Notes
-
[1]
William Ingram a montré que des bâtiments créés en vue d’accueillir des représentations théâtrales existaient dès les années 1560 à Londres et dans ses environs. Voir son ouvrage : The business of playing. The beginnings of adult professional theater in Elizabethan London, Ithaca, Cornell University Press, 1992.
-
[2]
William Streitberger, « Personnel and Professionalization », dans John Cox et David Kastan (dir.), A new history of Early English drama, New York, Columbia University Press, 1997, p. 337-350.
-
[3]
Le terme d’apprentis est une facilité de langage, parfois employée à l’époque pour dépeindre les relations au sein du monde du théâtre. Il ne renvoie pas néanmoins à une réalité juridique. Les acteurs ne forment à l’époque ni une guilde ni une corporation et ne peuvent donc légalement avoir des apprentices.
-
[4]
Andrew Gurr, Playgoing in Shakespeare’s London, Cambridge, Cambridge University Press, 1996.
-
[5]
La bibliographie issue des cultural studies et de leurs différents avatars est extensive. À titre d’exemple, voir le « manifeste » du cultural materialism : Jonathan Dollimore, « Introduction : Shakespeare, cultural materialism and the new historicism », dans Jonathan Dollimore et Alan Sinfield (dir.), Political Shakespeare. New essays in cultural materialism, Manchester, Manchester University Press, 1985, p. 2-17.
-
[6]
Sur l’étude des lieux théâtraux, se reporter à l’article fondateur d’Herbert Berry, « The playhouse in the Boar’s Head Inn, Whitechapel », dans David Galloway (dir.), Elizabethan Theatre I, Waterloo, Archon Books, 1970, p. 45-73. Pour un exemple des nouvelles approches sur les troupes d’acteurs, voir David Mateer, « New light on the Early History of the Theatre in Shoreditch », English Literary Renaissance, n° 3, automne 2006, p. 335-375.
-
[7]
Susan Cerasano a ainsi reconstitué l’organisation de la troupe du Lord Chambellan, à laquelle appartenait Shakespeare. Mais elle ne pose pas la question des implications de cette structure sur les textes eux-mêmes. Voir son étude, « The Chamberlain’s King’s Men », dans David S. Kastan (dir.), A Companion to Shakespeare, Oxford, Blackwell, 1999, p. 328-345.
-
[8]
J’ai ainsi identifié 49 pièces de théâtre représentées et imprimées dans les années 1590. Il ne s’agit pourtant que de la partie émergée de l’iceberg. Il est difficile de connaître la proportion de pièces qui nous sont parvenues par rapport aux pièces écrites à l’époque : les estimations varient de 1 pour 3 à 1 pour 10 : voir Peter W. Blayney, « The Publication of Playbooks », dans John Cox et David S. Kastan (dir.), op. cit., p. 383-422.
-
[9]
On peut citer notamment Orlando furioso et The Scottish history of James the Fourth de Robert Greene en 1591 et 1592, The blind beggar of Alexandria de George Chapman (1596), Looke about you anonyme antérieur à 1599 ou encore The shoemakers holiday de Thomas Dekker (1599).
-
[10]
Jeremy Lopez, Theatrical convention and audience response in early modern drama, Cambridge/New York, Cambridge University Press, 2003.
-
[11]
William Ingram, « The Economics of Playing », dans David S. Kastan (dir.), A Companion to Shakespeare, op. cit., p. 313-327.
-
[12]
Personnage clef du théâtre élisabéthain et jacobéen, Philip Henslowe est, dans les années 1590, propriétaire du théâtre la Rose à Southwark. La Rose devient le lieu de représentation attitrée de la troupe de l’Amiral. La troupe de Pembroke et celle de Worcester y jouent également plus ou moins brièvement. Pour une étude complète sur Henslowe se reporter à Neil Carson, A companion to Henslowe’s diary, New York, Cambridge University. Press, 1988 (désormais abrégé Carson), Carol Chillington (éd.), Documents of the Rose Playhouse, Manchester, Manchester University Press, 1998 et Reginald Foakes (éd.), Henslowe’s diary, Cambridge, Cambridge University Press, 2002 (désormais abrégé en Diary).
-
[13]
Quant à savoir si Henslowe tient à cette époque un rôle managérial avec un droit de regard sur les pièces, la question fait toujours débat.
-
[14]
Le Journal permet de reconstituer pour dix années le système d’approvisionnement en textes théâtraux de trois troupes : la troupe de l’Amiral, celle du comte de Pembroke et celle du comte de Worcester. Il est difficile de savoir si les autres troupes, dont celle du Chambellan, qui comptait Shakespeare parmi ses membres, fonctionnaient de la même façon. Notre étude tendrait à accréditer l’hypothèse que toutes les troupes travaillaient de la même façon.
-
[15]
Il s’agit sans doute d’un synopsis et peut-être soit d’une présentation à grands traits des personnages soit d’une ou deux scènes déjà rédigées. Thomas King y voit un « plot » de la pièce avec un texte déjà découpé en rôles et en scènes. Voir Thomas J. King, Casting Shakespeare’s Plays. 1590-1642, Cambridge, Cambridge University Press, 1992.
-
[16]
« Mr Hynchloe, I have harde fyve sheetes of a playe of the Conquest of the Indies, and I dow not doute but it will be a very good playe : tharefore, I praye ye deliver them forty shyllynges in earneste of it, and take the papers into your one hands, and one easter eve thaye promyse to make an ende of all the reste », Diary, p. 294. Il semble s’agir d’une pièce écrite en collaboration par Day, Haughton et Smyth.
-
[17]
« Lent unto John Daye and william hawghton the 4 of aprell 1601 in earnest of playe called the conqueste of the weste enges at the apoyntement of Samwell Rowlye the some of 40s », Diary p. 167. De même, le manuscrit de la lettre de Rowley à Henslowe, porte en bas à gauche une annotation de Henslowe « Lent the 4 of aprell 1601-XXXXs » ( « Pâques, le 4 avril 1601, 40 shillings »), manuscrit n° 32 dans l’édition en fac-similé de Reginald Foakes (éd.), The Henslowe papers, vol. II, Londres, The Scolar Press, 1977.
-
[18]
Diary respectivement p. 168, 169, 170, 178, 179, 180 et 181.
-
[19]
À l’inverse, certaines pièces ont été écrites très rapidement. C’est le cas d’une pièce œuvre de Haughton et Day portant le nom de Merie as may apere (Aussi joyeux qu’il se peut). Les auteurs touchèrent un premier paiement le 21 novembre 1599, un second le 27 novembre, un troisième le 5 décembre, et enfin deux paiements différents le 6 décembre. La pièce fut donc achevée en une quinzaine de jours et « en flux tendus », les sommes versées étant à chaque fois relativement modestes. Diary, p. 128.
-
[20]
Cette seconde partie se nomme Thomme Strowde, du nom d’un des personnages principaux de la première pièce. La troisième partie porte simplement le titre de The third part of Thomme Strowde (Troisième partie de Thomme Strowde).
-
[21]
Néanmoins, Day et Haughton ont fourni une autre pièce en juin 1601 à la troupe de l’Amiral, The six yeomen of the West (Les six yeomen d’Occident). On peut s’interroger sur les raisons de l’écriture de cette pièce au détriment de la Conquête des Indes.
-
[22]
Cette somme ne représente que les achats effectués par des emprunts auprès de Henslowe, et ne laisse en rien augurer de l’existence ou non de dépenses supplémentaires faites par la troupe ou par les acteurs à titre individuel. Entrées datées du 31 septembre 1601, Diary, p. 182.
-
[23]
Robert Shaa semble être le deuxième acteur actionnaire de la troupe de l’Amiral chargé de sélectionner les pièces durant les années 1599-1601, Diary, p. 135.
-
[24]
Ceci est d’autant plus vrai que les acteurs et les auteurs ne sont pas deux catégories exclusives l’une de l’autre. Un certain nombre de dramaturges des années 1590 furent aussi acteurs : Benjamin Jonson et William Shakespeare, mais aussi Thomas Heywood, Samuel Rowley et Robert Wilson.
-
[25]
Le débat théorique opposant l’individualité de l’auteur à la collaboration entre différents dramaturges a été exposé et dépassé par Douglas Brooks dans From Playhouse to Printing House, Cambridge, Cambridge University Press, 2000, particulièrement aux pages 140 à 188. La collaboration apparaît comme la norme du théâtre public élisabéthain et non comme l’exception. Le Diary spécifie qu’entre 1597 et 1603 25 % des pièces négociées par la troupe sont le fruit d’une collaboration. Certaines périodes sont plus fécondes en collaborations : 60 % des pièces achetées durant l’hiver 1598 et 82 % de celles du printemps été 1598 sont le fruit d’une collaboration avérée, voir Carson, p. 57-58.
-
[26]
Diary, p. 160, 163, 168. Chettle participe à quatre pièces durant ces six mois.
-
[27]
Cette recherche du texte efficace auprès du public se constate encore dans l’achat par des troupes de textes dramatiques anciens mais qui ont connu un franc succès. Ceux-ci peuvent être montés à nouveau avec des espoirs de recettes intéressantes. Le 21 janvier 1599, la troupe achète pour 40 shillings « the playe of vayvod » (La pièce du voïvode) à Edward Alleyn, acteur en retraite de la scène depuis 1597, Diary, p. 103.
