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Article de revue

Le grand commerce : les marchands londoniens 1660-1760

Pages 47 à 66

Notes

  • [1]
    Les registres de l’administration des Douanes répertoriant les entrées et les sorties des navires. Ndt.
  • [2]
    D. Kynaston, The City of London : A World of its Own, Londres, Chatto, 1994 ; S. Chapman, Merchant enterprise in Britain from the Industrial Revolution to World War One, Cambridge University Press, 1992 ; D. Hancock, Citizens of the World, Cambridge University Press, 1995.
  • [3]
    R. Grassby, The Business Community of Seventeenth-Century England, Cambridge University Press, 1995 ; N. Rogers, « Money, Land and Lineage : The Big Bourgeoisie of Georgian London », Social History, 4, 1979, p. 437-54. Pour la période 1689-1714, voir Gary S. De Krey, A Fractured Society, Oxford University Press, 1985 ; H. Horwitz, « The Mess of the Middle Classes Revisited », Continuity and Change, 2, 1987, p. 263-96. La référence essentielle demeure : L. Schwarz, London in the Age of Industrialisation, Cambridge University Press, 1992. Voir aussi son commentaire sur les ouvrages traitant de Londres au dix-huitième siècle dans le London Journal 20, 1995, p. 46-52.
  • [4]
    Cet annuaire a été choisi pour permettre d’étudier la génération de négociants qui a le plus bénéficié de la prospérité de la Cité dans le grand commerce. En outre, il permet d’en identifier les différentes spécialisations.
  • [5]
    M. Ogborn, Spaces of Modernity : London’s Geographies 1680-1780, Londres, Guildford, 1998.
  • [6]
    J. Price et P. Clemens, « A Revolution in Overseas Trade », Journal of Economic History, 47, 1987, p. 1-43.
  • [7]
    D. W. Jones, « London Overseas Merchant Groups at the End of the Seventeenth Century », Oxford D. Phil, 1970 ; R. Grassby, Business Community, op. cit., p. 54-60.
  • [8]
    Mortimer, Universal Director, 3.
  • [9]
    L. Cullen, « The Dublin Merchant Community in the Eighteenth Century », dans P. Butel et L. Cullen (éd.), Cities and Merchants, Dublin, 1986, p. 195-207 ; P. Butel, Les Négociants Bordelais, l’Europe et Les Iles au XVIIIe siècle, Paris, Aubier-Montaigne, 1974, p. 281-324.
  • [10]
    Hancock, Citizens of the World, op. cit., 1re et 2e partie ; T. Devine, The Tobacco Lords a study of the tobacco merchants of Glasgow and their trading activities, c.1740-1790, Édimbourg, Donald, 1975.
  • [11]
    R. Porter, English Society in the Eighteenth-Century, nouvelle édition, Londres, 1990, p. 366-369.
  • [12]
    J. Gwynn, London and Westminster Improved, Londres, 1766, p. 15.
  • [13]
    J. Massie, Essay on the Many Advantages, Londres, 1750, p. 29-30.
  • [14]
    J.-P. Poussou, « Le développement de Bordeaux au XVIIIe siècle », dans Cities and Merchants, op. cit., p. 75-96 ; Butel, Négociants Bordelais, op. cit., p. 339-350.
  • [15]
    P. Clark, « The multi-centred metropolis : the social and cultural landscapes of London, 1600-1840 », dans P. Clark et R. Gillespie (éd.), Two Capitals : London and Dublin 1500-1840, Oxford, 2001, p. 239-264.
  • [16]
    A. Everitt, « Social Mobility in Early Modern England », Past and Present, 33, 1966, p. 56-73 ; idem, « Dynasty and Community since the 17th Century », dans Landscape and Community, Londres, Hambledon Press, 1985 ; F.-J. Ruggiu, « The Urban Gentry in England, 1660-1780 », Historical Research, 74, 2001, p. 249-270.
  • [17]
    Hancock, Citizens of the World, op. cit., 3e partie.
  • [18]
    La polite society est représentée par l’aristocratie foncière et par les valeurs de loisir, de culture et de responsabilité politique. Ndt.
  • [19]
    H. Bowen, Elites, Enterprise and the Making of the British Overseas Empire, 1688-1775, Londres, 1996.
  • [20]
    Butel, Négociants Bordelais, op. cit., p. 159, suggère que 24.6 % des négociants en 1777 sont constitués d’immigrés.
  • [21]
    Butel, Negociants Bordelais, op. cit., p. 325-35, p. 350-364.

1 Le présent article porte sur une ville particulière, mais il s’inscrit dans une réflexion plus large sur l’impact politique du grand commerce dans les années 1660-1720. Dans le prolongement de cette étude, je vais évoquer ici l’expérience du marchand londonien, une appellation qui désigne une profession au sens large mais que les contemporains réservent progressivement à ceux qui investissent dans le grand commerce. Dans mon ouvrage The Politics of Trade, j’ai examiné 850 marchands présents dans la Cité dans les années 1690 et j’ai cherché à comprendre comment ils pouvaient en tant qu’individus mobiliser des associations collectives de la métropole pour soutenir leurs intérêts commerciaux et autres dans une période de transformations économiques et politiques. Depuis lors, j’ai essayé d’étendre cette étude à une chronologie plus large, en englobant le reste du XVIIIe siècle, dans l’espoir de mieux comprendre les raisons pour lesquelles Londres est devenu le premier centre commercial européen. Les historiens économistes ont répertorié avec talent les raisons macro-économiques qui ont permis à la Cité d’être transformée en un entrepôt prospère, mais plusieurs commentateurs ont souligné le manque de connaissance sur les acteurs individuels des mutations commerciales d’un pays en voie de devenir une puissance impériale. J’ai aussi cherché à éclairer les dynamiques sociales et culturelles du monde mercantile à Londres, dans l’espoir de comprendre la manière dont les marchands s’étaient adaptés à une telle consécration. Ces dernières années, nous avons beaucoup appris sur les classes mercantiles au XVIIIe siècle à travers l’étude des discours sur l’impérialisme, sur le commerce et la vertu, et sur l’émergence des middling sorts/classes, mais il s’agit maintenant d’avoir une vision plus nette sur les dynamiques internes propres aux mutations du monde mercantile. Les descriptions de Londres par les voyageurs, au XVIIIe siècle, ont contribué à mieux faire connaître le West End aux dépens de l’univers trépidant et tumultueux de la Cité. C’est ce monde trouble du grand commerce que je souhaite à présent éclairer.

2 Tous les historiens de l’économie londonienne au XVIIIe siècle furent confrontés à une pénurie d’archives, les plus brillantes analyses ont dû aussi en tenir compte. Les historiens de la Cité ne se sont toujours pas remis de la décision barbare de détruire les port books [1] de Londres, et les hasards, les précautions du milieu des affaires n’ont guère laissé plus de chance aux collections personnelles. La preuve en est que l’historiographie de la Cité au XVIIIe siècle reste toujours sous-développée. Même le travail remarquable de David Kynaston reste allusif sur les statistiques la concernant et Stanley Chapman se limite à des descriptions impressionnistes. Comme bien d’autres recherches sur les transformations économiques survenues à cette époque, l’accent est mis sur les phénomènes d’industrialisation qui se situent après 1780. L’espoir renaît avec le travail pionnier de David Hancock sur les firmes transatlantiques de Londres, qui s’attira un concert d’éloge des deux côtés de l’Atlantique. C’est avec finesse et imagination qu’il parvient à restituer la mise en place d’un impérialisme mercantile au dix-huitième siècle  [2]. Mais il s’est appuyé sur un échantillon assez restreint de 23 négociants et il faudrait une image plus précise et plus étendue de l’expérience mercantile. Le travail de titan mené par Richard Grassby reste un guide incomparable sur le monde mercantile du XVIIe siècle, mais il n’a pas mis l’accent sur le cas spécifique de la Cité et du grand commerce. De même, les études prosopographiques sur les élites urbaines et commerciales font la part belle aux réponses de la Cité face aux défis de l’époque mais ne parviennent pas à égaler les recherches de Nick Roger sur les 74 échevins de Londres au milieu de la période hanovrienne  [3]. Dès lors, nous connaissons bien mieux les discours sur la perception des marchands et de leur rôle, plutôt que sur les réalités du monde mercantile auquel ils appartiennent.

