Notes
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[1]
Traduit du japonais par Yannick Bardy et Guillaume Carré.
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[2]
Ce caractère chinois désigne en Chine plutôt les « administrateurs » civils ou militaires, appartenant à la catégorie des lettrés. Son application spécifique aux guerriers est donc une particularité japonaise (Ndt).
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[3]
Hinin et eta formaient les deux principales catégories de populations discriminées aussi appelées les « gueux » (senmin). Les premiers étaient généralement des mendiants, tandis que les seconds accomplissaient des tâches jugées impures, comme l’équarrissage ou le travail du cuir. (NdT)
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[4]
Toyotomi Hideyoshi (1536-1598) : le deuxième des trois « hégémons » qui réunifièrent le Japon, le troisième étant le fondateur de la dynastie shogounale des Tokugawa, Tokugawa Ieyasu (1542-1616). Sur ce décret, voir l’article de Makihara Shigeyuki dans ce dossier : « Naissance des guerriers des temps prémodernes : la séparation entre guerriers et paysans à Ōmi » (Ndt)
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[5]
Chūgaku-shakai : rekishi-teki bun.ya [« Manuel de société pour les collèges : le champ historique »], Ōsaka, Ōsaka-shoseki, 1980, p. 124.
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[6]
Taikō (Grand Chancelier retiré) était l’un des titres que portait Toyotomi Hideyoshi à partir de 1591. Il ordonna l’établissement de cadastres dans les domaines qu’il contrôlait, puis dans l’ensemble des provinces après la réunification de l’archipel sous sa férule, pour assurer la base fiscale du pouvoir guerrier. (NdT)
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[7]
La « chasse aux sabres » (katanagari) lancée à partir des années 1580 par Hideyoshi, visait à désarmer les campagnes. Cette politique de « pacification » cherchait à briser les résistances rurales contre les prélèvements et les réquisitions du nouveau pouvoir guerrier, et elle aboutit de facto à la disparition de la présence guerrière au sein des villages. (NdT)
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[8]
Atarashii shakai : rekishi [« Nouvel enseignement de société : Histoire »], Tōkyō, Tōkyō-shoseki, 2013, p. 106.
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[9]
Shōsetsu nihon-shi [« Histoire japonaise détaillée »], Tōkyō, Yamakawa-shuppansha, 1997, p. 174.
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[10]
Ibid., édition 2002, p. 170.
-
[11]
Yamaguchi Keiji, « Nikkō-sha mairi yosejinba ni tsuite no ikkōsatsu » [« Réflexions à propos des levées d’hommes et de chevaux pour les visites au sanctuaire de Nikkō »], [1986], dans Yamaguchi Keiji chosakushū, dai san kan [« Recueil des œuvres de Yamaguchi Keiji, vol. 3 »], Azekura shobō, Tōkyō, 2009.
-
[12]
Le Régime des Codes (ritusryōsei) désigne la période de Nara et le début de celle de Heian (du viiie au xe siècle environ), pendant laquelle la cour du Yamato prend modèle sur des institutions empruntées à la Chine, comme les codes juridiques et administratifs imités de ceux de la dynastie Tang. (Ndt).
-
[13]
Tagaki Shōsaku, Nihon kinsei kokka-shi no kenkyū [« Étude sur l’histoire de l’État prémoderne japonais »], [1976], Iwanami-shoten, Tōkyō, 1990.
-
[14]
Ibid., p. 127.
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[15]
Ibid., p. 134.
-
[16]
Le système de perception mis en place avec les cadastres de Hideyoshi hérita dans son application de pratiques de la fin du Moyen-Âge. À cette époque, les communautés villageoises devaient fournir des hommes pour prendre part, comme combattants ou comme main-d’œuvre, aux campagnes militaires des armées seigneuriales. Cette obligation reposait sur les villageois capables de procurer de telles ressources en hommes, c’est-à-dire les plus aisés qui tenaient fréquemment sous leur domination des individus plus ou moins nombreux travaillant pour leur compte. Comme les pouvoirs seigneuriaux médiévaux ne pouvaient se faire qu’une idée approximative de la situation foncière des villages, l’imposition de ce type de corvées se faisait couramment sur la taille des résidences, censée refléter l’opulence de la « maisonnée » (ie) comme groupe familial. L’organisation fiscale se modelait donc à cette époque sur l’organisation sociale des communautés villageoises, fréquemment dominées par quelques familles. Ce groupe avait le pouvoir de décision dans les différentes instances de la communauté du village et captait les ressources des terres cultivées par les agriculteurs. Avec l’établissement général de cadastres à l’époque de Hideyoshi, les terres étaient en principe enregistrées avec leur exploitant qui devait assurer la fourniture de l’impôt en riz, mais en réalité l’héritage des mœurs médiévales pesa encore longtemps sur les communautés villageoises. Les chefs de maisons paysannes aptes à fournir le personnel nécessaire pour les corvées étaient encore fréquemment déterminés par la possession et la taille de leur résidence : on les appelait les « paysans principaux » (honbyakushō), par opposition aux villageois aux ressources trop modestes pour assurer l’accomplissement des services dus à l’autorité seigneuriale, parfois désignés comme les « buveurs d’eau » (mizunomi). La domination des communautés villageoises par les « paysans principaux » est encore un fait marquant durant une bonne partie du xviie siècle, mais elle tendit à céder progressivement la place à une nouvelle conception du statut du paysan, comme chef de famille et comme exploitant de terres agricoles sur les cadastres. Sur ces questions, voir l’article de Makihara Shigeyuki dans ce dossier (Ndt).
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[17]
Asao Naohiro, « Kinsei no mibun-sei to senmin » [« L’époque prémoderne et les gueux »], [1981], dans Asao Naohiro chosaku-shū dai nana kan – mibunsei-shakai-ron [« Recueil des œuvres d’Asao Naohiro », vol. 7, « La société de statuts sociaux »], Tōkyō, Iwanami-shoten, 2004, p. 36-37.
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[18]
Comme c’est la règle en japonais, ce caractère chinois a plusieurs lectures différentes : la première inspirée de la prononciation chinoise (chō), la seconde correspond à un nom japonais (machi). Ce sinogramme désigne à l’origine les levées de terres séparant les rizières ; mais il a aussi le sens d’une unité de surface, appliquée pour l’urbanisme, d’où la notion de quartier, et même dans le Japon médiéval, de quartier marchand ou de marché, et à l’époque d’Edo, de communauté de quartier (Ndt).
-
[19]
Asao Naohiro, « Kinsei no mibun-sei to senmin », art. cit., p. 41-42.
-
[20]
Tsukada Takashi, « Kisei no mibunsei shihai to mibun » [« Gouvernement par le système statutaire et statuts sociaux à l’époque prémoderne »], [1985], dans id., Kinsei nihon mibunsei no kenkyū [« Recherches sur le système des statuts sociaux du Japon prémoderne »], Kōbe, Buraku-mondai kenkyūsho [« Centre de recherche sur la question des parias »], 1987, p. 7-10.
-
[21]
Yoshida Nobuyuki, « Watashi no kinsei-mibun kenkyū » [« Mes recherches sur les statuts sociaux de l’époque prémoderne »], [2004], dans Chiikishi no hōhō to jissen [« Pratiques et méthodes de l’histoire locale »], Tōkyō, Azekura-shobō, 2015, p. 304.
-
[22]
Asao Naohiro, « Kinsei no mibun-sei to senmin », art. cit., p. 46-47.
-
[23]
Asao Naohiro, « Jūhasseiki no shakai hendō to mibunteki-chūgenzō » [« Changements sociaux au xviiie siècle et couches intermédiaires des statuts sociaux »], [1993], dans Asao Naohiro chosaku-shū dai nana kan, op. cit., p. 188.
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[24]
Ibid., p. 208-209.
-
[25]
Ibid., p. 216-218.
-
[26]
Yokota Fuyuhiko, « Kinseiteki mibun-seido no seiritsu » [« L’établissement du système des statuts sociaux prémoderne »], dans Asao Naohiro (dir.), Nihon no kinsei, 7, Mibun to kakushiki [« Le Japon de l’époque d’Edo, vol. 7, Statuts et rangs »], Tōkyō, Chūō-kōron-sha, 1992, p. 68-69.
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[27]
La « société économique » (keizai-shakai) est un concept dont il est fait un large usage dans l’histoire économique du Japon de l’époque d’Edo. L’expression caractérise une société où, du fait de l’essor de la production des échanges, et du poids croissant dans ces derniers dans la vie quotidienne, les valeurs économiques s’imposent progressivement comme les valeurs et préoccupations dominantes, y compris pour les politiques des gouvernants (Ndt).
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[28]
Yokota Fuyuhiko, « Kinseiteki mibun-seido no seiritsu », art. cit., p. 73.
