Notes
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Olivier Servais est anthropologue et historien. Il enseigne l’anthropologie et les sciences des religions à l’Université catholique de Louvain (Louvain-la-Neuve) et à l’Université de Namur, en Belgique Il est l’auteur ou le directeur de plusieurs ouvrages sur les missions dont O. Servais, Des jésuites chez les Amérindiens ojibwas. Histoire et ethnologie d’une rencontre, Karthala, Paris, 2005. Il est membre du Laboratoire d’Anthropologie Prospective (www.uclouvain.be/laap).
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[1]
Dans le présent article, nous utiliserons indifféremment les termes « Anishinaabek » ou « Ojibwa » pour qualifier les populations algonquiennes des nord des lacs Huron et Supérieur, principales cibles des missionnaires jésuites de la période.
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[2]
Un article complémentaire à cet écrit a été publiée dans O. Servais, « Résistance et conversion des Anishinaabeg au christianisme : bricolage, rupture ou coupure ? », Social Compass, Vol. 52, N° 3, 2005, p. 331-336. Il traite de la théorisation du bricolage symbolique.
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[3]
M. Singleton, « L’au-delà, l’en deçà et l’à coté du religieux », Revue du Mauss, n° 22, 2003, p. 190.
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[4]
LNM = L. Cadieux (éd.), Lettres des Nouvelles Missions du Canada. (1843-1852), Montréal, Bellarmin, 1973. LNM, p. 215.
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[5]
J. W. Grant, Moon of Wintertime : Missionaries and the Indians of Canada in encounter since 1534, Toronto, University of Toronto Press, 1984, p. 249.
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[6]
W. J. Hoffman, The Mide’Wiwin or Grand Medecine Society, s. l. n. d., sur le Midewiwin, voir la synthèse de C. Vecsey, Traditional Ojibwa Religion and Its Historical Changes, Philadelphie, The American Philosophical Society, 1983, p. 174-190 ; ou, C. Vecsey, « Midewiwin, myths of origin », in Papers of the 15th Algonquian Conference, Ottawa, 1984, p. 445-467.
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[7]
S. Gruzinski, La pensée métisse, Paris, Fayard, 1999, p. 48.
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[8]
Ibidem, p. 54.
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[9]
Cl. Lévi-Strauss, La pensée sauvage, Paris, Plon, 1962, p. 35.
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[10]
A. Mary, Le bricolage africain des héros chrétiens, Paris, Cerf, 2000, p. 1.
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[11]
LNM, p. 379-380.
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[12]
Ibidem, p. 384.
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[13]
LNM, p. 522-525.
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[14]
LNM, p. 64.
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[15]
J. Rostkowski, La conversion inachevée. Les Indiens et le christianisme, Paris : Albin Michel, coll. « Terre indienne », 1998, p. 39-40.
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[16]
W. W. Warren, History of the Ojibway People, St. Paul, MN, Minnesota, Historical Society Press, 1984, p. 72-74.
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[17]
Voir R. Landes, Ojibwa Religion and the Midewiwin, Milwaukee-London, The university of Wisonsin Press, 1968, p. 196-197.
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[18]
D.-I. Bushnell, Burials of the Algonquian, Siouan and Caddoan Tribes West of the Mississipi, Washington, Smithsonian Institution, 1927, p. 4.
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[19]
Ibidem.
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[20]
Y. Majerus, Le journal du Père P. Dominique Duranquet, Société historique du Nouvel-Ontario, Sudbury, 1967, pp.p. 32-33.
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[21]
LNM, p. 255.
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[22]
LNM, p. 273, 255.
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[23]
LNM, p. 254.
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[24]
LNM, p. 57.
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[25]
A. Skinner, Notes on the Eastern Cree and Nothern Salteux, in Anthropological Parpers of the American Museum of Natural History, New-York, 1911, vol. IX, part. I, p. 59.
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[26]
V. Dusenberry, The Montana Cree. A study in religious persitence, Stockholm-Göeteborg-Uppsala, Almqvist & Wiksell, 1962, p. 62.
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[27]
Ibidem, p. 63-64.
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[28]
À ce propos voir les réflexions parallèles de J. Rostowski, op. cit., p. 176. Voir aussi, p. 36.
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[29]
LNM, p. 255.
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[30]
LNM, p. 215.
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[31]
Ibidem.
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[32]
Voir O. Servais, Des jésuites chez les Amérindiens ojibwas. Histoire et ethnologie d’une rencontre, Karthala, Paris, 2005.
1La résistance au christianisme des Anishinaabek [1] de la région des grands lacs nord américains, aux xixe et xxe siècles, s’avère un terrain particulièrement riche pour l’étude du bricolage religieux. De fait, sociétés chamaniques, à spiritualités fortement individualistes, les Anishinaabek constituent un cas d’école intéressant pour tenter de saisir l’utilisation du concept de bricolage dans un contexte de fortes mutations symboliques [2]. Dans la foulée de nos travaux sur les résistances ojibwas face aux missionnaires jésuites et leurs stratégies de conversion, nous focaliserons le propos sur les pratiques individuelles de bricolage religieux et spécifiquement sur deux questions : la conversion individuelle et le devenir de l’individualité après la mort. En effet, les dynamiques plus collectives comme la question des stratégies de conversion ou les rituels autour des morts ont déjà fait l’objet de travaux antérieurs.
Les cartes d’un face à face
2L’identité, vue comme processus, met en relation un individu ou un groupe et Autrui dans une culture ou une inter-culture. Chacun a besoin de l’Autre pour se constituer. Dans tous les cas, il y a différenciation et identification – on reconnaît l’autre en s’en différenciant – et une identité basée uniquement sur de l’identique est impossible, ainsi, « notre ego de départ n’étant nullement le soi tout seul, mais l’individu qui ne peut ni naître ni être sans l’autre, nous aurions pu partir d’autrui [3] »
3La rencontre des missionnaires avec leurs ouailles amérindiennes a provoqué une crise des anciennes identités, de types communautaires, et a favorisé l’apparition d’identités fragmentées où l’individu construit et bricole de manière plus autonome sa définition de lui-même et son ancrage religieux. Particulièrement révélateur dans le cadre d’un processus identitaire, est la manière de choisir ou de construire la différence qui va lui permettre de créer une identité. Dès qu’il y a mise en présence de deux groupes, un tel processus se met en marche. Le contact « social » et « culturel » met directement en route une dynamique identitaire qui débouche sur un type d’identification ou d’identité. Et l’époque et les endroits étudiés ici se caractérisant par une augmentation de ces contacts, la christianisation au lieu d’appauvrir les questions d’identités, va au contraire, les amplifier. La confrontation stimule le besoin d’identification : Qui suis-je ? Qui est l’autre ?