3 Je vais m’efforcer d’éclairer leur expérience commune pendant cet âge fébrile vécu par la Cité, en espérant combiner les approches des historiens précédemment mentionnés et en privilégiant certains éléments obscurs du développement socio-économique et culturel de celle-ci. À nouveau, ma méthode sera prosopographique et sera organisée autour d’une comparaison entre deux bases de données : un groupe initial de 850 marchands identifiés à partir de la poll tax de la décennie 1690 et un nouvel échantillon de 1251 firmes commerciales répertoriées dans l’annuaire Mortimer paru à Londres en 1763  [4]. La première partie de cet exposé est consacrée à la dimension topographique ; elle s’inspire des travaux de Miles Ogborn et d’autres qui ont considéré l’environnement physique de la ville pour en déduire des indices sur les évolutions métropolitaines et même nationales  [5]. Des développements préliminaires seront consacrés à la façon dont s’organisent les montages commerciaux, les ressources financières qu’ils mobilisent et leurs configurations. Il s’agit ensuite de souligner les éléments de continuité et de changement dans la réponse apportée par les grands marchands de la Cité à une ère de profonds bouleversements. Dans la dernière partie de mon exposé, je porterai mon analyse sur les phénomènes d’interactions culturelles et sociales à partir d’un corpus des cent plus riches marchands de la liste de 1763, pour voir dans quelle mesure leur réussite peut nous renseigner sur l’adaptation des marchands à la forte croissance économique de la Cité au XVIIIe siècle.

4 Dans cette tâche, j’ai suivi l’exemple de plusieurs spécialistes français en histoire urbaine, dont les travaux m’ont inspiré de nombreux développements. Cette communication est l’occasion pour moi d’exposer mes interprétations sur l’essor social et culturel de la Cité au XVIIIe siècle, mais j’espère aussi donner une image plus réaliste des réponses mercantiles apportées durant cette ère de grande prospérité.

Recenser les marchands : les données brutes

5 Pour mesurer l’étendue des travaux qu’il reste à accomplir sur les négociants de la Cité au XVIIIe siècle, nous devons commencer par quelques données simples sur la profession et, en premier lieu, sur leur nombre. Bien que l’essentiel de ma démonstration repose sur les bases de données de 1690 et de 1763, je voudrais auparavant partir de deux autres sources complémentaires sur le développement des marchands de la Cité : l’annuaire Lee de 1677, le premier annuaire commercial qui y fut imprimé, et un annuaire de 1791. Ils complètent naturellement l’annuaire de 1763 pour leur usage et leur contenu, et ils ont l’avantage de couvrir des espaces extérieurs à la Cité, tout en distinguant simultanément les individus des associés impliqués dans le grand commerce.

6 Ce tableau permet de présenter les difficultés posées par l’identification des véritables maîtres de la Cité, car les critères retenus requièrent plusieurs explications. En comparant les recensements généraux entre 1677 et 1763, on mesure la baisse significative du nombre d’individus impliqués dans le commerce extérieur, mise à part une légère augmentation à la fin du XVIIIe siècle. Étant donné la croissance du commerce, on peut s’en étonner mais cela confirme les hypothèses formulées en histoire économique sur un processus de concentration du commerce extérieur dans les mains d’une petite élite de négociants, et cela concorde aussi avec l’hypothèse d’une profession distincte qui commence à émerger  [6]. Cependant, pour commenter ce changement : une baisse de 30,4 % entre 1677 et 1763, on doit garder à l’esprit plusieurs éléments. Tout d’abord, il faut considérer les chiffres de 1677 avec précaution et savoir que le terme de « marchands » recouvre une large gamme de commerces. D’autres sources confirment que Lee a inclus beaucoup de magasiniers, d’empaqueteurs et de facteurs, qui utilisaient cet annuaire pour faire connaître leurs prestations. En outre, lorsque la taxe de 1692 était en vigueur, les marchands préféraient voir leur profession répertoriée sous une dénomination non-mercantile, afin de ne pas payer plus d’impôt, si bien que seulement 850 marchands de la Cité furent répertoriés. L’analyse de D. W. Jones des port books de 1694 / 95 démontre cependant que ces marchands prétendument occasionnels continuaient en fait de s’impliquer dans le grand commerce et que 500 des plus riches marchands étaient à la tête d’une pyramide d’un grand nombre de marchands « occasionnels ». Cependant, je confirme avec Richard Grassby qu’à la fin du XVIIIe siècle, les effectifs de marchands exerçant leur activité à temps plein étaient estimés à un millier de firmes ou d’individus  [7]. Cette évaluation paraît vraisemblable si l’on se focalise uniquement sur la Cité à partir des années 1690, car on peut constater que même avec la relance du commerce sous les deux roi Georges, les 850 marchands de la Cité en 1692 ne forment en 1763 que 1042 firmes et 1225 firmes vers 1791. Une croissance plus forte a pu se poursuivre dans le reste de la métropole, car 190 individus ont donné une adresse hors de la Cité en 1763 (soit 15,1 % du total) et 377 en 1791 (soit 23, 5 %), contre seulement 138 marchands (7,7 %), si l’on se fie au dictionnaire de Lee en 1677. Cependant cette croissance ne représente pas non plus une transformation significative dans les habitudes de résidence des marchands.

Tab. 1

Les marchands à Londres

1677 1692 1763 1791
Cité : individus 1590 [88,4 %] 836 [66,8%] 711 [44,4%]
Cité : partenariats 70 [3,9 %] 206 [16,5%] 514 [32,1%]
Hors de la Cité :
individus
136 [7,6 %] 161 [12,8%] 286 [17,9%]
Hors de la Cité :
partenariats
2 29 [2,3 %] 91 [5,7%]
Total pour la Cité 1660 [92,3 %] 850 1042 [83,3%] 1225 [76,5%]
Total pour Londres 1798 1251 1602
figure im1

Les marchands à Londres

7 Bien que quantitativement elle reste modeste, nous pouvons au moins être assurés qu’elle représente une augmentation significative des contingents de marchands exerçant leur activité à plein-temps, car les listes de 1762 et de 1791 s’inscrivent dans le sillage de toute une série d’enquêtes ayant eu lieu dès les années 1730. Ainsi, à l’aide de ces références fiables, on peut comprendre dans quel contexte le terme de marchand était utilisé. En 1763, Mortimer en personne se montrait sévère à l’égard de ses concurrents, qui, selon lui, avaient répertorié comme marchands « plusieurs personnes qui s’octroyaient abusivement ce titre »  [8]. Il reconnaissait la difficulté de distinguer le marchand du facteur, mais il s’enorgueillissait d’avoir une bonne connaissance des négociants internationaux. Ce que montre le tableau, c’est un changement plus qualitatif que quantitatif, avec une croissance du commerce qui entraînait l’augmentation régulière – mais lente – du nombre de marchands travaillant à plein-temps. Cela ne veut pas dire que les négociants occasionnels aient disparu de la Cité, mais les distinctions au sein des élites urbaines se sont renforcées, notamment avec la prise en main par les grands groupes de négociants, des florissantes activités liées aux docks londoniens. De manière significative, les travaux de Louis Cullen et de Paul Butel ont observé de telles évolutions au sein des classes prospères de négociants (mercantile classes) au XVIIIe siècle à Dublin et à Bordeaux, aboutissant à des distinctions accrues dans l’usage des termes de « marchands » et de « négociants »  [9]. Les historiens de Londres ont inventé l’expression « grande bourgeoisie » pour désigner les ploutocrates du commerce et de la finance qui dominaient la ville georgienne, mais il semble que l’essor économique créait en fait une plus grande bourgeoisie au sein des négociants, ce qui transformait inévitablement leur place au sein de la Cité et de la nation dans son ensemble. Cette impression sera confirmée plus tard lorsque nous évaluerons les traits généraux de cette élite mercantile.

8 En outre, il faut tenir compte, dans la lente progression du nombre de firmes à Londres, d’un changement qualitatif essentiel représenté dans le tableau : l’augmentation des formes de partenariat. Bien que les estimations générales des firmes de la Cité approchent seulement 1042 en 1763, si l’on prend en compte les jeunes associés alors le nombre s’élève à au moins 1439 firmes ce qui, comparé aux chiffres de 1692, représente une augmentation de 69 % dans le nombre d’individus impliqués. Le registre de Lee en 1677 figure le partenariat comme une minorité distincte, ne représentant que 72 des 1798 firmes (4,5 %). En 1763 nous pouvons voir une augmentation significative : jusqu’à 235 associés, soit près de 18, 8 % du total et, en 1791, leur nombre s’élève à 605 associés, soit 37,8 % du total. C’est un aspect essentiel et il corrobore à nouveau une observation récente selon laquelle une concentration lente de certains commerces s’est effectuée. Jacob Price et d’autres ont estimé qu’elle était liée à une efficacité accrue dans les opérations commerciales anglaises et britanniques puisqu’elle permettait plus de liquidité et de flexibilité. Si les affaires à Londres devaient rester compétitives dans le domaine international, alors elles devaient s’appuyer sur une plus grande mobilisation du capital, et il semble que le partenariat – comme cela a été montré pour les grands magnats du tabac à Glasgow – a joué à cet égard un rôle décisif. David Hancock a suggéré qu’il constituait un des facteurs de la dynamique commerciale sous les Hanovre, en particulier en réunissant les compétences de façon à orienter les marchés existants vers de nouvelles directions. Considérer que le partenariat était omniprésent dans les cercles des marchands de la Cité dans les années 1740 est une exagération, mais l’auteur a raison de souligner le nombre insuffisant d’études sur la datation des premiers effets du partenariat sur les activités de la Cité. Pourtant, il a pu représenter une transformation majeure de l’organisation et la culture du négoce. J’évaluerai par la suite l’étendue de son impact, mais ses effets commerciaux peuvent être démontrés géographiquement à partir de la fortune des marchands  [10].

