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Article de revue

L'European Fighter Aircraft : le rendez-vous manqué de la coopération aéronautique européenne 1978-1985

Pages 103 à 116

Notes

  • [1]
    Emmanuel Chadeau, L’Industrie aéronautique en France 1900-1950. De Blériot à Dassault, Paris, Fayard, 1987, p. 283.
  • [2]
    Contre trois dans le domaine naval, douze dans le domaine terrestre et une coopération dans le domaine des transmissions. Jean-Paul Hébert, « D’une production commune à une production unique ? », dans Jean-Paul Hébert et Jean Hamiot (dir), Histoire de la coopération européenne dans l’armement, Paris, CNRS Histoire, CNRS Éditions, 2004, 238 p.
  • [3]
    Toujours sur la période 1958-1998 et sur un total de 52 programmes. Idem.
  • [4]
    Création du GEIP en 1976 ; déclaration de Rome du 27 octobre 1984 qui réactive l’UEO ; création de nouvelles instances de coopération, notamment en matière d’armement, en avril 1985.
  • [5]
    Voir Claude Carlier et Luc Berger, Dassault (1945-1995) : 50 ans d’aventure aéronautique, t. II : Les Programmes, Paris, Éditions du Chêne, 1996, p. 296-307. ; Germain Chambost, Rafale. La Véritable Histoire, Paris, Univers aéronautique, Le Cherche-Midi, 2007, p. 67-85 ; Roger Guénod, Georges Bousquet et Jean-Luc Monlibert, « Le Rafale », in Jacques Bonnet (dir), Un demi-siècle d’aéronautique en France, Les avions militaires, t. II, COMAERO, Les Cahiers du CHEAr, 2007, p. 344-349.
  • [6]
    Exception faite de la Suède.
  • [7]
    Démonstrateur lancé par la France au cours de la coopération sur l’AGV. Cf. contribution d’Andrew James et Phil Judkins.
  • [8]
    Andrew James, « L’évolution de la coopération franco-britannique en matière d’armement : du Jaguar au futur porte-avions », in Jean-Paul Hébert et Jean Hamiot, « Histoire... », op. cit.
  • [9]
    Jacques Bonnet (dir.), « Un demi-siècle... », op. cit.
  • [10]
    Andrew James, « L’évolution... », op. cit.
  • [11]
    Claude Carlier et Luc Berger, « Dassault... », op. cit., p. 296-307.
  • [12]
    Statement on the defence estimates 1981, presented to Parliament by the Secretary of State for Defence by command of Her Majesty, April 1981, Parliamentary Papers 1980-1981, XLVI, Command Papers 8205-8240, Cmnd 8212, HMSO, London.
  • [13]
    The United Kingdom Defence Program : the way forward, presented to Parliament by the Secretary of State for Defence by command of Her Majesty, June 1981, Parliamentary Papers 1980-1981, XLVIII, Command papers 8274-8320, White paper, Cmnd 8288, HMSO, London.
  • [14]
    Cet avion expérimental de démonstration deviendra l’ACX (Avion de Combat eXpérimental).
  • [15]
    Claude Carlier et Luc Berger, « Dassault... », op. cit., p 300-301.
  • [16]
    Qui deviendra l’Experimental Aircraft Program (EAP) par la suite.
  • [17]
    Claude Carlier et Luc Berger, « Dassault... », op. cit., p 300-301.
  • [18]
    Matthieu Trouvé, L’Espagne et l’Europe : de la dictature de Franco à l’Union européenne, Bruxelles, Euroclio, P.I.E. Peter Lang, 2008, 522 p.
  • [19]
    Germain Chambost, « Rafale... », op. cit., p. 79-80.
  • [20]
    Idem, p. 82-83.
  • [21]
    Cérémonie de signature d’adhésion aux CEE le 12 juin 1985. Matthieu Trouvé, op. cit.
  • [22]
    Expression employée par Marcel Dassault lors d’une conférence de presse le 25 septembre 1985 pour quali?er la différence des avant-projets, cité in Claude Carlier et Luc Berger, op. cit., p. 307.
  • [23]
    Critères opérationnels tels que la vitesse ascensionnelle, le taux de virage, l’autonomie en carburant, le rayon d’action.
  • [24]
    Turbo-Union est le consortium formé par les motoristes participant au programme Tornado : Rolls-Royce, MTU et Fiat. La réalisation industrielle du programme Tornado était con?ée à deux consortiums : Panavia et Turbo-Union.
  • [25]
    Jacques Bonnet (dir.), « Un demi-siècle... », op. cit., p. 317-318.
  • [26]
    Germain Chambost, « Rafale... », op. cit., p. 76-78.
  • [27]
    Cité dans idem, p. 84.
  • [28]
    Même dans le cas d’une coopération multilatérale, la base de cette coopération était bilatérale : franco-britannique, franco-allemande ou germano-britannique.

Introduction

1 Les nations de la « vieille Europe » possèdent une longue et riche pratique de la coopération, plus particulièrement dans le secteur aéronautique. Ainsi, dès 1921, le motoriste français Gnome & Rhône achetait la licence de fabrication du Jupiter 400 CV au motoriste britannique Bristol [1]. Phénomène ancien, la coopération dans l’aéronautique occupe aussi une place prééminente parmi les programmes menés en coopération. Entre 1958 et 1998, parmi 52 programmes d’armement menés dans le cadre d’une coopération européenne, 36 relèvent du domaine aérospatial, soit près de 70 % du total [2]. La croissance exponentielle des coûts et de la complexité des matériels aéronautiques explique la prégnance de ce secteur particulier dans la coopération ; les économies attendues, notamment en termes de R&D, sont, potentiellement, plus importantes que dans d’autres secteurs de l’armement. Sans surprise, les principaux acteurs de ces coopérations sont les pays possédant les BITD les plus développées : Allemagne, Espagne, France, Italie et Royaume-Uni. Cependant, ce sont bien l’Allemagne, la France et le Royaume-Uni qui constituent le noyau central autour duquel tous les projets s’articulent : la France compte 43 participations, l’Allemagne 32 et le Royaume-Uni 23 [3].

2 Les années 1980, cadre chronologique de notre étude, constituent une période faste de la coopération en matière d’armement. Le nombre et l’importance des projets en coopération lancés en attestent : projet de char franco-allemand, projet de frégate NFR 90, les hélicoptères Tigre et NH 90 ainsi que le projet d’avion de combat European Fighter Aircraft (EFA). Tous les projets n’aboutissent pas, comme nous le verrons, mais ils témoignent malgré tout d’une volonté de coopération forte. Le renouveau de l’Union de l’Europe occidentale renforce largement cette dynamique [4].