4Qui plus est, lorsqu’un des protagonistes, l’occidental-missionnaire, est incapable de gérer cognitivement le mélange, lui voue même une méfiance dogmatique, il multiplie les constructions identitaires face aux risques de contamination par les contacts interculturels que sa présence génère. Dans le pire des cas de figure, la défiance se transforme en agression, le moteur à assimiler (christianiser ou civiliser) s’emballe alors complètement et sombre dans la destruction physique ou culturelle de l’autre. L’Amérique du Nord au xixe siècle est malheureusement un cas emblématique de ce phénomène. Sur la scène des Grands Lacs américains, dès la fin du xviiie siècle, se lèvent nombre de figures de cette défiance. C’est bien entendu la machine missionnaire catholique comme protestante, mais c’est aussi, en réaction, une formidable mosaïque de prophétisme pan-amérindien, revendiquant la légitimité de la culture indienne, et la nature égale ou supérieure de la race « rouge » :
« Ne pense pas que nous prenions jamais ta prière. Le Grand-Esprit nous a donné un autre sang que le tien, et il a pour notre race d’autres bénédictions. Depuis que le Français a mis le pied sur notre terre, le Grand-Esprit irrité l’a frappée de malédictions [4]. »
L’exemple du Midewiwin
6Le Midewiwin, une société secrète aux allures d’anti-Église, est en pleine expansion durant les deux premiers tiers du xixe siècle. Les positions chamaniques y sont radicales. Sacs-médecines et rituels de guérison y sont amplifiés. Les Ojibwas tentent de répondre de manière plus adéquate et surtout plus performante à l’invasion bactérienne qui est endémique tout au long du siècle. Ce faisant, cette confrérie, que l’on peut qualifier de chamanisme de modernité, adapte aussi le système de sens des Anishinaabek. Toute radicale que soit cette organisation, en imitant quelque peu les Églises chrétiennes par son organisation hiérarchique, ses prières à Kitchi-Manitou, son histoire sacrée, et leur support écrit, les Mide Scrolls, le Midewiwin tente d’adapter l’univers traditionnel aux contraintes nouvelles de l’Occident. À cette fin, ses promoteurs y introduisent notamment certaines parties du livre de la Genèse [5]. Ce faisant, cette institution devient un moyen de préservation de l’héritage culturel ancestral. En se choisissant explicitement une figure antichrétienne, Nanabozho, qui est lourdement chargée d’immoralité par ses attitudes provocatrices et instables ; en préservant de nombreux attributs et pratiques chamaniques (sacs de médecines, pipes, tambour, offrandes de tabac, etc.) ; en cultivant l’esprit de secret autour de ses cérémonies et notamment en en excluant tant que faire se peut les waiâbishkiwedjig, les hommes blancs. Il faudra d’ailleurs attendre la fin des années 1880 et les travaux d’Hoffmann pour disposer d’une véritable étude sur cette organisation [6]. Mais ce mouvement n’est pas un repli sur la tradition. La confrontation culturelle, et ici essentiellement religieuse, l’a fait vaciller sur ses bases. Il concède certains éléments structurellement chrétiens pour en sauvegarder d’autres. Pour se préserver, il faut accepter de changer, c’est-à-dire de mélanger.
7Dans un contexte de fortes tensions interculturelles, pour que l’individu puisse réussir sa construction identitaire, sans recourir à des positionnements extrêmes, il lui faut inévitablement être capable de penser le mélange, et de réintroduire l’autre dans la relation/confrontation ; bref, de bricoler une place à l’autre. Loin de nous ici l’idée d’un structuralisme du mélange ou d’un essentialisme dynamique qui tenterait de comprendre d’un seul tenant cette identité particulière, d’un Amérindien fragilisé, au cœur de son univers à la dérive.
La métaphore du « bricolage »
8La dynamique de bricolage est, à l’image du métissage d’un Gruzinski, bien plus une nébuleuse en mouvement perpétuel. L’identité de ces individus confrontés au changement rapide est également en redéfinition permanente selon les contextes, « configuration à géométrie variable ou à éclipse, l’identité se définit donc toujours à partir de relations et d’interactions multiples [7] ». Malaisés à étudier, notamment à cause de la rigidité de nos catégories et de notre conception habituelle du temps, les métissages et mélanges doivent être vus comme des « dynamiques fondamentales » dans lesquelles ce qui domine, « c’est le nuage, forme désespérément complexe, floue, changeante, fluctuante, toujours en mouvement [8] ».
9Dans le cas des métissages, vouloir définir une identité, dans un cadre aussi mouvant, n’a guère de sens, la caractéristique fondamentale de cette identité étant le changement, la continuelle transformation. Cependant, relever des processus identitaires, caractériser des dynamiques, repérer des congruences momentanées, voilà un travail où poser un projet d’anthropologie dynamiste et d’ethno-histoire.
10Priorité au processus dès lors et non aux subjectivités émergentes, car ce serait déjà, même heuristiquement, les emprisonner et donc les réifier. Un des outils intellectuels est justement le recours à la métaphore du « bricolage » pour rendre compte de ces processus syncrétiques. Cette métaphore développée par Lévi-Strauss comme une forme d’activité caractéristique de la « pensée sauvage » – « la réflexion mythique apparaît comme une forme intellectuelle de bricolage [9] » –, a été largement reprise et utilisée par André Mary dans l’étude des nouveaux mouvements syncrétiques religieux en Afrique. Le bricolage y figure comme une métaphore particulièrement intéressante pour dépeindre ces processus identitaires inédits qui tentent d’élaborer de nouvelles identités à partir de fragments d’identités en apparence contradictoires.
11L’entreprise de Mary s’efforce aussi d’appréhender les modalités du mélange : « penser le mélange, religieux ou autre, relève toujours du défi et soulève d’emblée toute une série de paradoxes. Penser c’est démêler et faire disparaître ce qu’il s’agissait de cerner au profit d’une pureté qui était justement en question [10] ». À l’opposé d’un Gruzinski, Mary tente de réintroduire de la cohérence en pistant des « logiques syncrétiques » là où le chaos semble régner en maître absolu.