9 En l’absence de port books de Londres, notre description de la hiérarchie marchande restera imparfaite, mais il est néanmoins surprenant qu’aucune tentative n’ait été faite auparavant, à partir des incomparables registres des taxes foncières pour la Cité. Je vais utiliser deux années comme échantillon – 1693 et 1762-1763 – en me focalisant sur les estimations portant sur les biens personnels. Malheureusement, celles réalisées hors de la Cité ont survécu de manière très inégale, mais d’autres sources suggèrent que les chiffres représentés pour celle-ci sont représentatifs de l’échelle des richesses négociantes pour l’ensemble de l’agglomération. Puisque l’imposition fut calculée à partir de critères différents – capitation contre estimation des ressources – j’ai créé plusieurs tranches fiscales, chacune d’entre elles représentant un multiple de l’évaluation la plus basse. Elles sont disposées dans un ordre ascendant, la onzième tranche fiscale étant la plus élevée.

Tab. 2

Niveaux d’imposition pour les marchands à l’intérieur de la Cité

A.
Tranches 1692 1763
% Individu Associés Total
1 11 (1,7) 51 0 51 (9,9)
2 85 (13,0) 83 8 91 (17,6)
3 179 (27,3) 146 20 166 (32,3)
4 146 (22,3) 44 17 61 (11,8)
5 96 (14,7) 40 11 51 (9,9)
6 94 (14,4) 26 18 42 (8,5)
7 22 (3,4) 11 5 16 (3,1)
8
9 16 (3,3) 12 12 24 (4,7)
10
11 5 (0,8) 4 8 12 (2,3)
Total 654 417 99 516
Moyenne 41,1s. 73,8s. 47,4s.
figure im2
figure im3

Niveaux d’imposition pour les marchands à l’intérieur de la Cité

10 Ces estimations n’ont pas l’ambition de fournir une image complète ou détaillée de la classe mercantile – ou de quelque autre classe – que ce soit, et comme on peut le constater avec les données de 1762-1763, il n’y a pas de corrélation entre les informations de l’annuaire et celles des relevés fiscaux. Néanmoins, elles fournissent des données étendues et éclairantes sur la manière dont on peut appréhender les caractéristiques et les dimensions de cette petite élite. D’abord, elles confirment l’idée que l’augmentation du commerce international n’a pas entraîné une plus grande homogénéité dans le corps des négociants, car il y a toujours les mêmes différences de richesses en leur sein. De plus, par cette estimation des fortunes personnelles, on voit qu’ils se trouvent au sommet de la hiérarchie de la Cité mais, à travers la période, il y a un écart croissant entre les plus grandes fortunes et celles des marchands les plus modestes ; les Fluyders de Basinghall Street, des marchands à la tête du commerce de la soie, présentent un ratio 54 fois plus élevé que celui du plus modeste des marchands de notre groupe, et il serait difficile de les mettre dans une même catégorie quelles que soient les facettes de leur vie privée ou professionnelle.

11 Étant donné les lacunes des archives de 1763, il serait imprudent de conclure à une polarisation marquée au sein du groupe de marchands, mais il y a des indices qui nous laissent penser que la « concentration » des activités de commerce a augmenté le clivage entre les plus puissants et les modestes négociants internationaux. Si on répartit les tranches en trois groupes – comme dans le tableau 2B – on verra que la proportion de marchands dans les trois groupes les plus modestes a augmenté, alors que les groupes les plus riches sont restés identiques. Et il est significatif que le renforcement des partenariats soit devenu un facteur pertinent dans ces différenciations, puisqu’ils sont très importants dans les catégories les plus élevées et que leur proportion ne cesse d’augmenter au fur et à mesure que l’on s’approche du sommet de la hiérarchie. Bien que les partenariats aient été établis habituellement pour de courtes périodes, et qu’ils aient varié suivant les personnes, il y a lieu de penser qu’ils apportaient des avantages considérables aux marchands les plus prospères. Du point de vue des échanges, il apparaît que les plus puissants marchands dépendaient fortement, quoique de manière non exclusive, d’associés pour soutenir leurs affaires sur la durée, en injectant des capitaux, un savoir-faire et des réseaux de connaissance qui seuls permettaient une compétitivité et un profit maximum dans un monde mercantile où les marges bénéficiaires restaient limitées. J’examinerai plus tard le profit des cent plus grandes firmes avec précision mais, pour le moment, on peut penser que la prospérité du commerce extérieur n’a pas profité équitablement à tous les marchands, même si on prend comme point de comparaison le XVIIIe siècle. Les contemporains comme Grégory King ont été sensibles aux différences qui s’établissaient dans les années 1690 entre les 2 000 marchands les plus prospères (£ 400 par an), et les 8 000 marchands les plus modestes (£ 200 par an). Mais, vers 1759-1760, Joseph Massie a jugé nécessaire de faire la distinction entre trois groupes principaux : 1 000 marchands disposeraient d’un revenu supérieur à £ 600, puis vient un groupe de 2 000 personnes gagnant près de £ 400, puis les revenus de 10 000 individus tourneraient autour de £ 200. Une description de Londres en 1730 par un observateur avisé isolait également une classe de personnes très riches au-dessus d’une masse de négociants moyens et modestes. En 1800, les estimations faites par Patrick Colquhoun établissent une distinction encore plus nette entre les 2 000 grands banquiers et négociants au revenu annuel de plus de £ 2 600 et les 13 000 marchands moyens impliqués dans le commerce maritime et dont les revenus n’excèdent guère £ 800  [11]. Ainsi, il semble qu’en valeur absolue et relative émergent de grandes affaires, et l’on peut s’interroger sur l’impact de ce phénomène dans la vie de la Cité. Un bref survol de la topographie du commerce maritime nous permet de mesurer à la fois les causes et les conséquences de ce changement.

Topographie

12 Dans mon étude sur les estimations fiscales de 1692, j’ai souligné à quel point l’espace de la Cité avait été sollicité et avait répondu aux fortes pressions liées à une plus grande compétitivité du monde des affaires. Étant donné cette pression, le choix d’une résidence commerciale apporte de précieuses indications sur les préoccupations des négociants, en ce qui concerne à la fois leur vie professionnelle et privée. La lutte pour le meilleur emplacement n’a cessé de s’intensifier avec la croissance du commerce maritime, d’autant plus que nous avons déjà remarqué la faible augmentation du nombre de candidats prêts à établir leur activité hors de celle-ci. Pour avoir une idée de leur localisation, le tableau et une carte divisent la ville en quatre grandes zones.

Tab. 3

Répartition des marchands à l’intérieur de la Cité

1692 1763
Est de la Cité [12 districts] 644 [75,8%] 635 [60,9%]
Centre de la Cité [5 districts] 140 [16,5%] 163 [15,6%]
Ouest de la Cité [6 districts] 31 [3,6%] 89 [8,5%]
Extérieur de la Cité [5 districts] 35 [4,1%] 128 [12,3%]
Indéterminé 27
Totaux 850 1042
figure im4

Répartition des marchands à l’intérieur de la Cité

13 Ces indications suggèrent à la fois des changements et d’importantes continuités. La nouveauté la plus nette concerne l’aire extérieure à la Cité, où l’on peut voir une augmentation notable du nombre de marchands. En fait, les deux tiers se sont établis à Bishopsgate Without et Portsoken. Cet exemple confirme l’attraction permanente exercée par des paroisses situées à l’est de la Cité car elles permettent un accès plus facile aux infrastructures commerciales. De manière générale, cette partie connaît une très forte densité qui s’étire de la Bourse jusqu’aux docks en aval de London Bridge. De plus, à l’échelle du district, il semble que l’Est était saturé de résidences disposant d’infrastructures commerciales ; une fois qu’elles étaient toutes occupées, les marchands devaient s’éloigner mais s’établissaient à proximité. Certains districts au cœur de la Cité, comme Cornhill et Lime Street, n’ont pas bénéficié de cet essor alors qu’ils se trouvaient pourtant à proximité des grands centres commerciaux. Joseph Massie avait pris conscience de ce problème, et il se prononça pour un embellissement de la Cité en 1654, en demandant la rénovation de certaines aires périphériques qui permettraient de loger un plus grand nombre de riches marchands. Cet appel fut relayé par une pétition encore plus ambitieuse de la part de John Gwynn. Elle concernait le réaménagement de la Cité et des docks en 1766, et souhaitait empêcher que l’élite des marchands, « cette partie sans doute la plus utile et la plus bénéfique à la communauté »  [12], ne quitte la zone initiale de leur activité pour chercher ailleurs des résidences conformes à leur nouveau statut social. Ces projets ne furent guère soutenus, de sorte que la plupart des grandes firmes commerciales ont dû s’établir à proximité du centre des affaires, au grand bénéfice de la partie périphérique à l’est de la Cité. Cependant on remarque une extension vers l’ouest dans certains districts comme Cripplegate Within et Farringdon Without. Ils accueillent un commerce particulier, notamment la vente de vins, qui s’adresse à une clientèle gentry mais ils confirment la pression croissante qui s’exerce sur l’espace urbain à mesure que le commerce se développe. De façon à s’assurer un accès convenable aux ressources humaines et financière de la Cité, les marchands devaient s’éloigner du centre commercial, mais ils maintenaient avec lui des liens étroits.

