Notes
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[1]
Sur l’histoire de la casuistique, A. Jonsen, S. Toulmin, The Abuse of Casuistry. A History of Moral Reasoning, Berkeley, 1988, est un des rares essais de synthèse actuel.
-
[2]
Sur l’utilité de l’étude de la casuistique pour la compréhension des mentalités modernes voir P. Hurtubise, « Une grande inconnue : la littérature casuistique des xvie, xviie et xviiie siècles », dans Jean-Pierre Bardet, Dominique Dinet, Jean-Pierre Poussou et Marie-Catherine Vignal, État et société en France aux xviie et xviiie siècles, Mélanges offerts à Yves Durand, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, Paris, 2000, p. 317-330.
-
[3]
J. Delumeau développe ces deux thèmes dans L’aveu et le pardon. Les difficultés de la confession, xiiie-xviiie siècles, Paris, Le Seuil, 1993, chap. XII « L’âge d’or du probabilisme », p. 120-127.
-
[4]
G. Hermant, dont le témoignage est cependant suspect, indique que le cardinal Mazarin et le jeune Louis XIV se la firent lire. voir Mémoires sur l’histoire ecclésiastique du xviie siècle (1630-1663), A. Gazier (éd.), Paris, 1905-1910, t. III, p. 65.
-
[5]
25e session, chap. 19, Les Conciles Œcuméniques. 2 Les décrets, Paris, Cerf, 1994, t. II. p. 795. « […] Quant à ceux qui se battent à ceux que l’on appelle leurs parrains, ils encourront la peine de l’excommunication, de la proscription de tous leurs biens et d’une infâmie perpétuelle. Ils devront être punis comme homicides, conformément aux saints canons ; et s’ils meurent dans le combat lui-même, ils seront pour toujours privés de sépulture ecclésiastique. Ceux aussi qui auront donné conseil dans une cause de duel, aussi bien pour le droit que pour le fait, ou qui, pour quelque raison que ce soit y auront poussé quelqu’un, ainsi que les spectateurs, tous seront excommuniés et soumis à une malédiction perpétuelle. Ce, nonobstant tout privilège ou coutume mauvaise, même immémoriale ».
-
[6]
« Vous savez, me dit-il, que la passion dominante des personnes de cette condition [les gentilshommes] est ce point d’honneur qui les engage à toute heure à des violences qui paraissent bien contraires à la piété chrétienne ; de sorte qu’il faudrait les exclure presque tous de nos confessionnaux, si nos Pères n’eussent un peu relâché de la sévérité de la religion pour s’accommoder à la faiblesse des hommes. Mais comme ils voulaient demeurer attachés à l’Évangile par leur devoir envers Dieu, et aux gens du monde par leur charité pour le prochain, ils ont eu besoin de toute leur lumière pour trouver des expédients qui tempérassent les choses avec tant de justesse, qu’on pût maintenir et réparre son honneur par les moyens dont on se sert ordinairement dans le monde, sans blesser néanmoins sa conscience ; afin de conserver tout ensemble deux choses aussi opposées en apparence que la piété et l’honneur ». Les Provinciales, L. Cognet (éd.), Paris, Garnier, 1965, p. 114-115.
-
[7]
Ibid., p. 120.
-
[8]
Les propositions sur l’homicide étaient depuis longtemps au cœur de la discussion et la publicité donnée en 1643 aux propositions du P. Héreau, théologien du collège de Clermont, sur l’homicide fit plus que la première dénonciation de la casuistique par Arnaud dans la Théologie morale des Jésuites la même année.
-
[9]
« Propositio 40 : Vir equestris ad duellum provocatus potest illud acceptare, ne timiditatis notam apud alios incurat. Propositio 41 : Potest etiam duellum offere, si non aliter honori consulere possit. Doctrina his propositionibus contenta, falsa est, et scandalosa, contraria juro divino et humano, tam ecclesias tici quam civili, imo et naturali». Pour le texte complet de la censure française de 1700, on se reportera au Procez Verbal de l’Assemblée générale du Clergé de France tenue à Saint Germain en Laye au Château Neuf, en l’année 1700. Monsieur l’Abbé Desmarets présentement évêque de Saint Malo, ancien agent du Clergé, secrétaire, Paris, 1723, chez François-Hubert Muguet.
-
[10]
BN, Manuscrits Français 13808, Clef de la censure faite contre les casuistes par l’Assemblée générale du Clergé de France à Saint Germain en Laye, le 4 septembre 1700, pour servir à la nouvelle édition de cette censure, jointe au procez-verbal de la même assemblée, avec un avertissement et des remarques historiques, une conclusion et un recueil. L’abbé Ledieu la rédigea au cours de l’année 1703 en vue d’une publication. Elle donne la liste des ouvrages d’où sont tirées les propositions condamnées. L’assemblée de 1700 n’avait été autorisée par le Roi à censurer les excès de la morale des casuistes qu’à condition de ne pas faire une censure nominale. Le projet de Ledieu, soutenu en cela par Bossuet, en indiquant les sources des erreurs condamnées est de stigmatiser les auteurs jésuites qui doivent être rejetés avec leurs opinions particulières. La Clef ne parut pas du fait de l’arrestation de l’imprimeur de Ledieu puis du décès de Bossuet. On trouvera le détail de cette affaire dans l’introduction des PP. Urbain et Lévesque au Journal de Ledieu, Paris, Desclée de Brouwer, 1928, t. I, p. XIX.
-
[11]
H. Denziger, Symboles et définitions de la foi catholique, nouvelle édition par P. Hünermann et J. Hoffmann, Paris, Cerf, 1996, § 2022.
-
[12]
Adversus quorumdam expostulationes contra nonnulos Iesuitarum opiniones morales…, Matthieu de Moya (1610-1683), professeur de philosophie et de théologie à Murcie, Alcala puis Madrid fut aussi confesseur de la reine douairière d’Espagne, Marie-Antoinette. Le but de son ouvrage n’est pas d’approuver ou de condamner des opinions particulières mais de montrer que plusieurs doctrines attribuées aux jésuites ont été enseignées avant même que la Compagnie ait existé. Refusant l’argument historique et laissant de côté l’intention de l’auteur, les partisans de la morale sévère en firent un compendium utile à tous les adversaires de la casuistique jésuite. L’ouvrage fut mis à l’Index en 1666 puis condamné à nouveau par Innocent XI en 1680.
-
[13]
Voir Censura sacræ Facultatis Théologiæ Parisiensis, in librum cui titulus est, Amadei Guimenii Lomarensis opusculum singularia universæ fere Theologiæ Moralis complectens adversus quorumdam expostulationes contra nonnullas Jesuitarum opiniones Morales ad Tractatus de Peccatis, de Opinione Probabili, etc., Paris, A. Vitré, 1665.
-
[14]
La Lettre d’un abbé à son ami sur la Censure des Propositions de l’Assemblée du Clergé, une des rares réactions hostiles à la censure qui nous soit parvenu insiste largement sur ce point et dénonce l’inutilité d’une condamnation qui ne vise que des opinions excessives et depuis longtemps tombées en désuétude.
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[15]
Sur le P. Taverne et la censure de sa morale en 1703 par l’évêque d’Arras Guy de Sève de Rochechouart, on consultera l’article du Dictionnnaire de Théologie Catholique qui lui est consacré (t. 15-I, col. 80-81) et J.-P. Gay, « Laxisme et rigorisme : théologies ou cultures ? Deux controverses au tournant du xviie siècle », Revue des Sciences Philosophiques et théologiques, t. 87, Paris, juil.-sept. 2003, p. 525-548.
-
[16]
VII. An injuste invasus teneatur fugere si possit, potius quam invasorem occidere ? Respondeo teneri si fugiendo evadere possit sine dedecore et magno incommodo, ut Religiosi, Clerici, etc. qui saltem ex charitate ad id tenentur ; at si qui invaditur, sit vir militaris, aut nobilis, cui fuga esset ignominiosa, non tenetur fugere. Part. 2, tract. 2, cap. 25, quaest. 6. VIII. An liceat alterum occidere in defensionem rerum suarum ? Respondeo licere posistis hisce conditionibus. 1. Si non possis aliter res tuas servare, aut etiam ablates recuperare sine magna molestia et sumptibus. v.g. via Juris, occulta compensatione, etc. 2. si res sit magni momenti, hinc ab Innoc. XI damnata est haec propositio, Regulariter possum occidere furem pro conservatio unius aurei. 3. requiritur, ut fur rem tuam invadat, aut saltem eum fugientem ita persequaris, ut adhuc censearis esse in possessione civili. Ibid., quaest. 9.
-
[17]
La censure de l’évêque d’Arras de 1703 est à cet égard plus que significative dans son extrême concision. On la trouvera dans le Recueil des ordonnances, mandemens et Censures de M. l’Évêque d’Arras, Arras, 1710.
-
[18]
François Billacois, Le duel dans la société française des xvie-xviie siècles. Essai de psychosociologie historique, Paris, Éditions de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, 1986, 539 p. La plus grande partie du chapitre 10 « Les oppositions au duel. Juges et confesseurs », p. 164-192 est consacrée à l’analyse du discours de la théologie morale et de son évolution dans un corpus de 95 ouvrages de théologie morale parus ou édités en France entre 1500 et 1700.
-
[19]
Ibid., p. 172.
-
[20]
Jean Grancolas, La science des confesseurs ou la manière d’administrer le sacrement de Pénitence selon les Conciles et les Saints Pères, Paris, de Bats, 1697, in 12°. Jean Grancolas (1660-1732), un temps chapelain du duc d’Orléans, fut connu surtout pour ses recherches sur l’antiquité chrétienne et sa maîtrise du corpus canonique et patristique. voir DTC, t. VI-2, col. 1692-1693.
-
[21]
Louis Habert, Pratique du sacrement de Pénitence imprimé par ordre de Mgr l’évêque comte de Verdun pour servir aux confesseurs de son diocèse, Blois, M. Boyer, 1688, in 12° sur Habert voir infra.
-
[22]
Pontas, Jean, Dictionnaire des cas de conscience ou Décisions des plus considérables difficultés touchant la morale et la discipline, tirées de l’Écriture, des Conciles, des Décrétales, des Papes, des Pères et des plus célèbres théologiens et canonistes, Paris, 1715. Ce dictionnaire de casuistique, peut-être le plus réédité au long du xviiie siècle français fut l’œuvre maîtresse de Pontas. Membre du clergé parisien, docteur en droit canon, Pontas (1638-1728) fut un client de Bossuet auquel il dédia plusieurs de ses ouvrages. DTC, t. XII-2, col. 2551-2552. Un peu tardif par rapport à la première vague de théologies morales rigoriste des années 1680, il est caractéristique d’un rigorisme sûr de lui-même et finalement tempéré par rapport aux théologies plus directement influencées par Port-Royal comme celles de Genet ou d’Habert.
-
[23]
Sainte-Beuve, Jacques de, Résolution de plusieurs cas de conscience, Paris, 1689. L’ouvrage fut publié post-mortem par Jérôme de Sainte-Beuve, frère de l’auteur. Il est tiré de l’enseignement donné en Sorbonne par le docteur et de ses travaux préparatoires en vue de la théologie morale que l’assemblée générale du clergé de France de 1665 lui avait demandé de composer. Sainte-Beuve (1613-1677) fut certes lié à Port-Royal – il vota contre l’exclusion d’Arnaud de la Sorbnne – mais il n’est pas certain qu’on puisse le qualifier de janséniste comme le montrerait l’étude détaillée de son Tractatus de gratia (BNF, manuscrits latins, ms. 16446). Voir DTC, t. XIV-2, col. 832-833 ; P. Cariou, Les idéalités casuistiques. Un directeur de conscience au xviie siècle en France. Jacques de Sainte-Beuve 1613-1677, Lille, Service de reproduction des Thèses, Paris, Honoré Champion, 1979, 347 p. et surtout R. Briggs, « The Science of Sin : Jacques de Sainte Beuve and his Cas de conscience », dans Religions Change in Europe. Essays for John Mc Manners, Oxford, 1997, p. 23-41.
-
[24]
F. Billacois, op. cit, p. 175.
-
[25]
Milhard, Pierre, La vraye guide des curez, vicaires et confesseurs, Lyon, 1604, in 8°. Le titre varie selon les rééditions entre 1604 et 1631. Il existe par ailleurs un Inventaire des cas de conscience contenus ès deux tomes de nostre guide et au manuel du divin service avec force cas nouveaux pour la pratique des sacrements, Toulouse, 1611, in 12°.