3 C’est dans ce cadre qu’est élaboré un projet de coopération sur un Avion de combat européen (ACE ou European Fighter Aircraft EFA) à la ?n des années 1970. Ce programme est censé répondre au besoin d’un avion de combat pour les années 1990-2000 a?n de contrer la menace du bloc soviétique, équipé de Mig-29 Fulcrum et de Su-27 Flanker. Dans un premier temps, ce besoin est partagé par l’Allemagne, la France et le Royaume-Uni. Ils sont bientôt rejoints par l’Espagne et l’Italie. Après plusieurs phases de négociations, les cinq partenaires se mettent d’accord en 1984 sur une ?che programme commune. La formule aérodynamique générale de l’avion est retenue et les négociations semblent bien avancées. Pourtant, le 1er août 1985, la France quitte les négociations et lance le programme Rafale, tandis que ses quatre autres partenaires poursuivent leur collaboration, qui aboutira à l’Euro?ghter. Le 4 juillet 1986, le Rafale A effectue son premier vol ; le 8 août 1986, c’est au tour de l’EAP, le démonstrateur technologique du futur Euro?ghter, de prendre l’air. À un mois d’intervalle, l’envol de ces deux démonstrateurs symbolise la faillite de la coopération européenne envisagée pour l’European Fighter Aircraft (EFA).

4 Relativement peu d’ouvrages abordent cette coopération [5] et elle n’y est analysée que comme prélude à la phase de lancement du programme national Rafale. À la connaissance de l’auteur, l’EFA et les enjeux spéci?ques de la coopération aéronautique n’ont pas fait l’objet d’une étude détaillée dans une publication française. Les caractéristiques de la coopération sur l’EFA en font un cas d’étude particulièrement riche. En premier lieu, l’EFA est la coopération la plus ambitieuse jamais envisagée en Europe pour un avion de combat et constitue, à ce titre, un symbole de la coopération européenne. Destiné à équiper les forces aériennes de cinq pays (avec une cible aux alentours de 1 000 unités), il était censé être l’unique avion de combat développé en Europe au cours des 30 années qui devaient suivre. De plus, pendant les sept années qu’ont duré les travaux préliminaires, les négociations sur l’EFA ont mêlé les acteurs politiques, militaires et industriels des cinq principales nations européennes dotées d’une industrie aéronautique signi?cative [6]. Les enjeux pour chaque pays sont par conséquent énormes ; les interactions entre les différents niveaux d’acteurs sont nombreuses et complexes. L’EFA est d’ailleurs, encore à ce jour, le dernier exemple en date d’une coopération européenne sur un avion de combat. Symbole européen mais porté par des enjeux nationaux contradictoires, la coopération sur l’EFA, dans sa con?guration initiale, échoue en 1985.

5 Cette contribution s’attachera donc à analyser les enjeux et les stratégies des acteurs dans les négociations, avec une attention particulière pour la position française, souvent incriminée pour son retrait des négociations. Comment expliquer que la coopération sur l’EFA ait échoué et donné naissance à deux programmes concurrents ? Quels ont été les facteurs centrifuges ? Peut-on déceler des facteurs spéci?ques par rapport à d’autres tentatives de coopération ? Quelles sont les conséquences à long terme ?

6 A?n de répondre à ces questions, cet article propose de revenir sur le déroulement des négociations multilatérales sur l’EFA avant d’analyser les facteurs d’échec.

Contexte

7 La coopération des gouvernements sur l’EFA ne commence pas ex nihilo ; elle s’appuie sur l’héritage des coopérations déjà réalisées. Ces coopérations sont à dominante franco-allemande ou franco-britannique.

8 La coopération franco-allemande dans le secteur aéronautique constitue le point de départ des coopérations européennes ultérieures. Lancée dans les années 1950 (Fouga Magister et Noratlas), elle se poursuit dans les années 1960 autour du projet d’avion de transport Transall. Au tournant des années 1970-1980, l’Allemagne est considérée par la France comme le partenaire idéal pour la coopération en matière d’armement.

9 Le cadre franco-britannique est particulièrement déterminant pour comprendre les stratégies des différents acteurs au moment de l’EFA. En mai 1965, un protocole d’accord, liant le projet d’avion d’attaque et d’entraînement Jaguar au projet d’avion à géométrie variable (AGV), est signé. En juin 1967, la France reconsidère sa position et décide de se retirer du projet AGV. Les partenaires britanniques ont le sentiment que l’AGV a été sacri?é au pro?t du projet Mirage G [7] de Dassault. Andrew James estime que la décision française était fondée sur des considérations de politique industrielle, notamment la défense des intérêts de la SNECMA [8]. En effet, cette dernière n’avait occupé qu’une position secondaire lors de la coopération sur le moteur Adour équipant le Jaguar ; et ce cas de ?gure risquait de se renouveler pour l’AGV. Pour leur part, les services of?ciels français font valoir que l’AGV, trop lourd pour être navalisable, était devenu également trop cher pour les ?nances françaises [9]. Quelles que soient les motivations réelles du retrait et, en dépit d’une coopération réussie sur le Jaguar et les hélicoptères Lynx, Puma et Gazelle, l’AGV laisse une amertume durable chez les partenaires britanniques. Andrew James évoque même un « schisme au cœur de l’industrie de l’aviation de combat européenne » [10].

10 Peu après, le Royaume-Uni entre en négociations avec l’Allemagne et l’Italie pour produire l’avion multi-rôle de combat (MRCA). Cette coopération trilatérale aboutit à la production du Tornado et les liens forgés par les gouvernements et les industries concernées joueront un rôle important dans les négociations pour l’EFA.

11 Au salon du Bourget de juin 1977, un premier contact s’établit entre les sociétés Avions Marcel Dassault-Bréguet Aviation (AMD-BA) et Dornier. L’industriel allemand informe son homologue français que les autorités de tutelle allemandes lui ont con?é, ainsi qu’à Messerschmitt Bölkow Blohm (MBB), l’étude de faisabilité d’un avion de combat pour les années 1990, en association avec un grand groupe industriel européen [11]. Les AMD-BA acceptent la proposition allemande et la poursuite des contacts est avalisée par les services of?ciels français.

12 Au-delà des contacts bilatéraux, plus ou moins informels, les débuts d’une coopération formalisée remontent en 1978 et les négociations dureront jusqu’en 1985. Elles se décomposent en trois phases principales :

13

  • 1978-1981 : études préliminaires trilatérales (France, RFA, Royaume-Uni) ;
  • 1981-1983 : études nationales et lancement des démonstrateurs français et britannique ;
  • 1983-1985 : négociations à 5 (France, RFA, Royaume-Uni, Italie, Espagne).