14 Ce magnétisme apparaît aussi nettement lorsque l’on considère les caractéristiques résidentielles à l’extérieur de la Cité. Massie estimait que son projet d’embellissement permettrait d’éviter que « les fils les plus prospères de la Cité ne viennent s’établir vers l’Ouest (où, disent-ils, l’air est plus pur) », mais le tableau d’ensemble ne permet pas de penser qu’ils aient effectivement été tentés de la quitter  [13]. On a vu une augmentation du nombre de marchands établis à l’extérieur de la Cité, mais la plupart l’ont fait au sud et à l’est, et non dans l’ouest « gentrifié ». Southwark et Lambeth sont connus pour leur commerce de produits pondéreux comme le charbon ou le bois d’œuvre, et les marchands de houblon jugeaient prudent de s’implanter à proximité des grandes brasseries de la rive sud. Charbon et bois sont aussi omniprésents à Wapping. Hackney reste populaire pour une partie des négociants soucieux d’éviter le climat frénétique de la ville. Westminster elle-même attirait plus particulièrement les négociants en vin qui en ont fait leur principal centre, et les directeurs des grandes compagnies commerciales de la Cité se trouvaient comme tiraillés entre les sphères d’influence des parties orientales et occidentales de la métropole. Quelques grands noms, comme Sir John Barnard et John Henniker, choisirent de s’établir dans les banlieues verdoyantes à l’est et à l’ouest, mais ils prenaient soin d’indiquer un coffee-house, où ils pourraient être contactés. Ainsi, la pression exercée par les gros négociants apparaît comme le principal facteur de l’extension de l’habitat à travers la métropole, et cela conduit à relativiser le poids des influences sociopolitiques extérieures à la profession et l’hypothétique gentrification des grands marchands.

15 De retour dans la Cité, on voit clairement les effets liés aux contraintes continues de la vie des affaires si l’on considère certains critères de richesse comme le taux d’imposition ou le loyer. Comme en 1692, il n’y avait pas entre les districts une claire démarcation sociale, même dans les aires les plus convoitées de la Bourse et des bords de la Tamise. De plus, on voit que ce n’est pas l’élite des négociants qui se retire à la périphérie de la Cité, car les évaluations pour Portsoken et Bisphopsgate Without se trouvent bien en-dessous des moyennes d’imposition et de loyers (32/31 shillings contre 47). La présence croissance des marchands dans la partie occidentale est aussi attribuée à des négociants plus modestes, à l’exception d’une enclave très prospère de marchands en draps à Cripplegate. Mais la grande majorité des riches marchands se trouvait dans les districts situés à l’est et au cœur de la Cité, avec Billingsgate et Bishopsgate qui peuvent se targuer d’abriter les plus grandes fortunes déclarées. De plus, en terme de loyer, Broad Street, Dowgate et Coleman Street étaient en première position. Les faubourgs pouvaient séduire les marchands fatigués de la Cité mais, pour les plus puissants, ils restent dans le cœur urbain du square mile. Ils pouvaient toujours s’offrir une pittoresque villa sur la Tamise, mais la Cité continuait d’absorber l’essentiel de leur énergie et de leur ambition. D’une certaine manière, ils ressemblent par leur choix pragmatique d’une résidence à l’élite mercantile bordelaise au milieu du XVIIIe siècle, telle qu’elle a été étudiée avec talent par Jean-Pierre Poussou et Paul Butel. Les marchands de Londres étaient sûrement plus limités dans le choix d’une résidence que leurs alter ego bordelais, mais les deux groupes étaient clairement influencés par des priorités commerciales structurelles ou sur la longue durée  [14].

16 Alors que les critères de résidence semblent plus marqués par la continuité que par le changement, on voit en fait une transformation significative dans la concentration topographique de certains commerces dans certaines aires urbaines sous la forme d’une sectorisation par filière ou par produit. La liste de 1692 ne montre aucun de ces traits : le seul critère significatif est celui de l’établissement de marchands étrangers. La Cité apparaît, notamment pour les marchands anglais, comme un environnement très fluide, avec peu de démarcation nette. Cependant, la liste de 1763 – qui énumère la majorité des types de négoce – montre un plus grand degré de concentration. Par exemple, les trois quarts des négociants de Virginie résident dans les aires d’Algate et de la Tour de Londres, et trois marchands d’alcool sur quatre se trouvent dans le seul district de la Tour de Londres. On trouve dans les mêmes proportions des marchands d’oranges à Billingsgate, et même un plus grand ratio de marchands irlandais en draps se trouve dans le district de Cheapside. Broad Street est célèbre pour le grand nombre d’Hollandais, de Russes et de marchands italiens, alors que les marchands du Levant, entassés dans la périphérie, tournent leur regard vers l’ouest. Les marchands de soie s’établissent plutôt à Bishopsgate Without. Ainsi, on voit que les acteurs du commerce extérieur suivent à l’évidence les règles d’installation auxquelles s’étaient conformés des marchands spécialisés dans le cabotage ou dans le commerce de gros et de détail. Dans le passé, certaines aires de la ville étaient spécialisées dans le commerce extérieur, l’exemple le plus connu étant les Allemands établis à Steelyard, mais il est évident que la croissance du volume des échanges dans la Cité entraînait une plus grande spécialisation du commerce extérieur. Certes, il faut se garder de ne pas classer les marchands dans un seul type d’activité, en particulier dans le négoce associé à la grande consommation qui s’articule autour de plusieurs secteurs d’activité, comme le montre l’exemple des négociants en vin. Cependant le contraste avec l’année 1692 demeure frappant.

17 Je voudrais poursuivre mes recherches sur cette évolution étonnante, mais il me semble qu’elle est le signe le plus évident d’une puissante transformation de l’organisation du commerce dans la Cité, qui évolue vers un environnement plus compartimenté. Inévitablement, cette évolution est soutenue par des transformations au sein d’autres professions intimement liées à l’exportation et à l’importation de biens : on peut penser notamment à la concentration des marchands de textile, des facteurs et des emballeurs à proximité du marché de gros à Blackwell Hall. Cette réorganisation spatiale semble mieux refléter des processus internes précédemment décrits, puisque les plus grands et les plus prospères des négoces polarisaient autour d’eux ceux qui travaillaient dans la même filière. D’autres influences sont aussi à prendre en compte dans le choix d’une résidence, en particulier les réseaux personnels, les identités ethniques et religieuse, mais le désir d’être à proximité des poids lourds de chaque branche était alimenté par la croissance et probablement la spécialisation du commerce extérieur. Ces deux processus internes aidaient les marchands et les firmes à se faire connaître, et ils contribuaient au regroupement des lieux de résidence. Sur une plus petite échelle, l’augmentation du morcellement démographique et spatial dans une métropole en plein essor souligne plus encore la particularité de la Cité mercantile au sein des autres mondes commerciaux de la capitale  [15].

18 Tout en identifiant ce mouvement de fond transformant l’organisation de la Cité, on doit aussi reconnaître qu’elle est intervenue publiquement pour promouvoir des interactions entre les associés pressentis d’un même commerce. Cette concentration topographique n’est donc pas seulement influencée par la conjoncture du XVIIIe siècle. La proximité de résidence est favorisée par la configuration familiale du grand commerce, mais cette dernière est aussi entretenue par la prestation de nouveaux services. La Bourse royale, avec ses allées piétonnes, a longtemps été présentée comme le lieu de concertation le plus important et cette pratique mercantile n’a pas été contredite au XVIIIe siècle, contrairement à ses fonctions de commerce de détail. Elle fut facilitée par la forte expansion des services d’information et d’assurance qui se sont développés dans les environs, et elle a permis de pérenniser l’établissement des marchands dans la zone à l’est de la Cité. Cependant, elle n’était pas l’unique source d’information, et au XVIIIe siècle : la Cité a proposé de multiples sources alternatives qui constituaient autant d’arguments pour l’établissement des marchands dans ses environs. En 1700, les coffee-houses ont déjà commencé à se spécialiser, et elles font la preuve de leur utilité commerciale dès le début du siècle.