-
[26]
F. Billacois, op cit., p. 181.
-
[27]
Dictionnaire de Théologie Catholique, art. « Laxisme », t. IX, col. 41-86. On y trouve une chrono-logie de la répudiation du laxisme qui peut servir de première approche pour appréhender le rythme de l’affrontement.
-
[28]
La Somme des Pechez qui se commettent en tous estatz, parut à Paris à partir de 1630 et connut un succès rapide. Elle fut éditée cinq fois en France entre 1630 et 1639. Mise à l’Index en septembre 1640, elle fut déférée à la Sorbonne en novembre de la même année et ne dut d’éviter une censure publique qu’à l’intervention de Richelieu.
-
[29]
Op. cit., p. 298.
-
[30]
Brioist Pascal, Drévillon Hervé, Serna Pierre, Croiser le fer. Violence et culture de l’épée dans la France moderne (xvie-xviiie siècle), Paris, Champvallon, 2002, 429 p.
-
[31]
Ce point est affirmé avec force dès le début de l’ouvrage : « Paradoxalement, lorsque les combats singuliers atteignent leur paroxysme, les sources d’information se raréfient. Trop longtemps, les historiens ont conclu à une éradication, en partie due au temps et à la mise en place d’une monarchie absolument efficace. La réalité semble différente à la condition de la chercher ailleurs que dans les sources judiciaires et leurs scribes complaisants. Ainsi, par exemple, lorsque les combats singuliers disparaissent de l’espace public pour se réfugier dans la clandestinité, l’archéologie du geste de l’escrimeur permet de briser le silence des archives. Voyez ce cadavre abandonné dans une rue parisienne au xviiie siècle. Couvert de blessures, le corps, à jamais silencieux, ne reste cependant pas muet : dans cette chair meurtrie, les bottes, de la prime à la quinte, les contres et les ripostes, se lisent et un récit s’élabore. Invisible à la loi, le duel apparaît aux yeux du médecin légiste et au regard de l’historien », p. 11.
-
[32]
F. Billacois, op. cit., p. 299.
-
[33]
Sur le projet de censure des casuistes par l’assemblée de 1682, voir P. Blet, Les Assemblées du Clergé et Louis XIV de 1670 à 1693, Rome, Università Gregoriana Editrice, 1972, p. 322-323.
-
[34]
F. Billacois, op. cit., p. 299-300.
-
[35]
Voir la déclaration du clergé de France qui accompagne la censure dans le Procez Verbal de l’Assemblée générale du Clergé de France tenue à Saint Germain en Laye au Château Neuf, en l’année 1700, op. cit.
-
[36]
Sur la vie et l’œuvre de Genet, J.R. Pollock, François Genet, the man and its methodology, Roma, Università Gregoriana Editrice, 1984, 298 p. et en particulier chap. II, p. 70-125 « Genet’s relationship to Jansenism ».
-
[37]
Le tutiorisme est la doctrine morale selon laquelle, dans le doute, il faut toujours choisir la solution la plus sûre, celle qui met le moins en danger le salut, quand bien-même la solution la moins sûre qui est aussi souvent la moins stricte, paraîtrait plus probable. Dictionnaire de Théologie Catholique, art. « Laxisme », t. IX, col. 54-56.
-
[38]
DTC, art. « Habert », t. VI, col. 2013-2016. Voir aussi L. Ceyssens, « L’antijanséniste Isaac Habert (1598-1668) », Bulletin de l’institut historique belge de Rome, t. 42, 1972, p. 273-305 [repris dans les Jansenistica Minora, t. 11, Amsterdam, 1973, fasc. 90].
-
[39]
J. Grancolas, op. cit., p. 4-5. Nous soulignons.
-
[40]
F. Billacois, op. cit., p. 168.
-
[41]
J. Grancolas, op. cit., p. 218-219. Nous soulignons.
-
[42]
On y trouve cependant un article « Est-il permis tuer pour défendre son honneur injustement attaqué ? », voir infra.
-
[43]
F. Genet, op. cit.
-
[44]
Sur ce paradoxe fondamental de la théologie morale rigoriste, on consultera Jean-Louis Quantin, Le rigorisme chrétien, Paris, Cerf, 2001, p. 152-154.
-
[45]
Adversus quorumdam expostulationes contra nonnulos Iesuitarum opiniones morales, titre Ex tractatu de Charitate, prop. 8, p. 178-184 dans l’édition de Valence de 1665.
-
[46]
Paul Laymann, Theologia moralis, t. 1, lib. 3, tract. 3, cap. 3, n. 3.
-
[47]
Quæstio est : utrum provocatus ad singularem pugnam, seu duellum, acceptare possis, ne ignaviæ aut timiditatis notam apud alios incurras ?
-
[48]
Ordinarie non esse licitum provocato ad duellum id acceptare : quia nemo prudentum vitio tibi vertet, quod legem Dei observes, hominisque occidendi periculum absque justa necessitatis causa non adeas. Imprudentium autem et vanorum hominum judicia in re adeo gravi attendenda non sunt.
-
[49]
Neque simili est de fuga ea enim homini nobili, aut militari ignominiosa æstimatur. At vero ad duellum provocatus aliud medium eligere potest, videlicet ut neque fugiat, neque congrediatur, sed dicat, paratus sum me defendere, quandocumque me agressus fueris : ex condicto autem duellum acceptare non possum ; cum id divinæ legi, et justo etiam Magistratus præcepto adversatur.
-
[50]
Dixi autem ordinarie. Nam si rarissimo casu eo loco res sita sit, ut miles in exercitu, vir equestris in aula regia, officio, dignitate, Ducis, aut Principis favore, ob ignaviæ suspicionem, excidere debeat, nisi identidem provocanti se sistat, non audeo damnare eum, qui mere defensionis gratia paruerit.
-
[51]
Tamburini, Tommaso, Explicatio Decalogi, 1654, lib. 6, chap. 1. De homicidio justo, § III. De homicidio ob defensionem honoris, et pudicitia ubi de duello. n. 16-17. L’édition lyonnaise de l’ouvrage fut vigoureusement attaquée par les Curés de Paris, voir DTC, t. XV, art. « Tamburini, Thomas », col. 34-38.
-
[52]
Diana, Resolutionum moralium, pars quinta, Antverpiæ apud Ioannem et Iacobyum Meursios, anno 1648. tract XIV, Miscellaneus II, resol. XCIX. Nous reproduisons l’ensemble de sa position en annexe.
-
[53]
Voir supra. Nous reproduisons son argumentation en annexe.
-
[54]
F. Genet, op. cit. t. 6, tract. 6, cap. 1, quaest. 7.
-
[55]
Que les rares ouvrages où il s’exprime, comme celui de Taverne, ne fassent pas partie du corpus analysé par F. Billacois nous paraît relativement intéressant. Celui-ci se base essentiellement sur les cata-logues des Génovéfains, des Oratoriens, des Lazaristes et des Sulpiciens. Ce qui nous paraît signifiant est que si des auteurs comme Tambourin, Diana, Sanchez, sont achetés au moment de leur parution en France, dans les années 1650-1660, une casuistique indulgente moins provocatrice ne trouve pas sa place dans les bibliothèques des ordres où fleurit le rigorisme. Les adversaires semblent cesser de se lire s’il ne s’agit pas de se dénoncer.
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[56]
F. Billacois, op. cit., p. 174.
-
[57]
Sur sa condamnation par la Sorbonne, voir P. Féret, La Faculté de Théologie de Paris et ses docteurs les plus célèbres, Paris, Picard, 1904, t. III, p. 342-344.
-
[58]
On touche cependant ici à un domaine bien aventureux pour l’historien compte tenu de l’absence de sources permettant d’aborder véritablement la question du lien entre théologie et direction de conscience. Sur le cas particulier du duc de Luynes, Jean-Louis Quantin a montré cependant, dans le cas de la tradition augustinienne, le poids de la culture théologique dans la pratique effective de la direction. voir J.-L. Quantin, « Augustinisme, sexualité et direction de conscience : Port-Royal devant les tentations du duc de Luynes », Revue d’Histoire des Religions, Paris, PUF, 2003, t. 220-II, p. 167-207.
-
[59]
Ce point nécessiterait une étude large et précise qui n’existe pas pour le moment.
Introduction
1Un des lieux communs les mieux établis sur la théologie morale casuistique de la période classique [1], telle qu’on la voit se développer dans l’Occident chrétien entre le milieu du xvie et du xviie siècle, est qu’elle entend proposer une morale réaliste adaptée aux conditions sociales nouvelles de son temps. C’est d’ailleurs ce qui peut lui donner sa valeur essentielle comme source pour l’étude des mentalités [2]. Elle ne présente pas seulement un discours normatif extérieur mais un discours normatif qui accepte au cœur de la détermination de la norme une certaine dialectique avec la réalité sociale. L’étude du corpus de théologie morale et de son évolution vaut alors à la fois parce qu’elle permet de faire une histoire de la norme et fournit comme un baromètre de l’attention du clergé à tel ou tel problème particulier, mais encore parce qu’elle permet de faire cette histoire de la dialectique entre la société et la norme qui est celle de l’intégration même de cette norme. Elle permet de penser le rapport social aux valeurs. Elle est un bon indicateur de la modification des valeurs et donc des mentalités.
2Les deux procédés sur lesquels reposent principalement cette intégration des conditions historiques à la morale - et auxquels les historiens ont été les plus sensibles – sont, d’une part, la valorisation de valeurs mondaines pour partie étrangères au vocabulaire de la théologie chrétienne et, d’autre part, l’attention portée à la position sociale entendue à la fois comme rôle et comme statut [3]. Avec la casuistique classique, on voit véritablement apparaître une morale pour les marchands, une morale pour les nobles, une morale pour les domestiques, une morale pour les agriculteurs, une morale pour le haut clergé, une morale pour le bas clergé, etc. En effet, elle ne se contente pas de teinter son discours de situationnisme éthique, mais par la considération des conditions comme des accidents susceptibles de changer le caractère obligatoire de la loi, elle les intègre véritablement à la critériologie du discernement moral et plus précisément de l’obligation morale.
3Un des exemples les plus connus et les plus caractéristiques de cette double attention aux valeurs sociales et à la diversité des conditions est le traitement que la casuistique classique a fait du duel. En s’interrogeant sur le caractère absolu de l’interdiction des duels et en envisageant même pour certains d’entre eux la possibilité d’une licéité limite, les casuistes ont accordé une réelle considération à l’honneur comme valeur distinctive et essentielle de la condition noble. L’étude du discours de la théologie morale sur le duel permet alors de saisir l’évolution des tensions entre culture cléricale et culture nobiliaire, celle de la culture nobiliaire elle-même et de la place qu’y joue l’honneur et enfin celle des normes que la société dans son ensemble assigne à la noblesse et donc la place qu’elle prétend lui attribuer. Le lien entre duel et honneur fait de la morale du duel un point d’attention historique important.
4C’est précisément là-dessus qu’il nous semble important de nous interroger afin de voir sur un exemple particulier, si, dans quelle mesure, et à quelles conditions la casuistique peut constituer une bonne source pour étudier l’histoire des mentalités. Notons dès à présent que l’attention à la question du duel à l’intérieur de la casuistique n’est pas nouvelle. C’est à Pascal que nous la devons. Faire du duel un point caractéristique de la modernité de la casuistique est un héritage des Provinciales. Certes Pascal ne nie pas la modernité de la casuistique et la résonance de celle-ci avec les valeurs sociales. Au contraire même, pour mieux la dénoncer, il en analyse tous les procédés et les détours. Peut-être aussi en exagère-t-il les modalités, pour mieux vilipender ce qui ne peut être, selon lui, qu’une compromission inacceptable entre les valeurs mauvaises d’une cité bâtie sur l’amour de soi jusqu’à l’oubli de Dieu avec les exigences radicales de l’Évangile. Dénoncer la compromission c’est aussi éviter d’être attentif à ses modalités. Au cœur de la dénonciation pascalienne, il y a une volonté délibérée de ne pas comprendre la casuistique.
La « modernité » de la casuistique n’a-t-elle pas été en fait dès l’abord surestimée ? C’est ce que nous nous proposons de voir en essayant de reprendre le dossier de l’évolution du discours casuistique sur le duel et la signification des évolutions de ce discours.