-
[29]
Tsukada Takashi, « Mibun no Kōsō » [« Structure du système statutaire »], [1994], dans id., Kinsei mibun-sei to shūen shakai [« Système statutaire prémoderne et société des marges »], Tōkyō, Tōkyō daigaku shuppankai, 1997.
-
[30]
Sur ces questions des marges des statuts sociaux, voir Les Statuts sociaux au Japon (xviie-xixe siècle), dossier des Annales. Histoire, Sciences Sociales, 2011/4, et l’article de Yokoyama Yuriko, « Coiffeurs et coiffeuses d’Edo et de Tokyo », dans Edo au xixe siècle, numéro spécial d’Histoire urbaine, 2010/3 (n° 29), p. 67-98.
-
[31]
Yoshida Nobuyuki, « Shoyū to mibunteki-shūen » [« Propriété et marges statutaires »], [2000], dans Mibunteki-shūen to shakai = bunka kōzō [« Marges statutaires et société/structure culturelle »], Kōbe, Buraku-mondai kenkyūsho, 2003, p. 26-32.
-
[32]
Tsukada Takashi, « Shakai-shūdan wo megutte » [« Autour des groupes sociaux »], [1985], dans id., Kinsei nihon mibunsei no kenkyū [« Études sur le système statutaire dans le Japon prémoderne »], op. cit., p. 353-356.
-
[33]
L’auteur fait ici référence à des liens mis en évidence à Ōsaka par Tsukada Takashi : une communauté urbaine accordait en effet un droit de mendicité dans son enceinte à un mendiant hinin que celui-ci considérait comme une exclusivité. En échange de ce droit, le hinin devait certains services : veiller à ce que d’autres mendiants n’aillent pas perturber les habitants, participer au nettoyage de la rue, à sa surveillance, etc. Les hinin, dont l’activité était reconnue par les autorités, avaient leurs propres organisations mendiantes qui régulaient non seulement les relations entre leurs membres, mais également celles envers la Préfecture urbaine et les communautés de la ville. (Ndt)
-
[34]
Au xviiie et xixe siècles, la population d’Edo est estimée à un million d’habitants.
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[35]
Yoshida Nobuyuki, « Kyodai jōkamachi » [« Les villes seigneuriales géantes »], [1995], dans id., Kyodai jōkamachi edo no bunsetsu kōzō [« La structure articulée d’Edo, une ville seigneuriale géante »], Tōkyō, Tōkyō daigaku shuppankai, 1999.
-
[36]
Pour un exemple concret de la construction de sociétés locales à Edo, voir l’étude des quais et des organisations de batelleries exposée dans Yoshida Nobuyuki, « Edo au fil de l’eau », dans Edo au xixe siècle, op. cit., p. 99-128.
-
[37]
Yoshida Nobuyuki, « Jōkamachi no ruikei to kōzō » [« Typologie et structure des villes seigneuriales »], [2001], dans id., Dentō toshi – Edo [« Une ville traditionnelle : Edo »], Tōkyō, Tōkyō daigaku shuppankai, 2012, p. 55-65.
-
[38]
Yokota Fuyuhiko, « Kinsei no mibunsei » [« Le système statutaire prémoderne »], dans Iwanami kōza – nihon-rekishi 10 [« Cours des éditions Iwanami – Histoire du Japon, vol. 10 »], Tōkyō, Iwanami shoten, 2014.
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[39]
Yokota Fuyuhiko, « Heinō-bunri no sujōteki kōzō » [« Structure identitaire de la séparation des guerriers et des paysans »], dans Buraku-mondai kenkyū, 159 [« Recherches sur la question des parias, n° 159 »], Kōbe, Buraku-mondai kenkyūsho [« Centre de recherche sur la question des parias »], 2002, p. 65.
-
[40]
Tsukada Takashi, Ōsaka no hinin [« Les mendiants d’Ōsaka »], Tōkyō, Chikuma-shobō, 2013, p. 236-242.
-
[41]
Asao Naohiro, « Kinsei no mibun to sono hen.yō » [« Les statuts prémodernes et leurs changements »], [1992], dans Asao Naohiro chosaku-shū dai nana kan, op. cit., p. 99-108.
Introduction : quatre statuts en voie de disparition
1 Jusqu’à la fin des années 1970, l’historiographie japonaise décrivait couramment la société de l’époque prémoderne (1573-1867) comme un « système de statuts » (mibunsei), répartissant la plus grande partie de la population entre quatre conditions : les guerriers (désignés par le caractère chinois lu « shi » [2]), les paysans « nō », les artisans « kō » et les marchands « shō », auxquels on ajoutait parfois des statuts discriminés de « gueux » (senmin), les eta et les hinin [3]. La formule composée des quatre caractères chinois shi-nō-kō-shō était censé refléter un ordre social hiérarchique, la condition guerrière dominant toutes les autres en monopolisant les pouvoirs exécutifs, législatifs et judiciaires, alors que celle des marchands, considérée d’une importance sociale secondaire parce qu’ils ne prenaient pas directement part à la production, se retrouvait en bas de l’échelle des respectabilités. Cette conception de la société était la plus répandue à l’époque d’Edo, dans tous les milieux sociaux, mais elle venait en réalité de la Chine ancienne, où elle s’était formée à l’époque des Royaumes combattants (ve-iiie siècles av. J.-C.). Cette manière de décrire la société civilisée avait été adoptée au Japon avec la vogue de la pensée chinoise et du néo-confucianisme, qui avaient remplacé, à partir du xviie siècle, le bouddhisme comme principale référence intellectuelle.
2 Les spécialistes japonais de la période prémoderne, bien que très majoritairement marxistes à partir de l’après-guerre, et donc attachés à la notion de classes sociales, ont eux aussi considéré comme valide ce partage de la population entre quatre statuts (mibun), dans lesquels ils voyaient l’expression d’un système de domination. On a par conséquent pris longtemps l’habitude d’user de la formule énonçant ces quatre conditions canoniques, « guerriers, paysans, artisans et marchands », pour définir l’organisation sociale du Japon des Tokugawa, et voici par exemple comment on exposait ses principes dans un manuel de collège publié en 1980 :
Une société de statuts : afin de perpétuer indéfiniment la domination des guerriers, le shogounat accentua encore davantage la logique du décret sur les statuts pris par Hideyoshi [4], et élargit à tout le pays le système des statuts sociaux, en établissant d’un côté celui de guerrier, et de l’autre ceux de paysan, d’artisan et de marchand. Ce système accordait aux guerriers un statut très supérieur aux trois autres, en se fondant sur une nette distinction hiérarchique. Au sein des trois statuts restants, les paysans qui payaient l’impôt en riz sur les récoltes étaient placés dans une position supérieure à celle des artisans et des marchands. [5]
4 Selon ce texte pédagogique, le système social en place à l’époque prémoderne reposait donc sur les quatre statuts précités, et sa fondation découlait d’une loi promulguée par Toyotomi Hideyoshi en 1591. On y lit aussi que ce système était le cadre de rapports hiérarchiques entre les statuts, avec les guerriers à son sommet. Ainsi, ce manuel présentait l’organisation sociale prémoderne comme un système stratifié établi par une autorité étatique.
5 Toutefois, le traitement de cette question dans les livres d’histoire destiné aux collèges a bien changé depuis, comme le montre la citation suivante extraite d’un manuel publié en 2013 :
Guerriers et bourgeois : les statuts définis lors des « cadastres du Taikō » [6] et de la « chasse aux sabres » [7], se renforcèrent encore à l’époque d’Edo. Les statuts étaient grossièrement partagés entre guerriers d’un côté, et bourgeois et paysans de l’autre ; et guerriers comme bourgeois étaient rassemblés dans la cité d’Edo comme dans les autres villes castrales qui parsemaient le pays. [8]
7 On constate que, cette fois, la formule « guerriers, paysans, artisans et marchands » a disparu, pour être remplacée par un découpage plus lâche de la société. Qui plus est, l’apparition de ce système n’est plus expliquée par un « décret sur les statuts », mais il est mis en rapport avec la construction de formes de domination basées sur les cadastres de Hideyoshi et la chasse aux sabres. À ce propos, dans le manuel de lycée le plus utilisé au Japon, on ne trouve plus d’intertitre contenant la formule shi-no-kō-shō ; il n’en restait plus qu’une unique et fugitive mention dans l’édition de 1997 : « on appelle shi-nō-kō-shō ce système de statuts sociaux » [9], mais dès la version de 2002 [10], elle avait été remplacée par cette tournure moins affirmative : « on appelle aussi parfois ce système de statuts sociaux shi-no-kō-shō.
8 Ainsi, dans tout le Japon depuis les années 2000, aussi bien au collège qu’au lycée, a pratiquement disparu de l’enseignement la conception autrefois omniprésente de quatre statuts sociaux canoniques formant un cadre confectionné d’en haut par l’État. Cette évolution reflète en réalité les progrès accomplis par la recherche historique sur le Japon prémoderne concernant cette question, durant la période qui sépare les publications de ces différents manuels. Dans les quelques pages qui vont suivre, nous allons donc nous efforcer d’exposer les débats sur la notion de statut (mibun) à l’époque prémoderne jusqu’à nos jours, ainsi que les perspectives de recherches sur ce sujet.