Études préliminaires trilatérales (France, RFA, Royaume-Uni) 1978-1981

14 En juillet 1978, les ministres de la Défense de la France, d’Allemagne et du Royaume-Uni concluent un accord sur l’étude préliminaire d’un avion de combat tactique susceptible d’aboutir en 1992. Cet accord constitue le point de départ des discussions trilatérales sur le projet d’un ACE.

15 Initialement, le concept d’avion de combat européen, tel qu’il est formulé dans les années 1970, tente de répondre à des besoins assez différents. L’Allemagne souhaite remplacer en priorité ses intercepteurs Phantom entre 1990 et 1994, avec une préférence pour les missions de supériorité aérienne. La France et le Royaume-Uni souhaitent pour leur part un avion d’appui tactique. La France veut remplacer ses Jaguar à l’horizon 1992, tandis que le Royaume-Uni veut pouvoir remplacer ses Harrier et Jaguar à partir de 1989.

16 Avec l’appui des industriels nationaux concernés (les AMD-BA, British Aerospace, MBB et Dornier), plusieurs études de faisabilité sont menées entre 1978 et 1981. Celles-ci font rapidement apparaître le manque d’harmonisation des spéci?cations opérationnelles. Au cours de cette période, le politique doit marquer à plusieurs reprises sa volonté d’un ACT pour 1992. En 1981, les différentes parties s’accordent sur l’analyse de la situation mais aucun des points durs identi?és n’a trouvé de solution : spéci?cations opérationnelles communes, maîtrise d’œuvre industrielle, gestion du programme, choix du moteur, de l’avionique et des armements.

17 En juin 1981, la partie allemande fait connaître qu’en RFA le programme ACT est reporté faute de crédits (sans doute au-delà de 1983). De son côté, à la même période, le ministère de la Défense britannique est confronté à des dif?cultés de paiement. Entre août et novembre 1980, il impose même un moratoire sur les paiements aux fournisseurs [12]. A?n de remédier à ces dif?cultés budgétaires récurrentes, le Secrétaire à la Défense britannique John Nott procède à une réforme profonde de la politique de défense [13]. Celle-ci reconsidère les missions et les moyens de la politique de défense britannique ainsi que la politique d’acquisition. Cette réforme oblige les Britanniques à reconsidérer leurs choix d’équipement et un avion STOVL pourrait éventuellement mieux satisfaire leur besoin opérationnel.

18 En septembre 1981, en dépit de plusieurs tentatives de rapprochement, des divergences importantes subsistent et les travaux n’ont pas permis de dé?nir un programme d’avion réalisable en commun. Les dif?cultés budgétaires donnent un coup d’arrêt aux négociations. Même si elle n’est pas arrêtée of?ciellement, la coopération se limite pour le moment à des échanges d’informations entre les études menées sur une base nationale. Une décision commune de lancement du programme est reportée vers 1983-1984.

Le lancement des démonstrateurs français et britannique 1981-1983

19 En effet, même si, of?ciellement la coopération européenne est reportée sine die, les recherches se poursuivent sur une base nationale. La partie française se base sur un projet de spéci?cations opérationnelles émis par l’état-major de l’armée de l’air en 1979.

20 À la ?n de 1981, les AMD-BA souhaitent lancer un avion expérimental de démonstration [14]. La réalisation d’un démonstrateur permettrait de mieux contrôler le développement et l’intégration des technologies nouvelles prévues pour l’ACT. D’autre part, après les réalisations du Mirage 4000 et du Mirage 2000, cela assurerait la continuité des bureaux d’études des AMD-BA tout en maintenant l’avance technique acquise et une compétitivité certaine au niveau mondial. Cette proposition reçoit un accueil favorable de la part des autorités françaises. Étant donné le très haut niveau de performances souhaité et la nouveauté de la formule aérodynamique (voilure delta, canards, nouvelles entrées d’air, système de contrôle automatique généralisé...), elles considèrent comme très souhaitable de lancer une phase exploratoire pour mieux cerner les solutions. En outre, l’intégration sur le même programme d’un nouveau moteur multiplie les risques.

21 Dans le même temps, les AMD-BA et MBB-Dornier poursuivent leurs discussions bilatérales. L’armée de l’air française af?rme son besoin d’un avion polyvalent tandis que la Luftwaffe souhaite disposer d’un avion de supériorité aérienne. L’avion de supériorité aérienne allemand se rapproche cependant des caractéristiques françaises. Bien que les besoins soient sensiblement différents, les deux sociétés arrivent à se mettre d’accord sur un projet qui harmoniserait les demandes des états-majors français et allemands. Les deux industriels mettent même au point une organisation industrielle comprenant une direction centralisée avec une équipe franco-allemande intégrée [15]. Les discussions se poursuivent jusqu’au premier trimestre 1982 et semblent sur le point d’aboutir. Cependant, devant prendre en considération le souhait de Bonn de prévoir d’autres alternatives, MBB est conduit à élaborer, à la ?n de 1982, une coopération trilatérale avec le Royaume-Uni et l’Italie, ce qui met ?n au projet franco-allemand. En effet, voyant que les Français et les Allemands n’arrivent pas à conclure, les Britanniques présentent au salon de Farnborough de septembre 1982, la maquette grandeur nature d’un avion de démonstration baptisé Agile Combat Aircraft (ACA) [16]. Ce programme est co?nancé par le gouvernement anglais et British Aerospace, avec une participation privée de l’allemand MBB et de l’italien Aeritalia [17] .

22 Conséquence de l’annonce britannique, en octobre 1982, le ministre de la Défense Charles Hernu annonce que la France réalisera un Avion de Combat Tactique (ACT) polyvalent pour les années 1995-2000 et, a?n de valider les concepts technologiques avancés de l’avion, décide de construire un démonstrateur. Au-delà de la validation des technologies, l’on comprend bien ici la volonté française de ne pas laisser le champ libre à l’initiative britannique. En effet, le risque serait trop grand que les partenaires européens ne se regroupent autour du seul démonstrateur proposé par le Royaume-Uni. L’ACX permettrait de préparer le futur programme européen sans le ?ger assurant ainsi la satisfaction des besoins français. La décision du Ministre de lancement de l’ACX intervient le 13 avril 1983.

