangile, qui est la mission de l’Église pour la rédemption de l’humanité et sa libération de toute situation oppressive » [6].
6La figure, classique depuis les débuts du Moyen Âge, des évêques dits « defensores civitatis », se substituant à des pouvoirs civils en débâcle et reprenant en mains la gestion humaine de leur peuple, s’inscrit-elle dans ce contexte ? Réactualisée en la personne de Christophe Munzihirwa, archevêque de Bukavu (RDC) assassiné en 1996, ce type d’action politique s’inscrit-il dans le prolongement de l’Évangile ou, plus simplement, est-il l’Évangile en actes [7] ? À Cajamarca, au Pérou, dans le cadre des Églises, la paysannerie soucieuse de gérer un « vivre ensemble » plus harmonieux s’organise assez spontanément au cours des années 1960; c’est également un vide officiel qui, dans ce contexte au cours des années 1970, donne naissance aux « rondes paysannes » mettant en place une justice efficace et aboutissant, par la même occasion, à une démystification libératrice de croyances magiques asservissantes [8].
7Une continuité entre action évangélique et action humaine semble frappante dans les divers cas explicités de mise en état de marche des communautés locales, lorsque, par exemple, durant une trentaine d’années, les écoles radiophoniques ont mené en Colombie une efficace action culturelle d’alphabétisation des populations rurales [9]. De même, au Cameroun, lorsque l’on évoque l’enseignement des missionnaires protestants considéré par d’aucuns comme favorisant la prise d’autonomie, on peut s’interroger: s’agit-il d’une action politique ou la conséquence naturelle d’une forme de germination d’un Évangile libérateur [10] ?
Zones d’incertitude et d’ambiguïté
8Toutefois, la ligne de démarcation entre religieux et politique est souvent plus difficile à déterminer. Où la tracer, cette frontière, dans ces cas analysés toujours à propos du Cameroun, lorsque l’affirmation « Dieu se trouve du côté des opprimés » fournit des arguments aux indépendantistes ou qu’un pasteur compose l’hymne national [11] ? De même, pour la Haute-Volta, de quel côté situer un pragmatisme politique voguant entre cléricalisme et humanisme, de la part d’une Église se ménageant une place dans la configuration politique nouvelle [12] ? Où tracer la frontière ? Et, d’ailleurs, faut-il la tracer ? Est-ce même possible de la tracer ?
9Plusieurs exposés situent les cas étudiés dans cette zone d’ambiguïté. La façade d’apolitisme que présentait la Church Missionnary Society au Rwanda avant et après l’indépendance ne pourrait-elle être considérée comme masquant une politique conservatrice [13] ? Quant au Ministère du combat spirituel, mouvement animé par Mama Olangi en République démocratique du Congo, s’il fait s’interpénétrer de façon complexe le religieux et le politique, il s’interprète tout autant comme l’invention de positions originales africaines par rapport aux classifications européennes [14]. Un autre type d’ambiguïté se découvre dans l’assistance humanitaire au lendemain des catastrophes. Ainsi, l’action des missions pentecôtistes américaines lors du tremblement de terre de 1976 au Guatemala a parfois été qualifiée de théologie du désastre, alliant une nouvelle forme d’organisation sociale et, sous couvert d’apolitisme, un soutien au régime politique en place [15].
10En passant au crible la déclaration de l’épiscopat missionnaire au Congo en 1956, reconnaissant avant l’Indépendance (1960) les aspirations nationales des Congolais, on est en droit de s’interroger [16]. S’agit-il d’une conversion de l’épiscopat au droit des peuples à l’émancipation ou d’une simple stratégie ecclésiastique de survie en prévision d’orages à venir ? Ou, peut-être, ne pourrait-on subodorer une tactique revancharde de l’épiscopat prenant ses distances avec un gouvernement belge de la métropole, dans le contexte d’un règlement de compte sur la question scolaire du moment ? Et pourquoi toutes ces motivations et ces non-dits ne pourraient-ils cohabiter dans le composé complexe qu’est l’être humain ?