Le face-à-face entre deux conceptions du monde
12C’est pourquoi, nous nous positionnons dans cette optique au cœur du face-à-face, pour tenter d’en saisir les interstices, les rapprochements ambigus, bref les fissures bricoleuses ; là où le mélange est en train de se faire. Nous en formulons l’hypothèse sous jacente : c’est dans les problématiques fondatrices du contentieux ou de l’incompréhension que se laissent entrevoir les compromis symboliques en chantier.
13Relevons à titre illustratif la disjonction entre le postulat d’une unicité de la Vérité et du sens du monde pour les missionnaires et la relativité du sens de l’existence chez les autochtones. Notons également le différend quant au but de l’existence : la quête de salut de son âme, et, en tant que missionnaire, du salut des âmes, est centrale dans l’identité chrétienne, là où l’Amérindien recherche une vie pleine et entière pour soi-même et ses proches. De même, le guide de l’agir européen est canalisé par une morale établie par une autorité religieuse (Dieu ou ses clercs) et impliquant une conduite normée, là où l’autochtone respecte ses perceptions (sentiment, rêves, etc.) et les conseils des anciens (aînés ou esprits) pour se construire une sagesse pratique.
14En fin de compte, une structuration du monde radicalement divergente se laisse apercevoir : une représentation cosmologique chrétienne dualiste séparant le réel en sacré et profane, et revendiquant une perception transcendante du divin, qui fait face à une cosmologie amérindienne immanente d’un monde de sujets, où la relativité des points de vue semble la perspective de référence.
15Ajoutons que la mort a longtemps constitué une des thématiques centrales dans cette conflagration culturelle entre jésuites et amérindiens. Le face-à-face entre ces deux conceptions du monde s’y déploie magistralement, l’une, occidentale, axée sur l’Au-delà, et sur les conditions nécessaires pour y être accepté, notamment la conversion via le baptême ; l’autre, amérindienne, se focalisant sur la recherche d’une vie bonne et heureuse ici-bas, orientée par l’expérience personnelle, dont les rêves constituent une des dimensions les plus prégnantes.
16Cette dynamique du bricolage peut toucher les deux parties en présence, mais nous focaliserons ici en priorité notre regard sur le bricolage des Amérindiens. Nous examinerons à titre clinique deux facettes de ce bricolage symbolique des représentations : les récits de conversion comme symboles hyper-hybrides, et le destin de l’individu après la mort comme archétype d’une christianisation des imaginaires, et, ce faisant, fondement de la résistance indienne. Enfin, nous tenterons sur ces bases empiriques d’avancer quelques éléments de théorisation sur les processus individuels du bricolage symbolique.
Les récits de conversion
17La problématique de la conversion est sans doute une des questions les plus centrales pour approcher le bricolage symbolique individuel. En effet, se convertir signifie pratiquement toujours passer d’un univers de sens à un autre, ou tout au moins, déplacer son identité sur la carte des systèmes de sens. La question n’est pas ici de savoir si la position de l’acteur (l’Indien) sur l’échiquier des appartenances religieuses publiquement assumées correspond à une conviction authentique ou s’il s’agit d’une ruse sociale conjoncturelle. Mais plutôt de cerner en quoi, dans un environnement symbolique mis à mal par l’arrivée massive d’acteurs nouveaux (entendez : de systèmes symboliques alternatifs, voire antagonistes), l’individu (ici l’Indien) va bricoler des solutions symboliques là même où l’on penserait qu’il baisse les armes. La conversion est, bien entendu, en apparence, un de ces lieux archétypaux de la démission convictionnelle. Or, les récits de conversion, tout stratégiques soient-ils, s’avèrent révélateurs, sur ce terrain nord-américain, des logiques syncrétiques évoquées ci-avant. Ce sont des textes que nous pourrions qualifier d’hyper-hybrides, au sens où ils ont pour objectifs de servir de médiateur entre les mondes autochtones eux-mêmes et entre ceux-ci et le christianisme. Ils visent évidemment à inciter les destinataires à emprunter la même voie. De fait, comme les destinataires autochtones sont très diversifiés (langue, cultures, âge, niveau d’occidentalisation, etc.), il s’agit d’être crédible dans la référence aux perspectives autochtones, potentiellement très variables. Ce type de littérature témoigne ainsi de deux hybridités : un mélange d’indianité et de christianisme, mais aussi l’invention du degré zéro de l’indianité, un plus petit commun dénominateur susceptible de parler à tout Amérindien, quelle que soit sa situation personnelle. Le défi n’est pas mince.
La conversion du chef Ataghewinini
18Le père du Ranquet, un des fondateurs de la mission jésuite du Canada au xixe siècle, relate ainsi la fameuse histoire de la conversion du chef Ataghewinini. Sur le point de mourir, il se vit transporté aux portes du paradis, lorsqu’il entendit : « Tu n’entreras pas, car rien de souillé ne passe au-delà de cette porte [ …] Descends de nouveau vers la terre, tu y trouveras la prière catholique [11]. » Revenu à sa cabane, il convoque tous les anciens de la tribu, leur raconte sa vision merveilleuse et leur exprime son désir d’être chrétien. Le tollé est général ! Trois années s’écoulent. L’Indien retombe dans une profonde tristesse. Pressentant la mort, il demande à sa femme de lui couvrir le visage. Dans une seconde vision, il apprend qu’il recevra le baptême, le lendemain midi, et qu’il guérira. Sa conversion fut le signal de celle de toute la tribu [12]. Ce récit, résumé rapidement ici, est un savant mélange des conceptions anishinaabe et chrétienne. Le rêve et la vision y restent centraux, mais l’après-mort, avec son paradis et son jugement, est incontestablement chrétien.
19Il est d’abord frappant de constater que ce récit de conversion tourne avant tout autour de questions de guérison. Durant tout ce récit détaillé, les deux figures majeures sont le chichigwa, c’est-à-dire le chaman de type traditionnel, et « deux Français ». Le chichigwa est affublé des attributs indispensables à la pratique ancestrale : sacs de médecines et connaissance des danses de guérison. De leur côté, les « deux Français » représentent fort probablement une métaphore des missionnaires jésuites, travaillant souvent à deux, un père et un frère. Cette hypothèse est renforcée par le fait que le père du Ranquet attribue la conversion de ce chef au père Chazelle. La confrontation majeure que construit le récit est donc celle qui oppose pratiques thérapeutiques traditionnelles et catholicisme.