19 La force pérenne – mais souvent surestimée – des principales compagnies de commerce ouvrent d’autres perspectives à ceux qui continuent de commercer dans les aires réglementées par une charte royale. Cette prépondérance est soulignée pour les plus riches au début de la période georgienne par le faste qui accompagne l’embellissement de leurs bureaux, en particulier dans le cas de la Compagnie des Indes et de la Compagnie des Mers du Sud, qui s’inspirent de la grandeur des édifices de la Banque d’Angleterre et de la Mansion House. Les coffee-houses comme les quartiers généraux des compagnies exercent une influence politique : les solliciter permet d’espérer des avantages commerciaux collectifs. Et à mesure que l’Empire et le commerce progressent main dans la main, les revendications des marchands sont mieux relayées dans la sphère publique. Un logement à proximité de ses confrères est un avantage très convoité et nous aide à comprendre l’organisation générale de la vie dans la Cité. Les annuaires eux-mêmes mentionnent l’accessibilité aux autres marchands comme un critère indispensable et, à partir de 1730, ils sensibilisent leurs lecteurs sur cette question et désignent les emplacements les plus propices à l’établissement d’un commerce. L’évolution vers une numérotation des rues dans les années 1760 fut accueillie à bras ouverts par une élite de marchands, toujours en quête de nouveaux contacts et d’information.

20 À une échelle plus individuelle, cette configuration résidentielle démontre la professionnalisation accrue qui semble avoir accompagné la croissance quantitative des firmes de la Cité. Sans verser dans une image anachronique, si l’habitat continue souvent d’être confondu avec le lieu de travail, il semble que le nombre croissant des transactions favorise l’apparition de bureaux, avec pour les plus grandes firmes l’embauche croissante d’employés. Déjà, en 1747, la Description générale de tous les commerces estimait que la charge d’employés de commerce permettait de s’assurer une bonne situation pour tous les « secrétaires-comptables », et les testaments pour l’année 1763 confirment cette tendance en répertoriant le nombre d’employés par rapport à l’année 1692. Les estimations de Colquhoun au début du XIXe siècle conduisent à reconnaître l’existence d’une catégorie distincte de clerc mercantile ou commercial, alors qu’elle est inexistante dans l’étude de Massie au milieu du XVIIIe siècle. Le partenariat a seulement pu renforcer cette formalisation de pratiques de travail : il suppose un espace neutre où sont discutés les intérêts mutuels, à l’exclusion des autres activités de chaque associé. C’est comme si nous étions au seuil d’une organisation du travail fondée sur la répartition en bureaux, mais la pauvreté des moyens de communication interdit de franchir le pas. Si bien que le quartier d’affaires reste encore un quartier résidentiel. C’est une transformation essentielle qui voit le jour dans l’organisation des affaires de la Cité, et elle mérite d’être étroitement considérée lorsque l’on étudie son impact sur les différents aspects de l’activité marchande dans celle-ci.

21 Le grand commerce laisse ainsi une marque indélébile sur la Cité au XVIIIe siècle, bien que le rythme des changements reste en deçà de la ligne rouge des révolutions et que les modifications restent subtiles. Christopher Wren, on le sait, l’a appris à ses dépens. Les grands projets d’amélioration qui ne prenaient pas en compte les nouvelles pratiques de travail étaient voués à l’échec, l’essor du commerce dans la Cité survint pour l’essentiel et avec succès dans les rues bondées de l’est. Bien entendu, ces grandes caractéristiques nécessitent l’étude de cas plus approfondis afin de mesurer et de rendre compte plus précisément des transformations évoquées ici. Comme toujours, les circonstances individuelles imposent des réponses individuelles face aux défis et aux opportunités rencontrés par les Londoniens pendant ce long dix-huitième siècle. Il importe maintenant de voir comme les marchands de Londres ont joué des interactions pour façonner le cadre de la Cité à leurs exigences personnelles et professionnelles. Dans la partie qui suit, je vais porter mon attention sur les 98 firmes marchandes situées au sommet de la hiérarchie dans l’évaluation de 1762-1763 afin de discerner les fondements du succès de la Cité en général et des réussites personnelles. En particulier, je me demanderais si les transformations occasionnées dans les cycles de vie d’un négociant confirment celles évoquées précédemment autour de la croissance et de la réorganisation de la Cité.

Le monde de la Cité : cycle de vie, communauté et statuts

22 Les chroniqueurs de la société georgienne et l’historiographie contemporaine n’ont pas ménagé les effets lyriques pour évoquer les contrecoups sociétaux occasionnés par la croissance commerciale au XVIIIe siècle. À une échelle nationale, la défense des intérêts commerciaux a, semble-t-il, spontanément mobilisé les hommes politiques, et la richesse croissante d’une classe moyenne supérieure a été considérée comme une force significative agissant sur les évolutions culturelles nationales. On admet maintenant que Londres a été un facteur actif d’innovation dans ces transformations, mais une moindre attention a été portée sur ses effets au cœur de la Cité. Nos grands hommes d’affaires paraissent bien placés pour illustrer ces processus essentiels, et nous avons déjà noté les peurs qui s’expriment à l’idée qu’ils puissent quitter la Cité pour une sphère sociale élargie. Ils semblent être mûrs pour être identifiés, selon l’expression d’Alan Everitt, comme une « pseudo-gentry ». Elle apparaîtrait lorsqu’un groupe de gros marchands ayant profité de la prospère conjoncture commerciale, pourrait se retirer des affaires et apprécier un mode de vie « gentrifié » en investissant dans les fonds de l’État. Comme François-Joseph Ruggiu l’a récemment démontré, le phénomène de gentrification dans les villes est un processus sociétal complexe, qui est loin de se réduire à un phénomène uniquement social, même si les aspirations sociales de l’élite dans la Cité sont une rengaine des chroniqueurs de l’époque  [16]. À certaines périodes et dans certains commerces, plus particulièrement dans le cas des nababs indiens à partir de 1760, l’expansion coloniale et commerciale était considérée comme une innovation dangereuse, capable de produire des bouleversements sociaux et même politiques. Plus proche de nos actuelles préoccupations, ces transformations auraient pu avoir de fâcheuses conséquences sur l’essor commercial de la Cité, car la pseudo-gentry représentait potentiellement une perte sèche de ressources, de capital comme de savoir-faire. Les contemporains demeuraient conscients du déclin relatif des Hollandais qui retentissait comme un avertissement à point nommé sur les conséquences de l’affaiblissement de l’esprit d’entreprise et mercantile. En réussissant à assurer une croissance soutenue, comment la Cité a-t-elle été confrontée à ce problème, et comment a-t-elle fait en sorte que les négociants continuent de résider en son sein ? En analysant les parcours individuels de marchands, on peut voir agir les forces centrifuges qui retentissent sur les milieux d’affaires, en particulier parmi les figures plus prospères, mais l’on peut aussi reconstituer la victoire ultime de la Cité dans son combat contre ces mêmes forces.

23 On ne peut douter que les innovations commerciales et financières ont constitué une réelle menace pour les structures de la vie dans la Cité. À partir des années 1690, lorsque fut créé un marché étendu de valeurs mobilières, il y eut une alternative assez sûre à l’aventure toujours précaire du commerce extérieur. La bulle de la Compagnie des mers du Sud imposa de prendre certaines précautions dans l’investissement boursier, mais ils sont peu, parmi ceux qui signent sur les échantillons de 1692 ou de 1763, qui ont résisté à l’opportunité de diversifier leur portefeuille d’actions. Les penchants bellicistes du Royaume-Uni à travers le siècle ont permis que de tels investissements restent attractifs et que la sûreté des placements incite de nombreux négociants à se retirer de l’arène des affaires. Les annuaires londoniens confirment cette tendance puisqu’ils enregistrent l’écart existant entre les premières annonces publicitaires proposées au public par un marchand et la date de sa mort. Les contemporains étaient conscients de ce décalage, une enquête de 1730 laissant entendre que les marchands londoniens se distinguaient de leurs semblables hollandais ou français dans la mesure où ils savaient se retirer à temps des affaires. Les recherches de David Hancock confirment cette image ; elles s’appuient sur l’étude d’associés qui diversifient leurs investissements vers des activités non-mercantiles et culturelles alors même que leur profession occupe encore l’essentiel de leur temps  [17]. En outre, en dépit des continuités qui s’observent dans le lieu de résidence des marchands, l’échantillon de 1763 souligne aussi l’évolution de leur rapport vis-à-vis de la communauté urbaine. Ils paraissent se détacher des institutions politiques traditionnelles de la Cité. En particulier, le recensement des freemen passe de 50 % en 1690 à 20 % en 1760, et une chute identique s’observe à la fois dans le corps des échevins et des membres du conseil municipal. Certains individus célèbres, comme Sir John Barnard et William Beckford, utilisèrent la corporation pour obtenir un écho dans la Cité et dans le pays, mais il est clair qu’à Londres (comme pour beaucoup d’autres villes anglaises) le dix-huitième siècle représente un défi majeur pour les cultures urbaines et civiques.