23 Les programmes de démonstrateur doivent permettre de mieux cerner les contraintes de développement spéci?ques induites par l’introduction de nouvelles technologies. Au-delà des considérations techniques, le lancement des démonstrateurs français et britannique pré?gure un certain antagonisme entre la France et le Royaume-Uni. L’enjeu est de rallier autour de son projet les autres partenaires européens. À cette occasion s’installe un « jeu triangulaire » où la RFA joue le rôle d’arbitre. En effet, la France et le Royaume-Uni briguant la place de leader, la RFA est seule en mesure d’appuyer l’un ou l’autre projet. Le lancement d’un démonstrateur, parfaitement justi?é dans le cadre d’un projet national, entraîne un risque certain au niveau plus large de la coopération. En effet, une fois les démonstrateurs réalisés, il ne s’agit plus d’élaborer en commun une plate-forme mais de faire de son démonstrateur la base de travail pour le programme. Bien entendu, chaque démonstrateur reprend les caractéristiques techniques que le gouvernement souhaite voir adoptées et qui, précisément, sont une source de divergence dans cette coopération. L’impact du lancement d’un démonstrateur national dans le cadre d’une coopération avait déjà pu être évalué au cours de la coopération sur l’AGV. Bien que les deux coopérations soient différentes, on peut toutefois remarquer que le lancement du Mirage G n’avait absolument pas facilité le processus de coopération, instaurant un climat de suspicion entre la France et le Royaume-Uni.

Les négociations à cinq : Espagne, France, Italie, RFA, Royaume-Uni, 1983-1985

24 Après le lancement des deux avions de démonstration, les services of?ciels reprennent contact en avril 1983. La coopération inclut désormais l’Italie et l’Espagne.

25 Bien que, pour certaines nations, elles aient évolué, les spéci?cations des forces aériennes divergent toujours. En raison de ses approches maritimes et de son éloignement du front Est, le Royaume-Uni s’oriente vers un avion de défense aérienne à long rayon d’action, nécessitant un avion d’une masse à vide importante. La RFA reste attachée à un avion d’interception. Les Italiens veulent également un avion de défense aérienne mais d’un poids limité, tandis que l’Espagne ne présente pas de spéci?cations critiques qu’elle souhaite absolument voir respectées. Cette dernière ne jouera pas dans les négociations un rôle déterminant. En effet, alors en plein renouvellement du dialogue avec la France sur le processus d’adhésion à la CEE [18], l’Espagne ne souhaite pas prendre une position qui pourrait aller à l’encontre des intérêts français.

26 La France a aussi changé sa position. Au départ intéressée par un avion d’appui tactique, le glissement vers 1995 de l’EFA conduit l’armée de l’air en 1981 et en août 1983 à produire un nouveau projet de spéci?cations opérationnelles. Il met en relief la nécessité de rééquilibrer les fonctions air-sol et air-air. L’ACT doit être capable désormais d’assurer :

27

  • des missions de défense aérienne au-dessus du territoire national et du dispositif de bataille ;
  • des missions air-sol en profondeur en appui et des forces terrestres ;
  • des missions lointaines avec ravitaillement en vol.

28 L’armée de l’air considère désormais comme d’égale importance l’ensemble complet des missions pour la conduite des opérations et désire un avion polyvalent. Il devra en outre être le plus léger possible en raison de contraintes budgétaires car, comme le formule Serge Dassault : « un avion, cela se vend au poids ». En outre, la France désire pouvoir en dériver une version embarquée qui remplacerait les Crusader et Super-Étendard de l’aéronautique navale.

29 Deux étapes majeures jalonnent les négociations : la signature de l’Outline European Staff Target (OEST) le 16 décembre 1983 et celle de l’European Staff Target (EST) le 11 octobre 1984. Ces deux documents correspondent aux deux étapes de la validation d’une ?che-programme européenne pour l’EFA : dé?nition de la menace et du besoin correspondant, spéci?cations techniques et missions. Un avion monoplace, bimoteur et très manœuvrant est dé?ni. La mission air-air est prédominante pour le design de l’avion. Pour la partie française, un des points essentiels consiste à ?xer la masse à vide équipée (MVE) de l’EFA à 9,5 tonnes.

30 En dépit de la signature of?cielle de l’EST, et malgré un contexte européen favorable et une volonté politique réaf?rmée, les dissensions restent nombreuses. Au ?l des réunions, la France se retrouve isolée face aux autres partenaires. Deux visions de l’EFA s’opposent et avec elles deux projets industriels concurrents émergent clairement. D’un côté, la partie française réclame un avion polyvalent, motorisé par le M 88 de la SNECMA et dont le poids ne dépasse pas 9,5 tonnes. De l’autre, les quatre industriels (British Aerospace, MBB-Dornier, Aeritalia et CASA) s’orientent vers un avion optimisé pour la défense aérienne, d’un poids de 9,75 t, motorisé par le RB 199 de façon intérimaire. Le Royaume-Uni, la RFA et l’Italie présentent un accord global sur ce projet et se déclarent prêts à lancer la phase de dé?nition du programme en septembre 1985. A?n de ne pas menacer son entrée dans la CEE, l’Espagne ne prend pas parti.

31 Au cours du premier semestre 1985, la nécessité de prendre une décision se fait plus pressante. Le 1er août 1985, les partenaires se réunissent à Turin. Les Italiens, les Britanniques et les Allemands arrivent avec un projet prêt pour la signature. Ce projet, évidemment, ne reprend pas les attentes françaises. La France, par la voix de son délégué général pour l’armement, Émile Blanc, décide de se retirer du projet de coopération sur l’EFA [19]. L’Espagne, dans un premier temps, réserve sa décision et semble attendre un signe de la France. Cependant, ce signe ne viendra jamais, un autre dossier a, alors, la priorité. En effet, depuis le mois précédent, Charles Hernu, ministre de la Défense, doit assumer les conséquences désastreuses de l’affaire du Rainbow Warrior[20]. Il démissionnera de son poste le 20 septembre 1985. En conséquence, l’Espagne annonce, le 1er septembre 1985, qu’elle rejoint la RFA, le Royaume-Uni et l’Italie. Il convient, en outre, de préciser qu’ayant sécurisé son entrée dans la CEE trois mois auparavant, l’Espagne était sans doute moins liée à la position française [21].