Un point de rupture
5La septième Lettre d’un Provincial est toute entière consacrée aux propositions des casuistes sur l’homicide et en particulier sur le duel. Elle est une des plus célèbres de l’ouvrage et contribua à populariser la querelle, répondant en cela largement à l’objectif fondamental que poursuivait Pascal [4]. Elle est par ailleurs une étape importante dans la machine rhétorique de dénigrement de la casuistique mise en œuvre par le pamphlet : le narrateur sort peu à peu de sa neutralité naïve pour passer à une indignation ouverte qui s’appuie sur l’évidence du scandale et du relâchement, avec laquelle le lecteur ne peut qu’entrer en sympathie. L’absurdité et l’horreur atteignent un point où la simple distance n’est plus possible. On entre avec le duel dans cet espace scandaleux, au sens étymologique, de la casuistique, devant lequel la droite raison n’a même pas à délibérer mais se soulève comme naturellement.
6Pascal, dans cette lettre, dénonce le relâchement de la discipline absolue d’interdiction des duels qui est la tradition de l’Église réaffirmée par le concile de Trente [5]. Ce relâchement répond selon lui à l’impératif fondamentalement politique des jésuites qui entendent se faire tout à tous, aux saints comme aux gens perdus dans l’esprit du monde et du faux honneur [6]. C’est à propos des duels qu’est introduite la critique acerbe de la doctrine de la direction d’intention qui demeure, depuis les Provinciales, comme le signe même de la rouerie de l’esprit jésuite, comme le type même du raisonnement « jésuitique » : il suffit pour être exempt de faute de détourner son intention des fins criminelles à des fins licites. En l’occurrence, il s’agit de tuer sans esprit de vengeance mais en s’attachant seulement à défendre son honneur. Il cite ainsi les passages laxistes des casuistes sur l’homicide, en particulier ceux de Lessius et d’Escobar qui autorisent comme procédant de la légitime défense de ses biens l’homicide pour défendre son honneur. Sur le cas précis du duel, il cite Hurtado de Mendoza, lequel soutient que celui qui se présente sur le pré sans avoir l’intention expresse de se battre, ne peut à proprement parler être appelé duelliste. La distinction est dénoncée par Pascal comme purement nominale. Il trouve une acceptation formelle chez Sanchez qu’il cite : « Si un soldat à l’armée, ou un gentilhomme à la Cour, se trouve en état de perdre son honneur ou sa fortune, s’il n’accepte un duel, je ne vois pas que l’on puisse condamner celui qui le reçoit pour se défendre » [7]. Les autres cas cités relèvent d’une légitimation plus générale de l’homicide dans le cadre de la légitime défense, le duel proprement dit n’en étant qu’une circonstance ajoutée. La cause cependant est entendue, la casuistique accepte le duel et avec le duel, ce qu’elle accepte c’est un esprit d’honneur contraire à la morale chrétienne et au droit naturel.
7À partir des Provinciales (1656), la dénonciation de l’autorisation conditionnée du duel par les « nouveaux casuistes » devient un des points récurrents et un des lieux communs les plus courants mais aussi les plus importants de la rhétorique des adversaires de la morale indulgente [8]. Elle leur est comme une manière de botte secrète avec laquelle ils prétendent toucher au cœur de cette culture de l’indulgence qu’ils discernent dans la casuistique. Le reproche est par ailleurs constant dans la seconde moitié du xviie siècle. En 1700, encore, lorsque le clergé de France, mené en cette entreprise par Bossuet, Charles Maurice Le Tellier, archevêque de Reims, mais aussi l’archevêque de Paris Noailles, avec le soutien à la cour de Madame de Maintenon, condamne 121 propositions tirées des casuistes comme contraire à la morale chrétienne, il trouve encore deux propositions sur le duel qui lui semblent mériter la censure. Les deux propositions sont censurées ensemble : « Proposition 40 : Un homme d’épée appelé en duel peut l’accepter, pour ne pas passer pour lâche dans l’esprit des autres./ Proposition 41 : Il peut aussi appeler en duel s’il ne peut préserver autrement son honneur. / Censure : La doctrine renfermée dans ces propositions est fausse, scandaleuse, contraire au droit divin et humain, tant canonique que civil et même au droit naturel » [9].
8L’abbé Ledieu, secrétaire de Bossuet, donne la seconde proposition comme faisant partie des propositions nouvelles condamnées par le clergé français [10]. La première est, elle, directement tirée de la condamnation des erreurs du laxisme par le décret du Saint Office du 24 septembre 1665 sous le pontificat d’Alexandre VII [11]. Sa condamnation est donc relativement ancienne. Par ailleurs, Ledieu donne comme source principale de la seconde proposition un des ouvrages qui fait fonction d’épouvantail laxiste dans la rhétorique rigoriste : l’apologie publiée par le jésuite Matthieu de Moya sous le pseudonyme d’Amadeus Guimenius [12]. Elle fait l’objet elle aussi d’une condamnation plus ancienne en France dans la censure de Guimenius faite par la Sorbonne le 2 février 1665 [13]. Les deux propositions n’en font d’ailleurs qu’une dans l’ouvrage de l’apologiste.
9Pourquoi renouveler ces condamnations en 1700 ? On peut penser tout d’abord à des raisons liées à la nature et à l’occasion de la censure du clergé français : volonté de clore une querelle d’un demi-siècle, absence de validité juridique des décrets du Saint-Office en France, volonté d’affirmer l’autorité doctrinale d’une assemblée qui se pense de plus en plus sur le modèle d’un concile national. Ces raisons sont certainement les plus décisives. La censure de 1700 contient peu de propositions nouvelles, au point de sembler ramener le débat en arrière d’un demi-siècle [14].
10Ce n’est pourtant pas là la raison unique. En cette fin de siècle, on trouve encore des traces d’un enseignement moral sur l’homicide et le duel influencé par la casuistique indulgente. En 1698 paraît ainsi à Douai un Synopsis Theologiae Practicae, complectens et explicans principia generalia ad resolvendos conscientiae casus scitu necessaria. Digesta est per quaestiunculas, quae servire possint consuetis examinibus ordinandorum, confessariorum, promovendorum ad beneficia parochialia per concursum conferri solita etc., résumé de l’enseignement du théologien moraliste jésuite Jean-Baptiste Taverne [15] dans lequel on trouve les deux propositions suivantes :
La doctrine du P. Taverne n’est pas identique à celle de la proposition condamnée en 1700. Il ne s’agit pas ici de l’acceptation formelle du duel. Elle s’en rapproche cependant singulièrement en particulier par son acceptation de la prise en compte de l’honneur et de la différence de condition dans le processus de décision morale. La doctrine condamnée en 1700, si elle n’est pas reprise en tant que telle, inspire encore un enseignement actuel, public et autorisé. C’est d’ailleurs au nom de la censure du clergé français de 1700 que l’évêque d’Arras condamne les deux propositions que nous venons de citer, non sans anachronisme compte tenu du fait que l’ouvrage est publié avant la censure et reprend un cours plus ancien. Outre l’actualité et la publicité de cet enseignement sur l’homicide, il faut noter par ailleurs que celui-ci est contenu dans un ouvrage qui ne peut dans son ensemble que difficilement être qualifié de laxiste et qui est bien plus celui d’un modéré qui prend soin de se démarquer systématiquement et explicitement des propositions morales les plus souples et notamment de toutes celles qui ont fait l’objet d’une condamnation pontificale.VII. Un homme que l’on attaque injustement, est-il obligé de s’enfuir s’il le peut, plutôt que de tuer celui qui l’attaque ? Je répons qu’il y est obligé si en fuiant il se peut sauver, sans honte et sans une grave incommodité, comme les Religieux, les Clercs, etc. qui y sont obligés au moins par charité : Mais si celui qui est attaqué est un homme de Guerre, ou un Gentilhomme, à qui il seroit honteux de fuir, il n’y est pas obligé.
VIII. Est-il permis de tuer une personne pour la défense de ses biens ? Je répons qu’on le peut avec ces conditions. 1. Si vous ne pouvez conserver autrement vôtre bien, ou recouvrer celui qu’on vous a pris, sans beaucoup de peine et de dépense, par exemple par les voies de droit, par une compensation occulte, etc. 2. Si la chose est de grande importance, c’est pour cela qu’Innocent XI. a condamné cette proposition : « Régulièrement je puis tuer un voleur pour conserver un écu d’or ». 3. Il faut que le voleur entreprenne encore actuellement de prendre votre bien, ou du moins que s’enfuiant vous le poursuiviez, de manière que vous soiez censé être encore dans la possession civile de votre bien [16].
Cette permanence d’un enseignement indulgent, sinon laxiste, même dans une casuistique de tendance pourtant modérée jusque dans cette fin de siècle a pu apparaître aux partisans du rigorisme comme le signe même de cette impénitence des casuistes, de leur incapacité à se corriger réellement qu’ils ne cessent de dénoncer. Elle contraste en tout cas très clairement avec l’indignation simple et évidente qui se manifeste chez eux depuis Pascal et qui leur fait refuser d’accorder la moindre considération au mode d’argumentation des casuistes sur ce point [17]. Sans donc que la casuistique du duel et de l’homicide soit le point central de l’opposition entre les traditions laxistes et rigoristes en morale, elle apparaît donc comme un point de focalisation et de manifestation des oppositions. La tradition indulgente prétend maintenir sinon toutes ses conclusions du moins son mode d’argumentation et de questionnement. Elle veut pouvoir prendre position par rapport aux développements des auteurs plus anciens qui lui servent de source. La tradition rigoriste, revendiquant la posture de l’innocence outragée, lui oppose un refus catégorique et systématique dans sa simplicité. Ce constat de la dureté et de la durabilité de cette opposition oblige à reprendre l’examen des discours casuistiques sur le duel qu’elle a pu largement influencer.
Diversité des discours casuistiques sur le duel
12L’analyse systématique du corpus de théologie morale en usage en France à l’époque moderne a été menée dans l’ouvrage magistral que François Billacois a consacré à l’étude du duel [18]. Il ne s’agit pas pour nous d’en remettre en cause les conclusions, mais simplement de proposer quelques remarques en resituant l’analyse de ce corpus dans la production de la théologie morale du temps et dans son histoire.
13Rappelons donc tout d’abord quelles sont les principales conclusions de cette étude. Examinant le rythme des éditions en fonction de l’attention particulière accordée à la question du duel, et l’évolution des éditions de différents ouvrages sur ce point précis, l’auteur conclut que le clergé français « alerté à la fin du xvie siècle seulement […] a renforcé sa rigueur dans la première décennie du xviie, puis beaucoup plus encore au milieu du siècle, aboutissant dans les années quatre-vingts à une interdiction d’autant plus totale qu’elle commence à manquer d’objet concret » mais que « parallèlement à ce renforcement de la sévérité sur le plan de la conscience claire des ecclésiastiques, leurs silences ou leurs traductions amoindrissantes révèlent, trahissent la durable persistance subconsciente d’une indulgence quasi complice d’hommes d’Église qui étaient aussi gens de ce monde et de leur temps » [19]. À propos de cet accomplissement de la condamnation dans les dernières décennies du xviie siècle, il faut noter que F. Billacois la constate à partir d’ouvrages proprement français, jansénistes ou à tout le moins influencés par les milieux jansénistes, qui si l’on se réfère au corpus indiqué en bibliographie tel que La science des confesseurs [20], de Jean Grancolas, la Pratique du Sacrement de Pénitence [21] de Louis Habert, le Dictionnaire des cas de conscience [22] de Jean Pontas, la Résolution de plusieurs cas de conscience [23] de Jacques de Sainte Beuve. Ce qui caractérise ce raidissement ultime du clergé français est son autonomie par rapport à une théologie plus ancienne et d’origine essentiellement espagnole et italienne.