11Analysant la situation en Nouvelle-Calédonie, un auteur a parlé d’une instrumentalisation des valeurs chrétiennes d’équité à des fins de reconnaissance du peuple kanak [17] ? Faut-il qualifier d’instrumentalisation ce qui n’est peut-être, tout simplement, qu’un passage dans les mentalités de certaines valeurs, même si elles sont déformées ? Nous sommes ici plongés dans l’inévitable et insondable ambiguïté de toute action humaine. Comment démêler dans les actions d’autrui les motivations de l’agir, faire le départage entre l’évangélique et le politique, entre la sincérité et le calcul, entre la foi et les stratégies ? Et l’un doit-il nécessairement exclure l’autre ? À ce sujet, un débat de fond a posé les questions des limites des sciences humaines et de la retenue nécessaire lorsque nous assortissons de jugements de valeur certaines constatations partielles. L’historien et, plus globalement le chercheur en sciences humaines, constatent, tentent d’expliquer, mais ne sont pas armés pour pénétrer dans les motivations profondes … sans compter que les repères éthiques se déplacent avec le temps.
12Ces variations dans les normes, voire ces revirements d’attitudes méritent examen. Des comportements d’intégration dans les politiques coloniales ont pu évoluer vers la contestation ouverte de ces mêmes régimes. Ainsi, les missionnaires comboniens au Mozambique, après un premier temps de coopération avec la politique de portugalisation, s’orientent dans les années 1960 vers une contestation des collusions politiques entre le régime et la hiérarchie catholique et vers une volonté de faire droit aux aspirations des peuples africains [18]. Cette contestation, de même que celle des Pères blancs prenant la décision de quitter le Mozambique pour protester contre le régime colonial, semble avoir une portée plus générale en interrogeant l’Église entière: De quelle Église les missionnaires sont-ils les représentants ?
13Des métamorphoses s’opèrent aussi dans les instruments classiques de la propagande missionnaire, les revues notamment. Évoluant d’une position classique de périodique propagandiste (Missions d’Afrique des Pères Blancs, puis Grands Lacs) vers une revue plus ouverte sur l’information générale en Afrique, la revue Vivante Afrique devient en 1969 Vivant univers. Cette revue se veut désormais une revue de formation de la conscience mondiale et s’engage de ce fait dans des combats politiques au sens non partisan: conscientisation à la solidarité, à la justice sociale, au pacifisme [19]. Les aspects chrétiens au sens confessionnel et dogmatique ont incontestablement cédé le pas aux aspects humains. Sans aucun doute, il faut voir dans ces transformations une inscription dans le courant de sécularisation de nos sociétés. Mais on observe aussi que cette ouverture est le signe avant-coureur d’une disparition de la revue. Dès lors, les questions abondent: Quelle place y a-t-il pour ce genre de revue dans les médias modernes ? Quelle visibilité est encore possible pour l’annonce chrétienne dans une société sécularisée ? Cette annonce doit-elle se confiner dans le cultuel ? L’action pour une société plus juste est-elle ou non perçue comme faisant partie intégrante de l’annonce évangélique ?
14Les actions entreprises apparaissent également tiraillées, ballottées au gré des clivages idéologiques des époques successives. Le collège pour l’Amérique latine, créé pour fournir des prêtres au continent sud-américain Louvain a vécu ces tiraillements à la fin des années 1960 [20]. Face aux expériences, jugées hasardeuses par d’aucuns, de mise en place de Vatican II, face aux contestations en vogue depuis Mai 68, face aux évolutions plus politiques de certains acteurs de terrain, face au clivage souvent stigmatisant départageant, par anathèmes interposés, de prétendus capitalistes, d’un côté, et de soi-disant marxistes, de l’autre, on peut expliquer la courbe rentrante de nombreuses personnes ou institutions. À Louvain, une recherche de sécurité doctrinale a sans doute motivé les promoteurs d’un Institut d’études doctrinales pour l’Amérique latine, projet qui avorta en 1969 sous les coups de la contestation en vogue.
Questions ouvertes
15Cela dit, quelles que soient les richesses des thèmes proposés et la qualité des interventions, il reste des zones d’ombres, stimulantes pour des explorations futures. Si diverses situations en Afrique, en Amérique latine, en Océanie ont été analysées, l’Asie est restée absente, cette Asie qui concentre pourtant la majorité des habitants de la planète.