32 Après deux ans de négociations et de tentatives d’harmonisation, la conférence de Turin signe donc la ?n de la coopération à cinq. De nombreuses divergences, souvent présentes depuis le début, ont empêché la réalisation d’un accord sur une formule d’avion. Malgré les différentes harmonisations, les besoins des partenaires étaient trop différents. En outre, les enjeux industriels liés à la maîtrise d’œuvre du programme ainsi qu’au choix du moteur et du système d’armes ont forgé de nouveaux freins au développement d’un programme en coopération. Cet aspect a d’ailleurs été largement critiqué en France et à l’étranger. Isolée par sa décision de retrait, il a été reproché à la partie française d’être allé contre la logique européenne au nom de la défense de ses intérêts industriels. Bien sûr, ce point de vue ne rend pas toute la complexité et l’imbrication des différents enjeux, qui méritent que l’on y revienne de façon séparée.

« Le mariage de la carpe et du lapin[22] » – un projet : deux interprétations

33 En premier lieu, il apparaît clairement que les besoins des partenaires sont loin d’être harmonisés, ce qui, dans une coopération à cinq, complique singulièrement la phase de dé?nition. En effet, du besoin opérationnel découlent directement les caractéristiques techniques de l’avion. Plus important, il existe deux différences fondamentales d’interprétation de l’EST. La première concerne la date d’entrée en service de l’avion et la seconde est relative à la MVE de l’avion.

34 Le futur avion de combat est censé entrer en service en 1995. Tandis que les Français et les autres partenaires considèrent qu’il s’agit de la date d’entrée en service du premier avion, les Britanniques souhaitent avoir le premier escadron en service en 1995. La mise en service d’un premier escadron en 1995 suppose la livraison des avions dès 1993. Le calendrier britannique est en avance de deux ans par rapport à celui des autres partenaires. En plus d’un effort ?nancier précoce, la tenue du calendrier britannique imposerait obligatoirement d’équiper les prototypes de composants existants, comme le radar et le moteur. En outre, du point de vue français, l’adoption à ce stade d’un moteur existant (F 404 ou RB 199) rendrait plus dif?cile l’adoption en série d’un dérivé du M88 et, surtout pour le RB 199, pousserait à l’accroissement de la masse de l’appareil.

35 La question du poids de l’avion constitue le point le plus critique des négociations. Elle constituait déjà l’objet de désaccords profonds au cours des discussions trilatérales de 1978-1981. Lors des négociations à cinq, en dépit de l’harmonisation des spéci?cations, les partenaires interprètent de façon différente l’EST. Lors de la rédaction de l’EST, la MVE de l’ACE a été ?xée à 9,5 t. Or, à plusieurs reprises, les ministres de la défense rappellent que les résultats de l’étude de faisabilité montrent qu’un appareil de 9,5 t ne pourra pas remplir les critères dé?nis dans l’EST [23]. Une fois l’impossibilité technique constatée, la question centrale est de savoir lequel des deux critères, le poids ou les performances, est prééminent. Pour la partie française, il est clair que le poids est le facteur décisif. Autrement dit, pour la France une légère réduction des performances est acceptable si elle signi?e un avion léger et performant, et donc d’un coût unitaire autorisant l’acquisition d’un nombre d’appareils suf?sant pour faire face à la menace. A contrario, le Royaume-Uni part du constat que les critères de performances ont été établis en fonction d’une menace précise et que, par conséquent, ils doivent être respectés à tout prix, même si cela entraîne un appareil plus lourd.

36 À ces divergences, s’ajoute la problématique de la version marine de l’ACT souhaitée par la France. Le besoin d’une version marine (Avion de Combat Marine – ACM) dérivée de l’ACT apparaît assez tardivement dans les négociations. En effet, la marine fait connaître son accord pour la réalisation de l’ACM à partir d’un tronc commun avec l’ACE à la toute ?n de l’année 1983. Or, la navalisation de l’ACE impose des limites techniques très strictes en termes de masse et d’envergure. Les contraintes techniques spéci?ques induites par la version navale semblent avoir limité très nettement les marges de négociations de la partie française, notamment sur la question de la MVE. Du fait des retards supplémentaires qu’une version navale pouvait engendrer, l’étude d’une version navale n’a jamais été menée de façon approfondie par les partenaires européens de la France. En outre, les besoins spéci?ques d’une version navale cadraient mal avec les spéci?cations retenues par les autres pays.

37 Les directeurs nationaux d’armement et chefs d’états-majors se rencontrent plusieurs fois en avril, mai et juin 1985 pour résoudre la question. Cependant, l’Italie, la RFA et l’Espagne souhaitent, tout comme le Royaume-Uni, que l’EST soit honoré point par point. Cette situation de blocage perdure jusqu’à la ?n des négociations et constitue un des principaux points de rupture entre la France et ses quatre partenaires.

Tab. 1

Principales caractéristiques de l’EFA selon chaque partenaire

France Allemagne Italie Espagne Royaume-
Uni
Mission
prioritaire
Polyvalence Défense
aérienne
Défense
aérienne
Air-sol Défense
aérienne
Mission
secondaire
Polyvalence Capacité
air-sol
Capacité
air-sol
Défense
aérienne
Capacité
air-sol
Masse à
vide
équipée
9,5 t 9,75 t 9,75 t 9,75 t 9,75 t (plus
équipe
ments
additionnels)
Moteur
intérimaire
pour les
premiers
prototypes
F 404 si
nécessaire
F 404 RB 199 F 404 RB 199 est
une
nécessité
Cible
envisagée
en 1983
250 300 160 Minimum,
entre 50 et
150
150 à 200
figure im1

Principales caractéristiques de l’EFA selon chaque partenaire

Le leadership industriel en question

38 Le volet industriel est également au centre des débats. Il a occupé une place cruciale au cours des négociations, au point que la plupart des commentateurs y ont vu la principale raison du retrait français de la coopération. En effet, la place des industries nationales dans un programme en coopération constitue toujours un enjeu sensible. La problématique de l’organisation industrielle, et donc de son leadership, met aux prises deux visions industrielles différentes, voire opposées : les visions française et britannique.

39 La stratégie des industriels britanniques – représentés par British Aerospace et Rolls-Royce – est essentiellement axée sur le choix du moteur. Elle consiste à pousser à un programme accéléré (mise en service en 1993) nécessitant un développement « hybride » du moteur. Dans un premier temps, les prototypes de l’EFA utiliseraient une version améliorée du RB 199. Dans un second temps, un nouveau moteur serait mis en service sur les avions de série à partir de 1995. Les industriels britanniques arguent en effet qu’il serait trop risqué de mettre en service un nouveau moteur sur un nouvel avion. Cette solution « hybride » amènerait à un avion avec une plus forte poussée, plus lourd et qui remplirait les critères de l’EST. Cette solution serait évidemment préjudiciable au « petit » avion voulu par la partie française et pour la SNECMA qui, dans ce cas, deviendrait de fait le sous-traitant de Rolls-Royce.