20Notons toutefois que cet affrontement est toujours dépeint sur un arrière-plan traditionnel, en référence à un cadre de narration culturellement situé, celui des autochtones. À cet égard, on peut relever quatre marqueurs significatifs de ce fond traditionnel :
La guérison
21Premièrement, l’enjeu initial de la concurrence est la guérison. C’est en définitive parce qu’ils sont plus forts que le chaman que les prêtres français emportent l’adhésion. Dans cette optique, la conversion est jugée sur la base d’une axiologie traditionnelle : l’efficacité du pouvoir curatif du prêtre ou du guérisseur.
Le chaman
22Dans le même sens, ce qui discrédite le chaman, c’est son impuissance à combattre le mal. Dans le récit, le prêtre est donc avant tout un nouveau chaman. Son intégration première est celle de l’univers amérindien, même si le cadre et les motivations de l’action du missionnaire, tout autant que sa propre perception de celle-ci, restent situés dans son univers de sens originaire. En d’autres mots, le missionnaire est intégré dans un schéma culturel amérindien, tandis que les Anishinaabek sont mal compris par le missionnaire guidé par sa conception d’origine.
Le rêve et les présages
23Le rêve et les présages occupent la place centrale de ce récit. Or, la performativité du rêve n’y est en rien niée. Bien au contraire, la dimension onirique est le point nodal, le cœur du récit. C’est parce qu’il ignore le message véhiculé par le rêve qu’Ataghewinini risque de perdre la vie une seconde fois. Quant à la remémoration de cette vision, elle permet de sauver le chef d’une mort « triste ». La place fondamentale qu’occupent les visions n’est pas sans paradoxe. Nous avons ici affaire à un récit de conversion, mais l’expérience fondatrice de cette transformation est le respect d’une conviction traditionnelle.
Dessin par le père Nicolas Point.
24La fonction des trois visions présentées dans le récit doit aussi retenir l’attention. En effet, chacune d’elles a un rôle précis dans ce discours. La première vision, qui ne sera pas écoutée, est de l’ordre du présage. Elle anticipe la suite du récit. C’est une première demande de conversion. La seconde est le lieu proprement dit de la conversion. Ce récit central va entraîner la mutation intérieure du chef, avant la transformation physique qu’opérera le baptême. C’est le cœur de la conversion.
25Enfin, une troisième brève vision, que nous n’avons pas détaillée, est en quelque sorte la conclusion du récit. Elle s’apparente à une dernière tentative des traditionalistes pour récupérer le converti, un ultime affrontement entre le passé et le futur, entre tradition et modernité. Ici c’est Dieu lui-même qui semble intervenir par la parole pour mettre fin aux prétentions des « jongleurs », puis c’est lui qui envoie ses anges auprès du converti.
26Sans équivoque, le récit de conversion est articulé sur ces événements oniriques. Or, les rêves constituent un élément prégnant de la pensée chamanique. Ils incarnent, en quelque sorte, un des critères fondamentaux de légitimation des décisions individuelles. Dans cette perspective, utiliser le rêve comme outil de conversion revient tout simplement à construire une argumentation autochtone de conversion au christianisme. On utilise donc l’argumentation traditionnelle pour quitter la tradition. Les rêves se révèlent ainsi comme de fantastiques accélérateurs des logiques syncrétiques. Puisque la quête de chaque individu est personnelle et qu’elle se fonde notamment sur l’expérience onirique, en légitimant la dimension onirique, et parallèlement en la chargeant d’une symbolique chrétienne, on contribue à accroître la dynamique de mélange culturel, voire de passage au christianisme.
27La nouveauté réside, en effet, dans le rôle que joue le missionnaire par rapport à ces rêves. En 1847, le père Hanipaux, alors de passage à Wikwemikonsing, rencontre un chef qui souhaite se convertir. Celui-ci lui raconte les raisons qui le poussent à ce geste :
« Le chef de la famille avait aussi ses histoires qu’il me racontait. J’étais encore jeune, me disait-il, et déjà méchant, lorsque, dans un songe, je fus conduit en enfer par un Français. Nous descendîmes énormément bas tous les deux par un chemin rapide et glissant et avec la vitesse du vent. Arrivé dans cet immense souterrain, je vis des espèces de maisons toutes remplies de feu. Celui qui me conduisait me fit voir des sauvages homicides et d’autres moins criminels ; les premiers brûlaient horriblement, les seconds n’étaient pas autant tourmentés. Enfin, quand j’eus bien tout considéré, je fus ramené au lieu d’où j’étais parti. Cette leçon qui me fut donnée ne m’est jamais sorti[e] de l’esprit. Mais ce n’est pas tout : bien longtemps après ce songe, je tombai grièvement malade ; je me crus mort. Mon âme s’en allait en haut avec un désir extrême de voir Dieu qui me semblait être tout proche de moi. Pendant que je montais ainsi, je vis que mon corps était emporté bien loin, qu’il passait devant une église, mais sans pouvoir y entrer, parce que deux hommes, qui étaient de chaque côté du chemin, barraient le passage qui y conduit, en agitant une corde que chacun tenait par une extrémité. Cependant, j’arrivais déjà au lieu qu’habite le Grand-Esprit, lorsque je fus tout à coup arrêté, sans pouvoir passer outre, quelqu’effort que je fisse. En même temps je vis suspendu devant moi par des chaînettes un objet superbe, d’un travail admirable, jaune comme de l’or et troué par le haut : c’était comme cette petite boîte dans laquelle vous faites de la fumée pendant vos offices à l’église. Je regardai cela longtemps et puis je me réveillai. J’ai souvent cherché à savoir ce que signifiait cette vision, je l’ai même racontée au Capitaine des Anglais à Manitouaning ; mais il ne m’a rien répondu qui m’ait contenté. Toi, qu’est-ce que tu penses de cela ? Je lui dis, écoute : je ne sais pas précisément ce que Dieu a voulu te dire par là ; mais voilà ce que ce songe pourrait signifier. Tu étais protestant au moment où tu croyais mourir, ton corps a été empêché d’entrer dans la belle Église de Jésus-Christ ; il n’en pouvait être autrement puisque tu ne lui avais pas été uni pendant la vie ; ton âme ne pouvait non plus entrer dans le ciel. On t’a montré un encensoir ; tu sais que les protestants ne s’en servent pas dans leurs prières ; c’était donc pour te dire qu’il fallait entrer dans la religion catholique, dans l’Église où l’on se sert de l’encensoir. En entendant ces explications voilà toute la famille de s’écrier “ah ! c’est cela ! c’est cela !” Ils étaient ravis de mon interprétation [13]. »
29Il y a de nombreux parallèles à relever entre ce récit et celui d’Ataghewinini : le songe apporte la conversion, le guide est un Français. La spécificité de ce récit réside dans le contexte de son énonciation : le rôle que les Anishinaabek demandent à Hanipaux de jouer. Il doit interpréter les rêves. Bien que tout Anishinaabe puisse interpréter, l’oniromancie reste une des compétences spécialisées de certains chamans, notamment le Tchissaki avec la tente tremblante. La conversion passe donc par le fait d’assumer un rôle chamanique, mais en même temps, et inévitablement, de le transformer, puisque les rêves seront partiellement christianisés. Ce qui implique que cette herméneutique onirique du missionnaire soit plus pertinente que les alternatives proposées par ses concurrents chamans.