24 Cependant, dans les faits, si la grande majorité des marchands se retire tardivement des affaires, ils continuent de s’impliquer dans la vie de la Cité. Le grand commerce donne à une petite élite plus d’occasions et peut-être plus de temps pour s’investir dans la sphère extraprofessionnelle, mais il est nécessaire d’avoir un ordre de grandeur pour pouvoir se figurer la sphère sociale et les perspectives culturelles des grands négociants de l’ère georgienne. Leurs choix de résidence soulignent déjà d’une manière physique la continuité et le véritable attachement à la Cité, qui en retour agit comme une force centripète pour ceux qui s’engageraient dans le commerce. La dure réalité d’un monde commercial incertain et les aléas de la promotion sociale façonnent leurs vies familiales et professionnelles, et le temps passé à l’intérieur de la Cité reste le plus puissant ressort qui agit sur leur destinée. Nous avons besoin de connaître les dynamiques internes qui travaillent une élite commerciale en pleine mutation avant de généraliser sur les relations qu’elles entretiennent avec le monde extérieur. Et, plus encore, la culture urbaine et mercantile du négociant a subi de subtiles transformations en réponse aux évolutions économiques, sociales et culturelles de l’époque. Cette réponse s’inscrit plus comme le prolongement naturel de la vie mercantile plutôt que comme une rupture avec les valeurs de la « société de politesse » (polite society), ou comme une célébration des valeurs civiques traditionnelles  [18]. Dans la présente analyse qui traite des choix sociaux des marchands, il apparaît clairement que les mutations commerciales demeurent le premier facteur des transformations culturelles dans la Cité georgienne.

25 Comme le prouve une étude sur les parcours des associés les plus âgés de 1 200 firmes dans l’échantillon de 1763, l’exercice du négoce demeure pour tous une activité semée d’embûches malgré la croissance continue du commerce dans la Cité. Même parmi les plus grands, il fallait user de toutes les précautions dans l’avancement de ses affaires personnelles et commerciales, plutôt que de jouer les agronomes en herbe. Les annuaires soulignent la prospérité continue des 98 individus représentant l’élite des négociants : les trois quarts d’entre eux font de la publicité autour de leur activité pendant plus d’une décennie et la plupart ont gardé la même adresse. Mais ils montrent également un turnover fréquent parmi les personnes qui investissent dans le commerce, la majorité d’entre eux faisant la publicité de leur activité pour une année seulement. Ce rapide turnover n’encourage pas une longue familiarité ou un attachement aux institutions de la Cité, et cela peut expliquer le déclin du nombre de freemen marchands, mais les plus prospères d’entre eux représentent une continuité rassurante en terme de stabilité de résidence et de commerce.

26 En outre, le fréquent turnover des firmes mercantiles peut être considéré comme étant le reflet d’un des avantages de la Cité : sa relative ouverture aux nouveaux venus. Historiquement, Londres et les autres grands ports ont reposé très fortement sur l’injection d’étrangers dans l’entretien d’une chaîne humaine de communication avec les pays éloignés. Au XVIIIe siècle, la Cité continue de tirer de larges bénéfices de la venue des étrangers. Dans une Europe des Lumières où l’équilibre des forces se trouve redistribué, et où les concurrences nationales s’exacerbent, sur la longue durée ce phénomène ne doit pas être négligé. Des études récentes ont souligné avec pertinence le rôle joué par des marchands d’origine celtique – une centaine d’Écossais et d’Irlandais dans la liste de 1763 – dans la promotion de l’idée impériale. Le tableau ci-dessous souligne cependant la plus grande part des marchands venus du continent  [19]. Même au sein de l’élite, au moins 16 de nos 98 marchands sont issus de la première génération d’immigrants, contre 5 qui proviennent des périphéries celtiques.

Tab. 4

Marchands d’origine étrangère

Origines 1re génération 3e génération Total
1692 1763 1692 1763 1692 1763
Français 70 40 28 35 98 75
Hollandais 40 27 13 2 53 29
Allemands 18 40 2 2 20 42
Juifs 36 65 0 1 36 66
Suisses 1 32 0 0 1 32
Italiens 5 3 1 0 6 3
Suédois 1 5 0 0 1 5
Finnois 0 1 0 0 0 1
Polonais 1 0 0 0 1 0
Arméniens 1 0 0 0 1 0
Flamands 0 0 1 0 1 0
Non identifiés 8 42
Total 181 255 45 40 226 295
% sur l’ensemble
des marchands
21,3 20,4 5,3 3,2 26,6 23,6
figure im5

Marchands d’origine étrangère

27 Un tel apport de compétence mercantile était loin de faire l’unanimité, comme cela a été prouvé lors du célèbre et houleux débat de 1753-1754 sur la naturalisation des juifs, mais leur contribution au succès de la Cité a été déterminant. Étrangers au cœur du royaume, ils sont de manière prévisible restés confinés au sein de leur petite communauté en y maintenant des liens assez diversifiés, et ils se sont heurtés aux institutions de la Cité, puisque ceux de la première génération ne sont pas – et dans le cas des juifs ne peuvent pas être – des éléments actifs au sein du corps social. En revanche, ils fournissent des liens commerciaux vitaux dans les secteurs commerciaux les plus dynamiques du marché national, notamment les Indes orientales et l’Atlantique. De plus, la plupart de ces émigrants se sont établis définitivement, considérant que la Cité – et la société britannique dans son ensemble, à l’exception d’une hostilité populaire latente – constituait un environnement favorable au développement du commerce. Une des preuves de cette intégration, c’est l’enthousiasme avec lequel les étrangers de la seconde génération ont consacré du temps et de l’argent pour soutenir les intérêts du Square Mile. Au XVIIIe siècle Bordeaux semble avoir profité d’une migration d’une ampleur semblable  [20].

28 Cependant, alors que l’allure exotique de ces riches migrants a pu faire diversion pour les contemporains et les historiens, l’expérience de la majorité des marchands anglais ne doit pas être négligée. Le principal bassin de recrutement des marchands demeure les îles Britanniques, et la Cité n’a d’autre choix que de travailler plus encore pour s’assurer la participation des marchands régnicoles. Cependant, aucune recherche approfondie n’a jusqu’à présent été menée sur les critères qui sous-tendent les liens tissés dans l’élite des marchands. Il est donc difficile de mesurer la force d’attraction exercée par les institutions de la Cité. Les marchands se sont regroupés à l’est pour des raisons commerciales évidentes, mais il reste à savoir dans quelle mesure leur choix de résidence n’était-il pas aussi déterminé par le développement institutionnel et associatif de la Cité ? L’étude des stratégies sociales faites par les personnes sélectionnées démontre comment les marchands interagissent avec la Cité au cours de la période.

29 À Londres la multiplicité des associations conduit les individus à hésiter entre une ou plusieurs formes de sociabilité à qui ils pourraient consacrer leur temps et leur argent ; au XVIIIe siècle, de nouvelles tentations viennent discréditer les formes traditionnelles d’activités de la Cité, commandées par la famille, la communauté et les institutions autour de la rue, la paroisse, le district et les corporations civiques. L’affirmation de la sphère publique, la croissance des organisations bénévoles, et les séductions de la société policée de Westminster End sont autant de nouvelles sources de distraction pour des marchands, dont la majorité possède assez de richesse, d’éducation et d’opportunités pour s’y consacrer si l’envie les en prend. Toutes ces influences pourraient occulter les avantages offerts par la Cité et sa vie affairée et saturée. De plus, si les marchands continuent d’y vivre, cela ne signifie pas non plus qu’ils acceptent d’assumer un rôle actif dans les institutions de la Cité. Cependant, à bien considérer les associations politiques, on voit que les éléments de continuité l’emportent et que les forces centripètes de la vie commerciale continuent de concentrer les énergies de l’élite de la Cité. Inévitablement, le degré d’intégration au sein d’une sociabilité polite ou civique est lourdement déterminé par des considérations personnelles, mais l’expérience des plus grands marchands laisse à penser qu’ils restent résolument dans la sphère commerciale plutôt que dans la société de politesse.