-
[28]
Dans les années 1590, on assiste, semble-t-il, à une multiplication des dédicateurs pour une stagnation des dédicataires, ce qui crée une sorte de crise des ciseaux du patronage. Voir Alistaire Fox, « The complaint of poetry for the death of liberality : the decline of literary patronage in the 1590’s », dans John A. Guy (dir.), The reign of Elizabeth I. Court and culture in the last decade, Cambridge, Cambridge University Press, 1995, p. 229-257. L’écriture de pamphlets semble jouer le même rôle « d’écriture de survie » lorsque les théâtres publics sont fermés lors des pestes.
-
[29]
À titre d’exemple, entre mai 1598 et mars 1599, seul l’argent avancé par Henslowe étant pris en compte, Chettle a touché pour des pièces écrites seul £ 38, Chapman £ 19 10 s, Porter £ 15 10 s et Drayton £ 13 9 s. Il faut ajouter à ces sommes les paiements effectués pour les collaborations et dont nous ne connaissons pas la répartition entre auteurs : Drayton et Dekker se partagèrent ainsi £ 37 4 s. Source : Diary. À titre de comparaison, en 1597 une part dans la troupe de l’Amiral valait £ 50.
-
[30]
Lettre du Conseil Privé du 12 novembre 1589 au Master of the revels. L’ordre prévoit que celui-ci soit assisté par deux autres personnes, une nommée par le Lord Maire de Londres, l’autre par l’archevêque de Cantorbéry. « […] hereuppon to stryke out or reforme such partes and matters as they shall fynd unfytt and undecent to be handled in playes, both for Divinitie and State, comaunding the said companies of players, in her Majestie’s name, that they forbeare to present and play publickely comedy and tragedie and therthen such as they three shall have seene and allowed, which if they shall not observe, they shall then know from theirs Lordships that they shalbe not onely sevearely punished, but made incapable of the exercice of their profession hereafter », dans J. R. Dasent (éd.), Acts of the Privy Concil of England, vol.18, Londres, Her Majestie’s Stationery Office, 1903 (désormais APC), p. 214-216.
-
[31]
Cet office royal, créé en 1545, est placé sous l’autorité du Chambellan de la Chambre. L’office est détenu à partir de 1579 par Sir Edmund Tilney. Ses attributions sont diverses. Il organise les festivités de cour mais il peut exercer à tout moment un contrôle sur les troupes d’acteurs tel que le spécifie la patente de nomination de Tilney à cet office : voir Albert Feuillerat (éd.), Documents relating to the revels at court in the time of Queen Elizabeth, Louvain, Uystpruyst, 1908, p. 51-52. Les comptes de l’office des revels témoignent de l’existence de représentations devant le Master par les troupes sélectionnées pour jouer à la Cour. Suite à ces représentations, des reformations ( « modifications ») s’ensuivent très régulièrement. C’est le cas pour la saison festive octobre 1573-mars 1574 : « Item sundry other tymes for calling together of sundry players, and for perusing, fitting and Reformyng theyr matters (otherwise not convenient to be showen before her Maiestie) » ( « Idem [payé] à plusieurs reprises pour faire appeler différents acteurs et pour contrôler, adapter et modifier leur matière (dont la représentation devant la Reine, sans cela, serait inconvenante) », ibid., p. 191. Ces « ajustements » a posteriori tendraient à faire penser qu’il n’existait pas de censure préalable pour les pièces londoniennes en 1573. Sur l’office des revels, voir Richard Dutton, Mastering the Revels. The regulation and censorship of English Renaissance Drama, Londres, MacMillan, 1991.
-
[32]
Celui-ci semble être de 7 shillings par texte entre 1598 et 1601. Le 18 mars 1599, la troupe de l’Amiral verse 7 shillings au « Revells man » ( « serviteur de l’Office des Divertissements ») pour la licence du texte ( « book ») des 4 Kings ; le 22 mars 1599, la même somme est versée pour un livre se nommant Brute Grenshillde, dans Diary, p. 106.
-
[33]
« Lent unto Bengemen Johnsone the 3 of december 1597 upon a Bocke which he was to writte for us before crysmas next after the date herof which he showed the plotte unto the company I saye lente in Redy money unto hime the some of 20s », dans Diary, p. 73.
-
[34]
Cet ordre du 28 juillet 1597 est contresigné par le Lord Amiral et par le Lord Chambellan, deux des principaux « patrons » de troupes londoniennes, dans APC, vol. 27, 1903, p. 313.
-
[35]
Thomas Nashe, coauteur, s’enfuit, quant à lui, de Londres pour gagner Great Yarmouth et échapper aux foudres du pouvoir. Jonson semble avoir également été acteur dans sa propre pièce, ce qui expliquerait peut-être son arrestation.
-
[36]
Ordre du 15 août 1597, dans APC, vol.27, p. 338. La troupe protégée par Lord Pembroke donnait ses représentations au Swan. Cf. Janet Clare, Art made toungue-tied by authority, Manchester, Manchester University Press, 1990 p. 51-54. Shaa et Spencer ont ensuite rejoint la troupe de l’Amiral, qui jouait dans le théâtre de Henslowe.
-
[37]
William Ingram pense que cet ordre visait moins les acteurs que Francis Langley, propriétaire du Swan, qui aurait connu des démêlés avec Robert Cecil depuis 1594 : voir son étude, « The closing of the Theaters in 1597 : a dissenting view », Modern Philology, vol. 69, 1971-1972, p. 105-115.
-
[38]
Le texte de la pièce a disparu, mais doit-on mettre cela sur le compte de la décision royale ? La disparition de ce texte ne nous permet pas de savoir ce qui a déclenché une telle réaction du pouvoir.
-
[39]
La municipalité londonienne sera fidèle à ce mode d’intervention durant toute la période Tudor, à quelques exceptions près. Le fait d’interdire à Langley de reprendre toute activité théâtrale au Swan devait aussi être une forme de menace à l’égard des autres propriétaires, dont Henslowe, afin qu’eux aussi se sentent concernés par le choix et le contrôle des pièces représentées. Le fait qu’Henslowe et son gendre Allen manoeuvraient à la Cour pour obtenir de la reine la réversion de l’office de Maître des Animaux depuis 1598, devait également faire barre sur le propriétaire du Rose. Henslowe papers, Manuscrits II, n° 1.
-
[40]
APC, vol. 28, 1904 p. 327. On décèle dans cet acte une des rares (et somme toute assez limitée) actions des deux protecteurs phares de la fin des années 1590 : le lord Chambellan et le Lord Amiral, qui dans une deuxième mouture du texte, imposèrent le nom des deux troupes autorisés : les leurs, alors que la première version du texte n’évoquait que « deux troupes » autorisées, sans plus de précision.
-
[41]
Glynne Wickham consacre un article à cet épisode de l’histoire du théâtre élisabéthain. Néanmoins, selon lui, cet événement changerait peu de choses à l’exception de la fermeture définitive du Swan et de la dissolution rapide de la troupe de Pembroke. Cet ordre serait même une façon pour le pouvoir de « protéger » les acteurs de la Municipalité : voir Glynne Wickham, « The Privy Council order of 1597 for the destruction of all London’s Theatres », dans David Galloway (dir.), op. cit., p. 21-44.
-
[42]
Steven Rappaport, Worlds within worlds, structures of life in sixteenth century London, Cambridge, Cambridge University Press, 1989.
-
[43]
Respectivement dans Thomas Park, éd., Nugae Antique, Londres, Vernor, 1804, p. 143-149 et dans APC, vol. 31, 18 avril 1601, p. 283-284. Néanmoins, il ne faut pas croire que les dramaturges ne pouvaient être emprisonnés. Thomas Kyd, Henry Porter, Thomas Dekker et d’autres encore passèrent par les prisons londoniennes, mais toujours pour des motifs étrangers à leur profession, mis à part le cas de Jonson.
-
[44]
La création et l’hégémonie de lieux théâtraux spécialisés clairement identifiés comme tels au détriment de lieux éphémères de représentation (tavernes, jardins privés…) constituent en cela une grande victoire du pouvoir, tout en assurant une rente de situation aux troupes résidantes des lieux de représentations « officiels » et à leur propriétaire. Les propriétaires, désormais menacés eux aussi par le pouvoir, deviennent un élément de contrôle sur les pièces représentées dans leur théâtre.
-
[45]
Nous n’avons aucun exemple d’auteur ayant été inquiété pour ce qu’il avait écrit dans un texte non représenté. Ainsi, la pièce Sir Thomas More (vers 1592-1593) fut largement censurée par le master of the revels mais ses auteurs ne furent pas inquiétés : la pièce ne fut pas jouée ; l’affaire était donc close. Voir Anthony Munday et alii, Sir Thomas More, éd. Vittorio Gabrieli et Giorgio Melchiori, Manchester, Manchester University Press, 1990.
-
[46]
Il faudrait ainsi sans doute revoir la théorie traditionnelle faisant du pouvoir royal le protecteur des acteurs contre la municipalité londonienne hostile au théâtre. Il faudrait également interroger précisément la différence entre représentation « autorisée » (licensed) et pièce « soufferte » (suffered), dans APC, vol. 30, 9 mars 1600 et 22 juin 1600 respectivement p. 146 et p. 395.