40 En outre, il apparaît que cette solution permettrait de garantir le plan de charge des sociétés membres de Turbo-Union [24] (revalorisation du Tornado avec un nouveau moteur vers une version Air Defense Version) et amortirait les dépenses considérables engagées antérieurement sur le RB 199. Compte tenu des liens nés du consortium Turbo-Union, il est compréhensible que MTU et Fiat soient plus sensibles à l’argumentaire britannique et soutiennent la solution « hybride ». On comprend aussi facilement que, face aux anciens partenaires de Turbo-Union, la SNECMA apparaisse isolée.

41 Concernant l’organisation industrielle, les quatre partenaires proposent une organisation comparable à celle utilisée pour le Tornado. Les industries coopéreraient dans ce consortium sur la base d’un partenariat équilibré. Le consortium prendrait la responsabilité de l’intégration totale du système incluant : la cellule, la motorisation, l’avionique et les équipements. Les charges de travail seraient réparties de façon égale entre la France, la RFA et le Royaume-Uni, l’Italie et l’Espagne ayant des charges de travail moins importantes. Selon les quatre partenaires, le partenariat équilibré est censé désamorcer la question du leadership industriel. En réalité, en dépit d’une répartition équilibrée des charges de travail, la direction technique des grands systèmes (cellule avion et moteur) reste un enjeu de première importance.

42 Cette position commune des quatre partenaires, et proposée à la partie française, est atteinte vers la ?n des négociations, entre avril et juillet 1985. Dans ce contexte de ?n des négociations européennes, la proposition commune des quatre partenaires ressemble fort à un ultimatum pour la partie française. Elles ont réussi à atteindre un compromis global ; c’est à la France d’y adhérer ou les autres nations avanceront sans elle.

43 Les autorités et industriels français souhaitent à tout prix éviter ce type d’organisation. Selon eux, ce principe d’organisation est la source même de l’inef?cacité des coopérations. Outre l’organisation, les industriels français souhaitent que le programme soit géré par un industriel leader. Bien que les industriels soient tous d’accord sur la question du leadership, les raisons qui les poussent à réclamer ce leadership sont différentes. Par conséquent, nous étudierons de façon séparée la position de la SNECMA et des AMD-BA.

44 La volonté de la SNECMA d’obtenir le leadership technique sur la partie moteur découle du constat simple que sa survie est en jeu. En effet, si elle n’obtient qu’une position secondaire dans le développement du programme, il y a un risque certain, par assèchement de spécialités, d’amenuiser la capacité de la SNECMA, et donc française, à être maître d’œuvre d’un moteur militaire complet. Conséquence logique de la politique d’autonomie de la France en matière d’équipements, chaque secteur de compétences a vu l’émergence de « champions nationaux ». La SNECMA est détentrice du savoir-faire national en matière de moteurs militaires. Si elle participe à la coopération, mais sans être responsable des parties critiques, elle risque effectivement de perdre des compétences dans des secteurs clés, compromettant par la suite la capacité de la France à produire des avions de combat de façon autonome. Effet pervers de cette politique d’autonomie, la SNECMA ne peut se permettre, dans cette coopération majeure, d’être reléguée au second plan.

45 La position des Avions Marcel Dassault – Bréguet Aviation est basée sur une prémisse différente. L’avionneur français réclame la maîtrise d’œuvre technique sur la partie cellule de l’EFA. Dans les négociations, l’industriel français s’appuie sur ses compétences en avions de combat supersoniques delta-canards : développement des Mirage III, IV, 2000 et 4000, et sur le fait qu’ils aient été largement exportés, pour revendiquer le rôle de maître d’œuvre dans la phase de développement. Il propose, donc, la constitution en région parisienne d’une équipe multinationale placée sous l’autorité directe de la Direction technique de Dassault. En outre, il souhaite la mise en place d’une organisation industrielle légère, de type SEPECAT. La SEPECAT est une société anonyme de droit français, partagée paritairement par les AMD-BA et British Aircraft Corp, en charge du programme Jaguar [25]. L’organisation du programme Jaguar, tant au niveau des services of?ciels que des industriels, reposait sur une maîtrise d’œuvre française pour la cellule et britannique pour le moteur. Il convient de remarquer que ce type d’organisation s’il avait été appliqué pour l’EFA aurait fortement pénalisé la SNECMA étant donné que la partie britannique aurait été responsable du moteur. Dans tous les cas, pour l’EFA, les AMD-BA souhaitent à tout prix éviter une organisation lourde du type Tornado, avec une direction collégiale à cinq du programme.

46 Néanmoins, pour l’avionneur français, la préoccupation essentielle est de préserver à tout prix la capacité d’exporter de l’aéronautique militaire française. En effet, la commande groupée des cinq états-majors sera répartie entre les cinq industries nationales. Et la charge de travail résultante ne sera en dé?nitive pas plus importante que dans le cas d’une commande nationale. Or, même dans le cas d’une commande nationale, les AMD-BA dépendent de l’exportation, entre 70 et 80 %, pour rentabiliser leur production. Le programme européen ne change pas cet état de fait. Par conséquent, prenant en compte son indéniable avance dans les exportations par rapport aux autres partenaires, les AMD-BA souhaitent recevoir une part de travail et de responsabilité plus importante. Les AMBBA estiment, en effet, que ce sera très majoritairement grâce à son fonds de commerce que l’EFA sera exporté, et si elles ne protègent pas ses marchés à l’étranger, c’est toute l’industrie aéronautique française qui en pâtira [26].

47 Les deux principales demandes des AMD-BA sont la maîtrise d’œuvre technique du programme et une charge de travail élevée, en rapport avec les débouchés à l’exportation qu’ils contrôlent. Le ressort essentiel de la position de Dassault dans ces négociations est d’arriver à une organisation industrielle et technique suf?samment claire et ef?cace pour préserver sa capacité à exporter le futur avion de combat.

48 Si l’on considère l’ensemble des demandes des industriels, ceux-ci revendiquent en ?n de compte la maîtrise d’œuvre de l’ensemble du programme. Nous l’avons vu, la maîtrise d’œuvre du moteur est un impératif pressant pour la survie de la SNECMA. L’expérience technique des AMD-BA plaide largement en sa faveur pour obtenir les principales responsabilités dans le développement de la cellule. Les partenaires européens ne peuvent, bien sûr, se satisfaire de cette solution. La volonté des industriels français d’obtenir le leadership du programme, interprétée comme de « l’arrogance », est d’ailleurs critiquée à plusieurs reprises par les représentants des autres nations. Entre les exigences de ses partenaires européens et les réclamations de sa base industrielle, les services of?ciels français sont pris entre deux logiques contradictoires.