La route des âmes
30Enfin, pour revenir au voyage du chef Ataghewinini, celui-ci s’apparente fortement, dans sa structure, à la route des âmes de la mythologie ojibwa. L’âme se retrouve sur un chemin, tout comme Ataghewinini. Sur ce chemin, des difficultés apparaissent. La conception traditionnelle mentionnait une forte branche tombée en travers d’un torrent. L’épreuve consistait à franchir celle-ci. Dans l’exemple que nous étudions, il s’agit du chemin de gauche, « une branche de chemin », mentionne le narrateur. Cette phrase n’est pas du tout anodine, elle montre clairement que cette histoire se construit sur un matériau traditionnel, même si on joue sur l’ambiguïté du sens des mots pour orienter de manière nouvelle la signification d’un passage.
Un récit intermédiaire à la double charge symbolique
31Additionnées les unes aux autres, ces nouvelles lectures de l’histoire redessinent la structure globale du récit, et son sens principal. Ainsi, le Kitchi-Manitou, le Grand-Esprit, que les Anishinaabek assimilaient parfois au soleil, est figuré par une puissante lumière. Le symbole vise à la fois la référence à une figure ancestrale, donc à un fond culturel commun qui rapproche l’auditeur du discours, et une nouveauté, puisque cette lumière est entourée de nouveaux symboles : la porte et son gardien par exemple. Ces nouveaux symboles dévient l’histoire traditionnelle de sa signification courante, pour l’orienter vers un sens nouveau, christianisé ou christianisable. À cet égard, on peut déjà parler de stratégie de conversion à travers un discours métissé jouant sur l’ambivalence des significations, pour progressivement basculer d’un univers culturel à un autre. Le terme « Grand-Esprit » est d’ailleurs présent tout au long du récit. Manifestement, il est utilisé comme intermédiaire entre la culture anishinaabe et la culture chrétienne. Par une assimilation entre Dieu chrétien et Grand-Esprit, le récit ouvre la frontière entre les deux mondes culturels.
32Cette ambivalence, selon qu’on regarde du point de vue indien ou du point de vue blanc, joue en quelque sorte le rôle de pôle symbolique du changement. La double charge symbolique, pleine d’ambiguïté, permet de passer d’un univers de sens à l’autre et réciproquement. Et bien que le récit soit celui d’une conversion, du début à la fin, il garde des éléments culturellement ambivalents. Ainsi en va-t-il de la fin du récit qui se situe en apparence dans un cadre chrétien. Les éléments de ce cadre mis en avant par le narrateur ont de hautes significations. Par exemple, le passage sur les anges envoyés auprès du converti n’est pas anodin.
Le voyage de l’âme : conversion ou refus ?
33Approfondissons cette question du chemin de l’âme. Les représentations anishinaabes de l’au-delà sont originellement, comme pour la plupart des spiritualités amérindiennes, assez simples. L’important est le rite, pas la croyance. La conception anishinnaabe du monde est axée, comme celle de beaucoup d’autres systèmes traditionnels, sur l’existence terrestre plutôt que sur les interrogations concernant la vie après la mort. La mort est perçue comme un passage, une transformation naturelle à l’issue de laquelle l’homme réintègre le monde des esprits, alors que les conceptions chrétiennes sont riches en représentations du ciel et de la terre. D’une façon générale, la croyance en une vie après la mort était associée à une grande modestie quant à sa conceptualisation. L’au-delà était conçu comme assez semblable au monde réel, débarrassé des soucis propres aux vivants (paradis de pêche et de chasse) [14], mais les esprits des morts pouvaient se réincarner ou rejaillir dans la nature, particulièrement dans les lieux où le défunt avait vécu. La mort était conçue comme un changement de monde et l’on trouvait des rites associés à l’idée d’un cheminement vers un autre univers [15], représenté dans le schéma ci-dessous :
34Immédiatement après la mort du corps, la personnalité du défunt est supposée se trouver, sur un profond chemin battu, qui conduit vers l’ouest (1). Le premier objet rencontré en suivant ce chemin est le manitou « Oda-e-min », baie en forme de cœur (Heart berry) ou fraise (Straw berry), qui se trouve sur le côté du chemin comme un gros rocher, et duquel elle reçoit une poignée qu’elle mange en route (2). Elle marche jusqu’au moment où elle arrive devant un profond et rapide torrent d’eau, au travers duquel se trouve le très redoutable « Kogagaupogun », le pont coulant et roulant, sans doute encore un puissant manitou. Une fois de l’autre côté, en se retournant, le voyageur aperçoit la forme d’un grand serpent nageant et se tortillant dans l’eau (3). Après avoir campé quatre nuits, et voyagé chaque journée à travers un pays de prairies, l’âme arrive au pays des esprits où elle trouve ses parents depuis que le premier homme a été créé (4).
35Tout est réjouissant, chantant et dansant …, rempli de tout ce qui manque à l’ojibwa pendant sa vie terrestre. Dans la phraséologie ojibwa, la route des âmes est parfois appelée « Kewakunha » (route vers sa demeure) ou « Chebakunha » (route des âmes). Dans des cérémonies d’enterrement, Warren se souvient avoir souvent entendu les vieilles personnes dire : « Tu retournes chez toi [16]. » Il y a donc l’idée de demeure des âmes. Il va de soi qu’il s’agit ici d’un exemple de chemin des morts. Çà et là on retrouve la même histoire avec des variations locales [17].