14Les autres conclusions importantes de l’étude concernent le contenu du discours casuistique. L’auteur note ainsi une évolution majeure, le passage d’une conception métaphysique à une conception sociale de la transgression et donc du péché. Le caractère peccamineux du duel se déplace d’une volonté de tenter Dieu à une révolte contre les lois civiles et ecclésiastiques : « À partir de la fin du xvie siècle domine, en France, l’idée que le duel est avant tout une rébellion contre l’ordre social, une faute qui perturbe les rapports normaux, logiques et légaux entre les magistrats, entre deux hommes d’une part, et, d’autre part tout le corps social constitué hiérarchiquement sous l’autorité de responsables politiques. Sans jamais cesser complètement d’intéresser la Cité de Dieu, le duel préoccupe surtout la Cité des Hommes » [24]. Bien sûr, cette évolution correspond à une transformation de la nature même du duel que l’auteur étudie par ailleurs puisqu’à l’ordalie légale et au jugement providentiel se substitue le combat contracté entre les duellistes, mais illégal et ayant place hors de la cité, et dont l’objet est d’abord la réparation par le prix du sang de l’honneur bafoué. Le duel ne cesse par ailleurs pas d’être envisagé d’abord comme un homicide (et c’est généralement sous ce titre dans le commentaire des commandements divins que les casuistes rangent leurs développements sur le duel). L’évolution cependant est significative et, ce, peut-être non seulement pour le duel mais, ce qui intéresse notre propos, pour l’ensemble du discours de la théologie morale.
15La dernière conclusion qu’il nous paraît nécessaire de relever concerne la notion d’honneur. À partir de l’analyse des causes casuistiques formelles de licéité du duel chez un certain nombre de casuistes qui défendent une position d’exceptionnelle possibilité de l’acceptation ou de l’appel en duel, F. Billacois conclut à l’intégration prudente, toujours paradoxale, diverse et susceptible de nuance, de la morale de l’honneur à une morale chrétienne à laquelle elle demeure cependant fondamentalement étrangère. S’appuyant en particulier sur l’analyse de la Guide des Curez [25] du bénédictin Pierre Milhard, un des ouvrages de vulgarisation de la casuistique les plus diffusés en France dans le premier tiers du xviie siècle, il écrit : « Ce que Milhard nous montre avec une sorte de naïveté, ce que Pascal réprouve parce qu’il ne le comprend pas, ce que nous croyons voir apparaître chez un grand nombre de casuistes (au moins jusqu’au milieu du xviie siècle), c’est la reconnaissance de la morale de l’honneur, morale propre aux milieux nobles et distincte de la morale chrétienne banale » [26]. Si l’intégration des transformations sociales et de la diversité de condition comme principes de discernements moraux est un des points les mieux connus de l’historiographie de la casuistique, ce qui est dit ici va au-delà puisque c’est précisément l’honneur comme valeur mondaine qui serait ici acceptée dans le cadre de la théologie morale catholique.
16L’efficace démonstration de François Billacois appelle quelques remarques chez l’historien qui s’intéresse d’abord à l’évolution de la culture morale dans son ensemble dans la France du xviie siècle. La première concerne la chronologie de l’attention cléricale au duel. La périodisation proposée distingue trois phases essentielles : un surgissement des questions dans la première partie du siècle, une activité intense dans les années 1650, une condamnation claire et définitive dans les années 1680, avant un certain oubli de la question. Si l’on essaie de comparer avec le rythme de l’affrontement entre les cultures laxistes et rigoristes en France sur la même période, on est frappé par un certain nombre de similitudes. Sans entrer dans les détails [27], on constatera simplement que le tournant du siècle correspond à une grande vague d’édition des casuistes italiens et surtout espagnols et à une première phase d’acculturation de la casuistique classique en France dans le cadre du développement de la Contre Réforme, appuyée en particulier sur l’extension du réseau d’enseignement des collèges jésuites et sur le développement en leur sein de chaires de théologie. Les années 1650 correspondent à l’acmé de la querelle du laxisme, commencée à partir des années 1640 et de la condamnation de la Somme des Pechez du jésuite français Étienne Bauny [28], mais qui prend toute son ampleur en se conjuguant avec la querelle janséniste, en particulier au moment des Provinciales. Les deux dernières décennies du siècle voient un renouveau de la querelle sur fond d’affrontement des mémoires antagonistes et de renouvellement des condamnations anciennes, qui s’explique en partie par la rupture de la paix clémentine et par la faveur donnée à Rome aux opinions strictes sous le pontificat d’Innocent XI. La question qui se pose alors est de savoir si la dynamique propre à la production et à la réception de la théologie morale n’est pas un élément important d’explication des évolutions constatées à propos du duel. Faut-il interpréter les transformations du discours au sein du corpus de théologie morale en terme de prise de conscience et de lutte contre le phénomène lui-même, c’est-à-dire en utilisant des facteurs d’explication ad extra, ou bien en termes de débats internes selon une logique propre d’idéologisation progressive des problèmes, en recourant alors à des facteurs ad intra ?
17Si aucune des deux perspectives ne peut-être négligée, il faut noter cependant que l’historiographie récente du duel a remis en cause la réalité de la victoire que la monarchie louis-quatorzienne prétend avoir remporté sur « la fureur des duels » à partir du troisième édit du règne contre le duel en 1679, et telle qu’elle se manifeste dans la galerie des Glaces de Versailles. F. Billacois écrit ainsi : « Le duel meurt sous Louis XIV ; le duel meurt du fait de Louis XIV » [29]. P. Brioist, H. Drévillon et P. Serna, dans leur récent ouvrage [30], insistent largement sur la permanence du duel et sur la redéfinition des termes et des moyens de sa publicité à partir de la fin du xviie siècle [31]. Si le duel s’efface dans les sources judiciaires et même quelque peu dans les sources narratives, il ne cesse pas d’être présent quoique plus secrètement. La victoire sur le duel que la monarchie proclame est d’abord une victoire sur sa publicité.
18Que dire dès lors des évolutions à l’intérieur du discours de la théologie morale ? Certainement que l’explication qui doit être privilégiée est celle qui en rend compte à partir de la dynamique propre à la théologie morale en France à ce moment. On pourrait cependant noter un certain rapport d’analogie entre le passage de la réalité du duel de la publicité à la clandestinité, et sa disparition comme question disputée dans la casuistique en France, et plus largement avec un certain effacement de la tradition morale indulgente au même moment. Extinction proclamée du duel et poursuite du laxisme théologique et pratique procèdent au même rythme. À l’édit de 1679 qui marque un changement de ton par rapport aux précédents édits de proscription du duel [32], correspond le premier projet de censure de la morale relâchée par l’Assemblée générale du Clergé de 1682 [33] ; à l’édit de 1704 dans lequel le roi se félicite d’avoir vu cesser « presque entièrement en notre règne ces funestes combats qui se pratiquoient dans nostre royaume » [34] correspond la censure solennelle de 1700 et son aspiration ouverte à mettre un terme définitif à la querelle du laxisme et à extirper le laxisme comme pratique [35].
19Si l’on examine plus en détail le tournant constaté dans les années 1680 dans le corpus de théologie morale, que peut-on dire ? La première remarque – fort simple – que l’on peut faire est que ce tournant s’opère dans le cadre d’une théologie particulière qui est rigoriste. La Théologie morale de Grenoble de François Genet, qui fut un des grands succès de la théologie morale de séminaire tout au long du xviiie siècle et même pendant une partie du xixe siècle, fut composée, à la demande de l’archevêque de Grenoble Le Camus, en 1670 lorsque son auteur était professeur de théologie morale au séminaire d’Aix. L’ouvrage est sévère et fut considéré comme tel par une partie de ses contemporains au point que plusieurs propositions en furent censurées en 1703 par l’Université de Louvain. Genet n’est certes pas janséniste mais entretient des amitiés avec le milieu arnaldien [36]. La volonté de l’ouvrage est claire : il faut rompre avec un enseignement clérical trop indulgent. Il pose en principe que la plupart des cas de morale sont solubles par l’autorité de l’Écriture et des Pères. Il affirme enfin un tutiorisme [37] pratique sinon théorique et promeut comme principe de discernement la méfiance systématique à l’égard de l’inclination humaine au mal.
20La Méthode pour administrer utilement le sacrement de pénitence, connue aussi sous le nom de Pratique de Verdun, de Louis Habert répond à un objet et à une intention semblable. L’auteur fut amené à Verdun par l’évêque Hippolyte de Béthune afin d’y diriger le séminaire nouvellement établi. Il y enseigna la théologie et l’Écriture sainte. Habert fut au tournant du siècle au cœur d’une polémique où s’engagea notamment Fénelon. On l’accusa en substance d’être janséniste [38]. Quoi qu’il en soit de cette polémique et des positions d’Habert sur la grâce (il rappela avoir soutenu des thèses antijansénistes à Verdun et à Chalons), l’ouvrage peut sans difficulté être qualifié de rigoriste. Il se plaint souvent de l’excès d’indulgence au confessionnal, auquel il attribue des conséquences dramatiques. Il prend une position fermement contritioniste et probabilioriste à la limite du tutiorisme : sans affirmer l’obligation de suivre l’opinion la plus sûre en lieu et place de la plus probable, il y voit néanmoins un conseil. La science des confesseurs de Jean Grancolas s’inscrit dans le même mouvement. On y trouve ainsi dès la préface une profession du rigorisme et de sa méthode :
Le changement d’attention à la question du duel observé par F. Billacois se produit du sein d’une culture théologique qui se définit elle-même comme réactionnaire : elle refuse les positions de la théologie morale casuistique des années 1550-1650 et entend provoquer avec elle une rupture très fondamentale. Elle a par ailleurs assimilé comme des éléments mêmes de sa pensée les diverses critiques de la casuistique et en particulier la dénonciation du scandale des positions laxistes sur le duel. Faut-il alors parler simplement d’évolution dans l’attention au duel ou attribuer cette évolution aux tensions entre les différents types de discours moraux ?[…] comme l’Église a reçu le saint Esprit, non seulement pour connoître et pour diriger la Foy des Chrétiens en leur enseignant ce qu’il faut croire ; mais aussi pour régler la conduite des mœurs ; qu’elle est également infaillible lorsqu’elle prononce sur ce qu’il faut pratiquer, comme sur les véritez qui y ont été révélées ; c’est elle que nous devons consulter, c’est par l’autorité de ses Canons et par la pénétration de ses lumières que nous devons décider les cas de conscience, et toutes les difficultez qui peuvent se rencontrer dans le dérèglement de nos mœurs.
Voilà le sujet et le dessein de cet Ouvrage, qui me paroît devoir estre d’une extrême utilité par les avantages que les fidèles en recevront, et par la manière singulière avec laquelle toutes les matières qu’on y traitera seront décidées. On évitera de citer les Scolastiques des derniers temps, ou les Casuistes de nos jours, parce qu’on est persuadé que c’est un des plus grands maux des docteurs de nostre tems, que cette foule d’Auteurs, sans mission et sans autorité, qui se font un nom, en réglant les consciences des Chrétiens par leurs opinions, sans estre soûtenu des autoritez des SS. Pères ; […] On néglige l’étude de l’antiquité, soit parce qu’il est trop long, trop pénible et trop difficile, et qu’il est plus aisé de lire des Casuistes ; ou bien parce que l’on craint de trouver dans les Anciens la censure et la condamnation du relâchement qu’on voudroit autoriser pour soy, ou introduire dans les mœurs des Chrétiens. Il n’en sera pas ainsi [39].
Le constat qui soutient l’analyse proposée par F. Billacois est celui de l’homogénéité fondamentale du corpus de théologie morale sur la période qu’il considère et qui va de 1500 à 1700. Cette homogénéité sur le long terme est certaine : elle se manifeste en particulier du point de vue méthodologique et même du point de vue formel et discursif. Par contre, on constate à moyen terme une hétérogénéité fondamentale dans le corpus et dont le contenu est d’abord idéologique mais aussi en partie métho-dologique : sans répudier la forme de l’étude de cas, les théologies morales rigoristes que nous venons de citer substituent à la résolution casuistique par démonstration rationnelle et scolastique, un travail d’exégèse et d’archéologie canonique qui ne laisse pas la même place à la prise en compte des circonstances du cas considéré. Cette opposition à l’intérieur du corpus n’est pas une simple différence d’accent, elle est structurante pour la production du discours lui-même. Prendre position contre l’indulgence et même l’extirper comme culture théologique est une position maintes fois affirmée dans les ouvrages rigoristes. Il nous semble que c’est d’abord par rapport à elle qu’il faut comprendre leurs prises de positions sur le duel et que, dès lors, il faut s’attacher à lire le corpus de théologie morale aussi en fonction de cette opposition entre une tradition casuistique classique et une position plus récente qui se définit par rapport à elle et contre elle.