16Par ailleurs, se lisant en filigrane dans divers exposés ou suggérées directement par leurs auteurs, de nombreuses questions demanderaient des investigations ultérieures. Pour en revenir à l’Amérique latine des années 1950-1960, comment par exemple harmoniser dans nos esprits l’évolution d’un Camilo Torres (mort en 1966 dans le maquis en Colombie) indépendamment et avant l’éclosion de la théologie de la libération [21] ? Y verra-t-on des surgissements spontanés et parallèles, des causes semblables produisant des effets analogues ? Discernera-t-on des influences non encore élucidées ?
17En ce qui concerne l’Afrique, les mouvements religieux qui y fleurissent restent encore mal connus. Il faudrait ainsi, dans l’action du prophète Simon Kimbangu (ancien Congo belge) et de ses successeurs, démêler la part du religieux et celle d’un mécontentement populaire sourd, latent chez les Bakongo en situation coloniale [22]. Et actuellement, des mouvements populaires, comme le Bundu dia Kongo en République Démocratique du Congo, surgissent-ils dans le terreau d’anciennes missions, terreau ayant subi une paupérisation anthropologique, voire une réduction ontologique [23] ?
18Quant aux États nés des décolonisations, ils ont souvent vécu, dans leur travail de recomposition politique, cette tension entre des héritages culturels anciens et des volontés d’innovation dont les Églises ont été les vecteurs [24]. D’anciens séminaristes, religieux ou pasteurs, engagés nombreux en politique, ont vécu en eux ces tensions. Leurs engagements politiques s’interprètent-ils comme la simple conséquence de leur formation de lettrés et de leur statut d’élite culturelle, ou bien peut-on y percevoir une influence de principes chrétiens, bien ou mal compris et appliqués ? L’exercice du pouvoir corrompt-il nécessairement les mieux intentionnés ?
19Face aux événements sanglants qui précédèrent les indépendances, le désarroi des missionnaires est souvent perceptible. L’insurrection de 1947 à Madagascar, sa répression par le pouvoir colonial et la perception de ces événements ont posé problème aux missionnaires [25]. Comment mieux analyser ce désarroi dans les divers pays et en mesurer la portée dans les actions missionnaires qui suivirent ? Cette question du désarroi des missionnaires vaut aussi pour les événements dramatiques qui suivirent les indépendances dans divers pays largement christianisés. On aurait sans doute trop vite fait en accusant les résurgences d’un paganisme refoulé, comme si les pays anciennement christianisés étaient indemnes de retours de la barbarie. On s’est peu interrogé, de même, sur le sentiment de culpabilité qui a assailli bon nombre de milieux missionnaires une fois tournée la page coloniale et sur les comportements par la suite. Leurs attitudes par rapport à la cité des hommes (le « politique » donc) en ont-elles été modifiées ?
20Capitale sans doute pour l’avenir, même si elle ne se lit que relativement peu dans le passé, une question mériterait d’être explorée: le christianisme peut-il se désintéresser de l’avenir des humains sur une planète de plus en plus menacée par les progrès matériels ? Le combat politique, au sens non partisan, pour l’avenir même du « genre humain » n’est-il pas aussi une dimension inséparable de l’annonce évangélique et de la mission des Églises pour la rédemption de l’humanité ?
21Enfin, il faudrait aborder un problème taraudant, mal expliqué et souvent même assez mal posé: le porteà-faux par rapport aux populations, des religions ayant intégré l’exégèse savante et l’analyse critique dans leur mode de réflexion et leurs pratiques. Comment expliquer que, à une époque où l’alphabétisation a fait des progrès en diverses régions du monde, le discours le moins fondé rationnellement puisse attirer les foules et inspirer leur agir en société, alors que le discours théologiquement charpenté et rationnel ne rencontre souvent que l’indifférence ? Il est vrai, par ailleurs, que des cas comme celui de Christophe Munzihirwa, archevêque de Bukavu assassiné en 1996, alliant une intense réflexion théologique et intellectuelle à une immersion dans son peuple, servent de contre-exemples [26]. Cas trop rares, diront certains ! Les formes de christianisme ayant accompli leur révolution critique ne sont-elles plus en phase avec les aspirations populaires ? La mise à distance critique impliqueraitelle l’asphyxie des visions et de l’action prophétiques ? Et pourtant, le christianisme ne peut pas renoncer à la rationalité. Tourner le dos à la fides quaerens intellectum serait pécher gravement contre l’esprit.