-
[47]
Cette grille de lecture permet de mieux comprendre l’attitude du pouvoir, qui apparaît traditionnellement assez erratique, lorsqu’en 1602 le Conseil Privé autorise une troisième troupe, celle du comte de Worcester, à jouer à Londres. Mais cette troupe accepte de se conformer exactement au modèle des deux autres troupes déjà autorisées : il y a donc accroissement du nombre de troupes mais pas transformation de la nature ou des attributions déléguées officieusement par le pouvoir. Ceci explique aussi la « tolérance » vis-à-vis de la troupe du comte de Derby entre 1601 et 1603 : voir Herbert Berry, « The playhouse in the Boar’s Head Inn, Whitechapel », op. cit.
-
[48]
Le Diary signale ainsi que « the XI of octobre be gane my lord admerals and my lord of penbrockes men to playe at my howsse 1597 » ( « le 11 octobre, la troupe de Milord Amiral et de Milord Pembroke commença à jouer dans mon théâtre »), p. 60. Il y a bien fusion des deux troupes puisqu’une entrée du 5 novembre 1597 évoque « the company of my lord admeralles men and my lord of penbrockes » ( « la compagnie des serviteurs de Milord l’Amiral et ceux de Milord Pembroke ») p. 72. Ce rapprochement est sans doute pour les deux troupes, une affaire de nécessité. La troupe de l’Amiral venait de perdre son acteur vedette Edward Allen, mais aussi les costumes et les pièces qui lui appartenaient en propre. L’accueil d’une partie des acteurs de la troupe de Pembroke – là encore avec un apport en matériel théâtral – pouvait apparaître comme une excellente opportunité. Néanmoins, pour éviter toute complication d’ordre politique, le nom de Pembroke’s Men disparaît complètement dès décembre 1597 au profit de celui d’Admiral’s Men.
-
[49]
Il n’apparaît plus dans le Diary que pour quatre pièces en cinq ans : une qu’il rédige en collaboration, une dont il a élaboré le synopsis mais dont le texte fut écrit par Chapman, les additions à la Tragédie Espagnole de Kyd commandées par la troupe de l’Amiral et, enfin, en 1602, pour une pièce nommée Richard Crockbacke. Le fait que Jonson ait tué en duel Spencer, un des membres actionnaires de la compagnie, n’a pas dû arranger les relations entre le dramaturge et cette troupe.
-
[50]
Janet Clare, Art made tongue-tied by authority. Celle-ci fait certes de l’affaire de l’Isle of Dogs un point nodal de son analyse, mais elle ne tient pas compte de la place centrale des acteurs dans le dispositif de contrôle du théâtre élisabéthain. Les troupes n’avaient aucun intérêt à soumettre au master of the revels des textes potentiellement séditieux au risque de voir ses contrôles devenir de plus en plus tatillons et longs : le retard pris dans la production de pièces payées d’avance ou le refus du master of the revels d’autoriser une pièce leur coûterait de l’argent. La décision du Conseil Privé du 22 juin 1600 souligne cette logique : seuls les propriétaires des lieux de représentation et les acteurs sont menacés de prison.
-
[51]
Le fait que Rowley, lui-même dramaturge, ait été préposé à partir de 1598 à l’achat des pièces par la troupe de l’Amiral relève-t-il du simple hasard, ou d’une volonté délibérée de la troupe de pouvoir agir le plus en aval possible sur la création des pièces en confiant cela à un professionnel de la plume ?
-
[52]
« Layd owt at the A poyntment of my sonne and the company unto harey cheattell for the altrynge of the boocke of cranowlle wollsey the 28 of June 1601 the some of XXs », dans Diary, p. 175.
-
[53]
On peut s’interroger sur la somme relativement faible (£ 4) versée à Chettle par les acteurs : doit-on en déduire que les acteurs ont eux-mêmes pratiqué un travail de réécriture important ?
1 Dès les premières années du règne d’Élisabeth Ire (1558-1603), des troupes de théâtre s’établissent à Londres de façon sinon permanente, du moins saisonnière. Cette installation entraîne la mise en place de lieux spécifiquement réservés et conçus pour des représentations théâtrales [1]. Les acteurs font de cette ville leur centre névralgique pour rester à proximité de la cour royale mais aussi pour être proches d’un vivier de spectateurs en croissance constante. Parallèlement, les troupes de théâtre opèrent leur mue : elles se professionnalisent. De serviteurs d’aristocrates aux talents dramatiques ou musicaux variés, et jouant épisodiquement ensemble pour répondre à une demande de leur maître, elles deviennent durant le règne élisabéthain des entités socioéconomiques largement autonomes et exclusivement consacrées à la scène. Cette professionnalisation pousse les troupes à se doter d’une organisation dont les structures sont tout à fait nouvelles [2]. Au sein d’une troupe composée d’une douzaine d’acteurs, cinq à sept « acteurs actionnaires » constituent l’épine dorsale. Contre l’apport d’une somme d’argent définie ou de matériel utilisable lors des représentations, ceux-ci acquièrent une part, c’est-à-dire un droit sur une partie des revenus et du stock de la troupe (accessoires, costumes), droit proportionnel à leur mise de départ. Les acteurs actionnaires gèrent l’ensemble des affaires de la troupe et semblent légalement responsables des activités de celle-ci. Les autres acteurs sont soit des « salariés » de la troupe soit des « apprentis » attachés aux acteurs actionnaires [3].
2 Professionnalisation des troupes et installation dans des lieux spécifiquement dédiés au théâtre sont les deux aspects traditionnellement pris en compte pour définir le « théâtre public londonien » sous la dernière Tudor [4]. Nous le définirons comme un spectacle dramatique représenté par des acteurs professionnels dans un amphithéâtre conçu en vue de ces représentations et dont l’accès se faisait contre un droit d’entrée relativement bon marché. Ainsi, au cœur du processus de la « naissance » du théâtre public londonien se trouvent les acteurs. Pourtant ceux-ci sont bien souvent cantonnés aux marges des études sur le théâtre élisabéthain et ce, alors même que deux courants historiographiques différents se sont intéressés aux acteurs depuis un quart de siècle. D’un côté, la révolution des cultural studies entendait placer la représentation et ses implications culturelles, sociales et politiques au cœur de la réflexion sur le théâtre, quitte à délaisser les auteurs et leurs textes, centres de toutes les attentions des études traditionnelles [5]. De l’autre, un regain d’intérêt de l’histoire sociale pour le théâtre poussait à des études précises sur des troupes d’acteurs ou des lieux de représentations [6].
3 Ces approches, comme leurs devancières, ne proposent pas une analyse satisfaisante des rapports entretenus par les dramaturges producteurs des textes et les acteurs qui les jouent. Le rôle des acteurs apparaît bien trop souvent « en creux ». Ils ne seraient qu’un pôle passif face à deux pôles actifs pourvoyeurs de sens : le dramaturge et le protecteur aristocratique, dont ils ne seraient que les instruments. Or la relation acteurs/auteurs dans le dernier quart du XVIe siècle est bien plus riche et plus complexe qu’il n’y paraît. Cette relation nous semble être un des points nodaux du système dramatique élisabéthain, où s’articulent et se mettent à nu les logiques économiques, politiques et littéraires du théâtre public londonien [7]. Notre étude vise donc à souligner le rôle central des acteurs, véritables clefs de voûte du système théâtral. Ce sont des médiateurs-relais entre les autres protagonistes du théâtre élisabéthain – le pouvoir, le public et les auteurs –, mais aussi des décideurs et des détenteurs de pouvoir au sein de ce système. Cette place nodale des acteurs explique que les dramaturges ne définissent leur position dans le système que par rapport à eux. Nous verrons également que le pouvoir élisabéthain a conforté et utilisé cette place centrale des acteurs à son profit afin de contrôler le théâtre public, activité radicalement nouvelle qui échappait donc aux régulations traditionnelles.
Écrire pour la scène, écrire pour une troupe : une activité mercantile
4 Il paraît nécessaire, pour mieux concevoir ce qu’est un texte théâtral à l’époque élisabéthaine, de comprendre que les pièces ne prennent individuellement sens qu’au sein d’une série. Pourtant, nombreuses sont les études à ne se consacrer qu’à une seule pièce de théâtre, parfois à une poignée. L’étude d’un corpus de pièces le plus vaste possible permet cependant de mieux saisir certains aspects parfois négligés par les études historiques et littéraires [8]. La mise en série de nombreux textes dramatiques révèle que ces pièces sont très répétitives dans leurs thèmes, leurs péripéties et leur écriture. Par exemple, un grand nombre de pièces des années 1590, aux thématiques diverses, intègrent des rebondissements nés du déguisement d’un ou de plusieurs personnages. Ce travestissement donne lieu à des quiproquos assez souvent stéréotypés [9]. Prendre en compte une série de pièces, c’est comprendre que l’écriture des pièces répond à une demande précise des acteurs suivant sans doute des modes ponctuelles et répondant à des goûts manifestés par le public [10]. En effet, il ne faut pas oublier que les troupes de théâtre visent avant tout à la rentabilité économique et à l’enrichissement de leurs membres [11].