Casuistiques du duel et morales de l’honneur
21Si l’on choisit dès lors de partir du constat de l’hétérogénéité fondamentale du corpus à moyen terme, est-on amené à des conclusions nouvelles ? On constate de fait que les ouvrages de tendance rigoriste sont peu loquaces sur le duel. Et ce silence « signifie une condamnation sans nuance, tellement évidente qu’elle n’appelle pas de discussions » [40]. Il est d’ailleurs signifiant pour le lecteur même, puisque cette exclusion de la question du duel du champ de la morale délibérative est en soi une prise de position qui reprend le geste pascalien. Grancolas consacre néanmoins un article complet à la question du duel dans le cadre de son commentaire du cinquième commandement. Il cite le concile de Valence de 855, pour en faire ressortir l’affirmation que celui qui tue en duel est coupable d’un homicide très cruel pour la raison que celui qui est tué devient par là et pour sa part responsable d’un homicide envers lui-même. Il consacre ensuite une question à la « doctrine des nouveaux casuistes sur le meurtre » à laquelle il oppose la censure lovaniste de 1657, qui ne porte cependant que sur quelques cas particuliers. Surtout, il entend s’attaquer à la cause même du mal. Se demandant « comment il faut se conduire lorsqu’on nous offense dans nos biens, en nostre honneur, ou en nostre vie ? », il répond simplement et clairement que c’est un devoir que de pardonner à celui qui vous offense et de faire le deuil de son amour propre et de ses biens. Il va jusqu’à nier in praxi toute sorte de justification à un homicide de quelque sorte que ce soit, en nuançant la licéité de la légitime défense : « la loy qui permet de tuer en ces deux cas [la jeune fille menacée de viol et le voyageur qui se défend d’une agression], je la crois juste ; mais je ne vois pas comment je puis justifier devant Dieu ceux qui usent de cette permission, et je ne connois pas comment ils peuvent être exempts de péché, voyant d’une part que la loy sans leur faire aucun commandement qui les oblige, remet seulement à leur discrétion et à leur liberté de tuër ceux qui les attaquent, pour des choses qui ne sont point en leur puissance, qu’ils peuvent perdre à tout momens, et qui leur peuvent être ravies malgré eux, telles que sont l’argent et la vie corporelle, et pour lesquelles par conséquent ils ne doivent avoir que du mépris, bien loin d’y avoir le cœur et d’y attacher leur affection » [41].
22La Théologie morale de Grenoble, qui, comme la Pratique de Verdun, ne consacre aucun développement à la question du duel proprement dite [42], va dans le même sens et exprime des doutes semblables : « Quoy que suivant le Droit Civil et Canonique, celui qui tuë dans une modérée et juste défense, n’ayant point d’autre moyen de conserver sa propre vie, ne mérite aucune punition ; néanmoins il est difficile à comprendre, comment est-ce qu’il peut être innocent devant Dieu ; puisque même quelques saints Pères et Docteurs de l’Église, dont l’autorité nous doit toujours être vénérable, semblent condamner de péché cette défense meurtrière » [43]. On le voit donc ici, il n’y pas dans le regard rigoriste sur le duel la plus petite place pour une quelconque indulgence résiduelle. Les moindres ressorts de commencement d’une justification éventuelle d’acceptation et encore plus d’appel en duel sont systématiquement démontés et répudiés au nom d’une morale qui n’est pas seulement une morale de sainteté mais une morale d’obligation de sainteté [44]. Habert qui se tait sur le duel, donne comme commentaire du cinquième commandement une liste de questions que le confesseur doit poser à son pénitent sur ses manques de charité et sur ses inimitiés. Seul l’homicide en esprit que constitue la haine mérite l’attention du moraliste.
23En remettant en cause la notion même de légitime défense, la théologie morale rigoriste touche au cœur même de l’acceptation conditionnée du duel telle qu’on la trouve dans une partie de la casuistique classique. Les deux propositions citées plus haut et condamnées par le clergé français en 1700 donnent un bon point de départ pour explorer le corpus casuiste sur le duel sans en atténuer la diversité. Ledieu donne comme source principale l’apologiste de la casuistique qu’est Matthieu de Moya. Il cite aussi Escobar et Laymann pour la proposition 40 et surtout Hurtado de Mendoza qui est la source principale des casuistes postérieurs, et en particulier de Tambourin et de Diana sur ce point. Si l’on se rapporte au passage incriminé dans l’apologie de Moya [45], on voit que ce dernier, toujours dans la perspective non de justifier des propositions litigieuses mais de montrer qu’elles ont été enseignées avant les jésuites et que les théologiens de la Compagnie n’ont fait en général que les mitiger, cite des autorités nombreuses et contradictoires. Il s’appuie essentiellement sur Laymann, mais rappelle que ce dernier note les réticences sur cette question de nombreux docteurs comme Bannez, Soto, Navarre, Rodriguez, Lessius, Molina et Bécan, pour qui ordinairement ce sera l’illicéité qui prévaudra ou sera la plus probable. Il rappelle que Laymann précise que dans ces conditions, il ne saurait y avoir licéité que s’il y a une cause adjointe. La légitimation véritable de la proposition 40 de la censure de 1700, qui autorise un homme d’honneur à accepter un duel pour ne passer pour lâche est renvoyée à Hurtado de Mendoza et à sa distinction du provoqué et du provocateur qui lui fait dire qu’un homme peut venir sur le champ du duel, non pour se battre, mais pour montrer qu’il n’est pas un lâche. Pour ce qui est du provocateur lui-même, Moya cite les auteurs qui considèrent qu’il est licite de tuer pour préserver son honneur ou sa vie lorsqu’il n’est pas d’autre moyen d’y parvenir et veut montrer comment plusieurs de ces mêmes auteurs sont en fait en contradiction avec leurs principes lorsque, dans le même temps, ils considèrent comme illicite de proposer le duel. C’est chez ces auteurs, pour la plupart antérieurs à la Compagnie, qu’il faut chercher une légitimation des propositions les plus controversées mais qui ne concernent pas le duel comme tel.
24La Theologia Moralis de Laymann, à l’endroit indiqué par Ledieu et par Moya [46], propose bien une légitimation conditionnée de la proposition 40 de la censure de 1700. Il convient cependant d’en suivre pas à pas le raisonnement. On la trouve non pas au titre De duello mais au titre Homicidio ob defensionem, c’est-à-dire dans le cadre de la réflexion sur l’extension et les limites de la légitime défense. La question disputée est celle de savoir si un homme provoqué en combat singulier peut l’accepter de peur d’être taxé d’indolence ou de peur [47]. Laymann commence par noter que c’est la réponse négative qui est commune chez les docteurs. Mais ce qu’il conteste est précisément que l’honneur soit blessé par un refus de duel. Que d’autres considèrent qu’il l’est effectivement ne change rien à l’affaire. S’il y a des hommes imprudents pour juger ainsi, il ne faut pas s’arrêter à la vanité de leurs vues en des matières de cette gravité [48]. Laymann affirme même qu’un noble ou un soldat taxé d’ignominie peut aussi refuser le duel puisqu’il a d’autres moyens pour conserver son honneur : il peut ainsi se déclarer prêt à se défendre en toute occasion où on l’attaquera, mais qu’il ne peut accepter un duel qui est contraire tant à la loi divine qu’à la loi civile [49]. On notera ici que l’on est loin des arguties dénoncées par Pascal : il ne s’agit pas pour celui qui est provoqué d’accepter avec des sous-entendus le duel qu’on lui propose, par exemple en indiquant un lieu où on saura le trouver ou en se rendant sur le pré, mais en dirigeant son intention vers la seule défense de sa vie, mais bien de le refuser purement et simplement en affirmant qu’il n’a pas peur de se battre mais qu’il entend respecter les lois de Dieu et du prince.
25Laymann accorde toutefois une exception précise et rare en fonction du lieu et des circonstances de la provocation : le soldat à l’armée ou le noble présent à la cour, faisant déjà l’objet d’une suspicion de pusillanimité, et qui sans cesse provoqué choisit de répondre afin de ne pas perdre son office, la grâce dont il jouit ou sa dignité [50]. Ce qu’il convient de noter sur ce dernier cas, et cette seule véritable exception, est que ce n’est plus la perte de l’honneur qui est en cause, mais le dommage matériel que la réputation d’indolence entraînerait sûrement. On voit donc comment la réflexion d’ensemble fonctionne. Si Laymann intègre la notion d’honneur, il l’intègre comme un bien particulier qu’il est juste de vouloir conserver. En cela, il n’est pas inadéquat de parler d’intégration de l’idée d’honneur à la morale chrétienne. Cependant, ce que le raisonnement refuse précisément c’est la logique du point d’honneur qui est au cœur du duel et de sa mythologie : ce que la logique du point d’honneur regarde comme une atteinte grave qui ne peut trouver de réparation que par le duel, le discours du casuiste le rejette comme une vanité et une faiblesse de jugement dans les autres à laquelle on ne saurait s’attacher. Ce que le casuiste réclame, c’est en fait une ascèse, un refus des mouvements de la passion au profit d’un choix rationnel. Quand enfin il concède le duel dans des conditions exceptionnelles, il le fait non pas au nom de la défense de ce bien particulier qu’est l’honneur mais au nom d’un dommage matériel certain et grave, menaçant les conditions mêmes de la vie de l’offensé, et qui justifie ou à tout le moins fait regarder avec compréhension le fait que l’on choisisse de se battre. Ce n’est plus d’une question d’honneur en soi que provient l’acceptation limite et rare du duel.
26Dans l’ensemble d’ailleurs, il n’est pas jusqu’à la casuistique regardée comme la plus relâchée qui ne prenne des distances claires avec la logique du point d’honneur. Tambourin, par exemple, reprend le même cas de l’homme noble qui risque d’être taxé de lâcheté et oppose un refus ferme à la possibilité de l’acceptation du duel [51] : « Respondeo nequaquam licere […] Ratio est quia ex una parte fieret contra gravissimas Constitutiones Pontificum ; imo et contra ius naturale, per quod omnis pugnata privata præsertim exposita periculo cædis proximi est illicita ». Il note surtout, de même que Laymann, que l’on ne manque pas de moyens pour préserver son honneur sans accepter le duel : « Et ex alia parte, non desunt alia remedia conservandi honorem in similibus provocationibus : ut si vir honestæ existimationis, hoc vel simili modo respondeat provocanti : Equidem tua isthac condictione non indigei, ad me meaque conservanda. Quocunque in loco, vel tempore paratus sum, gladio illa defendere ». Il réserve en fait l’acceptation du duel au cas extrême où l’appelant menace l’appelé de mort s’il refuse de le suivre sur le pré. On entre alors non dans la légitime défense de l’honneur mais bien dans celle de la vie.
27Diana, une des cibles favorites des Provinciales dans lesquelles il est censé figurer comme une quintessence du relâchement, présente peut-être la position la plus limite en poussant dans la pratique les principes des autres casuistes [52]. Chez lui comme chez les autres, l’intégration de l’honneur passe par son assimilation à un bien particulièrement précieux. On le voit répondre à quelques objections des partisans d’une position plus stricte qu’il prend réellement en compte dans son raisonnement. Il n’envisage ainsi que le cas d’un homme noble dont le refus d’accepter le duel serait attribué non à sa vertu chrétienne et à la crainte de Dieu mais à un tempérament timide qui lui causerait par ailleurs quelque dommage important. Cet homme-là, s’il est provoqué en duel peut, selon l’auteur, se présenter sur le pré du moment qu’il ne le fait pas avec une volonté absolue de se battre mais seulement avec la volonté conditionnée de se battre s’il est agressé et avec comme intention finale de son action de préserver sa réputation d’homme fort et éviter « l’infamie de la timidité ». Les objets qu’il se propose ainsi sont honnêtes et nécessaires à la vie d’un homme de noblesse et en particulier d’un militaire. Il n’y a pas de malhonnêteté dans les moyens ou dans les fins qu’il a poursuivis. On pourrait lui reprocher cependant de se faire la cause de la perte de celui qui l’a provoqué. Selon Diana cependant, c’est ce dernier qui porte la responsabilité entière de sa perte lorsque le provoqué n’a pas d’autre intention que de prouver qu’il n’est pas animé par la peur et lorsqu’il ne fait que venir sur le pré. Ces deux choses n’ont en elles-mêmes rien qui puisse provoquer la perte d’un homme sinon par l’accident de la malice de ce dernier. On semble bien ici entrer dans les subtilités de la direction d’intention dénoncées avec véhémence par Pascal. Le raisonnement de Diana repose sur des distinctions philosophiques qui sont cependant significatives. Celui qui veut la cause de laquelle jaillit l’effet, de soi et infailliblement, celui-là veut aussi l’effet. Celui qui veut quelque chose qui n’est pas de soi cause de l’effet, n’a pas voulu l’effet. Telle est la situation du provoqué. L’insistance sur le fait que c’est le provocateur qui est la cause de sa propre ruine renvoie alors à l’infinité des issues possibles de la situation. Il y a tout un espace entre le fait que celui qui a été provoqué se présente sur le pré et le combat effectif qui ne dépend que de la décision du provocateur ; demeure ainsi la possibilité du renoncement de ce dernier, non à la logique de l’honneur qui peut l’inciter à chercher une issue nouvelle, mais à celle du point d’honneur qui le pousse à combattre et qui, dès lors, fait que c’est lui qui porte l’entière responsabilité du combat. En somme, dans le raisonnement de Diana, tout se passe comme si le provoqué agissait pour préserver la possibilité permanente d’une issue autre et du retour du provocateur à une conscience droite. Il n’accepte jamais le duel et ne fait que s’approcher asymptotiquement de l’occasion du combat sans remplir l’espace des possibles qui le sépare de l’acceptation effective. Il s’agit ici d’une conscience sur la corde raide qui prétend s’adapter à la complexité réelle de la situation casuistique évoquée. Elle n’intègre jamais autrement la logique dans laquelle la conservation de l’honneur entraîne les personnes de noblesse que par approximation limite et par dérivation.