22On ne peut toutefois ignorer cette question: comment interpréter le fait que la théologie immédiate de certains nouveaux mouvements religieux avec leurs approches simples et leur exégèse parfois naïve ne suscite pas la méfiance de populations qui, pourtant, ont un accès de plus en plus facile à l’information ? Ceci vaut également pour d’autres religions, notamment les mouvements islamiques radicaux, qui réussissent à travailler les populations en y utilisant un discours plus simpliste. En fournissant des réponses immédiates, le contact direct sans intermédiaire complexe entre Dieu et les hommes facilite-t-il un investissement du domaine social par ces religions ou ces prédicateurs et, par conséquent, favorise-t-il un investissement efficace de la sphère politique ? Ou alors, dans l’instabilité de notre monde, le langage trop rationalisé des théologies critiques ne parle-t-il guère à des populations en quête d’une sécurité immédiate, cherchant des outils supérieurs et efficaces, irrationnels souvent, qui leur fourniraient des points de repère simples pour se situer dans la société et l’univers ?
23Est-ce un hasard si ces nouveaux discours de l’immédiateté religieuse montrent leur pleine efficacité dans les milieux recomposés des grandes cités ou des diasporas en quête de racines ? Notre monde devient de plus en plus mobile. Est-ce la crainte d’une modernité dé racinante et dé culturante, qui pousse les milieux islamistes à un discours plus radical et les oriente vers une action populaire d’ancrage dans une identité forte ? Par ailleurs, en ces temps où la misère pousse aux migrations de moins en moins contrôlées, où la mondialisation dé localise des capitaux et des industries, l’humanité est entrée dans une ère de mobilité accrue, tant géographique que virtuelle. Le monde redevient de plus en plus incertain et nomade et les sociétés semblent perdre leurs racines. Notre maison « Terre » elle-même, naguère réputée stable, se dégrade et révèle de jour en jour sa vulnérabilité. Le discours aseptisé de nos théologies critiques parle-t-il à ces humains en recherche de terre et de sécurité ?
Tant qu’il y aura des hommes et des chrétiens
24Délimiter avec nuance cette zone frontière du religieux et du politique dans les sociétés mouvantes que sont les Églises issues de la mission demeure une entreprise délicate et périlleuse. L’exposé initial a évoqué les anciennes doctrines (tout pouvoir vient de Dieu), leurs avatars plus récents (les évolutions politiques vont dans le sens de l’histoire et cette évolution est voulue par Dieu), mais aussi les conceptions des chrétiens œuvrant dans des sociétés sécularisées.
25Certains ont prétendu établir la cité de Dieu sur terre. D’autres ont affirmé qu’il faut rendre Dieu présent dans la cité des hommes à construire et que l’Évangile, en libérant l’homme de ce qui l’opprime, forme des sujets susceptibles de prendre en mains cette construction. Nous sommes ici en total porte-à-faux avec l’affirmation de Marcel Gauchet, lorsqu’il écrit: « Nous sommes sujets dans l’exacte mesure où nous ne sommes plus religieux »; le même auteur ajoute: « La démocratie, c’est le gouvernement des communautés humaines après la religion [27]. » Il y aurait donc d’utiles mises au point à opérer, où les constructions idéologiques se feraient plus modestes par rapport aux faits.
26On le perçoit, le problème des chrétiens en politique ne peut se régler en deux coups de cuiller à pot. Mieux, ce problème est central et il restera crucial, tant qu’il y aura des hommes et des chrétiens.
Notes
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[1]
Olivier Servais, « Présentation thématique » et Jean-François Zorn, « Engagements politiques des acteurs de la mission après 1945. Tendances méthodologiques et thématiques ».
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[2]
Ces questions ont fait l’objet de précédents colloques du Credic.
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[3]
Nous donnons en note l’auteur et le titre des communications du colloque auxquelles nous nous référons dans cette chronique.
