1Leny Lagerwerf appartenait à la discrète compagnie des femmes qui ont porté la recherche et l’édition en missiologie derrière les grands noms de la discipline. Qu’auraient fait J.H. Oldham sans Betty D. Gibson, William Paton puis Norman Goodall sans Margaret Sinclair à la rédaction de l’International Review of Missions ? Qu’aurait fait David Shank avec sa montagne de documents sur le prophète Harris sans Jocelyn Murray ? Qu’aurait fait Adrian Hastings sans Ingrid Lawrie à la direction du Journal of Religion in Africa ? Et qu’aurait fait Joseph Lévesque sans Édith Bernard ?
2Leny Lagerwerf a dirigé d’une main ferme de 1973 à 1993 la revue de l’IIMO [Interuniversitair Instituut voor Missiologie en Œcumenica], Exchange, qui a passé du stade de bulletin ronéotypé au bureau à celui d’une revue de grand standing scientifique publiée chez Brill à Leyde. Elle a souvent dû refaire des articles mal écrits fournis, hélas, même par de grands professeurs.
3Elle-même a publié des études innovantes qui font date, sur les sujets qui lui tenaient à cœur, notamment le rôle des femmes dans l’Église. Le Centre de Recherche Théologique Missionnaire de Paris a publié une version française de son dossier Women in the Church : from influence to responsibility, sous le titre Des femmes dans l’Église : de l’influence à la responsabilité (1975).
4Leny Lagerwerf a étudié sur le terrain en 1977 et 1979 les prophétesses fondatrices d’Églises africaines indépendantes et formulé une explication de leur succès : c’est la force de l’intercession concrète des uns pour les autres qui soude ces nouvelles communautés. Un livre poignant est sorti de cette recherchxe, They pray for you… Independent churches and women in Botswana (Leiden, IIMO, 1982). Elle en tira la substance d’une communication au colloque du CREDIC de 1986.
5Elle détecta avant bien d’autres la montée en puissance des théologiennes africaines de toutes les dénominations (« African women doing theology – a survey », Exchange, 1990), étude que j’ai moi-même exploitée en reconnaissant mon dû, dans un chapitre d’un livre collectif sur les Femmes d’Afrique (Paris, Karthala, 1998). Elle voulait sortir les femmes de leur « invisibilité » et collabora efficacement au montage du colloque du CREDIC sur Femmes en mission (Saint-Flour, 1990). Elle y fit une communication remarquée sur « les femmes protestantes américaines dans le mouvement missionnaire (1800-1920) » et signa avec Jocelyn Murray une bibliographie sur le sujet. En 1995 elle publia une étude sur Marie-Louise Martin, théologienne suisse intriguée comme elle par l’essor des Églises indépendantes africaines et qui finit sa carrière au service de l’Église kimbanguiste au Congo-Zaïre.
Portrait de Leny lagerwerf
6L’engagement de Leny Lagerwerf au sein du CREDIC fut honoré par son élection au Conseil d’administration du CREDIC dès 1983, fonction qu’elle assuma jusqu’au mois d’août 2007. Elle y représentait l’apport des Pays-Bas et des femmes à la missiologie. Elle savait le français, ayant appris comme la plupart des écoliers néerlandais de son temps, dès le primaire, le français, l’anglais et l’allemand à côté de sa langue maternelle. Une année comme jeune fille au pair à Bourg-la-Reine lui avait beaucoup servi. En fait, c’est en anglais que ses contributions, comme celles des autres chercheurs de l’IIMO, devaient être rédigées.
7La place manque pour dresser la liste de toutes ses publications ; on peut la trouver sur le site internet de la bibliothèque universitaire d’Utrecht, qui a une section dédiée au fonds documentaire de l’IIMO : (http://ir.library.uu.nl/cgi-bin/mus212/dialogserver?DB=iimo).
Son travail à l’IIMO
8La gestion, l’enrichissement et la mise à disposition de ce fonds documentaire sont le principal héritage laissé par Leny Lagerwerf. Prenant la relève de Gerdien Verstraelen-Gilhuis fin 1972, elle réussit à acquérir pour l’IIMO plus de 350 abonnements à des revues de missiologie et à des périodiques représentatifs des Églises du Tiers-Monde. Les articles importants étaient fichés et classés dans des bacs à fiches. Après 1993 ces milliers de fiches ont été numérisées et peuvent donc être consultées en ligne sur le site déjà indiqué. Une attention spéciale a été consacrée par Leny à l’acquisition de « littérature grise », notamment de thèses et mémoires inédits ; il y a en a des centaines. Mais il ne s’agissait pas seulement de collectionner des titres et des fiches. Leny voulait les exploiter ou les faire exploiter sous la forme d’articles synthétiques portant sur un thème, un pays ou une dénomination. Tout un travail d’équipe a donc été effectué sous l’inspiration de Leny, avec le soutien total de la direction de l’institut, en dépit des réticences des conseils scientifiques nationaux qui jugeaient Leny sousemployée en tant qu’universitaire et auraient donc préféré un agent technique préposé à la documentation dans un rang hiérarchique inférieur et meilleur marché !
9La bibliothèque de l’IIMO a été également fortement enrichie au cours des années, en coordination avec les bibliothèques universitaires de Leyde et d’Utrecht, et avec les bibliothèques privées des instituts et sociétés missionnaires. En 1995 tout le fonds documentaire et la bibliothèque de l’IIMO ont été transférés à la bibliothèque de l’université d’Utrecht, lors de la fusion entre les deux départements de l’IIMO. Ces restructurations administratives, qui ont touché et continuent de toucher les universités néerlandaises, n’ont pas réjoui Leny Lagerwerf.
Elle a tracé sa propre voie
10Mais le fait est que Leny n’avait pas une formation de bibliothécairedocumentaliste : elle avait une maîtrise de « sociologie non-occidentale », discipline appartenant aux sciences sociales, peu à peu absorbée par l’anthropologie culturelle. La missiologie à l’IIMO était donc d’emblée pratiquée dans une perspective interdisciplinaire, et Leny y veillait. Elle avait une sainte horreur des schémas théoriques plaqués sur une réalité sociale ou ecclésiale rebelle ; son mémoire de maîtrise de 1971 dénonçait l’échange inégal entre les Églises du Nord et les Églises du Sud sous le manteau d’une idéologie du partage entre partenaires théologiquement égaux. Leny ne voulait pas être considérée comme une théologienne, même féministe, et elle refusa toujours de faire partie d’un cercle néerlandais de théologie féministe rattaché à l’université d’Utrecht. Elle a tracé sa propre voie et elle y est restée fidèle jusqu’à la fin.
11Célibataire, Leny Lagerwerf n’était pas isolée. Elle était très attachée à sa nombreuse famille : elle avait huit frères et sœurs et des quantités de neveux et nièces. Elle avait aussi beaucoup d’amis et d’amies, et elle était chez elle dans l’Église protestante des Pays-Bas.