Notons par ailleurs que Diana reconnaît le caractère exceptionnel du cas qu’il étudie. Ayant affirmé que le fait de s’avancer sur le pré n’est pas à proprement parler une acceptation du duel, il concède néanmoins que cette action n’est pas pour autant licite lorsque le provoqué peut échapper par un autre moyen à l’accusation de pusillanimité. Ainsi, si son courage ou sa piété sont connus du monde, il n’en a pas besoin et c’est une faute grave s’il le fait. Il faut véritablement qu’il ait beaucoup à perdre à être taxé de crainte et qu’on ne lui fasse pas le crédit que son refus peut procéder d’un pieux ou d’un juste motif. On en arrive certes alors à la conclusion paradoxale que c’est le pécheur notoire ou l’homme craintif qui se trouvera dans le cas où l’acceptation tacite de la provocation est licite. Peut-être faut-il voir alors dans cette morale de la décision dans la succession des instants qu’est la casuistique de Diana comme un hommage résiduel à une conception historique et narratologique de la personne et de la moralité de ses actes. Retenons que le cas se présente lui-même comme un cas limite requérant des conditions limites.
La source principale des positions indulgentes sur le duel, indiquée à la fois par les adversaires de la casuistique et par ses apologistes, est le Scholasticas et morales disputationes de Fide, Spe et Charitate du jésuite espagnol Hurtado de Mendoza (1578-1651) déjà attaqué par Pascal [53]. Or, on constate que dans la résolution de la question de savoir s’il est licite d’accepter un duel en vue de préserver son honneur, l’auteur commence par récuser la dérivation pure et simple de cette licéité de la légitime défense qu’il semble attribuer à l’opinion vulgaire. Que le provocateur soit assimilable à un agresseur, puisqu’il y a dans la provocation comme une tentative de rapt de l’honneur, ne suffit à légitimer l’acceptation sur le simple mode de la légitime défense. Il oppose à cela, ce qui lui semble être la position commune des docteurs qui est qu’accepter le duel, c’est s’exposer sans cause suffisante au péril d’être tué ou de tuer. Il reprend même à son compte l’objection courante selon laquelle refuser un duel n’est une action déshonorante que pour les vaniteux et le vulgaire, et qu’au contraire les hommes probes et sages se félicitent d’un refus qui seul est conforme à la loi de Dieu et à la loi naturelle. C’est vraisemblablement à lui qu’on doit par ailleurs l’introduction de l’idée selon laquelle le provoqué est toujours en situation d’éviter l’infamie en déclarant qu’il n’a pas peur et qu’on le trouvera toujours prêt à se défendre si on le doit attaquer. C’est encore lui enfin qui avance que celui dont la réputation de courage et de crainte de Dieu est suspecte peut même signifier qu’il se trouvera au lieu prévu et à l’heure prévue afin de manifester qu’il n’est pas timide, en précisant cependant à l’agresseur qu’il n’a pas l’intention de se battre avec lui mais simplement de prouver son courage, tout en étant prêt, bien sûr, à se défendre. On le voit donc, ce qui est préservé, là encore, est la possibilité d’une issue nouvelle et d’une redéfinition de l’honneur. Le provoqué préserve son honneur c’est-à-dire sa réputation, mais manifeste aussi qu’il aspire à une autre forme d’honneur qui est celui des hommes sensés et que tout en se rendant à la logique de l’honneur mondain, il n’en accepte pas précisément les termes et la définition. S’il y a effectivement duel, ce ne sera que parce que le provocateur, malgré le geste que le provoqué a posé continue à se conformer à cette logique passionnelle de l’honneur des hommes insensés et malhonnêtes.
La théologie morale de tendance souple est-elle alors si différente de la théologie morale rigoriste ? Visant clairement la morale indulgente, la Théologie morale de Grenoble propose une intéressante répudiation des acceptations limites et casuistiques de la licéité du duel. Le seul argument sur lequel on a pu la fonder est « que l’honneur étant plus cher que la vie, puisque l’on tient communément qu’il peut quelquefois estre permis de tuer en défendant sa vie, il semble qu’on peut le faire pour défendre son honneur » [54]. Une telle considération est bien entendue désordonnée et « ce n’est que l’orgueil qui porte les hommes à faire un grand cas d’un pareil honneur : le seul véritable honneur des Chrétiens, qui leur doit estre plus cher que la vie, consiste à vivre conformément à l’Évangile, à souffrir patiemment, et pardonner les injures les plus atroces et tâcher d’imiter N.S.J.C. […] ». C’est d’ailleurs, on le voit, parce que l’honneur, au sens de l’estime publique, n’est qu’un bien temporel qu’il ne saurait être plus que la vie. F. Genet propose par ailleurs une véritable morale de l’honneur en indiquant les trois manières dont le désir qu’on en a peut être désordonné : « En premier lieu, si l’on souhaite d’estre estimé pour une chose qu’on n’a pas en effet […] Secondement, lorsqu’on souhaite cet honneur pour soy sans le rapporter à Dieu. Enfin lorsque ce désir de l’honneur n’est que pour l’honneur même, et ne se rapporte pas à l’utilité du prochain ». L’aspiration à spiritualiser l’honneur est ici claire. Il s’agit de ne pas être par son comportement une occasion de scandale, de chute ou d’excuse pour le prochain. En même temps, ce qui peut paraître curieux est que cette spiritualisation de l’honneur repose sur la doctrine traditionnelle du bon usage des biens que l’on trouve dans la théologie scolastique et encore de quelque manière dans son héritière qu’est la casuistique. La recherche d’une redéfinition des termes de l’honneur passe par l’acceptation sereine, subreptice et paradoxale de l’assimilation de l’honneur à un bien temporel, assimilation qui est au cœur du discours casuiste que l’on prétend invalider. Plus même, en supposant que les justifications du duel reposent sur l’idée qui est celle des duellistes que l’honneur vaut plus que la vie, la critique ne porte pas, comme nous l’avons vu, et ce même sur la casuistique la plus relâchée, qui, une fois de plus, dans la théologie de type rigoriste, n’a pas d’autre fonction que celle de repoussoir. On est au contraire frappé par la volonté commune de déplacer les termes de l’honneur nobiliaire. Ce sont les modalités qui sont différentes : la casuistique entend procéder par soumission des passions à la raison sans s’avancer dans le domaine de l’exhortation qui n’est pas dans son objet, la théologie morale rigoriste procède par exhortation mais en confondant morale paraclétique et morale d’obligation.
En même temps, sur cette question particulière des duels et de la morale de l’honneur, on retrouve une certaine homogénéité à un corpus hétérogène selon le critère des fondements de la morale. Cette homogénéité n’est cependant pas où on l’attend. Ce que les deux théologies ont de commun est un certain refus de la logique du point d’honneur.
Conclusions
28Le duel a retrouvé une certaine actualité historiographique. La casuistique elle aussi entre de plus en plus dans le champ d’attention des historiens de la période moderne. Au croisement des deux, l’étude de l’évolution des discours casuistiques sur le duel intéresse à la fois l’histoire du duel lui-même et l’histoire de la casuistique et de sa réception ainsi que la possibilité de son utilisation comme source de l’histoire des mentalités.
29La rupture au sein du discours des théologiens moralistes sur le duel dans les années 1680 en France est claire. Ce qui est moins clair est son caractère signifiant par rapport à l’histoire du duel lui-même. La condamnation est quasi-unanime dans la théologie morale française de la fin du siècle. Si nous disons quasi-unanime, c’est parce que nous avons vu que demeurait au moins marginalement un enseignement indulgent sur le sujet, d’autant plus surprenant et probablement choquant qu’il s’inscrit dans la continuité d’un courant véritable de réaction morale en France au tournant du siècle [55]. Il nous semble cependant qu’il faut noter d’une part que les positions plus anciennes ne cessent pas nécessairement d’être lues parce qu’elles sont moins éditées. Il faudrait trouver des moyens de se pencher sur la durabilité de l’influence de la tradition indulgente. Surtout, ce qui nous semble le plus difficile à affirmer est que le raidissement des théologiens français sur le duel soit attribuable à la raréfaction du duel comme pratique. Il nous semble qu’il faut en chercher d’abord l’explication dans des transformations de la culture cléricale elle-même et plus encore de la culture théologique. C’est d’abord parce qu’une certaine casuistique devient insupportable à une fraction importante de l’opinion cléricale et parce que la légitimation du duel en était un des signes emblématiques que le duel disparaît du champ de l’attention des moralistes dans une silencieuse condamnation. Il n’en est pas moins condamné pour autant mais cela vaut aussi pour certaines formes d’avortements, de pratiques de crédit, de ruptures du jeûne, de petits larcins, de certaines pratiques sexuelles.
30La manière dont P. Brioist, H. Drévillon et P. Serna ont repris cette question du rythme de la présence du duel est pour nous décisive. Outre qu’il apparaît que l’évolution de la position de la théologie morale n’est pas nécessairement significative par rapport au rythme des duels lui-même – ce qui appuie alors leur hypothèse d’une permanence du duel tout au long de l’époque moderne – cet effacement du duel du sein du discours moral, dont nous avons vu qu’il procède d’abord d’une logique idéologique, peut être alors interprété comme un des éléments de ce passage du duel à la clandestinité qu’ils décrivent. Le refus d’envisager le duel comme question morale participe de ce refoulement du duel de l’espace public. L’irregardable est aussi un impensable.
31Plus encore, c’est peut-être même cette hypothèse de refoulement qui est valable pour comprendre l’évolution du discours moral lui-même. La tradition indulgente s’efface à la fin du siècle de la scène théologique morale. Elle est l’objet de plusieurs répudiations rituelles auxquelles les jésuites eux-mêmes acceptent de participer. L’exorcisme pourtant a-t-il bien chassé le démon ? L’exclusion du duel de l’espace public et l’exclusion de la morale indulgente de l’espace moral ne sont-elles pas au fond des phénomènes analogiques procédant d’un même ordre ?