30 Comme Richard Grassby l’a clairement démontré dans un ouvrage récent, Kingship and Capitalism, la plus grande influence sur les destinées des marchands demeure sans doute le cercle familial, qui est resté le pivot central de toute la vie professionnelle et communautaire, À chaque étape de la vie, la famille accompagne et détermine les perspectives et les succès des marchands, de l’apprentissage à la maturité. Bien entendu, elle n’est pas toujours la forme la plus fiable d’association mais, dans le monde mercantile où la confiance est la première des conditions, les liens familiaux restent toujours un avantage incomparable sur le long terme. Il suffit d’évoquer l’exemple éclairant des logiques d’innovation qui, comme on l’a vu précédemment, sont facilitées par le cadre familial. Et, tout particulièrement, la multiplication des cas de partenariat est significativement soutenue par les liens familiaux ; le partenariat avec le temps peut même adopter une configuration familiale. Tous les grands partenariats ne sont pas aussi poussés que dans le cas du marchand Peter Simond, qui reconnaît officiellement son jeune associé comme son fils adoptif mais, dans le monde incertain du commerce, la famille constitue encore la meilleure garantie d’une préservation des intérêts mutuels. Les contrats de partenariat recourent effectivement à la rhétorique des liens d’amitié pour souligner la nécessité d’un objectif commun, et les associés les plus prospères surent porter ce lien amical à un degré très élevé de convivialité et de complicité. Les testaments montrent que les associés les plus prospères, même s’ils n’étaient pas unis par les liens de mariage, entretenaient des relations très cordiales, qui survivaient même à la fin du contrat qui les liait. Ainsi, même si des rapports d’associés pouvaient entraîner l’apparition de relations professionnelles plus formelles, rien ne prouve que les liens personnels et les loyautés au sein de la Cité aient disparu.

31 Les liens associatifs extra-familiaux soulignent aussi la force d’attraction sur le long terme des communautés cosmopolites de la Cité. Comme on l’a noté, l’échantillon de 1763 porte à croire que la corporation et les institutions affidées étaient plutôt considérées comme un fardeau que comme une aide ; la Cité avait considérablement plus de mal à discipliner les ambitieux récalcitrants dans une période où les corporations dans tous les pays peinaient à appliquer les réglementations usuelles. Néanmoins, on ne doit pas sous-estimer l’importance continue de la paroisse. Les marchands de la Cité ont continué à assumer des charges, en particulier les négociants d’origine londonienne, qui ont occupé plus que d’autres les rôles dévolus traditionnellement aux élites communales. Comme cela est manifeste depuis 1690, la Cité n’a cessé de rechercher le soutien actif des étrangers mais, à côté des églises non-conformistes ou étrangères, les paroisses trouvaient aussi des marchands sensibles à leur besoin. Il y avait de plus un soutien étendu des marchands pour les nouvelles formes de médiation à travers la Cité, qui étaient destinées à compléter plutôt qu’à supplanter les structures paroissiales. Les sources testamentaires soulignent la force des liens qui les unissaient à la Cité par le biais de l’élan philanthropique dont ils assumaient le patronage à travers une large gamme d’institutions, en particulier les hôpitaux de Londres, notamment ceux destinés aux enfants abandonnés (Foundling Hospitals ou la Marine Society). Les origines ethniques et religieuses et même chaque filière commerciale avaient leur importance et, inévitablement, elles menaient à la création de nombreuses institutions caritatives, mais ces initiatives procédaient d’une démarche d’ensemble à l’intérieur de la Cité.

32 Dans une veine plus mercantile, les plus gros négociants font preuve dans leurs testaments d’un grand attachement aux compagnies de commerce et de finance, comme la Compagnies des Indes Orientales ou la Banque d’Angleterre. Bien que les compagnies plus modestes, comme celle de Russie ou d’Hambourg, aient été menacées par un climat hostile aux monopoles au XVIIe siècle, ces institutions majeures paraissent avoir favorisé des liens d’affinités qui dépassent la simple question du partage des dividendes. Ces loyautés sont sans aucun doute occasionnées par la dimension politique qu’ont prises ces associations, et leur succès est lié directement à l’échec relatif des corporations en quête de l’argent et du temps de la grande bourgeoisie. Il est significatif que les marchands qui devenaient membres d’une corporation en tant que liverymen, choisissent de manière croissante des compagnies plus modestes afin de ne pas avoir à en occuper les offices les plus élevés, qui leur coûteraient du temps, des efforts et de lourdes punitions s’il leur arrivait de démissionner. Il est tentant d’interpréter ces engagements institutionnels comme une étape significative dans la transition qui mène d’une Cité résidentielle à un environnement plus anonyme de bureaux et de firmes. Cependant, il ne s’agit pas d’une démarche consciente : en général, les loyautés institutionnelles sont davantage déterminées par une grande variété de critères individuels : en particulier, la proximité géographique de l’association est plus décisive que l’observance d’une éventuelle éthique collective. Le grand commerce fonctionne toujours bien mieux dans l’intimité.

33 Ainsi, l’attraction de la Cité demeure extrêmement forte en dépit de l’importance déclinante de certaines institutions traditionnelles. Elle reste assez forte pour s’adapter et résister aux autres influences concurrentes qui sollicitent les marchands et leurs loyautés, notamment à l’échelle de la sphère publique ou nationale. Vers 1760, les observateurs à l’échelle nationale reconnaissent leur contribution au sein de la nation, et les négociants ont pris la mesure de ce changement. Cependant, des preuves supplémentaires de leur attachement à la Cité sont fournies par leur faible représentation dans les charges nationales, ce qui pourrait surprendre étant donné l’essor commercial du siècle. Comme en 1690, quelques individus accèdent à de hautes charges d’État, mais les bénéfices associés à une responsabilité publique sont considérés comme équivoques. Les hommes politiques accordaient assurément une grande importance aux marchands dans les années 1760, et quelques-uns pouvaient se targuer – par des relations commerciales ou financières – d’entretenir des liens rapprochés avec des ministres comme Charles Dingley, qui a laissé des anneaux commémorant les Lords North, Chatham et Grafton en 1769. Cependant, les marchands étaient simplement trop occupés pour entreprendre une autre carrière, si incertaine, sur la scène politique nationale. Le nombre de députés aux Communes, issus de leur rang, n’a guère augmenté tout au cours du siècle. Les appuis politiques de la classe négociante restent très circonscrits, mais les intérêts mercantiles sont défendus à travers des formes plus lâches, en particulier par le biais de relations personnelles, ou lors de campagnes occasionnelles de pétitions portées au Parlement. Les critères des mariages et des acquisitions foncières laissent penser qu’il n’y avait qu’une intégration très limitée de la classe mercantile au sein de la gentry et de l’aristocratie, et cela concorde très bien avec les conclusions retenues par Butel dans le cas de l’élite bordelaise  [21].

34 En ce qui concerne la participation à la culture de politesse (polite culture) des Hanovre, il semble également qu’ils aient manifesté une large réticence à s’engager dans un monde extérieur à la Cité, bien que le quartier de West End ait été à leur porte. Comme autant d’individus riches, cultivés et ambitieux, les marchands ont été les patrons des arts, et ils ont tiré profit de tout le confort que la société d’alors pouvait leur apporter. Une poignée devint même membre de la Royal Society et d’autres assemblées savantes. Mais ces manifestations s’inscrivent dans un mode de vie, une résidence au cœur de la Cité qui ne s’accordent ni avec l’existence des propriétaires fonciers, ni avec les activités de la gentry. Les testaments suggèrent notamment que les portraits familiaux sont plus prisés que les créations artistiques, et que dans des bibliothèques toujours plus étoffées, les livres de commerce restent les ouvrages les plus recherchés. Même les plus cultivés des marchands paraissent garder des préoccupations proches de l’expérience mercantile : Théodore Jacobsen de Bassinghall Street garde une montre « donnant l’heure du jour dans toutes les parties du monde », alors que d’autres objets de valeur sont liés à la navigation et à la mer. Même en prenant en compte les marqueurs de statuts sociaux et individuels, le plus grand des négociants n’entre pas forcément dans le monde de la politeness. Les marchands se considèrent comme étant les égaux des gentlemen et, comme cela a été souvent observé, ils se parent des titres d’esquire et de gentleman. Mais, dans le contexte de la Cité, l’appellation de marchand garde un certain cachet et constitue la dénomination usuelle. En effet, la distinction suprême, c’est d’être appelé un « marchand honorable et éminent », à la fois pour faciliter son commerce et pour sauvegarder sa position dans la Cité.