5 Cet aspect stéréotypé s’explique par une méthode de composition des pièces de théâtre répondant à une logique « productive » édictée par les acteurs. Une source précieuse, leJournal de Philip Henslowe [12], nous permet de saisir avec précision les modalités de cette écriture. Ce Journal est un livre de comptes. Henslowe y inscrit les sommes qu’il avance aux troupes jouant dans son théâtre et les sommes qu’il en reçoit. De janvier 1597 à mars 1603, Henslowe semble avancer régulièrement de l’argent à la troupe de l’Amiral pour l’achat de pièces et d’accessoires de représentation, avances consignées dans son Journal [13]. Celui-ci permet donc de reconstituer en partie les relations existant entre dramaturges et acteurs, au premier chef dans la fourniture des pièces de théâtre [14].
6 Il semble qu’un ou plusieurs dramaturges présentent à un acteur-actionnaire de la troupe le canevas d’une pièce à venir [15]. Ce n’est qu’après l’acceptation par l’acteur de cette trame – et sans doute des péripéties non encore couchées sur le papier –, que le dramaturge est payé et autorisé à écrire la suite de la pièce. Ce processus apparaît clairement dans une lettre adressée le 4 avril 1601 à Philip Henslowe par Samuel Rowley, dramaturge mais avant tout acteur-actionnaire de la troupe de l’Amiral. Depuis 1599, Rowley semble avoir pour charge de trouver des pièces susceptibles de convenir à sa troupe et à son public :
M. Henslowe, on m’a fait entendre cinq feuillets d’une pièce, La Conquête des Indes, et il ne fait aucun doute que ce sera une très bonne pièce ; c’est pourquoi je vous prie de leur donner d’avance 40 shillings et de prendre leurs [premiers] papiers, de plus, ils se sont engagés à ce qu’elle soit terminée pour la veille de Pâques [16].
8 Cette lettre dépeint le premier stade du processus d’achat d’une pièce : la sélection qui a valeur d’engagement à acheter l’intégralité de cette pièce. Le jour même, Henslowe consigne dans son livre de comptes la transaction suivante :
Ai donné à John Day et William Haughton le 4 avril 1601 une avance pour une pièce appelée La Conquête des Indes à la demande de Samuel Rowley, la somme de 40 shillings [17].
10 Les mois suivants, le Journal témoigne de la difficulté des dramaturges à respecter leur engagement envers Rowley. Ceux-ci livrent d’autres parties de la pièce le 11 avril, le 2 mai, le 21 mai, le 5 août, le 11 août, le 26 août, et enfin le 1er septembre, soit bien après la date de Pâques (12 avril 1601) initialement fixée [18]. Ainsi, entre les premières pages de la Conquête des Indes et son achèvement, on compte six mois, durée relativement longue comparée à la majorité des pièces achetées cette année-là, écrites en un mois environ [19].
11 L’irrégularité de ces livraisons révèle l’existence de rythmes d’écriture : lent en avril-mai, arrêté en juin et juillet, et enfin intense au mois d’août. Ces six mois d’écriture par à-coups s’expliquent par le fait que les deux auteurs travaillaient sur des projets parallèles sans doute commissionnés par les acteurs. Day et Haughton participent ainsi à l’écriture des deux suites du Blind Beggar of Bethnal Green (Le mendiant aveugle de Bethnal Green), pièce achetée à la fin du mois de mai 1600 et qui semble avoir drainé un public très important. Pour profiter de ce succès, la troupe de l’Amiral a sans doute demandé qu’une suite lui soit livrée rapidement : Thomme Strowde [20] fut ainsi achevée dès la fin du mois d’avril 1601. L’écriture de cette pièce accapara les deux auteurs ce qui explique l’absence de paiements pour La Conquête entre le 11 avril et le 2 mai. Cette seconde partie du Bling Beggar semble elle aussi avoir séduit un large public puisque Day reçut une gratification exceptionnelle de 10 shillings après la première représentation de Thomme Strowde. Day et Haughton s’attelèrent alors à une troisième partie, essentiellement écrite au cours du mois de juillet, expliquant le délaissement concomitant de la Conquête. Le non respect des délais tient donc à une demande de la troupe elle-même. Il faut y voir un choix opéré par les acteurs en vue de diminuer au maximum le risque économique. Ils préférèrent sans doute miser sur la production d’une suite à un succès afin de capitaliser sur l’engouement du public, plutôt que sur une pièce entièrement neuve au succès hypothétique [21]. Il ne faudrait pourtant pas croire que la Conquête des Indes fut une pièce peu appréciée par les acteurs qui se seraient ravisés de leur choix et auraient œuvré pour repousser sa production indéfiniment. En effet, lorsque la mise en scène de cette pièce commença enfin, les sommes investies en costumes furent loin d’être négligeables : £ 13 7 s [22]. Ainsi ce sont les impératifs de la compagnie qui ont largement dicté à Haughton et Day leurs priorités d’écriture. Ils n’étaient donc pas maîtres de leur plume ou de leur temps.
12 Néanmoins, le Journal consigne aussi des achats de pièces de théâtre déjà achevées, même si ce type d’achats est minoritaire. Cela signifie sans doute que la pièce proposée répond parfaitement aux attentes de la troupe dont les dramaturges devaient avoir connaissance. Ainsi, le 26 mai 1600, Robert Shaa [23] achète à Henry Chettle et John Day, deux dramaturges travaillant régulièrement pour cette troupe, la pièce The Blind Beggar of Bethnal Green déjà citée. Celle-ci fut acquise « entière » pour £ 5 10 s, achat pertinent puisque le succès fut au rendez-vous.
13 On peut supposer que les dramaturges écrivent en suivant soit les recommandations faites par l’acteur actionnaire préposé aux achats soit les attentes habituelles de la troupe en matière de pièces [24]. L’écriture fractionnée rend possible un strict contrôle par la troupe du contenu et de la forme de la pièce. Elle permet également de faire travailler plusieurs auteurs sur un même texte, ce qui permet rapidité d’exécution et répartition des tâches suivant les capacités. La relation de l’auteur à son texte est donc une relation d’écriture commanditée (directement ou indirectement), et non une production née de l’individualité de l’auteur [25]. Le cas de la « série » des Thomme Strowde illustre une nouvelle fois les mécanismes de l’achat des pièces. Le fait que le texte de la première partie ait été vendu achevé à la troupe de l’Amiral ne doit pas nous faire penser que Chettle et Day, ses auteurs, le concevaient comme une œuvre close, finie et intouchable, sur laquelle ils auraient un quelconque contrôle. Henry Chettle n’a ainsi pas participé à l’écriture des deux suites, William Haughton prenant sa place aux côtés de John Day pour rédiger les suites [26].
14 Néanmoins, si les troupes théâtrales utilisent les auteurs, ceux-ci se servent également des acteurs à leur profit. Le texte dramatique en langue anglaise n’a de valeur ni dans la sphère lettrée humaniste ni dans la sphère sociale du patronage. La majorité des dramaturges n’ont donc aucune raison de refuser de conformer leurs textes aux demandes des acteurs, puisqu’ils sont dès le départ destinés à entrer dans le mécanisme économique du théâtre professionnel. De plus, l’inscription dans ce système confère à ces écrits rapidement composés une valeur inespérée. En effet, le texte dramatique de qualité est une valeur plutôt rare qui se convertit de façon assurée et immédiate en argent pour son auteur, pour peu qu’il réponde aux codes imposés par les acteurs [27]. Or la quasi-totalité des dramaturges actifs dans le théâtre public l’ont également été dans d’autres genres scripturaux qui étaient eux à visée immédiatement littéraire, mais qui étaient rarement aussi rémunérateurs. Le système économique du théâtre public offre donc un moyen de compenser les lacunes du système clientéliste littéraire : la non assurance d’être rétribué par le dédicataire, l’aspect ponctuel de cette rétribution et l’importante somme de travail en vue de cette faible rétribution [28]. L’écriture dramatique devient pour les auteurs un moyen de financer leur loisir, utilisé à se consacrer à d’autres genres plus « nobles » mais aussi socialement plus valorisant et valorisés, comme la traduction des textes antiques, le poème lyrique ou épique, la poésie de circonstances… Malgré une concurrence importante, s’inscrire dans le système économique du théâtre professionnel élisabéthain confère donc une certaine sécurité financière aux auteurs. Ce système reconnaît et sanctionne par un prix la valeur des textes alors que le système purement patronal fonctionne selon des règles sociales et symboliques sur lesquelles les auteurs ont moins de prise. Le système de patronage classique se révèle ainsi paradoxalement plus concurrentiel que le système économique théâtral [29]. Durant la période 1580- 1590, un certain nombre de dramaturges ont ainsi réussi à s’inscrire dans deux sphères différentes mais complémentaires, ce qui leur permettait l’accès à un capital symbolique et à un capital financier.
15 Ainsi, loin d’être tyrannisé par les acteurs, les auteurs trouvaient leur compte dans ce système. Mais il est vrai que ces rémunérations « libératrices » offertes par les acteurs pour les textes des dramaturges renforcent la dépendance des auteurs vis-à-vis des troupes de théâtre.
Le contrôle des auteurs par les acteurs a-t-il été favorisé par le pouvoir royal ?