32Un des éléments qui permet de le penser est précisément que la distinction entre les deux morales n’est pas toujours aussi nette que la morale rigoriste entend parfois le proclamer. Certes les deux positions sont irréductibles et l’on a bien vu que si une tradition réfléchit et parvient parfois à une autorisation conditionnée du duel, l’autre la repousse avec horreur. Cependant, elles aspirent toutes deux à une spiritualisation de l’honneur et se rejoignent dans un refus de la logique mondaine du point d’honneur qui considère qu’il suffit d’une insulte pour verser le sang d’un homme. La théologie rigoriste paraît même au fond consciente du risque de sa proximité avec la casuistique indulgente lorsqu’elle en vient à critiquer toute forme de légitime défense. S’il lui faut aller si loin, c’est qu’en effet la casuistique classique présente une définition finalement plus restrictive qu’on ne l’aurait cru de la légitime défense et qui ne permet pas une extension à l’infini de son principe qui légitimerait a posteriori une pratique répandue. La légitime défense de la vie est certes un cas de licéité mais un cas finalement extrêmement rare qui ne vaut que pour celui qui est menacé de mort. Dans les cas où le théologien reconnaît que l’appelé peut à la limite se présenter sur le pré et se défendre s’il est agressé, la légitime défense de la vie n’est que seconde et n’intervient qu’après une première détermination morale qui vise précisément le fait de se rendre ou non sur le pré. Pour la résolution de ce cas intervient clairement une autre légitime défense qui est celle des biens et de ce bien particulier qu’est l’honneur. Or, on voit que le fait d’accorder le duel ob defensionem honoris ne se trouve pas chez les casuistes pourtant les plus souples. Ils concèdent pour la plupart que celui qui attente à l’honneur d’un autre est agresseur et qu’il existe dès lors une forme de légitime défense face à ce rapt, de même qu’il existe une légitime défense face au vol. Cependant celle-ci ne va pas jusqu’à l’acceptation du duel. Elle ne le permet que dans la mesure où la perte de réputation qu’entraînerait le refus du duel aurait des conséquences et des conséquences graves sur les conditions mêmes de la vie de l’appelé. Le duel n’est pas alors permis ob defensionem honoris ou même ob defensionem famæ mais quasi ob defensionem vitæ. On est alors tout à fait loin d’une intégration de la logique du point d’honneur à la morale chrétienne, ou même d’une intégration de l’honneur tout court à la morale chrétienne. La casuistique refuse à l’honneur la prétention d’être plus que la vie ; elle lui refuse même la prétention à être un bien réellement plus précieux que les biens matériels. Il y a une véritable rigueur morale de la casuistique classique comme le note F. Billacois qui parle de « tout ce qu’il y a de volontariste dans la vie spirituelle catholique de ce temps, tout ce qu’il y a de rigoriste et d’exigeant – n’en déplaise à Pascal – dans la doctrine de la direction d’intention » [56]. Ce qui est pris en compte c’est seulement que le sujet moral se pose la question de ce qu’il advient de son honneur et des conséquences que cela a pour lui. Comment ferait-il autrement ? L’acceptation des circonstances sociologiques dans le cadre du raisonnement casuistique est là et elle ne va guère au-delà. Il s’agit de l’acceptation des termes mêmes dans lesquels la conscience du sujet se confronte au cas. Elle ne demande pas à un noble de penser autrement qu’en noble. En tout cas, elle ne l’y oblige pas. C’est là aussi que les deux traditions théologiques s’opposent. Pour la tradition rigoriste, il y a déjà dans cette formulation dialectique du dilemme moral comme un premier péché de la pensée elle-même. On touche ici aux anthropologies et aux spiritualités qui sous-tendent et opposent les deux traditions antagonistes de recherche morale.
33Du point de vue maintenant de l’utilisation de la casuistique comme source historique, qui était notre objet initial, il nous semble possible de faire plusieurs remarques. La première est que s’intéresser aux évolutions du discours casuistique n’est pas sans risques si l’on n’étudie pas les conditions culturelles de ces évolutions d’une part et de la réception du discours moral d’autre part. À cet égard, dans le cas de la France d’Ancien Régime, compte tenu de la violence de la querelle que les contemporains ont appelé querelle « de la morale relâchée », et de son impact sur la construction du discours moral lui-même, il paraît important de resituer les textes et leur réception au sein de cette querelle elle-même. Utiliser par exemple Pierre Milhard comme une opinion moyenne est problématique. Il écrit en 1630 et fut considéré par une partie de ses contemporains comme un casuiste fort relâché [57]. Sur plusieurs points, il y a fort à parier qu’une approche statistique de la casuistique (en terme de nombre de questions consacrées au sujet, de nombre de cas de licéité) ne parvienne pas à saisir autre chose que des évolutions qui s’expliquent en grande partie par le déploiement de l’affrontement entre les deux traditions elles-mêmes. Si on constate que le nombre de questions consacrées au duel diminue et que même la question disparaît dans certains ouvrages, nous avons vu qu’il y avait là probablement plus une évolution qui regarde la manière de faire de la théologie morale que le cas proprement dit. C’est parce qu’on se bat sur le cas que le cas s’efface. Non que cet affrontement théologique ne soit pas significatif par rapport aux comportements eux-mêmes, mais ce qui manque est justement une étude des milieux de diffusion des deux traditions qui permette d’avoir une idée plus précise des rythmes de leurs influences réciproques. En tout cas, si changement il y a, il s’explique d’abord par des raisons internes au champ de l’affrontement théologique. Au fond, notre conviction est que l’utilisation de la casuistique comme source ne doit pas être située tant du côté de l’effet que du côté de la cause. Si la théologie évolue c’est aussi pour des raisons propres. Que ces évolutions se traduisent ensuite dans la pastorale et la direction de conscience est probable mais aussi certainement postérieur et limité aux milieux touchés par chacune des traditions antagonistes [58]. Faire l’histoire de la théologie morale et de sa réception est un préalable nécessaire à toute utilisation de la casuistique comme source.
34Ceci par ailleurs n’invalide pas nécessairement une approche statistique du contenu du corpus. Mais il nous semble difficile de se contenter de faire la courbe du nombre de cas sur telle ou telle question pour produire comme un baromètre de l’attention que lui portent les théologiens moralistes. On pourrait par contre se doter de cas témoins, fournissant des profils d’évolutions de l’attention des théologiens moralistes à telle ou telle question et étudier les variations d’écarts types par rapport à ces cas témoins. Probablement aura-t-on intérêt à se méfier des cas qui ont servi d’étendard aux deux partis dans leur affrontement, comme l’est le cas du duel.
Remarquons que les cas qui font l’objet d’un affrontement sont finalement peu nombreux : l’avortement ob defensionis famae, le larcin répété notamment dans le cadre domestique, la licéité des différents contrats sont les cas les plus souvent disputés. Sur des pans entiers, les conclusions de la théologie morale rigoriste ne sont pas très différentes de celle de la casuistique classique [59]. Dès lors, pour les cas ne faisant pas l’objet de débats significatifs, on peut probablement penser qu’une étude statistique directe des évolutions du corpus demeure largement pertinente.
Enfin il semble, comme on l’a vu en constatant le caractère réellement ascétique de la casuistique classique à propos du cas précis du duel, quoi que d’une ascétique de quelque manière toute mondaine, que la casuistique demeure d’abord et avant tout une source pour l’histoire du point-de-vue-moral proprement dit et de la construction sociale de ce dernier. Elle est intéressante d’abord pour comprendre la manière dont se construit historiquement l’interrogation sur le discernement du bon et du mauvais. C’est peut-être plus dans ses principes et dans l’application de ses principes aux cas que dans la considération des circonstances du cas lui-même qu’elle constitue une source pour l’histoire des mentalités.
Fondation Thiers / Université Marc Bloch-Strasbourg II
Appendices
35Diana, Resolutionum moralium, pars quinta, Antverpiæ apud Ioannem et Iacobyum Meursios, anno 1648, tract XIV, Miscellaneus II, resol. XCIX : An in aliquo casu vir nobilis possit sine peccato acceptare duellum.
Casum excogitavit, qui facile potest evenire in praxim, doctus Hurtadus de Mendoza, in 2.2. tom 2. disp 170 sect 13 § 106 ubi sic ait. Pone hominem nobilem ab alio provocati ad duellum, qui si illud recuset, non censebitur illud recusasse propter legem Dei, sed propter timiditatem, quia non bene audit de observatione legis, quia se facile proiicit in alia peccata, vel certe alia ex causa censebitur timidus, et ab aliis despicietur, apud quos semper erit inglorius, ex quo non levia damna et incommoda sequerentur. Est igitur quæstio, utrum in hoc casu possit provocatus exire in locum condictum non cum absoluta voluntate pugnandi, sed cum conditionata, si a provocatore prius petatur injuste. Provocati autem absoluta voluntas est tueri opinionem viri fortis, et depellere infamiam timiditatis, quæ objecta per se sunt honesta necessaria viro nobili ad degendam vitam decore inter suos, præcipue militi, qui ab exercitu censebitur esse gallina, et non vit ; media autem, quæ elegit ad hanc finem sunt indifferentia ad bonum et malum, nempe egredi in agrum, et in eo inambulare, quæ media honestantur ab eo fine. Hæc absolute vult provocatus. Pugnare autem non vult, sed si ab alio petatur injuste, vult sub ea conditione se inculpate tueri armis, si alia ratione commode non possit. In hac occasione videtur provocatus minime peccare, neque acceptare duellum, quia acceptatio duelli est voluntas deliberata, seu absoluta, qua iste homo caret. Item omnia, quæ vult absolute, sunt licita ex se, finis item amatur licite, quia nihil mali eligitur, neque ex parte finis, neque ex parte mediorum, quia hæc sunt egressio in agrum, et in illo inambulatio : quæ amantur conditionate sunt etiam honesta, amat enim sub conditione defensionem inculpatam per cædem aggressoris iniusti, quando sit medium unicum ad propulsandam violentiam injustam. Solum potest esse difficultas quia provocatus videtur esse provocatori causa ruinæ, quia cum provocatum viderit in agro, illum aggredietur injuste, quod non faceret provocato non comparente. Respondeo me non esse causam per se illius ruinæ, quæ per se oritur a sola malitia provocantis. Provocatus enim non vult nisi ostendere se non esse timidum, neque facit, nisi inambulare per agrum, quæ per se non habent connexionem cum alterius ruina, nisi per accidens ex sola illius malitia. At nullus tenetur cum gravi et proportionato incommodo, ergo non peccat eas exercens, quia neque ex parte illius est voluntas pugnandi, aut aggrediendi provocatorem, sed se præcise defendendi.
Dices, ab omnibus negari licitum esse acceptare duellum, tum quia est intrinsece malum, et prohibitum lege Ecclesastica, tum qui in illo uterque est aggressor ; sed provocatus acceptaret duellum quia sciens sequendam esse pugnam ex suis actionibus, illas eligens, vult moraliter pugnam. Concedo maiorem proter eius probationes, et nego minorem. Ad eius probationem respondeo, pugnam sequi per accidens ex illis actionibus propter solam malitiam provocatoris, qui autem vult causam, ex qua per se et infallibiliter sequitur effectus, vult virtualiter et moraliter effectum ipsum ; qui autem vult aliquid quod non est causa effectus, non vult effectum, talis est provocatus in hac occasione. Teneretur autem lege charitatis an his actionibus abstinere, quando sine gravi, et proportionato damno potest, secus vero si non potest.
Dices secundo hunc casum esse chimæricum, quia impossibile est ut aliquis verum honorem amittat quod non egrediatur in locum condictum a provocatore, quia apud viros prudentes et Christianos nullus potest male opinari de alio, quod non egrediatur, ob quod nullus potest acceptare duellum. Respondeo acceptationem duelli esse intrinsece malam, ob quod propter nulla commoda temporalia est admittenda. Hæc autem non est acceptatio duelli, sed quædam actiones honestæ, et indifferentes per se utiles, et unice necessariæ ad depellendam infamiam timiditatis, a quibus abstinere non tenetur cum tam gravi incommodo, quamvis provocator illis sit per accidens abusutus. Item dico quod sæpius dixi, eas actionnes esse illicitas, quoties provocatus potest per aliud medium depellere infamiam timiditatis ; ut si vir sit notæ fortitudinis, aut pietatis, aut si per virtu Principem possit pacem componere. At vero si censetur in alliis occasionibus esse violator legis Dei, nec nota est eius fortitudo, neque aliæ personæ accurrunt, quæ cum eius honore ea de re tractent, iam est in tantas angustas coniectus, ut non possit abigere infamiam timiditatis, nisi egrediendo in agrum. Haec omnia Hurtadus, ubi supra, qui per alios §§ subsequentes usque ad 115 conatur hanc sententiam mordicus probate ; verum in fine asserit hanc sententiam esse speculative probabilem, practice autem esse valde difficilem et tu ne deseras omnino communem sententiam.
37Hurtado de Mendoza, Tractatus de Fide, de Spe, et Charitate, Madrid, 1632, au titre De peccatis pacis oppositis, Difficultas XXVI.