49 On constate clairement que la coopération est un objectif important mais qui ne devra pas se faire au détriment de l’industrie aéronautique nationale En effet, se plaçant dans une perspective plus globale et à long terme, les autorités françaises ont surtout voulu protéger la capacité française de concevoir et exporter de façon autonome des avions de combat modernes. Or, dans leur interprétation, une coopération mal engagée pour les industriels français aurait remis en cause la pérennité de la BITD française et l’autonomie française en matière de défense. Le président de la République observe : « Si je suis tout à fait partisan des arrangements et des coopérations européennes, cela ne peut se faire au détriment de notre technique qui, de ce point de vue, est, je le crois, incomparable [...] C’est un impératif, nous devons d’abord servir notre industrie et notre aviation nationales [27]. »

50 La question des responsabilités quant au retrait de la France de la coopération est une question dif?cile, et souvent mal posée. En effet, certains se sont évertués à chercher, et désigner, « des coupables ». Les industriels, notamment, ont été pointés du doigt et accusés d’avoir entravé la coopération pour la défense de leurs intérêts particuliers. Cette version des faits néglige un certain nombre d’éléments. En effet, compte tenu de la façon dont les négociations évoluaient – la stratégie française ne parvient pas à fédérer et les partenaires se structurent peu à peu autour de la position britannique, si bien que les Français se retrouvent placés au pied du mur : participation à un projet qui ne répond pas à toutes ses spéci?cations et qui compromet une partie de sa BITD ou se retirer de la coopération et lancer un programme national – la décision française apparaît sous un autre jour. La France n’a pas simplement décidé de sortir de la coopération pour protéger des intérêts industriels privés. La partie britannique a su rallier peu à peu ses anciens partenaires de Panavia autour d’un projet technique et industriel, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus que deux solutions face à face : celle française et celle des quatre partenaires. Et il convient de noter que les désaccords portaient autant sur les spéci?cations opérationnelles que sur l’organisation industrielle.

Bilan et enseignements

51 Les causes de l’échec de la coopération à cinq sont doubles. En premier lieu, on ne soulignera jamais assez les divergences concernant les spéci?cations opérationnelles et techniques. En dépit d’une ?che-programme commune, le diable se nichant dans les détails, les avions souhaités par les Britanniques et les Français étaient en fait assez éloignés. Ces divergences étaient importantes. Bien sûr, les désaccords industriels ont joué un rôle non négligeable. Il est certain que cette coopération a occasionné des frictions importantes entre les différentes industries nationales. Au ?nal, chaque nation jouait également le sort de sa BITD. On peut sans doute vouloir mettre en avant le facteur industriel – il était présent, cela est indéniable – il ne faut pas oublier qu’avant de développer et produire un équipement, il convient d’abord d’être en accord sur sa dé?nition exacte. Or, tout au long des négociations, cela n’a jamais été le cas.

52 L’EFA inaugure un nouveau périmètre de coopération. Tandis que, jusque-là, toutes les coopérations aéronautiques étaient à base bilatérale [28], l’EFA fait coopérer, pour la première fois, les trois leaders européens en matière d’aéronautique. Dans ce cadre-là, la répartition des responsabilités et des charges de travail ont posé un problème insoluble. Paradoxalement, il avait été plus facile à la France et au Royaume-Uni de s’entendre sur le programme Jaguar que dans une coopération multilatérale. Les enjeux n’étaient, cela est vrai, pas les mêmes. Là aussi c’est un paradoxe, mais il semble que la coopération sur l’EFA ait été victime de l’importance de son enjeu. En?n, les expériences des coopérations passées ont joué un rôle non négligeable. La coopération sur l’AGV avait laissé un mauvais souvenir aux Britanniques qui s’étaient tournés vers les Allemands pour construire le Tornado. La coopération trilatérale sur le Tornado a eu, par la suite, un impact certain sur les négociations sur l’EFA.

53 Dans une perspective plus large, la coopération sur l’EFA illustre de façon concrète l’opposition entre deux logiques qui sont, à cette époque, parfois contradictoires : la logique d’autonomie nationale et la logique de coopération européenne. Au niveau politique, dans un premier temps, l’emphase est mise sur la coopération. Or, quand cette logique entre en conflit avec le maintien des capacités industrielles nationales, id est la souveraineté nationale, cette dernière prend le dessus. Dans les années 1980, la BITD est le fruit d’une longue politique industrielle de concentration et de spécialisation de l’outil industriel. À tel point, que si ces industriels ne participent pas de façon avantageuse ou suf?sante à l’EFA, leur position risque d’être fortement compromise dans l’avenir. À cette époque, les gouvernements, spécialement français, ne sont pas prêts à un tel « sacri?ce ». L’ampleur de la coopération est en fait devenu un handicap dans les négociations. À l’heure actuelle, cette opposition s’est très largement atténuée. L’Europe, ainsi que le rappelle le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale, s’impose de plus en plus comme le cadre stratégique de référence. L’échelle européenne offre désormais la taille critique permettant d’allier compétitivité industrielle et autonomie stratégique. La coopération européenne sur l’avion de combat échoue à Turin. Sans aucun doute, l’Europe est la plus grande perdante. La présence ou l’absence d’un membre supplémentaire dans une coopération, où il y a déjà quatre partenaires, peuvent sembler ne pas être importantes. Cependant, une coopération européenne incluant la France aurait eu sans doute un poids beaucoup plus important. Elle aurait sans doute constitué un pas important dans la construction de l’Europe de la Défense et la rationalisation des industries aéronautiques.

54 En dé?nitive, la France se décide à mener le programme Rafale sur une base nationale. Quelles sont les conséquences de cette décision ? D’un point de vue extérieur, la France apparaît isolée et doit supporter le fait d’être pointée du doigt pour s’être retirée de la coopération. D’un point de vue national, la France est seule pour supporter le poids budgétaire du programme, ce qui aura une incidence majeure sur l’industrie, qui prendra en charge 25 % du coût de développement de l’avion. D’un point de vue européen, la conduite de deux programmes d’avions de combat en Europe occasionne une dispersion des crédits, des redondances industrielles et, plus gravement peut-être, une concurrence sur les mêmes marchés export.