Les statuts : système ou groupes sociaux ?
9 Le Japon prémoderne associait le pouvoir d’environ trois cents grands seigneurs féodaux (les « Grands » ou daimyō) qui dirigeaient chacun leur propre domaine (han), à l’autorité suprême du dirigeant militaire du pays, le shōgun, et de son régime, le shogounat (bakufu). Les historiens désignent couramment ce mode de gouvernement par l’expression « système baku-han », autrement dit le « régime du shogounat et des principautés ». Le shōgun possédait en propre de nombreux territoires, et par conséquent le pays était partagé entre le domaine shogounal, et quelque trois cents principautés seigneuriales qui, comme autant de petits États, s’administraient avec leur propre gouvernement, et percevaient des impôts sur leurs populations. De plus, chacune des principautés était répartie entre les terres que le daimyō retenait pour son propre compte, et celles, innombrables, qu’il concédait en fief à ses vassaux. À la base de ce système de domination morcelé et composé d’un empilement d’autorités : shōgun – daimyō – vassaux, se trouvait le peuple, et en premier lieu les paysans.
10 Il arrivait toutefois que le shōgun passe par-dessus l’autorité des principautés pour mobiliser directement les paysans de leurs territoires. Par exemple, durant toute la période d’Edo (1603-1867), le shōgun s’est rendu à de nombreuses reprises à Nikkō où se trouvait le sanctuaire dédié à Tokugawa Ieyasu, fondateur divinisé de la lignée shogounale. Ce pèlerinage s’accompagnait de nombreuses offrandes, et leur transport nécessitait le recours à une main-d’œuvre populeuse et à beaucoup de chevaux de bât, qui étaient réquisitionnés village après village, sans tenir compte de la séparation entre les territoires shogounaux et les domaines seigneuriaux [11]. Ainsi, outre ceux de ses propres territoires, le shogounat pouvait aussi mobiliser directement les paysans dépendant d’autres domaines. En plus du système de domination shōgun – daimyō – vassal, le régime shogounal possédait donc un autre mode de fonctionnement basé une logique différente.
11 Mais quelle était cette logique ? Ainsi que nous l’avons dit, le Japon prémoderne était constitué des territoires shogounaux et de près de trois cents principautés seigneuriales. Mais en parallèle, il existait également un autre découpage de l’archipel en soixante-six « provinces », kuni, hérité de l’époque ancienne ou « antique » (kodai). Leur création remonte au début du viiie siècle, et à l’instauration du régime des Codes, inspiré de l’organisation administrative chinoise et de ses prétentions centralisatrices [12]. Selon ce système, chaque province était elle-même divisée en plusieurs districts, gun, constituant ainsi le « système des provinces et des districts », kokugun-sei. Or, ce système a subsisté comme un cadre traditionnel de géographie et de gouvernement longtemps après la déliquescence du régime des Codes, et le « régime du shogounat et des principautés » s’en servait aussi selon ses besoins. Ce point a été mis en évidence par l’historien Takagi Shōsaku (1936-2011) [13].
12 Takagi affirmait en effet qu’« il existait un rapport entre l’endossement du service provincial et les statuts dominés de la société prémoderne, les paysans, les artisans et les marchands » [14], car il considérait que ces trois statuts accomplissaient des « services » (yaku) pour l’État, dans le cadre traditionnel de la province hérité du régime des Codes, et non dans celui d’une relation avec chaque daimyō ou avec ses vassaux. Certes ces derniers percevaient chaque année l’impôt en riz (nengu) dû par leurs assujettis, mais paysans, artisans et marchands devaient également s’acquitter du « service provincial » (kuniyaku), autrement dit de corvées et contributions diverses, imposées sur la base de leur province de résidence, alors que celle-ci pouvait être partagée entre plusieurs territoires féodaux, par exemple entre des principautés seigneuriales et des domaines shogounaux. Takagi en tirait la conclusion que le vieux système de gouvernement basé sur les provinces et les districts fonctionnait toujours à cette époque car selon lui : « la propriété foncière seigneuriale se servit du cadre étatique traditionnel existant pour s’imposer comme système social. Sans doute était-ce là un processus indispensable pour transformer ce système en quelque chose de plus conforme à ses propres besoins, un processus par lequel les seigneurs féodaux purent dominer en tant que « paysans », ceux qui constituaient le cœur des agriculteurs redevables de l’impôt annuel. » [15]
13 Pour Takagi, le pouvoir guerrier des unificateurs du pays, c’est-à-dire Toyotomi Hideyoshi et les premiers shōgun Tokugawa, avait donc tiré parti des restes du système de corvées issu du régime des Codes, pour asseoir son autorité et celui du régime féodal, en redéfinissant à son profit l’organisation des statuts à l’époque prémoderne. En effet, le service provincial était étroitement lié à la définition de la condition sociale à l’époque d’Edo, puisque c’était son accomplissement qui conditionnait la reconnaissance officielle des statuts de paysan ou d’artisan par les autorités guerrières. Dans les villages du début de la période d’Edo par exemple, seuls les propriétaires d’habitations ou de bâtiments, soumis au service provincial, jouissaient de l’appellation et du statut de « paysans principaux » (honbyakushō) [16], ce qui leur assurait une prééminence tant au sein de leurs communautés que dans leurs rapports avec les autorités. Un autre cas bien connu est celui des charpentiers, regroupés dans des organisations d’artisans très anciennement attestées et qui devaient répondre aux réquisitions du pouvoir de Hideyoshi ou des shōgun Tokugawa au titre du « service provincial », pour participer à la construction de vastes édifices religieux, de palais ou de châteaux, au titre du service provincial.
14 Ainsi, Takagi entendit démontrer que la nation prémoderne reposait à la fois sur le système féodal et son empilement de relations hiérarchiques, mais aussi sur le cadre gouvernemental et territorial formé par les provinces et leurs districts : d’où la persistance du service provincial sous les Tokugawa, et l’existence des statuts qui en découlait. Notons au passage que l’organisation en provinces et districts découpant à l’origine tout l’archipel selon des principes de gestion territoriale uniformes, la signification et la nature des statuts devaient alors être les mêmes partout dans le pays.
15 Ces réflexions de Takagi sur les particularismes du système de gouvernement de l’époque prémoderne braquèrent les projecteurs sur la question des statuts sociaux, mais ces idées furent contestées par Asao Naohiro (né en 1935) [17]. Certes, celui-ci reconnaissait que subsistaient à l’époque prémoderne des traces des régimes mis en place à des périodes plus anciennes, mais seulement à l’état de vestiges, et en réalité réduits à une simple coquille vide. De son point de vue, les statuts sociaux étaient par essence spécifiques et localisés, car ils n’existaient qu’en fonction de multiples formes de relations, comme par exemple les liens de parenté, de voisinage ou encore de sujétion. Par conséquent, leur nature devait différer selon leurs principes normatifs originels, c’est-à-dire les institutions ou règles qui déterminaient l’ordre interne de ces communautés et leurs rapports avec leur environnement. On voit bien qu’au travers de cette réfutation de la thèse du Takagi, c’est la vision même des statuts qui était en cause, en tant que système vertical de domination, mais aussi comme catégories sociales organisées selon des principes horizontaux.
16 Asao soutint également que les progrès de la division sociale du travail tout au long de l’époque médiévale, en amenant une séparation entre les activités marchandes et artisanales d’une part, et l’agriculture de l’autre, avait abouti à la formation de deux types de communautés de voisinage, dont on constate le développement à la fin du Moyen-Âge : l’une était le chō ou le machi [18], composé de marchands et d’artisans habitant un même espace urbanisé, souvent les deux côtés d’une rue, et l’autre était le village (mura) des populations agricoles. En somme, villages et quartiers étaient des communautés reposant à la fois sur un lien spatial et professionnel, et c’était l’appartenance à de tels ensembles qui déterminait, selon Asao, deux conditions sociales : celle de paysan et celle de bourgeois [19]. Ainsi, ce sont ces communautés qui auraient constitué le fondement de la société prémoderne, car c’est au sein de chacune d’entre elles que se seraient formés ce qu’on appelle les statuts sociaux. Asao affirmait par conséquent que, sous l’autorité étatique incarnée par le pouvoir guerrier, il existait des groupes autonomes qui décidaient du statut social, et que c’est à travers eux qu’il fallait étudier la société de cette période.
Le statut social comme mode d’existence
17 Le statut social était-il déterminé en fonction des formes du service provincial imposé par l’État ou au niveau de chaque groupe social ? Tsukada Takashi a mis un terme à cette opposition entre les thèses de Takagi et d’Asao en proposant une conception unifiée que nous allons maintenant présenter [20].