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[4]
Notamment: La violence et le sacré, Paris, Grasset, 1972; Des choses cachées depuis la fondation du monde, Paris, Grasset, 1978; Quand ces choses commenceront …, Arléa, 1994. Selon lui, toute l’histoire de la formation des groupes politiques, de la cité aux organisations internationales peut être lue dans cette optique: réguler les rapports entre égaux ayant des prétentions identiques sur un même bien pour éviter le déchaînement de la violence et l’anéantissement du groupe. Alors que l’élaboration culturelle consiste à établir et maintenir des différences entre ces égaux potentiels, les religions pour leur part travaillent à transformer la violence physique socialement destructrice en violence sacrificielle, puis en violence symbolique. Quant aux pouvoirs politiques, ils s’efforcent de transformer les violences internes, individuelles ou interclaniques, en violence abstraite exercée de façon légale au nom du groupe.
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[5]
Gaétan du Roy et Jamie Furniss, « Sœur Emmanuelle et les chiffonniers: partage de vie et développement. 1971-1982 ».
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[6]
Document La justice dans le monde, paru dans La documentation catholique, t. LXIX, 1972, n° 1660, p. 12.
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[7]
Philippe de Dorlodot et Maurice Cheza, « Christophe Munzihirwa, archevêque de Bukavu (1926-1996) ».
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[8]
Emmanuelle Piccoli, « Présence des Églises chrétiennes au sein des communautés paysannes de Cajamarca (Pérou). Discours et représentations de la mission ».
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[9]
Maria Piedad Fino Sandoval, « Les écoles radiophoniques colombiennes. Mission et développement. 1960-1970 ».
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[10]
Salvador Eyezo’o, « Engagement politique des missions étrangères dans les territoires du Cameroun et de l’Oubangui-Chari sous administration française. 1945-1960 ».
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[11]
Philippe Laburthe-Tolra, « La religion dans les stratégies politiques camerounaises depuis 1945 ».
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[12]
Jean-Marie Bouron, « Entre figure coloniale et modèle émancipateur. Mission catholique et enjeux politiques en Haute-Volta entre 1945 et 1966 ».
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[13]
Thaddée Ntihinyuzwa, « La politique apolitique de la CMS au Rwanda ».
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[14]
Bénédicte Meiers, « Le ministère du combat spirituel en République démocratique du Congo. Reprise de la mission d’évangélisation, retournement et (ré)novation ».
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[15]
Julie Hermesse, « Cataclysme: assistancialisme ou apolitisme ? Analyse de l’expansion de missions protestantes au Guatemala au lendemain du tremblement de terre de 1976 ».
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[16]
Flavien Nkay Malu, « L’épiscopat du Congo belge et l’indépendance: la déclaration de 1956 ».
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[17]
Cédric Byl, « La cause indépendantiste en Nouvelle-Calédonie face à la démystification des croyances kanak par les missionnaires ».
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[18]
Sandra Duarte, « Les missionnaires comboniens et l’État nouveau. Une histoire de contestation. 1947-1974 ».
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[19]
Olivier Servais, « Dimensions politiques de la revue Vivant Univers des Pères Blancs de 1969 à 2000 ».
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[20]
Caroline Sappia, « Portée politique et idéologique de l’action des membres du Collège pour l’Amérique latine à Louvain. 1964-1969 ».
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[21]
William Plata Quezada, « Acteurs religieux pendant l’époque dite de la « Violencia » en Colombie au milieu du xxe siècle ».
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[22]
Zana Etambala, « Les aspirations kimbanguistes à la fin de l’époque coloniale belge, 1957-1960. Tolérance – reconnaissance – indépendance ».
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[23]
Odon Kawaya, « La mission catholique face aux mouvements politico-religieux en RDC après 1945. Un exemple d’inversion culturelle de Bundu dia Kongo ».
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[24]
Est-ce cette question qui est à l’arrière-plan de l’exposé de Didier Galibert, « La mission postcoloniale entre notoriété et précarité. Étude comparée de deux expulsions de jésuites à Madagascar » ?
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[25]
Jean-François Zorn, « L’insurrection malgache de 1947. Implications et interprétations missionnaires protestantes ».
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[26]
Communication de Philippe de Dorlodot et Maurice Cheza, Christophe Munzihirwa, archevêque de Bukavu (1926-1996).
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[27]
Marcel Gauchet, La condition historique, Paris, Stock, 2003 (col. Folio Essais, p. 261 et 246). Il entend par « sujet », l’être humain capable de s’assumer lui-même sans se croire déterminé par une altérité surnaturelle.