55 On le sait, une des conséquences induites des coopérations sur les programmes d’armement est son effet structurant sur les industries de défense européennes. À la ?n des années 1980 et tout au long des années 1990, les budgets de défense se réduisent comme peau de chagrin, les coûts des systèmes augmentent de façon exponentielle et la concurrence américaine se fait de plus en plus dure. Dans ce cadre, le processus de rationalisation des industries de défense européenne devient un objectif en soi. Il est intéressant de remarquer que les concentrations aéronautiques européennes, surtout celle d’EADS, ne se sont pas faites selon une logique de programme. En effet, EADS, principal constructeur de l’Euro?ghter, est un groupe européen à dominante franco-allemande. Une coopération réussie, fédérant les 5 principaux pôles industriels européens, aurait sans doute eu un impact plus important sur les regroupements industriels. De là à penser que le programme EFA aurait amené à l’intégration des 5 architectes industriels européens, il n’y a qu’un pas. Cependant, ce pas n’est franchissable. On connaît, en effet, l’attraction des industries britanniques pour le marché américain. On connaît également les particularismes de la culture Dassault : groupe industriel familial à la taille raisonnable, farouche volonté d’indépendance, particularisme de son Bureau d’Études. Ces caractéristiques n’auraient sans doute pas autorisé un tel rapprochement. Néanmoins, la question reste posée.

56 L’impact sur les futures coopérations semble pour l’instant limité. Les coopérations aéronautiques actuelles sont principalement axées sur les drones. Elles sont plus nombreuses et plus flexibles que les coopérations sur les avions de combat pilotés. La question d’une coopération européenne sur un avion de combat reviendra à l’ordre du jour, mais étant donné la durée de vie prévue des systèmes actuels (au moins jusqu’en 2040), il est très dif?cile de prévoir les conséquences. D’ici 2040, il est probable que les facteurs de convergence aient augmenté : poursuite de la rationalisation de la BITDE, coût sûrement prohibitif des futurs systèmes, approfondissement de la PESD. Toujours est-il que le F-35 pèse déjà lourdement sur les budgets européens et obère peut-être la capacité des Européens à conduire un programme aéronautique de grande ampleur.

Notes

  • [1]
    Emmanuel Chadeau, L’Industrie aéronautique en France 1900-1950. De Blériot à Dassault, Paris, Fayard, 1987, p. 283.
  • [2]
    Contre trois dans le domaine naval, douze dans le domaine terrestre et une coopération dans le domaine des transmissions. Jean-Paul Hébert, « D’une production commune à une production unique ? », dans Jean-Paul Hébert et Jean Hamiot (dir), Histoire de la coopération européenne dans l’armement, Paris, CNRS Histoire, CNRS Éditions, 2004, 238 p.
  • [3]
    Toujours sur la période 1958-1998 et sur un total de 52 programmes. Idem.
  • [4]
    Création du GEIP en 1976 ; déclaration de Rome du 27 octobre 1984 qui réactive l’UEO ; création de nouvelles instances de coopération, notamment en matière d’armement, en avril 1985.
  • [5]
    Voir Claude Carlier et Luc Berger, Dassault (1945-1995) : 50 ans d’aventure aéronautique, t. II : Les Programmes, Paris, Éditions du Chêne, 1996, p. 296-307. ; Germain Chambost, Rafale. La Véritable Histoire, Paris, Univers aéronautique, Le Cherche-Midi, 2007, p. 67-85 ; Roger Guénod, Georges Bousquet et Jean-Luc Monlibert, « Le Rafale », in Jacques Bonnet (dir), Un demi-siècle d’aéronautique en France, Les avions militaires, t. II, COMAERO, Les Cahiers du CHEAr, 2007, p. 344-349.
  • [6]
    Exception faite de la Suède.
  • [7]
    Démonstrateur lancé par la France au cours de la coopération sur l’AGV. Cf. contribution d’Andrew James et Phil Judkins.
  • [8]
    Andrew James, « L’évolution de la coopération franco-britannique en matière d’armement : du Jaguar au futur porte-avions », in Jean-Paul Hébert et Jean Hamiot, « Histoire... », op. cit.
  • [9]
    Jacques Bonnet (dir.), « Un demi-siècle... », op. cit.
  • [10]
    Andrew James, « L’évolution... », op. cit.
  • [11]
    Claude Carlier et Luc Berger, « Dassault... », op. cit., p. 296-307.
  • [12]
    Statement on the defence estimates 1981, presented to Parliament by the Secretary of State for Defence by command of Her Majesty, April 1981, Parliamentary Papers 1980-1981, XLVI, Command Papers 8205-8240, Cmnd 8212, HMSO, London.
  • [13]
    The United Kingdom Defence Program : the way forward, presented to Parliament by the Secretary of State for Defence by command of Her Majesty, June 1981, Parliamentary Papers 1980-1981, XLVIII, Command papers 8274-8320, White paper, Cmnd 8288, HMSO, London.
  • [14]
    Cet avion expérimental de démonstration deviendra l’ACX (Avion de Combat eXpérimental).
  • [15]
    Claude Carlier et Luc Berger, « Dassault... », op. cit., p 300-301.
  • [16]
    Qui deviendra l’Experimental Aircraft Program (EAP) par la suite.
  • [17]
    Claude Carlier et Luc Berger, « Dassault... », op. cit., p 300-301.
  • [18]
    Matthieu Trouvé, L’Espagne et l’Europe : de la dictature de Franco à l’Union européenne, Bruxelles, Euroclio, P.I.E. Peter Lang, 2008, 522 p.
  • [19]
    Germain Chambost, « Rafale... », op. cit., p. 79-80.
  • [20]
    Idem, p. 82-83.
  • [21]
    Cérémonie de signature d’adhésion aux CEE le 12 juin 1985. Matthieu Trouvé, op. cit.
  • [22]
    Expression employée par Marcel Dassault lors d’une conférence de presse le 25 septembre 1985 pour quali?er la différence des avant-projets, cité in Claude Carlier et Luc Berger, op. cit., p. 307.
  • [23]
    Critères opérationnels tels que la vitesse ascensionnelle, le taux de virage, l’autonomie en carburant, le rayon d’action.
  • [24]
    Turbo-Union est le consortium formé par les motoristes participant au programme Tornado : Rolls-Royce, MTU et Fiat. La réalisation industrielle du programme Tornado était con?ée à deux consortiums : Panavia et Turbo-Union.
  • [25]
    Jacques Bonnet (dir.), « Un demi-siècle... », op. cit., p. 317-318.
  • [26]
    Germain Chambost, « Rafale... », op. cit., p. 76-78.
  • [27]
    Cité dans idem, p. 84.
  • [28]
    Même dans le cas d’une coopération multilatérale, la base de cette coopération était bilatérale : franco-britannique, franco-allemande ou germano-britannique.
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