16 Ce système économique offre des possibilités de contrôle très strict des acteurs sur le travail des auteurs. Or, dans les années 1590, il se révèle un précieux adjuvant au contrôle royal. En effet, la mainmise des acteurs sur le travail des auteurs a été renforcée à partir de 1589-1590 sous l’impulsion d’une décision royale réorganisant les modalités du contrôle du contenu religieux et politique des pièces de théâtre. Après cet édit, seuls les acteurs seront tenus pour responsables du contenu déviant des pièces qu’ils représentent :
[Nous commandons au maître des divertissements] d’extirper et de réformer les parties et les sujets qu’il jugera inappropriés et trop indécents pour figurer dans une pièce, et ce, tant en ce qui concerne des questions d’ordre religieux que pour des questions regardant l’État ; au nom de sa Majesté, nous commandons auxdites compagnies d’acteurs qu’il leurs est interdit de présenter et de représenter des comédies et des tragédies [non contrôlées] ; [en cas d’infraction] non seulement ils seront sévèrement punis, mais ils seront également privés de la possibilité d’exercer leur profession [30].
18 Il ne semble pas qu’avant cet ordre, le master of the revels ( « maître des divertissements ») ait été chargé d’une censure générale – et préventive – des pièces londoniennes [31]. Les acteurs apparaissent désormais comme responsables non seulement des représentations qu’ils effectuent mais également du contenu des textes dont ils sont les propriétaires, et qu’ils présentent au master of the revels. Le contrôle d’ordre économique, visant à la rentabilité financière du texte, se double désormais d’un contrôle d’ordre politique et religieux. Il est difficile de savoir si le système économique dépeint par le Journal de Henslowe existait avant cet édit. Si c’est le cas, le pouvoir aurait alors profité du contrôle à visée économique du contenu du texte par les acteurs pour l’instrumentaliser dans un but plus politique. Mais, à l’inverse, il est possible que le système d’achat de pièces de théâtre selon les modalités précédemment dépeintes ait été mis en place par les acteurs afin de répondre à la pression royale.
19 Ce contrôle sur le contenu du texte témoigne de l’ambiguïté des rapports dramaturges/acteurs. Certes, les acteurs contrôlent et donc contraignent les dramaturges mais cette implication des acteurs permet aux auteurs de n’avoir aucun rapport direct avec le pouvoir royal et, en premier lieu, avec la censure dramatique opérée par le master of the revels. Les auteurs ne se heurtent donc jamais en leur nom propre à la censure royale : les acteurs agissent comme un « tampon » entre les dramaturges et le pouvoir royal. La troupe de l’Amiral transmet ainsi les textes déjà payés qu’elle entend jouer à l’office des revels et acquitte une sorte de droit d’enregistrement [32]. Le paiement de ce droit ne semble permettre que la représentation d’une pièce et non l’impression de son texte puisque la censure des imprimés était assurée par l’évêque de Londres et l’archevêque de Cantorbéry. Le master of the revels, lorsqu’il avait des objections sur le contenu même des pièces, semble s’adresser non aux dramaturges mais aux troupes, seules propriétaires des textes et donc responsables de ceux-ci.
20 Dès la fin des années 1580, les sanctions menaçant les acteurs semblent avoir été assez incitatives. Elles les encourageaient non seulement à opérer un tri entre les pièces mais aussi, plus simplement, à passer directement commande de pièces, de façon à placer sous leur contrôle l’ensemble du processus d’élaboration. Lorsque cela était jugé nécessaire par la troupe, ce contrôle pouvait être extrêmement poussé. C’est ce que signale une entrée du Journal datant de 1597 et ayant trait à une pièce de Ben Jonson :
Ai versé à Benjamin Jonson le 3 décembre 1597 pour un livre qu’il va écrire pour nous avant Noël et dont il a présenté le canevas devant la troupe. Je dis donc lui verser la somme de 20 shillings [33].
22 Henslowe précise que cette présentation va au-delà de l’habituelle lecture devant un acteur actionnaire. Il spécifie qu’elle a été showed ( « faite ») devant l’ensemble de la troupe avant tout paiement et tout engagement de la part des acteurs. Ceci constitue un apax dans le Journal de Henslowe : il suffisait traditionnellement de l’accord d’un des acteurs actionnaires, suite à une lecture, pour commissionner l’achat d’une pièce.
23 La raison de ce traitement particulièrement suspicieux vis-à-vis de Jonson s’explique sans doute par deux événements majeurs qui ont affecté le théâtre londonien durant l’été 1597. Le premier est un ordre pris le 28 juillet 1597 par le Conseil privé. Celui-ci demande au Justices of Peace du Middlesex de détruire les lieux de représentation permanents autour de Londres suite à des « désordres » qui s’y seraient produits [34]. Cette décision ne touche pas directement les troupes elles-mêmes, mais, durant l’été de 1597, le Conseil promulgue l’interdiction de toute représentation. Le second temps de cette crise intervient le 15 août 1597 : la pièce Isle of Dogs (L’île des chiens), écrite en partie par Benjamin Jonson, provoque l’emprisonnement de son auteur [35]. Mais elle conduit aussi en prison Robert Shaa et Gabriel Spencer, deux acteurs actionnaires de la troupe du comte de Pembroke qui avait représenté la pièce. L’ensemble des autres acteurs est également menacé d’emprisonnement [36]. La troupe du comte de Pembroke a ainsi doublement remis en cause l’autorité royale : d’une part en jouant alors que les représentations étaient prohibées depuis un mois, et, d’autre part, en représentant une pièce « subversive » [37]. Or la décision du 15 août 1597 apparaît, dans les attendus présentés, plus motivée par le contenu de la pièce que par l’infraction à l’interdiction de jouer. Le Conseil Privé semble chercher à punir l’ensemble des acteurs ayant participé à la représentation de cette pièce tout en limitant la diffusion du texte même de l’Isle of Dogs [38]. Cette intervention est foncièrement différente – et a dû apparaître comme telle aux acteurs – de celles habituellement opérées par la municipalité de Londres ou par le pouvoir royal. Jusque-là, ceux-ci tentaient avant tout de contrôler les lieux et les temps de représentation [39]. Dans ce cas précis, la monarchie déploie simultanément la force et la menace du recours futur à la force. Les principaux protagonistes restent plus de deux mois en prison. La troupe incriminée est ensuite dissoute et le Conseil Privé décide, le 19 février 1598, que seules deux troupes seront tolérées dans Londres, celle de l’Amiral et celle du Chambellan [40]. Depuis 1589, les acteurs étaient sous la double menace de la prison mais aussi de l’interdiction de représentation les privant ainsi de leur activité économique. L’année 1597 matérialisa ces menaces. L’intervention du Conseil privé signifiait aux acteurs que tout débordement pourrait désormais avoir des conséquences pour leur personne mais également pour leurs revenus, puisqu’il décida également la fermeture, jusqu’à nouvel ordre, de tous les théâtres londoniens [41]. Le contexte politique troublé a sans doute poussé la monarchie à cette démonstration de force. En effet, depuis le début des années 1590, Londres, confrontée à des chertés des grains et à la stagnation des salaires, connaît des tensions sociales débouchant parfois sur des émeutes [42]. Les « désordres » survenus au Swan ( « Le Cygne ») devaient donc apparaître comme un bien mauvais exemple aux yeux des conseillers royaux. De même, l’impopularité des levées d’hommes pour les guerres en Irlande et aux Pays-Bas, affaiblissait politiquement la monarchie, la rendant peu réceptive à toute forme de critique ouverte, surtout sur une scène de théâtre.
24 Dès lors, on peut s’étonner du sort relativement clément réservé aux auteurs alors que le texte même de l’Isle of Dogs est le déclencheur de cette crise. Après son séjour en prison, Jonson reprend ses activités théâtrales. Nashe n’a jamais été inquiété dans sa retraite de Great Yarmouth et semble même, en 1599, avoir pu regagner Londres sans ennui. Cette clémence contraste avec le traitement réservé à des libellistes comme John Stubbes, qui, en 1579, eut publiquement la main droite tranchée pour avoir écrit un libelle déconseillant à la reine d’épouser le duc d’Anjou, ou comme Thomas Howson, torturé et jeté en prison en 1601 pour des libelles portant sur la succession de la dernière Tudor [43]. Cette différence de traitement s’explique sans doute par l’existence des troupes d’acteurs, véritables « corps intermédiaires » de contrôle du contenu des pièces. Les libelles peuvent être imprimés clandestinement puis diffusés dans le plus grand secret par quelques individus mouvants et non identifiés. Ils sont donc difficilement contrôlables en amont par la monarchie. Le texte théâtral est, lui, par nature destiné à être publicisé par des acteurs connus sur une scène de théâtres spécialisés [44]. L’existence de troupes d’acteurs structurées et pérennes rend possible pour le pouvoir de leur déléguer une certaine forme de contrôle sur leur propre profession et sur les textes.
25 Ceci nous permet de mieux saisir la portée de l’acte du Conseil privé du 19 février 1598 qui n’évoque même pas les dramaturges. Ce n’est pas qu’ils soient quantité négligeable, mais, pour les Élisabéthains, le « théâtre » est avant tout une représentation et non un texte. Le Conseil se réserve donc le contrôle des représentations, c’est-à-dire de la dissémination dans l’espace public. Le pouvoir punit des mots prononcés et non des idées formulées [45]. On peut peut-être voir dans cette intervention les débuts d’une systématisation d’une régulation du théâtre sur le modèle des corporations. Mais il faut avant tout y voir une réaffirmation par le Conseil de la reine de la confiance en son propre pouvoir et en l’unité de ses membres sur ces questions. Désormais, tous comprenaient que les troupes n’étaient que tolérées à Londres et non autorisées, comme le montrent les rappels réguliers du Conseil Privé, et ce jusqu’à la mort de la reine Élisabeth [46]. Il s’agit pour les conseillers royaux d’éviter la multiplication des troupes dans Londres pour ne conserver que celles clairement reconnues et encadrées par la monarchie, afin que celle-ci puisse leur déléguer une part de la régulation des textes [47]. Cet ordre visait donc à installer en amont de la censure du master of the revels, une censure d’un autre type : transférer aux acteurs la plus grande part du contrôle des textes dramatiques.