Les niveaux de transformation du récit
36Or, au xixe siècle et notamment dans les contacts avec les missionnaires, les imaginaires autour de ce récit vont avoir tendance à se développer. Par ailleurs, les représentations à propos du voyage de l’âme vont tendre à se moraliser. Bushnell raconte ainsi le passage du pont mouvant sur la route vers le paradis : si les âmes tombent du pont, elles tombent sous l’emprise du mauvais Manitou. Ailleurs, à propos de la nourriture que l’on offre aux âmes, il indique que si celles-ci acceptent, elles tombent également sous l’emprise du mauvais Manitou (Matchi-Manitou) [18]. Dans les deux cas, on voit l’émergence d’une conception de jugement et de faute. Manger dans un cas, tomber dans l’autre, c’est faillir. Nous reviendrons plus loin sur l’étonnant mauvais Manitou. Un peu plus loin dans le voyage, le constat posé est encore plus évident. L’âme va vers le sud, vers un pays de délices. Le Kitchi-Manitou reçoit les morts sur les bords d’une rivière avec sa cour et juge l’âme. Les mauvais Indiens sont envoyés au Matchi-Manitou sous terre, qui les reçoit dans un donjon avec des serpents et où les pauvres âmes endurent de terribles douleurs, pendant que les bonnes âmes vont vivre au paradis, ce qui fait plaisir à tout homme [19].
37Globalement, en confrontant l’ensemble des variantes, on peut repérer, au moins à titre heuristique, quatre niveaux dans la transformation de ce récit :
Changement de forme
38En premier lieu, on peut identifier un changement de la morphologie des actants et des lieux. Ainsi, le tronc d’arbre devient un pont, ou encore les figures du Kitchi Manitou, ou du Mactchi Manitou apparaissent.
Changement de rôle
39En deuxième lieu, on assiste à un changement des rôles. C’est notamment le rôle de juge du Kitchi Manitou, ou la fonction d’épreuve du pont ou de la nourriture.
Paires moralisatrices
40En troisième lieu, on assiste à une moralisation et une dichotomisation du récit. Il s’agit d’un agencement binaire progressif des acteurs. Des paires de symboles sont ainsi créées dont la plus emblématique est sans conteste le binôme Kitchi Manitou/Mactchi Manitou.
Changement de sens
41Enfin, en dernier lieu, on peut percevoir un changement dans le sens du récit. L’objectif n’est plus de rejoindre le pays des ancêtres, mais de se sauver.
42Il va de soit que ces quatre moments de la transformation ne sont pas linéaires. L’ordre de passage n’est pas univoque, de même, plusieurs de ces mutations peuvent être concomitantes. En outre, il est bien entendu difficile d’attribuer précisément à un récit l’apparition de l’une ou l’autre de ces mutations. Comme évoqué plus haut, il s’agit d’un phénomène très souple qui fonctionne par superposition souvent partielle de strates fines et souvent incomplètes de segments symboliques ; il ne s’agit en aucun cas d’identifier une version « x » que l’on pourrait par identification d’un certain nombre de critères réifier en modèle d’une étape de la transformation. Chaque texte est différent, chaque récit connaît une transformation spécifique, lié à une tradition particulière. En conséquence il est souvent difficile de retracer précisément l’itinéraire de transformation d’une figure, même pour les plus notoires. La figure du Grand-Esprit, du Kitchi-Manitou, est à nouveau très illustrative de cette difficulté.
Les transformations de la figure du Grand-Esprit, du Kitchi-Manitou
43Nous venons de le voir, ce personnage figuratif se pare de morale, d’attributs chrétiens. Cette réappropriation de la terminologie chrétienne va même parfois très loin. Un Indien discutant avec le père du Ranquet parle de son Kitchi-Manitou qui est un et trois [20]. On a d’autres traces semblables. On voit ce Grand-Manitou couvert d’attributs qui nous semblent suspects, tels les adjectifs « puissant » et « indépendant », ou ailleurs : « Qui voit jusqu’au fond des cœurs [21] ». Pour certains, le terme même de Grand-Esprit pose question. Chrétien ou pas chrétien ? Telle est la question. Les experts se perdent en conjectures. On trouve des éléments qui vont dans les deux sens. Quoi qu’il en soit, il est difficile de dire ce qui est originel et ce qui est une adaptation ou une inspiration du christianisme.
44Le père Chazelle, quant à lui, parle, à propos d’un chef indien, d’un Grand-Esprit qui lui a enseigné la sagesse par l’intermédiaire de son ancien [22]. Plus loin, il définit le Grand-Esprit comme ayant créé toute chose [23]. Résumant plusieurs lettres jésuites, Cadieux nous expose la physionomie du Grand-Esprit tel qu’il est perçu par les missionnaires. Les Ojibwas croyaient en un être suprême, créateur du ciel et de la terre, omniprésent et qui « voit jusqu’au fond du cœur [24] ». Des auteurs soutiennent coûte que coûte que le Grand-Esprit est une importation européenne [25]. D’autres défendent le contraire. Dussenberry note ainsi que les Crees connaissent un Créateur du nom de Kitchi-Manitou, mais c’est un terme qu’ils n’emploient jamais quand ils parlent de lui. Et il souligne que le terme chrétien « père » va être employé par tous [26]. Il termine sa longue argumentation par la conclusion que le concept de Grand-Esprit est préchrétien [27]. En fait, la notion de Kitchi-Manitou, souvent traduite par Grand-Esprit, est la plus proche du Dieu chrétien [28].