18 Tsukada souligna d’abord que la société du Japon moderne et contemporain (de 1868 à nos jours), pouvait être caractérisée par l’existence d’une dualité entre individus privés et citoyens, car en dépit des différences de capacités économiques, et des évolutions des institutions (avec par exemple le passage du suffrage censitaire au suffrage universel), les Japonais sont en principe depuis l’ère Meiji, des citoyens égaux et identiques entre eux sur les plans politiques et juridiques. En revanche, cette dichotomie n’est pas pertinente dans la société prémoderne, qui ne concevait pas de différence entre l’homme dans ses conditions d’existence particulières et quotidiennes, et une notion abstraite de « citoyenneté », indifférente à l’activité professionnelle ou à la position dans la société, et réservée à l’exercice des droits dans une communauté politique. Tout au contraire, l’étendue des droits n’était pas la même pour tous les êtres humains, elle variait en fonction de leur identité sociale. Si l’on réfléchit au fonctionnement d’une telle société, on peut considérer que l’être humain avec ses propres intérêts et ses caractéristiques personnelles s’y retrouvait tel quel au sein de l’espace public, dans une relation immédiate avec l’État et la société, sans la médiation d’une figure de « citoyen » : ce rapport singulier entre l’individu et l’espace public et politique n’est rien d’autre que le statut pour Tsukada. Mais à cet individu n’était pas pour autant reconnue la possibilité d’un rapport « individuel », personnel et direct, avec l’autorité étatique, car, comme le rappelle cet historien, cette relation ne pouvait s’établir que par l’intermédiaire d’un groupe auquel il était rattaché.
19 Si l’on souscrit à cette conception, la thèse de Takagi faisant reposer l’organisation sociale sur les services (yaku) accomplis pour le compte des autorités s’avère insuffisante, car elle ne tient pas compte des groupes sociaux. À l’inverse, celle d’Asao s’intéresse bien à des groupes statutaires, mais elle demeure problématique, car cet historien prétend que c’est au sein de ces ensembles qu’est arrêté le statut social. Or, celui-ci n’était ni un simple système de domination, ni une création toujours inédite élaborée par des groupes chacun dans leur coin. Pour Tsukada la question des statuts sociaux interroge les principes constitutifs mêmes de la société, la manière dont vivaient les hommes de cette époque, bref, le « mode d’existence » des êtres humains de l’époque prémoderne.
20 Grâce à cette nouvelle approche, la problématique des statuts sociaux a franchi un nouveau stade : de la formule toute faite des quatre statuts canoniques, qui allait de pair avec une conception rigide de l’organisation sociale imposée par le pouvoir, on est passé à l’idée que le statut social était la manière de vivre même des Japonais de cette époque, et ce qui permettait leur existence. Yoshida Nobuyuki a même suggéré d’abandonner l’expression de « système des statuts sociaux » mibunsei, qui porte en elle l’idée d’un système de domination et de pouvoir, pour la remplacer par « société de statuts sociaux », mibun-shakai [21].
21 Il devenait clair en effet que la population roturière n’était pas partagée entre seulement trois statuts : paysans, artisans et marchands. Tout d’abord, comme le signalait déjà Asao, bien que les statuts de paysans et des bourgeois aient correspondu à des communautés villageoises ou urbaines, on repère également à l’époque d’Edo de nombreux groupes créés autour d’un métier, tels que les corporations de charpentiers ou de fabricants de baquets, et ils étaient reconnus par les autorités, indépendamment les uns des autres. Donc il existait une pluralité et une grande variété dans les statuts sociaux. Et on peut considérer que la condition des populations discriminées des hinin et eta reposait sur la même logique. Il est même possible de voir dans les organisations guerrières prenant formellement l’apparence d’une maisonnée (ie), des groupes en charge du gouvernement ou de l’exercice du pouvoir. La société dans son ensemble était par conséquent constituée de nombreux groupes sociaux qui lui étaient organiquement liés. Ce sont de telles réflexions qui ont amené les chercheurs à prendre conscience que l’organisation hiérarchique des quatre statuts était une notion qui ne permettait décidément pas de rendre compte des réalités de la société prémoderne.
Altération des statuts sociaux et modernisation
22 Mais comment cette société constituée de groupes statutaires a-t-elle évolué pour finir par basculer vers la société moderne ? Cette interrogation nous amène aux évolutions sociales du milieu et de la fin de la période d’Edo, à partir de la fin du xviie siècle jusqu’aux années 1860.
23 Asao Naohiro, qui pensait que le statut social se définissait au niveau des quartiers et des villages, avait remarqué qu’il existait un ordre différenciant et hiérarchisant entre elles les communautés d’habitants voisines les unes des autres [22]. Des règles issues du Moyen-Âge établissaient des hiérarchies entre quartiers et des discriminations entre certains villages ou hameaux, et elles ont perduré durant l’époque prémoderne : l’espace de Kyōto était ainsi réparti entre des communautés d’habitants qui avaient le statut de « parents » (oyachō), et d’autres sous leur tutelle, appelées leurs « enfants » (kochō) ; des hameaux étaient considérés comme dépendant d’un « village principal », au sein d’une même communauté, etc. Ce phénomène ne concernait d’ailleurs pas que le bon peuple. Car du sommet de la société (entre seigneurs) à sa base (entre parias), les différences de statuts au sein d’un même cadre étaient à la fois énormes ou subtiles, complexes et variées, et leurs significations sociales étaient également très fortes, tout particulièrement au début de la période prémoderne : ainsi les règles de préséances protocolaires entre daimyō, pour ne prendre que cet exemple, étaient très strictes, et imposaient des différences de rang en fonction d’une multiplicité de facteurs, comme la taille de la principauté, les origines familiales, les fonctions officielles, les mérites personnels, etc. Cependant selon Asao, de nombreuses règles furent établies au fil du temps pour y mettre un peu d’ordre, et tout cela finit par aboutir à une homogénéisation progressive de la société, à une simplification et à une atténuation de ses distinctions et discriminations.
24 Asao traita par la suite à plusieurs reprises de cette tendance à l’homogénéisation des groupes sociaux, et parvint à la conclusion qu’au xviiie siècle les relations entre ces groupes de toutes sortes devinrent plus denses alors que la société elle-même renforçait sa propre cohésion. Qui plus est, il avança que du fait de cette homogénéisation des hiérarchies, le sentiment d’appartenance envers ces entités diminua au profit d’un renforcement (relatif) de l’autonomie des individus [23]. Il estima donc que les groupes qui étaient à la base des statuts sociaux avaient perdu leur pouvoir de cohésion, contrepartie d’un gain d’indépendance des individus.
25 En même temps que s’intensifiaient ces échanges horizontaux et cette homogénéisation des cadres statutaires dans la population, les rapports verticaux, c’est-à-dire entre les statuts gouvernés et celui des guerriers, connurent aussi des évolutions. Ainsi, on s’aperçoit qu’à la fin de l’époque prémoderne, les autorités guerrières se mettent à promouvoir un personnel d’officiers subalternes chargés de l’amélioration de la production et des échanges en le choisissant parmi des bourgeois ou des paysans, à cause de leur parfaite connaissance de la situation du territoire. Dès lors, le « métier » (shokubun) qui était intimement lié jusque-là à la structure familiale de la maisonnée, est également devenu un atout dans un environnement social bien plus large [24]. De plus, avec l’apparition de tels personnages, on voit même parfois le gouvernement local être peu à peu pris en charge selon des principes différents de ceux du pouvoir seigneurial : le principal acteur au sein du territoire de la principauté finit par n’être plus tant le seigneur que les organisations autonomes des paysans. Asao Naohiro a décelé dans cette jonction entre les couches inférieures du statut des guerriers et les couches supérieures des statuts de bourgeois et paysans, l’apparition d’une nouvelle catégorie sociale qu’il baptisa les « couches statutaires intermédiaires », mibunteki chūkansō. Il les considérait en fait comme les prototypes d’une « bourgeoisie à la japonaise », et comme la force motrice de la modernisation du Japon [25]. En devinant l’affaiblissement de la fonction statutaire des groupes censés déterminer les conditions sociales, cet historien a donc décelé les prémisses de la modernisation du Japon dans ce double phénomène : l’autonomisation des individus par rapport aux groupes sociaux, et la naissance d’une nouvelle couche dirigeante qui se substitua aux guerriers.