26 Les « événements » de l’été 1597 ont donc pu pousser les troupes d’acteurs à intégrer dans leur choix de pièces et dans leurs directives aux dramaturges les desiderata de la censure royale. Il est probable que la troupe de l’Amiral, grossie par une partie des acteurs de la défunte troupe de Pembroke [48], ait voulu prendre toutes les précautions possibles avant de retravailler avec Ben Jonson en imposant que l’ensemble des acteurs puisse contrôler chaque détail de la pièce qu’il soumit ce 3 décembre 1597. La pièce a été finalement achetée par la troupe, mais Jonson, peut-être excédé par cette emprise de plus en plus forte sur sa plume, ne collaborera plus qu’épisodiquement avec celle-ci [49].
27 Désormais, une ligne blanche était clairement tracée : la franchir, c’était vouer sa troupe à la dissolution par le pouvoir royal sans intervention du protecteur nominal. Dès lors, il n’est plus nécessaire de rechercher dans les textes des traces d’une censure royale directe, comme le recommande Janet Clare [50]. L’intervention royale renforce encore la place des acteurs, comme centre du système dramatique. Cet édit permet donc d’accroître le contrôle royal à faible coût puisque la monarchie se contente de contrôler les acteurs. Ceux-ci ont pu jauger lors de cette affaire ce qu’il leur était possible de représenter et ce qui ne l’était pas. Ils ont surtout, à peu de frais pour la monarchie, appris ce qu’il leur en coûtait de franchir certaines limites. Pour se prémunir de tels risques, le moyen le plus simple était de choisir plus strictement les textes de leurs « fournisseurs » dramaturges.
28 Ce contrôle politique affleure parfois dans le Journal. C’est le cas d’une pièce de Henry Chettle nommée la Vie du Cardinal Wolsey, pièce perdue qui devait sans doute retracer le parcours du principal ministre du roi Henri VIII jusqu’à sa disgrâce et sa mort. Le thème même de la pièce nécessita sans doute de s’entourer d’une infinité de précautions, le texte ne pouvant pas faire l’économie de mettre en scène Henri VIII lui-même, père d’Élisabeth Ire. Le travail d’écriture de Chettle semble dès lors avoir été suivi de près, voire largement influencé par Samuel Rowley [51]. En effet, Chettle touche le 5 juin 1601, 20 shillings pour écrire cette pièce. Mais Henslowe écrit le 28 juin 1601 :
Ai donné à la demande de mon fils [son beau-fils Erward Alleyn] et de la troupe à Harry Chettle pour les changements (altryng) opérés sur le livre du cardinal wolsey le 28 juin 1601, la somme de 20 shillings [52].
30 La suite du texte proposé par le dramaturge semble ainsi avoir posé problème. La troupe a alors agi collectivement pour opérer, ou demander d’opérer, des modifications sur un texte encore à l’état d’ébauche puisque Chettle n’en avait livré que quelques feuillets, aucune trace de paiement n’apparaissant dans le Journal entre le 5 juin et le 28 juin [53].
31 Dès lors, il paraît difficile de différencier dans les relations entre acteurs et auteurs ce qui relève du contrôle politique de ce qui vient d’une simple logique économique. La dépendance économique des auteurs vis-à-vis des acteurs et la délégation du contrôle du contenu des pièces aux acteurs par le pouvoir royal ne font que renforcer la dépendance d’écriture des dramaturges vis-à-vis des troupes. Celles-ci contrôlent les thèmes, sélectionnent les pièces, voire les commissionnent, le moteur de leur action étant in fine de plaire à leur public sans s’attirer les foudres du pouvoir. Le politique et l’économique se renforcent donc mutuellement sans pour autant paralyser, bien au contraire, l’activité créatrice des dramaturges.
32 La fin de la période élisabéthaine voit donc se renforcer un système de hiérarchisation et de délégation du contrôle social à un corps intermédiaire sur le modèle de ce qui se fait dans les domaines politique, social et économique (corporations de métier…). La mise en lumière d’une telle organisation nous amène à reconsidérer la lecture traditionnelle qui est faite de la grande latitude laissée par le pouvoir royal aux troupes théâtrales. Moins qu’une tocade de la reine pour ses acteurs, l’attitude clémente de la monarchie vis-à-vis des histrions est une politique ferme mais réaliste pour une monarchie aux moyens trop restreints pour contrôler a priori textes et représentations théâtraux.
33 Ce système, qui mit une vingtaine d’années à se cristalliser, ne fonctionna cependant que brièvement : l’avènement de Jacques VI d’Écosse modifia en partie le fragile équilibre sur lequel il reposait. Le roi plaça les compagnies théâtrales londoniennes sous son patronage direct ou celui de sa famille, ce qui altéra radicalement le modèle économique et social des troupes théâtrales. Mais le système fut surtout déséquilibré par l’évolution du statut du dramaturge durant la période 1590-1615. Celui-ci occupa progressivement le centre du jeu théâtral, renvoyant les acteurs aux marges symboliques du système dramatique. Des dramaturges comme Ben Jonson, s’appuyant sur le patronage de Jacques Ier, présentèrent une nouvelle définition du théâtre où le texte en était désormais l’âme, les acteurs n’étant que les corps animés par lui. Cette revanche symbolique n’a pu être possible que par la prise d’indépendance économique et sociale du dramaturge.
Notes
-
[1]
William Ingram a montré que des bâtiments créés en vue d’accueillir des représentations théâtrales existaient dès les années 1560 à Londres et dans ses environs. Voir son ouvrage : The business of playing. The beginnings of adult professional theater in Elizabethan London, Ithaca, Cornell University Press, 1992.
-
[2]
William Streitberger, « Personnel and Professionalization », dans John Cox et David Kastan (dir.), A new history of Early English drama, New York, Columbia University Press, 1997, p. 337-350.
-
[3]
Le terme d’apprentis est une facilité de langage, parfois employée à l’époque pour dépeindre les relations au sein du monde du théâtre. Il ne renvoie pas néanmoins à une réalité juridique. Les acteurs ne forment à l’époque ni une guilde ni une corporation et ne peuvent donc légalement avoir des apprentices.
-
[4]
Andrew Gurr, Playgoing in Shakespeare’s London, Cambridge, Cambridge University Press, 1996.
-
[5]
La bibliographie issue des cultural studies et de leurs différents avatars est extensive. À titre d’exemple, voir le « manifeste » du cultural materialism : Jonathan Dollimore, « Introduction : Shakespeare, cultural materialism and the new historicism », dans Jonathan Dollimore et Alan Sinfield (dir.), Political Shakespeare. New essays in cultural materialism, Manchester, Manchester University Press, 1985, p. 2-17.
-
[6]
Sur l’étude des lieux théâtraux, se reporter à l’article fondateur d’Herbert Berry, « The playhouse in the Boar’s Head Inn, Whitechapel », dans David Galloway (dir.), Elizabethan Theatre I, Waterloo, Archon Books, 1970, p. 45-73. Pour un exemple des nouvelles approches sur les troupes d’acteurs, voir David Mateer, « New light on the Early History of the Theatre in Shoreditch », English Literary Renaissance, n° 3, automne 2006, p. 335-375.
-
[7]
Susan Cerasano a ainsi reconstitué l’organisation de la troupe du Lord Chambellan, à laquelle appartenait Shakespeare. Mais elle ne pose pas la question des implications de cette structure sur les textes eux-mêmes. Voir son étude, « The Chamberlain’s King’s Men », dans David S. Kastan (dir.), A Companion to Shakespeare, Oxford, Blackwell, 1999, p. 328-345.
-
[8]
J’ai ainsi identifié 49 pièces de théâtre représentées et imprimées dans les années 1590. Il ne s’agit pourtant que de la partie émergée de l’iceberg. Il est difficile de connaître la proportion de pièces qui nous sont parvenues par rapport aux pièces écrites à l’époque : les estimations varient de 1 pour 3 à 1 pour 10 : voir Peter W. Blayney, « The Publication of Playbooks », dans John Cox et David S. Kastan (dir.), op. cit., p. 383-422.
-
[9]
On peut citer notamment Orlando furioso et The Scottish history of James the Fourth de Robert Greene en 1591 et 1592, The blind beggar of Alexandria de George Chapman (1596), Looke about you anonyme antérieur à 1599 ou encore The shoemakers holiday de Thomas Dekker (1599).
-
[10]
Jeremy Lopez, Theatrical convention and audience response in early modern drama, Cambridge/New York, Cambridge University Press, 2003.
-
[11]
William Ingram, « The Economics of Playing », dans David S. Kastan (dir.), A Companion to Shakespeare, op. cit., p. 313-327.