Sous la poussée missionnaire
45Ici, la question est moins de savoir si la notion est ou non d’origine indienne, que d’examiner les profonds changements qu’elle subit sous la poussée missionnaire. Adaptée par les uns à des fins pastorales, bricolée par les autres dans un but identitaire ou politique, la figure du Kitchi-Manitou est avant tout un kaléidoscope de personnages plus ou moins analogues mais chaque fois différents. Une logique syncrétique s’y déploie derrière de multiples trajectoires singulières. La figure du Grand-Esprit constitue, in fine, le nouveau fondement de l’identité amérindienne présentée aux Blancs. Il ne s’agit pas de l’identité amérindienne telle qu’elle est perçue par ces derniers, mais de la manière dont elle s’agence pour faciliter un refus logique du christianisme. Cette reconnaissance du Grand-Esprit comme fondement commun donne aussi aux Anishinaabek une connaissance similaire du sens de l’existence, renvoyant à un même niveau la foi chrétienne. Cette mise à un niveau similaire permet à l’argumentation amérindienne de relativiser les prétentions de sa rivale chrétienne :
« Mon frère, tu as peut-être eu cette pensée : ils sont bien bêtes : ils ne connaissent que ce qu’ils voient ouvrant les yeux : ils marchent sans intelligence. Je te le dis, tu pourrais te tromper grandement. Moi, homme sauvage, je sais que le Grand-Esprit nous a donné tout ce que nous avons : les yeux pour voir, les oreilles pour entendre et notre esprit pour penser à lui et pour connaître les choses qu’il a créées. Je sais qu’il est ici, je sais qu’il est ailleurs, qu’il est partout. Je sais qu’il nous voit jusqu’au fond du cœur, je sais que nous devons faire sa volonté. Le sauvage connaît bien ces vérités et beaucoup d’autres ; elles sont présentes à son esprit partout où il va. Ce n’est pas dans les livres, mon frère, que j’ai appris ce que je sais. Le Grand-Esprit a enseigné mon ancien et mon ancien m’a parlé de ce que le Grand-Esprit lui avait dit. Je suis heureux d’avoir eu ces enseignements. Je les conserve dans mon cœur, et jamais je n’y renoncerai [29]. »
Une variété de récits bricolés pour la résistance
47À partir de ce socle, la diversité des raisonnements fuse, la variété des récits bricolés pour la résistance se déploie. Ce sont des histoires fictives, voire mythologiques, qui sont adaptées, ainsi : « l’histoire de deux Indiens, devenus Priants, qui, après leur mort, furent également exclus de l’heureuse demeure des blancs et de celle des hommes rouges [30] ». Ce sont aussi de courtes strophes qui servent à la résistance au jour le jour de chaque Indien : « Toi qui portes chapeau, tu cherches la Sagesse dans les livres, le sauvage la trouve dans son cœur, le Grand-Esprit l’y a mise [31]. »
48Le chemin des Indiens morts s’avère ainsi parfaitement symptomatique de la nature même du bricolage qui se joue dans la rencontre. Il est tantôt le signe de la christianisation des populations autochtones, tantôt l’outil de leur résistance. En outre, un même texte peut parfaitement mobiliser les deux postures selon la perspective qu’on adopte à son égard. Ce récit polarise de ce fait les contradictions entre visions du monde et devient de cette manière l’enjeu de bricolages croisés. Chaque acteur tente alors, consciemment ou non, de tirer à lui la couverture syncrétique, et de transformer en arme symbolique de conquête ou de protection ce morceau d’histoire.
Conclusion : Les modalités d’émergence du bricolage Ojibwa
49Au-delà d’une attitude purement pragmatique de bricolage traditionnel, la situation de confrontation interreligieuse que nous venons d’évoquer soumet l’individu à plusieurs types de contradictions : entre le discours et les actes, entre l’identité personnelle et l’appartenance sociale par exemple. Ces désajustements ou contradictions, s’ils sont conscients, peuvent être à la source d’une tension morale, voire d’un véritable dilemme, à la durée relative. Ce choix cornélien entre ce qu’il était et ce qu’il devient peut trouver, si l’individu n’y est pas totalement indifférent, une forme de résolution dans le bricolage symbolique. La condition d’existence de ce bricolage à injonction morale demeure, bien évidemment, la sensibilité à la contradiction. En effet, dans une logique amérindienne traditionnelle, le cumul des appartenances, des convictions ou des pratiques religieuses s’inscrit dans l’ordre du souhaitable. Plus l’Amérindien cumule, plus il s’assure une chance de survie (ou de bien vivre). Le concept de dimorphisme qualifie justement cette capacité cognitive à cumuler les identités ou les appartenances. C’est en quelque sorte une coupure symbolique, mais non honteuse. Mais le bricolage peut aussi répondre à une gestion du changement, à une conscience de la disjonction symbolique qui s’opère autour de lui, bref à l’émergence d’un dilemme moral. Dans ce cadre, l’Amérindien va quitter la posture classique d’un bricolage d’utilité pour une attitude identitaire qui engage sa survie.
50Pour ce faire, deux types d’options principales semblent envisagés : La première est le recours à une solution « prêt-à-porter », à une idéologie qui peut expliquer le pourquoi et le comment de ces contradictions et dont le point extrême est le fondamentalisme. Il s’agit de bricolage déjà authentifié par une collectivité et capable de redonner une perspective aux transformations. C’est dans cette catégorie que nous plaçons les prophétismes et millénarismes amérindiens, tout comme la société du Midewiwin. L’utilisation d’une idéologie qui semble faite pour chaque individu, homogène et totale, qui permet de rendre compte de tous les événements qui traversent la sphère sociale, de toutes les représentations, de toutes les pratiques, de toutes les croyances à partir d’un point de vue doté d’une cohérence interne. L’espace des rapports à ces systèmes explicatifs dont l’Amérindien peut se saisir passivement est délimité par deux types de comportements extrêmes que l’on pourrait qualifier de conscience cynique (tragique ?) et de conscience bigote. La première présuppose une rationalisation de l’appropriation de l’idéologie et son utilisation dans le dessein principal de se décharger des injonctions de cohérence, sans pour autant les résoudre. La seconde suppose une profonde croyance dans les propositions d’une idéologie comme apte à solutionner les dilemmes. Dans cette dernière perspective, l’adhérence de l’agent à l’idéologie l’empêche de mettre celle-ci en question et d’avoir une distance réflexive vis-à-vis de son affiliation à ces principes. La plupart des autochtones qui choisissent, ou sont contraints à choisir, ce type de résolution naviguent, oscillent, avec plus ou moins d’intensité, entre ces deux extrêmes que sont l’adhésion cynique et l’adhésion bigote.
51La seconde possibilité est engagée, suite à l’injonction à l’ingénierie de l’individu lui-même ou du groupe auquel il appartient, et pour des raisons multiples. Dans ce cas, l’individu ou le groupe devient le créateur plus ou moins conscient d’un bricolage qui lui permet de répondre, fut-ce partiellement, à cette tension entre l’être et le devoir être. Une réponse pratique permettant un réajustement peut être donnée spontanément, sans médiation réflexive, de façon (quasi) non consciente. L’Amérindien se dote ici de principes explicatifs ou purement pragmatiques qui lui permettent de résoudre ses contradictions sans qu’il ait pour autant besoin d’intégrer la conscience de bricoler pour faire du bricolage. S’il n’est pas nécessaire d’avoir conscience de bricoler pour trouver un bricolage pratique qui suspende l’injonction à la conformité morale, cela n’est pas non plus indispensable pour formuler une explicitation à la discordance entre la theoria et la praxis, entre le discours et les actes, entre la représentation et la pratique. C’est à ce deuxième choix que nous semble appartenir la majorité des cas présentés dans les pages précédentes.