26 Yokota Fuyuhiko lui aussi pensait que la société de statuts avait perdu progressivement de sa substance [26]. Sa réflexion portait sur la constitution des statuts sociaux en fonction du service dû aux autorités. Cependant, la forme prise par ces services a évolué avec le temps : alors qu’à l’origine, on mobilisait fréquemment des personnes avec des capacités professionnelles diverses pour tirer directement parti de ces dernières, ces sortes de corvées furent remplacées par des paiements en argent ou en riz que l’État utilisait pour embaucher des manœuvres ou des artisans, ou encore pour acheter des produits finis. Autrement dit, l’autorité guerrière ne distribuait plus les gens dans des ensembles en fonction du service qu’ils pouvaient lui rendre, mais elle s’appuyait désormais plutôt sur la maturité de la « société économique » [27] pour la réalisation de ses propres missions. Cette situation est manifeste à partir de la seconde moitié du xviie siècle et elle dura jusqu’à la fin de la période. Par exemple, pour les voyages des shōgun au sanctuaire de Nikkō que nous avons évoqués précédemment, même si l’on avait toujours besoin d’hommes et de chevaux, il est avéré que l’accomplissement de ce service s’effectuait désormais par des paiements en argent. Yokota Fuyuhiko voyait dans cette évolution le symptôme d’une perte des fonctions organisationnelles du statut social. Non seulement la maturation de la « société économique » s’effectua indépendamment du pouvoir étatique, mais en plus, l’État finit par dépendre d’elle : pour Yokota, ce sont là les prémisses de la formation de la société contemporaine et de sa séparation des sphères de l’économie et du politique.
27 Une fois que les statuts eurent ainsi perdu leur fonction identitaire, ce fut la vérification annuelle des affiliations religieuses qui détermina alors, selon Yokota, la condition de bourgeois ou de paysan. Ces enquêtes décrétées à l’origine pour traquer les chrétiens, donnaient lieu à la confection de registres où chaque paysan devait être inscrit dans son village, et chaque bourgeois dans sa communauté de quartier. Les guerriers en étaient exempts, tandis que les populations discriminées figuraient dans des registres à part. Yokota attire l’attention sur le fait que l’enregistrement s’effectuait selon le village ou le quartier de résidence, sans rapport avec le métier exercé. Le système permettait en outre des mouvements des individus entre villages et cités, ou des changements d’activité professionnelle. Cet historien en a déduit qu’à distance aussi bien des guerriers que des « gueux », bourgeois et paysans formaient une seule société assez fluide, celle « des gens du commun » heimin shakai [28]. La distinction entre le statut social de paysan et celui de bourgeois, comme la fixité de ces appartenances sociales, tendait donc à disparaître.
28 Ainsi, la société basée sur les statuts a peu à peu changé de substance et perdu de sa réalité, à cause de l’affaiblissement du pouvoir de cohésion des statuts eux-mêmes, mais aussi de la tombée en désuétude de l’organisation des groupes sociaux en fonction des services dus à l’État. C’est pourquoi, même s’il y a une différence entre la thèse d’une couche statutaire intermédiaire comme catégorie sociale particulière, et celle d’une vaste société « de gens du commun », dans les deux cas, les historiens ont vu dans ces évolutions l’origine d’une société civile.
Aux marges des statuts
29 Tsukada Takashi envisagea alors des méthodes pour saisir dans son ensemble l’organisation sociale du Japon de l’époque, tout en gardant en perspective les évolutions de celle-ci [29]. Tout d’abord, il fit remarquer qu’on trouvait des exemples de groupes sociaux identiques dans leurs fonctions, mais dont certains étaient publiquement reconnus, tandis que d’autres ne l’étaient pas [30]. Il lui semblait donc insuffisant de considérer comme statuts sociaux les seuls éléments de la société qui bénéficiaient d’une reconnaissance officielle, et qu’au contraire, il était indispensable d’inclure dans la réflexion aussi ceux qui ne l’avaient pas obtenue. Cette proposition tient donc compte de la maturation d’une multitude de groupements d’intérêts constitués autour de l’accaparement de positions et de charges, qui poursuivaient leurs propres objectifs. Et parmi ces groupes, peuvent être considérés comme des « groupes statutaires », mibun shūdan, ceux à qui l’État avait octroyé une reconnaissance officielle.
30 Car pour Tsukada, dans cette société de privilèges constituée autour du système des statuts sociaux, existaient des groupes qui ne jouissaient pas d’une reconnaissance publique, mais qui étaient travaillés par le désir de s’assurer eux aussi une position solide dans la société politique, autrement dit de se constituer en groupe statutaire. C’est pourquoi, même si étaient tenues à l’écart des groupes statutaires certaines entités, de plus en plus nombreuses au fur et à mesure que la société se complexifiait, par l’apparition de nouvelles activités professionnelles en particulier, celles-ci ne s’efforçaient pas moins d’obtenir des privilèges, et dans ce cas, il devient difficile de ne voir dans cette société de statuts qu’une coquille vide. Il faut plutôt considérer que société de statuts et société en marge, ou « aux marges » des statuts, shūen shakai, allaient de pair.
31 Comme nous l’avons vu auparavant, Asao Naohiro avait avancé que les rapports entre villages et quartiers évoluaient vers une plus grande homogénéité, et que leur caractère statutaire et identitaire s’était affaibli. Cependant, de nombreux autres groupes sont apparus à leur place, et comme chacun d’entre eux s’efforçait d’obtenir un véritable statut social, on peut considérer que la structure même de la société, par certains côtés, eut plutôt tendance à se complexifier. De plus, on ne peut accepter sans réserve ses conclusions sur l’autonomisation des métiers et des individus, puisque nombre d’entre eux sont parvenus à obtenir des privilèges liés à leurs affaires, en se transformant ainsi en statut social. Par ailleurs, même s’il est vrai que, comme l’a écrit Yokota Fuyuhiko, les services eurent tendance à être de plus en plus acquittés en monnaie, comme ces paiements permettaient une reconnaissance officielle par les autorités, on doit admettre que le statut conservait sa fonction originelle. Ainsi, Tsukada Takashi essaya de rendre compte de la persistance du poids d’une société organisée autour des privilèges, en dessinant une image de celle-ci qui diffère à la fois des conceptions d’Asao Naohiro basées sur la différenciation progressive du métier par rapport au statut social, et de celles de Yokota Fuyuhiko, qui suggèrent une séparation du politique et de l’économie.
32 Mais la lecture de Tsukada a pu donner l’impression que la société de statuts ne portait pas en elle la logique de son propre démantèlement. Et pourtant cette société a bien fini par disparaître. Yoshida Nobuyuki s’est le premier rendu compte de ce problème en travaillant également sur les marges de la société. Comme Tsukada, Yoshida Nobuyuki accorde une grande importance au caractère normatif de la logique statutaire, et il estime que c’est la société qui a structuré ce mode d’organisation, mais il insiste aussi sur la nature spécifique et hétérodoxe d’importantes composantes du corps social [31].
33 Yoshida oppose les paysans et les artisans qui sont des producteurs directs, aux marchands et aux travailleurs journaliers sans qualification (appelés hiyō) qu’il situe tous deux aux marges des statuts sociaux. La raison de cette marginalité se trouve selon lui dans leur rapport à la propriété. En effet, la propriété marchande concernait la monnaie et l’immobilier, et les travailleurs journaliers possédaient seulement leur propre force de travail. L’objet de la propriété des paysans était la terre, mais elle dépendait des conditions naturelles et en fonction de sa qualité, de sa production, de son mode d’exploitation, son contenu variait selon les villages. Quant aux artisans, leur clientèle ou leur territoire d’exercice peuvent aussi être considérés comme une forme de propriété, mais ce qui leur était indispensable pour leur activité, c’était avant tout la maîtrise de nombreuses techniques spécialisées et la possession d’outils complexes. Or, la monnaie des marchands et la force brute de travail des journaliers ont ceci en commun d’être absolument interchangeables quel qu’en soit le détenteur, sans aucun critère variable lié à la plus ou moins grande qualité de l’objet possédé, ou de son possesseur. Par conséquent, cette indifférenciation et cette équivalence générale sont incompatibles avec le particularisme et l’individualisation, la « distinction », propres au statut social. C’est la raison pour laquelle Yoshida Nobuyuki considère marchands et travailleurs journaliers comme relevant des « marges » des statuts sociaux. Quant aux « gueux » senmin et aux mendiants hinin, il estime qu’on peut y voir des groupes exclus en principe de toute propriété elle-même.
34 Si l’on associe la théorie des marges statutaires, mibunteki shūen, de Yoshida, à celle de la société des marges, mibun shakai, de Tsukada, on peut alors supposer qu’au sein de ce système de privilèges, marchands comme travailleurs journaliers s’efforçaient eux aussi d’obtenir une position stable par la reconnaissance d’un statut, ce « mode d’existence » normal de leur temps. Cependant, à cause de leur nature hétérodoxe originelle, ces populations, dont l’importance sociale n’a cessé d’augmenter avec les évolutions économiques, sont finalement devenues un facteur de délitement de la société de statuts. Yoshida a donc cherché à saisir la structure sociale du Japon prémoderne, en reliant les débuts de la société du Japon moderne et contemporain aux changements de la société de statuts, tout en faisant une place aux logiques internes à l’origine du démembrement de cette dernière.