35 En dépit d’une continuité dans les attributs commerciaux et civiques, ces valeurs sont susceptibles d’évoluer au contact d’un monde négociant en mouvement. Les archives funéraires indiquent qu’un nombre croissant de riches négociants se sont appropriés le discours public du marchand patriote, comme le montre l’éloge autour de William Beckford présenté comme un « vrai patriote », ou plus significativement, d’un point de vue celtique, la commémoration de Hugh Ross comme un « véritable marchand britannique ». Cependant, le monde du commerce était rétif à toute autodéfinition à partir des canons de la culture nationale et en dépit de la valeur patriotique du grand commerce. Un signe éclairant de ceci provient de l’importance attachée à l’énumération de partenaires au sein d’une firme mercantile, une affaire de protocole délicat aussi importante pour les négociants que les hiérarchies de la société de politesse. Par exemple, à l’article de la mort, William Minet, un négociant français d’une certaine renommée, est prêt à céder son commerce de Douvres à son associé, mais cette affaire devra garder son nom de famille, et Minet être cité en première position. Plus généralement, on est frappé par la régularité avec laquelle l’ordre des associés est préservé dans la grande variété d’archives, et tout changement dans les contributions qu’apportent les membres d’un cartel est immédiatement pris en compte dans la manière dont la compagnie s’affiche publiquement. L’influence continue de la famille dans la création d’un partenariat explique en partie cette sensibilité, mais elle reflète surtout l’attachement à la réputation au sein de la Cité, réputation qui reste le critère sans appel pour juger du bon ou du mauvais marchand. La réelle ambition des marchands était d’être considérés comme des hommes de « qualité » au sein de leur environnement commercial, une expression censée satisfaire à la fois leurs aspirations sociales et mercantiles.

36 Dans des temps de rapide transformation, on peut supposer qu’un groupe social dynamique évolue avec son époque, en particulier lorsque ses revenus augmentent, et que son influence nationale se confirme. Jonathan Shakespeare pourrait bien représenter la quintessence d’une nouvelle race de gentlemen négociants, avec sa « curieuse statue » du Barde de Stratford décorant les murs de son bureau ainsi que les bustes en plâtre du roi, du Prince de Galles, du duc de Cumberland et d’Alexander Pope. Avec moins de goût peut-être, sa collection inclut une série de rites purificateurs pour les femmes après leur accouchement et la description du viol des Sabines, mais il représente bien le marchand qui a rejoint clairement la sphère publique. Cependant, on ne doit pas le considérer comme un riche homme d’affaires ayant oublié où était sa place, dans ses activités comme dans son apparence. Son bureau se trouve au coffee-house de Newcastle, à Billingsgate, à proximité du principal marché au charbon de la ville, The Roomland. Plus encore, le monde associatif de Jonathan, cet homme cultivé, a ses racines fermement établies dans des cercles mercantiles, et son dernier souhait – selon son expression : son « dernier caprice de mortel » – fut de se faire enterrer près de son frère dans l’église de Stepney, porté par les « six gentlemen qui travailleront alors dans les bureaux de la société dont j’ai eu l’honneur d’être un membre à la Gun Tavern à Billinsgsate ». Après une brillante carrière, par le biais d’un partenariat, il s’est enrichi dans le lucratif commerce atlantique, il n’a cessé de considérer la Cité comme le cœur de son existence, et il demanda même à son fils illégitime de s’associer à son frère pour investir dans le commerce du charbon. C’est un exemple typique de la capacité de la Cité à produire un environnement non seulement propice aux activités commerciales, mais aussi aux innovations de l’époque. Le cas de Shakespeare est un exemple éclairant quant aux réponses collectives et individuelles des marchands de la Cité à l’essor du grand négoce et à l’avènement de Londres comme premier centre commercial d’Europe. J’espère avoir attiré aujourd’hui l’attention sur la nécessité de mener de plus amples recherches sur la Cité afin de comprendre comment la croissance s’y est acclimatée avec succès, tout comme bien d’autres activités dans le Londres du XVIIIe siècle. Il reste à apprendre une quantité de choses sur les dynamiques internes de la Cité et les grands principes qui ont assuré sa vitalité et sa prospérité. Dans cet article, j’estime que c’est à la fin du XVIIIe siècle que la Cité s’est retrouvée à la croisée des chemins : les marchands qu’elle avait accueillis, se sont tellement développés qu’ils se sont détachés de l’environnement institutionnel de la vieille ville. Les institutions civiques ont décliné au profit du monde des affaires qui a accaparé toute leur attention. Une élite très réduite s’est reportée sur la scène nationale. Mais les formes anciennes et nouvelles d’associations mercantiles n’ont cessé de coexister et ont contribué à maintenir la croissance soutenue de la Cité. Comme l’indiquait David Hancock, il importe d’établir une typologie permettant de distinguer l’importance respective des marchands de l’époque georgienne. Par exemple, on opposerait le grand marchand financier au prospère négociant, le marchand immigré à l’authentique Londonien, l’homme cultivé à l’homme prosaïque. Tous ont des choses à nous dire sur l’impact et les causes de la croissance commerciale de la Cité et, en retour, ils éclairent les grandes dynamiques qui traversent l’Angleterre au XVIIIe siècle. L’essentiel est de comprendre que si les îles Britanniques sont devenues plus polite, alors elles devenaient plus encore commercial, et nous devons définir avec plus précision les relations entre ces deux phénomènes.

Notes

  • [1]
    Les registres de l’administration des Douanes répertoriant les entrées et les sorties des navires. Ndt.
  • [2]
    D. Kynaston, The City of London : A World of its Own, Londres, Chatto, 1994 ; S. Chapman, Merchant enterprise in Britain from the Industrial Revolution to World War One, Cambridge University Press, 1992 ; D. Hancock, Citizens of the World, Cambridge University Press, 1995.
  • [3]
    R. Grassby, The Business Community of Seventeenth-Century England, Cambridge University Press, 1995 ; N. Rogers, « Money, Land and Lineage : The Big Bourgeoisie of Georgian London », Social History, 4, 1979, p. 437-54. Pour la période 1689-1714, voir Gary S. De Krey, A Fractured Society, Oxford University Press, 1985 ; H. Horwitz, « The Mess of the Middle Classes Revisited », Continuity and Change, 2, 1987, p. 263-96. La référence essentielle demeure : L. Schwarz, London in the Age of Industrialisation, Cambridge University Press, 1992. Voir aussi son commentaire sur les ouvrages traitant de Londres au dix-huitième siècle dans le London Journal 20, 1995, p. 46-52.
  • [4]
    Cet annuaire a été choisi pour permettre d’étudier la génération de négociants qui a le plus bénéficié de la prospérité de la Cité dans le grand commerce. En outre, il permet d’en identifier les différentes spécialisations.
  • [5]
    M. Ogborn, Spaces of Modernity : London’s Geographies 1680-1780, Londres, Guildford, 1998.
  • [6]
    J. Price et P. Clemens, « A Revolution in Overseas Trade », Journal of Economic History, 47, 1987, p. 1-43.
  • [7]
    D. W. Jones, « London Overseas Merchant Groups at the End of the Seventeenth Century », Oxford D. Phil, 1970 ; R. Grassby, Business Community, op. cit., p. 54-60.
  • [8]
    Mortimer, Universal Director, 3.
  • [9]
    L. Cullen, « The Dublin Merchant Community in the Eighteenth Century », dans P. Butel et L. Cullen (éd.), Cities and Merchants, Dublin, 1986, p. 195-207 ; P. Butel, Les Négociants Bordelais, l’Europe et Les Iles au XVIIIe siècle, Paris, Aubier-Montaigne, 1974, p. 281-324.
  • [10]
    Hancock, Citizens of the World, op. cit., 1re et 2e partie ; T. Devine, The Tobacco Lords a study of the tobacco merchants of Glasgow and their trading activities, c.1740-1790, Édimbourg, Donald, 1975.
  • [11]
    R. Porter, English Society in the Eighteenth-Century, nouvelle édition, Londres, 1990, p. 366-369.
  • [12]
    J. Gwynn, London and Westminster Improved, Londres, 1766, p. 15.
  • [13]
    J. Massie, Essay on the Many Advantages, Londres, 1750, p. 29-30.
  • [14]
    J.-P. Poussou, « Le développement de Bordeaux au XVIIIe siècle », dans Cities and Merchants, op. cit., p. 75-96 ; Butel, Négociants Bordelais, op. cit., p. 339-350.
  • [15]
    P. Clark, « The multi-centred metropolis : the social and cultural landscapes of London, 1600-1840 », dans P. Clark et R. Gillespie (éd.), Two Capitals : London and Dublin 1500-1840, Oxford, 2001, p. 239-264.
  • [16]
    A. Everitt, « Social Mobility in Early Modern England », Past and Present, 33, 1966, p. 56-73 ; idem, « Dynasty and Community since the 17th Century », dans Landscape and Community, Londres, Hambledon Press, 1985 ; F.-J. Ruggiu, « The Urban Gentry in England, 1660-1780 », Historical Research, 74, 2001, p. 249-270.
  • [17]
    Hancock, Citizens of the World, op. cit., 3e partie.
  • [18]
    La polite society est représentée par l’aristocratie foncière et par les valeurs de loisir, de culture et de responsabilité politique. Ndt.
  • [19]
    H. Bowen, Elites, Enterprise and the Making of the British Overseas Empire, 1688-1775, Londres, 1996.
  • [20]
    Butel, Négociants Bordelais, op. cit., p. 159, suggère que 24.6 % des négociants en 1777 sont constitués d’immigrés.
  • [21]
    Butel, Negociants Bordelais, op. cit., p. 325-35, p. 350-364.
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