52Néanmoins, cette conscience peut apparaître dans la forme la plus aboutie chez des agents qui maîtrisent et objectivent les pratiques du bricolage afin de s’assurer de leur cohérence interne et de leur efficience. Différents chefs côté indien (Assiginak, Petrokijik ou Jacko), ou certains missionnaires (du Ranquet, Chôné, Kohler ou Férard) côté jésuite, émergent comme des figures de cette réflexivité [32]. Si tous les individus sont, de façon relative, leurs propres idéologues, ceux-ci en sont parfaitement conscients et maîtrisent davantage, au moins partiellement, les principes et les conditions de possibilité d’une expérience de bricolage potentiellement réussie (potentiellement car l’insatisfaction peut conduire à un rebricolage permanent). Force est de reconnaître néanmoins que ces individus sont rares : comme le disait Platon, le philosophe est celui qui a le loisir de penser, celui qui a le temps de la libre activité. Il n’est cependant pas nécessaire d’être un penseur pour être un bon bricoleur, et, davantage, peut-être même ne faut-il pas trop penser pour pouvoir bricoler. De fait, le bricolage comme opération d’harmonisation des représentations de soi et des pratiques doit pouvoir, pour être efficace, à un moment ou l’autre, se clôturer et être estimé comme une réponse, fut-elle provisoire, destinée à résoudre les contradictions. Émerge ainsi une question fondamentale : quand et dans quelle mesure se clôture un bricolage ? Au stade où nous en sommes, cette question reste ouverte …
Notes
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Olivier Servais est anthropologue et historien. Il enseigne l’anthropologie et les sciences des religions à l’Université catholique de Louvain (Louvain-la-Neuve) et à l’Université de Namur, en Belgique Il est l’auteur ou le directeur de plusieurs ouvrages sur les missions dont O. Servais, Des jésuites chez les Amérindiens ojibwas. Histoire et ethnologie d’une rencontre, Karthala, Paris, 2005. Il est membre du Laboratoire d’Anthropologie Prospective (www.uclouvain.be/laap).
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[1]
Dans le présent article, nous utiliserons indifféremment les termes « Anishinaabek » ou « Ojibwa » pour qualifier les populations algonquiennes des nord des lacs Huron et Supérieur, principales cibles des missionnaires jésuites de la période.
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[2]
Un article complémentaire à cet écrit a été publiée dans O. Servais, « Résistance et conversion des Anishinaabeg au christianisme : bricolage, rupture ou coupure ? », Social Compass, Vol. 52, N° 3, 2005, p. 331-336. Il traite de la théorisation du bricolage symbolique.
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[3]
M. Singleton, « L’au-delà, l’en deçà et l’à coté du religieux », Revue du Mauss, n° 22, 2003, p. 190.
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[4]
LNM = L. Cadieux (éd.), Lettres des Nouvelles Missions du Canada. (1843-1852), Montréal, Bellarmin, 1973. LNM, p. 215.
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[5]
J. W. Grant, Moon of Wintertime : Missionaries and the Indians of Canada in encounter since 1534, Toronto, University of Toronto Press, 1984, p. 249.
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[6]
W. J. Hoffman, The Mide’Wiwin or Grand Medecine Society, s. l. n. d., sur le Midewiwin, voir la synthèse de C. Vecsey, Traditional Ojibwa Religion and Its Historical Changes, Philadelphie, The American Philosophical Society, 1983, p. 174-190 ; ou, C. Vecsey, « Midewiwin, myths of origin », in Papers of the 15th Algonquian Conference, Ottawa, 1984, p. 445-467.
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[7]
S. Gruzinski, La pensée métisse, Paris, Fayard, 1999, p. 48.
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[8]
Ibidem, p. 54.
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[9]
Cl. Lévi-Strauss, La pensée sauvage, Paris, Plon, 1962, p. 35.
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[10]
A. Mary, Le bricolage africain des héros chrétiens, Paris, Cerf, 2000, p. 1.
-
[11]
LNM, p. 379-380.
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[12]
Ibidem, p. 384.
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[13]
LNM, p. 522-525.
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[14]
LNM, p. 64.
-
[15]
J. Rostkowski, La conversion inachevée. Les Indiens et le christianisme, Paris : Albin Michel, coll. « Terre indienne », 1998, p. 39-40.
-
[16]
W. W. Warren, History of the Ojibway People, St. Paul, MN, Minnesota, Historical Society Press, 1984, p. 72-74.
-
[17]
Voir R. Landes, Ojibwa Religion and the Midewiwin, Milwaukee-London, The university of Wisonsin Press, 1968, p. 196-197.
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[18]
D.-I. Bushnell, Burials of the Algonquian, Siouan and Caddoan Tribes West of the Mississipi, Washington, Smithsonian Institution, 1927, p. 4.
-
[19]
Ibidem.
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[20]
Y. Majerus, Le journal du Père P. Dominique Duranquet, Société historique du Nouvel-Ontario, Sudbury, 1967, pp.p. 32-33.
-
[21]
LNM, p. 255.
-
[22]
LNM, p. 273, 255.
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[23]
LNM, p. 254.
-
[24]
LNM, p. 57.
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[25]
A. Skinner, Notes on the Eastern Cree and Nothern Salteux, in Anthropological Parpers of the American Museum of Natural History, New-York, 1911, vol. IX, part. I, p. 59.
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[26]
V. Dusenberry, The Montana Cree. A study in religious persitence, Stockholm-Göeteborg-Uppsala, Almqvist & Wiksell, 1962, p. 62.
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[27]
Ibidem, p. 63-64.
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[28]
À ce propos voir les réflexions parallèles de J. Rostowski, op. cit., p. 176. Voir aussi, p. 36.
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[29]
LNM, p. 255.
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[30]
LNM, p. 215.
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[31]
Ibidem.
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[32]
Voir O. Servais, Des jésuites chez les Amérindiens ojibwas. Histoire et ethnologie d’une rencontre, Karthala, Paris, 2005.