35 L’expression de « théorie des marges statutaires » (mibunteki shūen-ron) pourrait faire croire que ce courant se contente de traiter des groupes situés à la périphérie des statuts principaux. Certes, il s’est intéressé, par des analyses précises, à des collectivités restées dans l’ombre jusque-là. Mais au-delà de cela, ces historiens entendent se pencher sur la société fondée sur les statuts dans son ensemble, y compris ses évolutions historiques.
La question des sociétés locales
36 La société de statuts japonaise, tout en étant à l’origine fondée sur les conditions de paysans et de bourgeois, a donc pris des formes de plus en plus complexes en donnant naissance à toutes sortes de conditions qui ne pouvaient pas être rangés parmi les guerriers, les paysans, les artisans ou les marchands, et en amenant le développement de groupes plus ou moins en marge. Avec les progrès de la compréhension des principes d’organisation globale de la société, l’intérêt des chercheurs s’est déplacé sur les méthodes historiographiques nécessaires pour l’étudier de manière concrète.
37 Tsukada Takashi avait déjà affirmé l’importance d’envisager la société de cette époque comme un ensemble, sans borner le champ d’étude à l’analyse d’une seule catégorie, tantôt les bourgeois, tantôt les gueux. Il a alors soulevé les questions de la superposition des groupes sociaux et de leur caractère combinatoire [32]. La structure de superposition interne des groupes sociaux est manifeste dans le regroupement de villages pour former des associations, ou de plusieurs quartiers pour constituer un groupement représentant une partie plus ou moins étendue d’une cité. Des structures à deux ou trois étages se formaient ainsi, tandis que les relations combinatoires s’établissaient entre des groupes sociaux de natures différentes, par exemple entre les quartiers d’Ōsaka et les organisations de mendiants [33].
38 L’étude de ces rapports de superposition et d’interconnexion entre groupes sociaux (en particulier cet aspect combinatoire) s’est avérée efficace pour comprendre une société fondée sur l’existence de nombreuses entités différentes. Cependant, cette méthode pousse à ne considérer les rapports entre eux que sur un mode horizontal, et de plus, comme il est possible d’étendre sans fin la chaîne des relations qui les unit les uns aux autres, les groupes à prendre en compte deviennent eux aussi infinis, ce qui finit par gêner la compréhension d’une société considérée comme un ensemble.
39 Yoshida Nobuyuki, dans ses travaux sur Edo, était confronté à ces problèmes qui l’ont amené à réfléchir aux méthodes permettant d’analyser une ville géante [34], et il proposa d’envisager l’existence de pouvoirs privés (les « pouvoirs sociaux », shakaiteki kenryoku), qui incorporaient dans leur sphère d’influence différentes composantes de la société, pour finir par conférer à celle-ci ce que cet historien nomme une structure modulaire « articulée » (bunsetsu-kōzō) [35]. Selon cette analyse, dans le cas d’Edo par exemple, les divers groupes formant la base de la société n’étaient pas directement reliés à l’ensemble de la ville, mais ils se regroupaient autour de noyaux qui jouaient un rôle polarisant : se tissaient ainsi des entrelacs de relations entre les différents groupes et entités, qui finissaient par structurer un espace dominé par des acteurs ou des institutions dont la position sociale et économique permettait cette emprise. Et c’est la réunion et « l’articulation » de ces structures modulaires qui composaient la société urbaine d’Edo [36]. Autrement dit, cette méthode vise aussi à ne pas fractionner le champ d’étude pour plus de facilité, mais bien à reconstituer in situ la réalité de l’ordre social.
40 Ces « pôles magnétiques » au cœur des structures modulaires étaient, entre autres, selon Yoshida, les grands marchands dans les quartiers bourgeois, et les riches paysans dans les campagnes, ce qui coïncide partiellement avec la théorie d’Asao sur les « couches statutaires intermédiaires » évoquée auparavant. Mais alors qu’Asao a attiré l’attention sur ces couches sociales parce qu’il y voyait l’origine de la bourgeoisie contemporaine et un moteur des évolutions vers le Japon post-Meiji, sur fond de séparation des métiers et des statuts sociaux, Yoshida pour sa part, est d’une opinion complètement différente, car il considère plutôt ces notables comme les noyaux autour desquels la société de statuts s’est cristallisée.
41 Dans la suite de ses travaux, Yoshida a étudié les différences de nature entre les structures modulaires et clarifié la manière dont il les conçoit [37]. Comme les autres villes castrales, Edo a été bâtie à l’origine sur un plan distinguant les terrains occupés par les guerriers, ceux habités par les bourgeois, et ceux réservés aux temples bouddhiques et aux sanctuaires shintō. Chacun de ces espaces était composé d’innombrables structures modulaires et articulées entre elles, constituées de communautés urbaines institutionnelles, mais aussi polarisées par les résidences seigneuriales et les grands établissements religieux dont dépendait une bonne part des habitants des environs, comme fournisseurs, sous-traitants, employés, locataires, bénéficiaires d’aumônes, etc.
42 Or dans les quartiers bourgeois, les grandes maisons de commerce qui étaient fréquemment de gros propriétaires fonciers en ville, ou bien encore les marchés ou leurs grossistes, jouaient aussi ce rôle polarisant sur la société environnante, et se développaient parfois en subvertissant les limites institutionnelles des communautés urbaines d’habitants (les chō). D’autre part, dans les couches populaires, d’autres acteurs sociaux asseyaient leur hégémonie, en unifiant sous leur autorité les petits artisans ambulants, les petits marchands et les journaliers : ainsi se mirent en place deux ensembles sociaux rivaux. Yoshida soutient donc que face à la structure sociale déjà établie par les pouvoirs seigneuriaux lors de la fondation des cités, avec par exemple son zonage spatial entre quartiers guerriers, bourgeois ou religieux, ses communautés, etc., d’autres formes parvinrent à se développer en dépassant et en subvertissant ces clivages institutionnels des origines : par exemple de nouveaux types d’identité spatiale à Edo polarisés par les grandes maisons de commerce, ou les grands marchés urbains. Cette évolution des quartiers bourgeois, selon Yoshida, finit par exercer une influence sur la cité tout entière, et à constituer ainsi des formes d’articulations nouvelles et en confrontation avec les anciennes.
43 Cette méthode, sans s’arrêter à des constats statiques, envisage ces phénomènes d’un point de vue dynamique, en y introduisant des logiques de changement et de confrontation, grâce à l’union de la réflexion sur les marges statutaires et de l’analyse des structures urbaines. Et comme ces recherches prennent systématiquement pour cible un espace bien précis, on peut aussi les rattacher au courant des études sur les « sociétés locales », chiiki shakai. Qui plus est, depuis quelque temps, Yoshida s’efforce de faire progresser l’étude de ce qu’il appelle les « structures de zones », chitai kōzō, qui correspondent à de larges espaces regroupant de nombreuses structures modulaires, et dotés d’une identité locale clairement perçue dans la cité, comme Asakusa, Nihonbashi, Shiba, par exemple, en souhaitant ainsi porter l’analyse au niveau de la ville d’Edo dans son ensemble. D’ailleurs, c’est bien le besoin de donner plus de relief, mais aussi un caractère plus global, aux approches de cette société constituée de statuts sociaux divers, éléments marginaux compris, qui a poussé Yoshida à développer cette méthodologie d’étude des sociétés locales.
Individus et idéologie
44 Ainsi donc, les débats sur les statuts sociaux qui ont débuté par une réflexion sur les formes de domination dans la nation prémoderne, ont abouti à un approfondissement de la méthodologie pour analyser les structures mêmes de la société de cette période.
45 Cependant, Yokota Fuyuhiko qui travaillait sur le statut social également au travers du contrôle des affiliations religieuses, en vint à affirmer que l’origine familiale, et donc des liens du sang ou d’adoption, et ceux du mariage, devaient aussi être intégrés dans cette problématique [38]. Le statut s’héritait en effet de père en fils, et se reproduisait de génération en génération, en étant soutenu par un mécanisme social : le système d’état civil, ou ce qui en tenait lieu, c’est-à-dire les registres des temples bouddhiques confectionnés pour contrôler les affiliations religieuses. C’est pourquoi Yokota affirme que même s’ils appartenaient à des groupes professionnels divers ou à des communautés locales, l’ensemble des paysans et bourgeois constituait en soi un « groupe statutaire des gens du commun », heimin mibun shūdan, et que les parias formaient eux aussi un « groupe statutaire », mibun shūdan, à part, avec son propre état civil. Yokota a donc infléchi son concept originel de « société des gens du commun » dans le sens de « groupe statutaire ». De fait, les registres des temples étaient tenus à jour chaque année en prenant la « maisonnée » (ie) comme unité de base, et il est donc possible d’y voir une forme de confirmation régulière des liens de parenté et matrimoniaux pouvant aller jusqu’à l’endogamie, dans le cas des groupes discriminés. En plus, il ne s’agit plus seulement de parler d’une position dans la société : insister sur les questions familiales et de mariage dans le « statut social », se rapproche sans doute de la perception commune de cette notion.