-
[12]
Personnage clef du théâtre élisabéthain et jacobéen, Philip Henslowe est, dans les années 1590, propriétaire du théâtre la Rose à Southwark. La Rose devient le lieu de représentation attitrée de la troupe de l’Amiral. La troupe de Pembroke et celle de Worcester y jouent également plus ou moins brièvement. Pour une étude complète sur Henslowe se reporter à Neil Carson, A companion to Henslowe’s diary, New York, Cambridge University. Press, 1988 (désormais abrégé Carson), Carol Chillington (éd.), Documents of the Rose Playhouse, Manchester, Manchester University Press, 1998 et Reginald Foakes (éd.), Henslowe’s diary, Cambridge, Cambridge University Press, 2002 (désormais abrégé en Diary).
-
[13]
Quant à savoir si Henslowe tient à cette époque un rôle managérial avec un droit de regard sur les pièces, la question fait toujours débat.
-
[14]
Le Journal permet de reconstituer pour dix années le système d’approvisionnement en textes théâtraux de trois troupes : la troupe de l’Amiral, celle du comte de Pembroke et celle du comte de Worcester. Il est difficile de savoir si les autres troupes, dont celle du Chambellan, qui comptait Shakespeare parmi ses membres, fonctionnaient de la même façon. Notre étude tendrait à accréditer l’hypothèse que toutes les troupes travaillaient de la même façon.
-
[15]
Il s’agit sans doute d’un synopsis et peut-être soit d’une présentation à grands traits des personnages soit d’une ou deux scènes déjà rédigées. Thomas King y voit un « plot » de la pièce avec un texte déjà découpé en rôles et en scènes. Voir Thomas J. King, Casting Shakespeare’s Plays. 1590-1642, Cambridge, Cambridge University Press, 1992.
-
[16]
« Mr Hynchloe, I have harde fyve sheetes of a playe of the Conquest of the Indies, and I dow not doute but it will be a very good playe : tharefore, I praye ye deliver them forty shyllynges in earneste of it, and take the papers into your one hands, and one easter eve thaye promyse to make an ende of all the reste », Diary, p. 294. Il semble s’agir d’une pièce écrite en collaboration par Day, Haughton et Smyth.
-
[17]
« Lent unto John Daye and william hawghton the 4 of aprell 1601 in earnest of playe called the conqueste of the weste enges at the apoyntement of Samwell Rowlye the some of 40s », Diary p. 167. De même, le manuscrit de la lettre de Rowley à Henslowe, porte en bas à gauche une annotation de Henslowe « Lent the 4 of aprell 1601-XXXXs » ( « Pâques, le 4 avril 1601, 40 shillings »), manuscrit n° 32 dans l’édition en fac-similé de Reginald Foakes (éd.), The Henslowe papers, vol. II, Londres, The Scolar Press, 1977.
-
[18]
Diary respectivement p. 168, 169, 170, 178, 179, 180 et 181.
-
[19]
À l’inverse, certaines pièces ont été écrites très rapidement. C’est le cas d’une pièce œuvre de Haughton et Day portant le nom de Merie as may apere (Aussi joyeux qu’il se peut). Les auteurs touchèrent un premier paiement le 21 novembre 1599, un second le 27 novembre, un troisième le 5 décembre, et enfin deux paiements différents le 6 décembre. La pièce fut donc achevée en une quinzaine de jours et « en flux tendus », les sommes versées étant à chaque fois relativement modestes. Diary, p. 128.
-
[20]
Cette seconde partie se nomme Thomme Strowde, du nom d’un des personnages principaux de la première pièce. La troisième partie porte simplement le titre de The third part of Thomme Strowde (Troisième partie de Thomme Strowde).
-
[21]
Néanmoins, Day et Haughton ont fourni une autre pièce en juin 1601 à la troupe de l’Amiral, The six yeomen of the West (Les six yeomen d’Occident). On peut s’interroger sur les raisons de l’écriture de cette pièce au détriment de la Conquête des Indes.
-
[22]
Cette somme ne représente que les achats effectués par des emprunts auprès de Henslowe, et ne laisse en rien augurer de l’existence ou non de dépenses supplémentaires faites par la troupe ou par les acteurs à titre individuel. Entrées datées du 31 septembre 1601, Diary, p. 182.
-
[23]
Robert Shaa semble être le deuxième acteur actionnaire de la troupe de l’Amiral chargé de sélectionner les pièces durant les années 1599-1601, Diary, p. 135.
-
[24]
Ceci est d’autant plus vrai que les acteurs et les auteurs ne sont pas deux catégories exclusives l’une de l’autre. Un certain nombre de dramaturges des années 1590 furent aussi acteurs : Benjamin Jonson et William Shakespeare, mais aussi Thomas Heywood, Samuel Rowley et Robert Wilson.
-
[25]
Le débat théorique opposant l’individualité de l’auteur à la collaboration entre différents dramaturges a été exposé et dépassé par Douglas Brooks dans From Playhouse to Printing House, Cambridge, Cambridge University Press, 2000, particulièrement aux pages 140 à 188. La collaboration apparaît comme la norme du théâtre public élisabéthain et non comme l’exception. Le Diary spécifie qu’entre 1597 et 1603 25 % des pièces négociées par la troupe sont le fruit d’une collaboration. Certaines périodes sont plus fécondes en collaborations : 60 % des pièces achetées durant l’hiver 1598 et 82 % de celles du printemps été 1598 sont le fruit d’une collaboration avérée, voir Carson, p. 57-58.
-
[26]
Diary, p. 160, 163, 168. Chettle participe à quatre pièces durant ces six mois.
-
[27]
Cette recherche du texte efficace auprès du public se constate encore dans l’achat par des troupes de textes dramatiques anciens mais qui ont connu un franc succès. Ceux-ci peuvent être montés à nouveau avec des espoirs de recettes intéressantes. Le 21 janvier 1599, la troupe achète pour 40 shillings « the playe of vayvod » (La pièce du voïvode) à Edward Alleyn, acteur en retraite de la scène depuis 1597, Diary, p. 103.
-
[28]
Dans les années 1590, on assiste, semble-t-il, à une multiplication des dédicateurs pour une stagnation des dédicataires, ce qui crée une sorte de crise des ciseaux du patronage. Voir Alistaire Fox, « The complaint of poetry for the death of liberality : the decline of literary patronage in the 1590’s », dans John A. Guy (dir.), The reign of Elizabeth I. Court and culture in the last decade, Cambridge, Cambridge University Press, 1995, p. 229-257. L’écriture de pamphlets semble jouer le même rôle « d’écriture de survie » lorsque les théâtres publics sont fermés lors des pestes.
-
[29]
À titre d’exemple, entre mai 1598 et mars 1599, seul l’argent avancé par Henslowe étant pris en compte, Chettle a touché pour des pièces écrites seul £ 38, Chapman £ 19 10 s, Porter £ 15 10 s et Drayton £ 13 9 s. Il faut ajouter à ces sommes les paiements effectués pour les collaborations et dont nous ne connaissons pas la répartition entre auteurs : Drayton et Dekker se partagèrent ainsi £ 37 4 s. Source : Diary. À titre de comparaison, en 1597 une part dans la troupe de l’Amiral valait £ 50.
-
[30]
Lettre du Conseil Privé du 12 novembre 1589 au Master of the revels. L’ordre prévoit que celui-ci soit assisté par deux autres personnes, une nommée par le Lord Maire de Londres, l’autre par l’archevêque de Cantorbéry. « […] hereuppon to stryke out or reforme such partes and matters as they shall fynd unfytt and undecent to be handled in playes, both for Divinitie and State, comaunding the said companies of players, in her Majestie’s name, that they forbeare to present and play publickely comedy and tragedie and therthen such as they three shall have seene and allowed, which if they shall not observe, they shall then know from theirs Lordships that they shalbe not onely sevearely punished, but made incapable of the exercice of their profession hereafter », dans J. R. Dasent (éd.), Acts of the Privy Concil of England, vol.18, Londres, Her Majestie’s Stationery Office, 1903 (désormais APC), p. 214-216.
-
[31]
Cet office royal, créé en 1545, est placé sous l’autorité du Chambellan de la Chambre. L’office est détenu à partir de 1579 par Sir Edmund Tilney. Ses attributions sont diverses. Il organise les festivités de cour mais il peut exercer à tout moment un contrôle sur les troupes d’acteurs tel que le spécifie la patente de nomination de Tilney à cet office : voir Albert Feuillerat (éd.), Documents relating to the revels at court in the time of Queen Elizabeth, Louvain, Uystpruyst, 1908, p. 51-52. Les comptes de l’office des revels témoignent de l’existence de représentations devant le Master par les troupes sélectionnées pour jouer à la Cour. Suite à ces représentations, des reformations ( « modifications ») s’ensuivent très régulièrement. C’est le cas pour la saison festive octobre 1573-mars 1574 : « Item sundry other tymes for calling together of sundry players, and for perusing, fitting and Reformyng theyr matters (otherwise not convenient to be showen before her Maiestie) » ( « Idem [payé] à plusieurs reprises pour faire appeler différents acteurs et pour contrôler, adapter et modifier leur matière (dont la représentation devant la Reine, sans cela, serait inconvenante) », ibid., p. 191. Ces « ajustements » a posteriori tendraient à faire penser qu’il n’existait pas de censure préalable pour les pièces londoniennes en 1573. Sur l’office des revels, voir Richard Dutton, Mastering the Revels. The regulation and censorship of English Renaissance Drama, Londres, MacMillan, 1991.