46 C’est pourquoi Yokota soutient qu’« outre la diversité des groupes et des statuts de toutes sortes qui se sont développés par superposition et combinaison », l’état civil fonctionnait « comme un autre pilier de la société de l’époque d’Edo ». Mais il accepte par ailleurs les points de vue évoqués précédemment, comme l’appréhension de statuts sociaux en tant que « mode d’existence » et donc le concept de « groupe social statutaire » [39]. Alors, pourquoi ne pas appréhender également ces « statuts sociaux » reconfirmés périodiquement par l’état-civil religieux et dans la transmission familiale, et qui correspondaient grosso modo aux représentations véhiculées par l’idéologie dominante d’une société organisées en paysans, bourgeois et « gueux », en les confrontant aux groupes sociaux effectivement identifiés, et à l’entrelacs des relations qu’ils entretenaient les uns avec les autres ?
47 Sur ce plan, les travaux menés récemment sur les groupes de mendiants d’Ōsaka par Tsukada Takashi peuvent contribuer à la réflexion [40]. Dans cette ville, des groupes de mendiants officiellement reconnus avaient monopolisé le droit de quête en échange de services qu’ils rendaient à la préfecture de la ville, en particulier en jouant le rôle d’auxiliaires de police. Tout en décrivant avec précision les structures de ces groupes définis entre autres par ses services accomplis pour les autorités, Tsukada a montré qu’ils souhaitaient éviter que leurs ghettos n’apparaissent sur les cartes sous l’indication de « village de hinin » : cette appellation, qui signifie les « non-humains », était bien évidemment considérée comme infamante par l’ensemble du corps social, et bien qu’elle fût la désignation officielle de leurs groupes, les mendiants dont l’activité était reconnue par les autorités de la cité souhaitaient s’en affranchir, pour donner une image plus valorisante de leur statut. Certes, il devenait de plus en plus rare qu’ils soient appelés « hinin » dans le cadre de leurs relations quotidiennes, et eux-mêmes considéraient que leur situation sociale s’était en quelque sorte normalisée, du fait des services rendus comme auxiliaire de police auprès de la préfecture de la ville, et la reconnaissance de leurs droits à mendier dans les communautés urbaines. Pourtant, le point de vue de l’idéologie des dirigeants continuait toujours à les considérer collectivement comme des « gueux », à l’écart des « gens du commun » (heimin) et de leur respectabilité, et ce sont ces représentations de l’autorité qui influençaient les mendiants qui souhaitaient que le pouvoir efface des cartes les marques de leur stigmatisation.
48 N’oublions pas que l’expression japonaise shi-no-kō-shō désignant les quatre statuts canoniques vient d’une conception des activités professionnelles qu’on trouve dans les classiques de la Chine, mais que cette idéologie correspondait bel et bien à une réalité pour les lettrés confucéens de l’époque [41]. Et même s’il s’agissait d’une illusion manquant de consistance pour rendre effectivement compte de l’organisation de la société, cette perception n’en existait pas moins durant la période d’Edo parmi les Japonais de toute condition. Or cette représentation « idéologique » des statuts sociaux pouvait aussi exercer une influence sur les formes prises par les groupes sociaux, leur conscience d’eux-mêmes et des autres.
49 Tsukada souligne aussi le fait que les individus avaient un parcours de vie qui leur était propre et qu’il existait des histoires individuelles nées de la conjonction de l’intentionnel et de l’imprévu. Mais même si la mobilité des individus peut donner l’impression à Asao et Yokota d’un ébranlement de la logique et de la structure des groupes sociaux, il est aussi certain que ceux-ci encadraient fortement l’individu. Et en fin de compte, on ne peut douter que l’histoire individuelle ait été aussi fortement orientée par l’appartenance au groupe.
50 Par cette analyse qui distingue le niveau idéologique, le niveau structurel des groupes et celui des histoires individuelles, Tsukada Takashi affirme l’importance d’aborder la société d’une manière cohérente en prenant comme pivot la structure des groupes sociaux. Alors le « statut » se manifestait-il par le système d’état civil comme l’affirme Yokota ? Les individus s’en étaient-ils émancipés ainsi que des pesanteurs des organisations collectives comme l’affirme Asao ? Plutôt que se poser de telles questions, Tsukada juge pour sa part toujours indispensable d’analyser les statuts en lien avec ces groupes sociaux dotés d’une certaine personnalité propre. Cette méthodologie devrait permettre d’envisager la société à la fois au niveau structurel et dans sa globalité. Au fond, l’approche défendue par Tsukada Takashi ne vise pas tant à opter pour l’une ou l’autre des conceptions qui ont été proposées dans les débats sur les statuts sociaux, qu’à tenter de les unifier en une théorie cohérente.
Notes
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[1]
Traduit du japonais par Yannick Bardy et Guillaume Carré.
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[2]
Ce caractère chinois désigne en Chine plutôt les « administrateurs » civils ou militaires, appartenant à la catégorie des lettrés. Son application spécifique aux guerriers est donc une particularité japonaise (Ndt).
-
[3]
Hinin et eta formaient les deux principales catégories de populations discriminées aussi appelées les « gueux » (senmin). Les premiers étaient généralement des mendiants, tandis que les seconds accomplissaient des tâches jugées impures, comme l’équarrissage ou le travail du cuir. (NdT)
-
[4]
Toyotomi Hideyoshi (1536-1598) : le deuxième des trois « hégémons » qui réunifièrent le Japon, le troisième étant le fondateur de la dynastie shogounale des Tokugawa, Tokugawa Ieyasu (1542-1616). Sur ce décret, voir l’article de Makihara Shigeyuki dans ce dossier : « Naissance des guerriers des temps prémodernes : la séparation entre guerriers et paysans à Ōmi » (Ndt)
-
[5]
Chūgaku-shakai : rekishi-teki bun.ya [« Manuel de société pour les collèges : le champ historique »], Ōsaka, Ōsaka-shoseki, 1980, p. 124.
-
[6]
Taikō (Grand Chancelier retiré) était l’un des titres que portait Toyotomi Hideyoshi à partir de 1591. Il ordonna l’établissement de cadastres dans les domaines qu’il contrôlait, puis dans l’ensemble des provinces après la réunification de l’archipel sous sa férule, pour assurer la base fiscale du pouvoir guerrier. (NdT)
-
[7]
La « chasse aux sabres » (katanagari) lancée à partir des années 1580 par Hideyoshi, visait à désarmer les campagnes. Cette politique de « pacification » cherchait à briser les résistances rurales contre les prélèvements et les réquisitions du nouveau pouvoir guerrier, et elle aboutit de facto à la disparition de la présence guerrière au sein des villages. (NdT)
-
[8]
Atarashii shakai : rekishi [« Nouvel enseignement de société : Histoire »], Tōkyō, Tōkyō-shoseki, 2013, p. 106.
-
[9]
Shōsetsu nihon-shi [« Histoire japonaise détaillée »], Tōkyō, Yamakawa-shuppansha, 1997, p. 174.
-
[10]
Ibid., édition 2002, p. 170.
-
[11]
Yamaguchi Keiji, « Nikkō-sha mairi yosejinba ni tsuite no ikkōsatsu » [« Réflexions à propos des levées d’hommes et de chevaux pour les visites au sanctuaire de Nikkō »], [1986], dans Yamaguchi Keiji chosakushū, dai san kan [« Recueil des œuvres de Yamaguchi Keiji, vol. 3 »], Azekura shobō, Tōkyō, 2009.
-
[12]
Le Régime des Codes (ritusryōsei) désigne la période de Nara et le début de celle de Heian (du viiie au xe siècle environ), pendant laquelle la cour du Yamato prend modèle sur des institutions empruntées à la Chine, comme les codes juridiques et administratifs imités de ceux de la dynastie Tang. (Ndt).
-
[13]
Tagaki Shōsaku, Nihon kinsei kokka-shi no kenkyū [« Étude sur l’histoire de l’État prémoderne japonais »], [1976], Iwanami-shoten, Tōkyō, 1990.
-
[14]
Ibid., p. 127.
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[15]
Ibid., p. 134.
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[16]
Le système de perception mis en place avec les cadastres de Hideyoshi hérita dans son application de pratiques de la fin du Moyen-Âge. À cette époque, les communautés villageoises devaient fournir des hommes pour prendre part, comme combattants ou comme main-d’œuvre, aux campagnes militaires des armées seigneuriales. Cette obligation reposait sur les villageois capables de procurer de telles ressources en hommes, c’est-à-dire les plus aisés qui tenaient fréquemment sous leur domination des individus plus ou moins nombreux travaillant pour leur compte. Comme les pouvoirs seigneuriaux médiévaux ne pouvaient se faire qu’une idée approximative de la situation foncière des villages, l’imposition de ce type de corvées se faisait couramment sur la taille des résidences, censée refléter l’opulence de la « maisonnée » (ie) comme groupe familial. L’organisation fiscale se modelait donc à cette époque sur l’organisation sociale des communautés villageoises, fréquemment dominées par quelques familles. Ce groupe avait le pouvoir de décision dans les différentes instances de la communauté du village et captait les ressources des terres cultivées par les agriculteurs. Avec l’établissement général de cadastres à l’époque de Hideyoshi, les terres étaient en principe enregistrées avec leur exploitant qui devait assurer la fourniture de l’impôt en riz, mais en réalité l’héritage des mœurs médiévales pesa encore longtemps sur les communautés villageoises. Les chefs de maisons paysannes aptes à fournir le personnel nécessaire pour les corvées étaient encore fréquemment déterminés par la possession et la taille de leur résidence : on les appelait les « paysans principaux » (honbyakushō), par opposition aux villageois aux ressources trop modestes pour assurer l’accomplissement des services dus à l’autorité seigneuriale, parfois désignés comme les « buveurs d’eau » (mizunomi). La domination des communautés villageoises par les « paysans principaux » est encore un fait marquant durant une bonne partie du xviie siècle, mais elle tendit à céder progressivement la place à une nouvelle conception du statut du paysan, comme chef de famille et comme exploitant de terres agricoles sur les cadastres. Sur ces questions, voir l’article de Makihara Shigeyuki dans ce dossier (Ndt).
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[17]
Asao Naohiro, « Kinsei no mibun-sei to senmin » [« L’époque prémoderne et les gueux »], [1981], dans Asao Naohiro chosaku-shū dai nana kan – mibunsei-shakai-ron [« Recueil des œuvres d’Asao Naohiro », vol. 7, « La société de statuts sociaux »], Tōkyō, Iwanami-shoten, 2004, p. 36-37.
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[18]
Comme c’est la règle en japonais, ce caractère chinois a plusieurs lectures différentes : la première inspirée de la prononciation chinoise (chō), la seconde correspond à un nom japonais (machi). Ce sinogramme désigne à l’origine les levées de terres séparant les rizières ; mais il a aussi le sens d’une unité de surface, appliquée pour l’urbanisme, d’où la notion de quartier, et même dans le Japon médiéval, de quartier marchand ou de marché, et à l’époque d’Edo, de communauté de quartier (Ndt).
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[19]
Asao Naohiro, « Kinsei no mibun-sei to senmin », art. cit., p. 41-42.
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[20]
Tsukada Takashi, « Kisei no mibunsei shihai to mibun » [« Gouvernement par le système statutaire et statuts sociaux à l’époque prémoderne »], [1985], dans id., Kinsei nihon mibunsei no kenkyū [« Recherches sur le système des statuts sociaux du Japon prémoderne »], Kōbe, Buraku-mondai kenkyūsho [« Centre de recherche sur la question des parias »], 1987, p. 7-10.
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[21]
Yoshida Nobuyuki, « Watashi no kinsei-mibun kenkyū » [« Mes recherches sur les statuts sociaux de l’époque prémoderne »], [2004], dans Chiikishi no hōhō to jissen [« Pratiques et méthodes de l’histoire locale »], Tōkyō, Azekura-shobō, 2015, p. 304.
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[22]
Asao Naohiro, « Kinsei no mibun-sei to senmin », art. cit., p. 46-47.
-
[23]
Asao Naohiro, « Jūhasseiki no shakai hendō to mibunteki-chūgenzō » [« Changements sociaux au xviiie siècle et couches intermédiaires des statuts sociaux »], [1993], dans Asao Naohiro chosaku-shū dai nana kan, op. cit., p. 188.
-
[24]
Ibid., p. 208-209.
-
[25]
Ibid., p. 216-218.
-
[26]
Yokota Fuyuhiko, « Kinseiteki mibun-seido no seiritsu » [« L’établissement du système des statuts sociaux prémoderne »], dans Asao Naohiro (dir.), Nihon no kinsei, 7, Mibun to kakushiki [« Le Japon de l’époque d’Edo, vol. 7, Statuts et rangs »], Tōkyō, Chūō-kōron-sha, 1992, p. 68-69.
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[27]
La « société économique » (keizai-shakai) est un concept dont il est fait un large usage dans l’histoire économique du Japon de l’époque d’Edo. L’expression caractérise une société où, du fait de l’essor de la production des échanges, et du poids croissant dans ces derniers dans la vie quotidienne, les valeurs économiques s’imposent progressivement comme les valeurs et préoccupations dominantes, y compris pour les politiques des gouvernants (Ndt).
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[28]
Yokota Fuyuhiko, « Kinseiteki mibun-seido no seiritsu », art. cit., p. 73.
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[29]
Tsukada Takashi, « Mibun no Kōsō » [« Structure du système statutaire »], [1994], dans id., Kinsei mibun-sei to shūen shakai [« Système statutaire prémoderne et société des marges »], Tōkyō, Tōkyō daigaku shuppankai, 1997.
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[30]
Sur ces questions des marges des statuts sociaux, voir Les Statuts sociaux au Japon (xviie-xixe siècle), dossier des Annales. Histoire, Sciences Sociales, 2011/4, et l’article de Yokoyama Yuriko, « Coiffeurs et coiffeuses d’Edo et de Tokyo », dans Edo au xixe siècle, numéro spécial d’Histoire urbaine, 2010/3 (n° 29), p. 67-98.
-
[31]
Yoshida Nobuyuki, « Shoyū to mibunteki-shūen » [« Propriété et marges statutaires »], [2000], dans Mibunteki-shūen to shakai = bunka kōzō [« Marges statutaires et société/structure culturelle »], Kōbe, Buraku-mondai kenkyūsho, 2003, p. 26-32.
-
[32]
Tsukada Takashi, « Shakai-shūdan wo megutte » [« Autour des groupes sociaux »], [1985], dans id., Kinsei nihon mibunsei no kenkyū [« Études sur le système statutaire dans le Japon prémoderne »], op. cit., p. 353-356.
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[33]
L’auteur fait ici référence à des liens mis en évidence à Ōsaka par Tsukada Takashi : une communauté urbaine accordait en effet un droit de mendicité dans son enceinte à un mendiant hinin que celui-ci considérait comme une exclusivité. En échange de ce droit, le hinin devait certains services : veiller à ce que d’autres mendiants n’aillent pas perturber les habitants, participer au nettoyage de la rue, à sa surveillance, etc. Les hinin, dont l’activité était reconnue par les autorités, avaient leurs propres organisations mendiantes qui régulaient non seulement les relations entre leurs membres, mais également celles envers la Préfecture urbaine et les communautés de la ville. (Ndt)
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[34]
Au xviiie et xixe siècles, la population d’Edo est estimée à un million d’habitants.
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[35]
Yoshida Nobuyuki, « Kyodai jōkamachi » [« Les villes seigneuriales géantes »], [1995], dans id., Kyodai jōkamachi edo no bunsetsu kōzō [« La structure articulée d’Edo, une ville seigneuriale géante »], Tōkyō, Tōkyō daigaku shuppankai, 1999.
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[36]
Pour un exemple concret de la construction de sociétés locales à Edo, voir l’étude des quais et des organisations de batelleries exposée dans Yoshida Nobuyuki, « Edo au fil de l’eau », dans Edo au xixe siècle, op. cit., p. 99-128.
-
[37]
Yoshida Nobuyuki, « Jōkamachi no ruikei to kōzō » [« Typologie et structure des villes seigneuriales »], [2001], dans id., Dentō toshi – Edo [« Une ville traditionnelle : Edo »], Tōkyō, Tōkyō daigaku shuppankai, 2012, p. 55-65.
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[38]
Yokota Fuyuhiko, « Kinsei no mibunsei » [« Le système statutaire prémoderne »], dans Iwanami kōza – nihon-rekishi 10 [« Cours des éditions Iwanami – Histoire du Japon, vol. 10 »], Tōkyō, Iwanami shoten, 2014.
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[39]
Yokota Fuyuhiko, « Heinō-bunri no sujōteki kōzō » [« Structure identitaire de la séparation des guerriers et des paysans »], dans Buraku-mondai kenkyū, 159 [« Recherches sur la question des parias, n° 159 »], Kōbe, Buraku-mondai kenkyūsho [« Centre de recherche sur la question des parias »], 2002, p. 65.
-
[40]
Tsukada Takashi, Ōsaka no hinin [« Les mendiants d’Ōsaka »], Tōkyō, Chikuma-shobō, 2013, p. 236-242.
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[41]
Asao Naohiro, « Kinsei no mibun to sono hen.yō » [« Les statuts prémodernes et leurs changements »], [1992], dans Asao Naohiro chosaku-shū dai nana kan, op. cit., p. 99-108.