-
[32]
Celui-ci semble être de 7 shillings par texte entre 1598 et 1601. Le 18 mars 1599, la troupe de l’Amiral verse 7 shillings au « Revells man » ( « serviteur de l’Office des Divertissements ») pour la licence du texte ( « book ») des 4 Kings ; le 22 mars 1599, la même somme est versée pour un livre se nommant Brute Grenshillde, dans Diary, p. 106.
-
[33]
« Lent unto Bengemen Johnsone the 3 of december 1597 upon a Bocke which he was to writte for us before crysmas next after the date herof which he showed the plotte unto the company I saye lente in Redy money unto hime the some of 20s », dans Diary, p. 73.
-
[34]
Cet ordre du 28 juillet 1597 est contresigné par le Lord Amiral et par le Lord Chambellan, deux des principaux « patrons » de troupes londoniennes, dans APC, vol. 27, 1903, p. 313.
-
[35]
Thomas Nashe, coauteur, s’enfuit, quant à lui, de Londres pour gagner Great Yarmouth et échapper aux foudres du pouvoir. Jonson semble avoir également été acteur dans sa propre pièce, ce qui expliquerait peut-être son arrestation.
-
[36]
Ordre du 15 août 1597, dans APC, vol.27, p. 338. La troupe protégée par Lord Pembroke donnait ses représentations au Swan. Cf. Janet Clare, Art made toungue-tied by authority, Manchester, Manchester University Press, 1990 p. 51-54. Shaa et Spencer ont ensuite rejoint la troupe de l’Amiral, qui jouait dans le théâtre de Henslowe.
-
[37]
William Ingram pense que cet ordre visait moins les acteurs que Francis Langley, propriétaire du Swan, qui aurait connu des démêlés avec Robert Cecil depuis 1594 : voir son étude, « The closing of the Theaters in 1597 : a dissenting view », Modern Philology, vol. 69, 1971-1972, p. 105-115.
-
[38]
Le texte de la pièce a disparu, mais doit-on mettre cela sur le compte de la décision royale ? La disparition de ce texte ne nous permet pas de savoir ce qui a déclenché une telle réaction du pouvoir.
-
[39]
La municipalité londonienne sera fidèle à ce mode d’intervention durant toute la période Tudor, à quelques exceptions près. Le fait d’interdire à Langley de reprendre toute activité théâtrale au Swan devait aussi être une forme de menace à l’égard des autres propriétaires, dont Henslowe, afin qu’eux aussi se sentent concernés par le choix et le contrôle des pièces représentées. Le fait qu’Henslowe et son gendre Allen manoeuvraient à la Cour pour obtenir de la reine la réversion de l’office de Maître des Animaux depuis 1598, devait également faire barre sur le propriétaire du Rose. Henslowe papers, Manuscrits II, n° 1.
-
[40]
APC, vol. 28, 1904 p. 327. On décèle dans cet acte une des rares (et somme toute assez limitée) actions des deux protecteurs phares de la fin des années 1590 : le lord Chambellan et le Lord Amiral, qui dans une deuxième mouture du texte, imposèrent le nom des deux troupes autorisés : les leurs, alors que la première version du texte n’évoquait que « deux troupes » autorisées, sans plus de précision.
-
[41]
Glynne Wickham consacre un article à cet épisode de l’histoire du théâtre élisabéthain. Néanmoins, selon lui, cet événement changerait peu de choses à l’exception de la fermeture définitive du Swan et de la dissolution rapide de la troupe de Pembroke. Cet ordre serait même une façon pour le pouvoir de « protéger » les acteurs de la Municipalité : voir Glynne Wickham, « The Privy Council order of 1597 for the destruction of all London’s Theatres », dans David Galloway (dir.), op. cit., p. 21-44.
-
[42]
Steven Rappaport, Worlds within worlds, structures of life in sixteenth century London, Cambridge, Cambridge University Press, 1989.
-
[43]
Respectivement dans Thomas Park, éd., Nugae Antique, Londres, Vernor, 1804, p. 143-149 et dans APC, vol. 31, 18 avril 1601, p. 283-284. Néanmoins, il ne faut pas croire que les dramaturges ne pouvaient être emprisonnés. Thomas Kyd, Henry Porter, Thomas Dekker et d’autres encore passèrent par les prisons londoniennes, mais toujours pour des motifs étrangers à leur profession, mis à part le cas de Jonson.
-
[44]
La création et l’hégémonie de lieux théâtraux spécialisés clairement identifiés comme tels au détriment de lieux éphémères de représentation (tavernes, jardins privés…) constituent en cela une grande victoire du pouvoir, tout en assurant une rente de situation aux troupes résidantes des lieux de représentations « officiels » et à leur propriétaire. Les propriétaires, désormais menacés eux aussi par le pouvoir, deviennent un élément de contrôle sur les pièces représentées dans leur théâtre.
-
[45]
Nous n’avons aucun exemple d’auteur ayant été inquiété pour ce qu’il avait écrit dans un texte non représenté. Ainsi, la pièce Sir Thomas More (vers 1592-1593) fut largement censurée par le master of the revels mais ses auteurs ne furent pas inquiétés : la pièce ne fut pas jouée ; l’affaire était donc close. Voir Anthony Munday et alii, Sir Thomas More, éd. Vittorio Gabrieli et Giorgio Melchiori, Manchester, Manchester University Press, 1990.
-
[46]
Il faudrait ainsi sans doute revoir la théorie traditionnelle faisant du pouvoir royal le protecteur des acteurs contre la municipalité londonienne hostile au théâtre. Il faudrait également interroger précisément la différence entre représentation « autorisée » (licensed) et pièce « soufferte » (suffered), dans APC, vol. 30, 9 mars 1600 et 22 juin 1600 respectivement p. 146 et p. 395.
-
[47]
Cette grille de lecture permet de mieux comprendre l’attitude du pouvoir, qui apparaît traditionnellement assez erratique, lorsqu’en 1602 le Conseil Privé autorise une troisième troupe, celle du comte de Worcester, à jouer à Londres. Mais cette troupe accepte de se conformer exactement au modèle des deux autres troupes déjà autorisées : il y a donc accroissement du nombre de troupes mais pas transformation de la nature ou des attributions déléguées officieusement par le pouvoir. Ceci explique aussi la « tolérance » vis-à-vis de la troupe du comte de Derby entre 1601 et 1603 : voir Herbert Berry, « The playhouse in the Boar’s Head Inn, Whitechapel », op. cit.
-
[48]
Le Diary signale ainsi que « the XI of octobre be gane my lord admerals and my lord of penbrockes men to playe at my howsse 1597 » ( « le 11 octobre, la troupe de Milord Amiral et de Milord Pembroke commença à jouer dans mon théâtre »), p. 60. Il y a bien fusion des deux troupes puisqu’une entrée du 5 novembre 1597 évoque « the company of my lord admeralles men and my lord of penbrockes » ( « la compagnie des serviteurs de Milord l’Amiral et ceux de Milord Pembroke ») p. 72. Ce rapprochement est sans doute pour les deux troupes, une affaire de nécessité. La troupe de l’Amiral venait de perdre son acteur vedette Edward Allen, mais aussi les costumes et les pièces qui lui appartenaient en propre. L’accueil d’une partie des acteurs de la troupe de Pembroke – là encore avec un apport en matériel théâtral – pouvait apparaître comme une excellente opportunité. Néanmoins, pour éviter toute complication d’ordre politique, le nom de Pembroke’s Men disparaît complètement dès décembre 1597 au profit de celui d’Admiral’s Men.
-
[49]
Il n’apparaît plus dans le Diary que pour quatre pièces en cinq ans : une qu’il rédige en collaboration, une dont il a élaboré le synopsis mais dont le texte fut écrit par Chapman, les additions à la Tragédie Espagnole de Kyd commandées par la troupe de l’Amiral et, enfin, en 1602, pour une pièce nommée Richard Crockbacke. Le fait que Jonson ait tué en duel Spencer, un des membres actionnaires de la compagnie, n’a pas dû arranger les relations entre le dramaturge et cette troupe.
-
[50]
Janet Clare, Art made tongue-tied by authority. Celle-ci fait certes de l’affaire de l’Isle of Dogs un point nodal de son analyse, mais elle ne tient pas compte de la place centrale des acteurs dans le dispositif de contrôle du théâtre élisabéthain. Les troupes n’avaient aucun intérêt à soumettre au master of the revels des textes potentiellement séditieux au risque de voir ses contrôles devenir de plus en plus tatillons et longs : le retard pris dans la production de pièces payées d’avance ou le refus du master of the revels d’autoriser une pièce leur coûterait de l’argent. La décision du Conseil Privé du 22 juin 1600 souligne cette logique : seuls les propriétaires des lieux de représentation et les acteurs sont menacés de prison.
-
[51]
Le fait que Rowley, lui-même dramaturge, ait été préposé à partir de 1598 à l’achat des pièces par la troupe de l’Amiral relève-t-il du simple hasard, ou d’une volonté délibérée de la troupe de pouvoir agir le plus en aval possible sur la création des pièces en confiant cela à un professionnel de la plume ?
-
[52]
« Layd owt at the A poyntment of my sonne and the company unto harey cheattell for the altrynge of the boocke of cranowlle wollsey the 28 of June 1601 the some of XXs », dans Diary, p. 175.
-
[53]
On peut s’interroger sur la somme relativement faible (£ 4) versée à Chettle par les acteurs : doit-on en déduire que les acteurs ont eux-mêmes pratiqué un travail de réécriture important ?