Utrum licitum sit acceptare duellum ad defensionem proprii honoris qui videtur amitti illud recusando ? Non desunt, qui existiment licitum esse acceptare duellum ob hanc causam, ne scilicet quis recusando illud habeatur timidus et quasi gallina. Ratio eorum est, quia tunc provocans ad duellum habet se quasi invasor honoris ipsius provocati : ergo provocatus potest se defendere acceptando duellum. Et confirmatur, quia vir honestus non tenetur fugere agredientem (quamvis possit) quia fuga est viro honesto igniominiosa, sed potest se ab invasore, seu agressore defendere, adhuc eum occidendo, sed non acceptare duellum est viro honesto igniominiosum : ergo non tenetur recusare duellum oblatum, sed potest illud acceptare.
[…] Doctores docent non esse licitum acceptare duellum ob dictam causam, et merito : quia provocatus acceptans duellum oblatum se exponit absque causa sufficiente periculi propabibili mortendi, et etiam occidendi provocantem, ergo id est illicitum, consequentia patet, intercedens autem, nempe quod absque sufficiente causa se exponat dicto periculo. Probatur. Primo : quia quamvis non acceptare duellum sit ignominiosum apud vulgares, et improbos, tamen apud probos, et sapientes est non acceptanti honorificum, quia id est conforme legi naturali et divinæ, quod præponderat opinioni falsæ vulgi. Secundo quia provocatus potest suo decori prospicere, etiam apud vulgares quamvis non acceptet duellum, si dicat provocanti paratus sum me defendere, quandocumque me invasoris (quia id potest licite facere) nolo tamen modo ex condicto acceptare duellum, quia hoc est peccatum magnum contra legem naturalem, et Dei, et Ecclesiæ. Tertio quia si provocatus, cognitus sit communiter non timens Deum et eius fortitudo sit communiter suspecata : Ita ut eum omnino recusare duellum, attribuatur etiam apud probos et sapientes timidati, non timori Dei, potest non acceptando duellum, licite, aut per se, sive per epistolam, sive aliter, aut per alterum, respondere provocanti, ut scias me non esse timidum, ego egrediar ad locum assignatum, et tempore assignato, desiderans tamen non pugnare tecum, nisi me invadas : et poterit exire, quia exire absque animo absoluto pugnandi cum animo tanto sub conditione, si provocans invadat, ad se defendum cum moderamine debito, nec est contra legem Dei nec naturæ, quia id est necessarium provocato ad evitandam infamiam etiam apud probos, ne habeatur quasi gallina, nec id videtur contra prohibitionem aliquam Ecclesiæ, quia Ecclesia tantum prohibet duellum, et in caso dicto, non acceptatur duellum oblatum, seu pugna oblata, sed tantum acceptatur egressio ad locum assignatum, et tempore assignato, absque animo absoluto duellandi, seu pugnandi, seu tantum cum animo se defendendi si invadatur a provocante, quod non videtur alienum a mente Lesii libr. 2. capit 9. num 83-84 […]
Notes
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[1]
Sur l’histoire de la casuistique, A. Jonsen, S. Toulmin, The Abuse of Casuistry. A History of Moral Reasoning, Berkeley, 1988, est un des rares essais de synthèse actuel.
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[2]
Sur l’utilité de l’étude de la casuistique pour la compréhension des mentalités modernes voir P. Hurtubise, « Une grande inconnue : la littérature casuistique des xvie, xviie et xviiie siècles », dans Jean-Pierre Bardet, Dominique Dinet, Jean-Pierre Poussou et Marie-Catherine Vignal, État et société en France aux xviie et xviiie siècles, Mélanges offerts à Yves Durand, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, Paris, 2000, p. 317-330.
-
[3]
J. Delumeau développe ces deux thèmes dans L’aveu et le pardon. Les difficultés de la confession, xiiie-xviiie siècles, Paris, Le Seuil, 1993, chap. XII « L’âge d’or du probabilisme », p. 120-127.
-
[4]
G. Hermant, dont le témoignage est cependant suspect, indique que le cardinal Mazarin et le jeune Louis XIV se la firent lire. voir Mémoires sur l’histoire ecclésiastique du xviie siècle (1630-1663), A. Gazier (éd.), Paris, 1905-1910, t. III, p. 65.
-
[5]
25e session, chap. 19, Les Conciles Œcuméniques. 2 Les décrets, Paris, Cerf, 1994, t. II. p. 795. « […] Quant à ceux qui se battent à ceux que l’on appelle leurs parrains, ils encourront la peine de l’excommunication, de la proscription de tous leurs biens et d’une infâmie perpétuelle. Ils devront être punis comme homicides, conformément aux saints canons ; et s’ils meurent dans le combat lui-même, ils seront pour toujours privés de sépulture ecclésiastique. Ceux aussi qui auront donné conseil dans une cause de duel, aussi bien pour le droit que pour le fait, ou qui, pour quelque raison que ce soit y auront poussé quelqu’un, ainsi que les spectateurs, tous seront excommuniés et soumis à une malédiction perpétuelle. Ce, nonobstant tout privilège ou coutume mauvaise, même immémoriale ».
-
[6]
« Vous savez, me dit-il, que la passion dominante des personnes de cette condition [les gentilshommes] est ce point d’honneur qui les engage à toute heure à des violences qui paraissent bien contraires à la piété chrétienne ; de sorte qu’il faudrait les exclure presque tous de nos confessionnaux, si nos Pères n’eussent un peu relâché de la sévérité de la religion pour s’accommoder à la faiblesse des hommes. Mais comme ils voulaient demeurer attachés à l’Évangile par leur devoir envers Dieu, et aux gens du monde par leur charité pour le prochain, ils ont eu besoin de toute leur lumière pour trouver des expédients qui tempérassent les choses avec tant de justesse, qu’on pût maintenir et réparre son honneur par les moyens dont on se sert ordinairement dans le monde, sans blesser néanmoins sa conscience ; afin de conserver tout ensemble deux choses aussi opposées en apparence que la piété et l’honneur ». Les Provinciales, L. Cognet (éd.), Paris, Garnier, 1965, p. 114-115.
-
[7]
Ibid., p. 120.
-
[8]
Les propositions sur l’homicide étaient depuis longtemps au cœur de la discussion et la publicité donnée en 1643 aux propositions du P. Héreau, théologien du collège de Clermont, sur l’homicide fit plus que la première dénonciation de la casuistique par Arnaud dans la Théologie morale des Jésuites la même année.
-
[9]
« Propositio 40 : Vir equestris ad duellum provocatus potest illud acceptare, ne timiditatis notam apud alios incurat. Propositio 41 : Potest etiam duellum offere, si non aliter honori consulere possit. Doctrina his propositionibus contenta, falsa est, et scandalosa, contraria juro divino et humano, tam ecclesias tici quam civili, imo et naturali». Pour le texte complet de la censure française de 1700, on se reportera au Procez Verbal de l’Assemblée générale du Clergé de France tenue à Saint Germain en Laye au Château Neuf, en l’année 1700. Monsieur l’Abbé Desmarets présentement évêque de Saint Malo, ancien agent du Clergé, secrétaire, Paris, 1723, chez François-Hubert Muguet.
-
[10]
BN, Manuscrits Français 13808, Clef de la censure faite contre les casuistes par l’Assemblée générale du Clergé de France à Saint Germain en Laye, le 4 septembre 1700, pour servir à la nouvelle édition de cette censure, jointe au procez-verbal de la même assemblée, avec un avertissement et des remarques historiques, une conclusion et un recueil. L’abbé Ledieu la rédigea au cours de l’année 1703 en vue d’une publication. Elle donne la liste des ouvrages d’où sont tirées les propositions condamnées. L’assemblée de 1700 n’avait été autorisée par le Roi à censurer les excès de la morale des casuistes qu’à condition de ne pas faire une censure nominale. Le projet de Ledieu, soutenu en cela par Bossuet, en indiquant les sources des erreurs condamnées est de stigmatiser les auteurs jésuites qui doivent être rejetés avec leurs opinions particulières. La Clef ne parut pas du fait de l’arrestation de l’imprimeur de Ledieu puis du décès de Bossuet. On trouvera le détail de cette affaire dans l’introduction des PP. Urbain et Lévesque au Journal de Ledieu, Paris, Desclée de Brouwer, 1928, t. I, p. XIX.
-
[11]
H. Denziger, Symboles et définitions de la foi catholique, nouvelle édition par P. Hünermann et J. Hoffmann, Paris, Cerf, 1996, § 2022.
-
[12]
Adversus quorumdam expostulationes contra nonnulos Iesuitarum opiniones morales…, Matthieu de Moya (1610-1683), professeur de philosophie et de théologie à Murcie, Alcala puis Madrid fut aussi confesseur de la reine douairière d’Espagne, Marie-Antoinette. Le but de son ouvrage n’est pas d’approuver ou de condamner des opinions particulières mais de montrer que plusieurs doctrines attribuées aux jésuites ont été enseignées avant même que la Compagnie ait existé. Refusant l’argument historique et laissant de côté l’intention de l’auteur, les partisans de la morale sévère en firent un compendium utile à tous les adversaires de la casuistique jésuite. L’ouvrage fut mis à l’Index en 1666 puis condamné à nouveau par Innocent XI en 1680.
-
[13]
Voir Censura sacræ Facultatis Théologiæ Parisiensis, in librum cui titulus est, Amadei Guimenii Lomarensis opusculum singularia universæ fere Theologiæ Moralis complectens adversus quorumdam expostulationes contra nonnullas Jesuitarum opiniones Morales ad Tractatus de Peccatis, de Opinione Probabili, etc., Paris, A. Vitré, 1665.
-
[14]
La Lettre d’un abbé à son ami sur la Censure des Propositions de l’Assemblée du Clergé, une des rares réactions hostiles à la censure qui nous soit parvenu insiste largement sur ce point et dénonce l’inutilité d’une condamnation qui ne vise que des opinions excessives et depuis longtemps tombées en désuétude.
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[15]
Sur le P. Taverne et la censure de sa morale en 1703 par l’évêque d’Arras Guy de Sève de Rochechouart, on consultera l’article du Dictionnnaire de Théologie Catholique qui lui est consacré (t. 15-I, col. 80-81) et J.-P. Gay, « Laxisme et rigorisme : théologies ou cultures ? Deux controverses au tournant du xviie siècle », Revue des Sciences Philosophiques et théologiques, t. 87, Paris, juil.-sept. 2003, p. 525-548.
-
[16]
VII. An injuste invasus teneatur fugere si possit, potius quam invasorem occidere ? Respondeo teneri si fugiendo evadere possit sine dedecore et magno incommodo, ut Religiosi, Clerici, etc. qui saltem ex charitate ad id tenentur ; at si qui invaditur, sit vir militaris, aut nobilis, cui fuga esset ignominiosa, non tenetur fugere. Part. 2, tract. 2, cap. 25, quaest. 6. VIII. An liceat alterum occidere in defensionem rerum suarum ? Respondeo licere posistis hisce conditionibus. 1. Si non possis aliter res tuas servare, aut etiam ablates recuperare sine magna molestia et sumptibus. v.g. via Juris, occulta compensatione, etc. 2. si res sit magni momenti, hinc ab Innoc. XI damnata est haec propositio, Regulariter possum occidere furem pro conservatio unius aurei. 3. requiritur, ut fur rem tuam invadat, aut saltem eum fugientem ita persequaris, ut adhuc censearis esse in possessione civili. Ibid., quaest. 9.
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[17]
La censure de l’évêque d’Arras de 1703 est à cet égard plus que significative dans son extrême concision. On la trouvera dans le Recueil des ordonnances, mandemens et Censures de M. l’Évêque d’Arras, Arras, 1710.
-
[18]
François Billacois, Le duel dans la société française des xvie-xviie siècles. Essai de psychosociologie historique, Paris, Éditions de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, 1986, 539 p. La plus grande partie du chapitre 10 « Les oppositions au duel. Juges et confesseurs », p. 164-192 est consacrée à l’analyse du discours de la théologie morale et de son évolution dans un corpus de 95 ouvrages de théologie morale parus ou édités en France entre 1500 et 1700.
-
[19]
Ibid., p. 172.
-
[20]
Jean Grancolas, La science des confesseurs ou la manière d’administrer le sacrement de Pénitence selon les Conciles et les Saints Pères, Paris, de Bats, 1697, in 12°. Jean Grancolas (1660-1732), un temps chapelain du duc d’Orléans, fut connu surtout pour ses recherches sur l’antiquité chrétienne et sa maîtrise du corpus canonique et patristique. voir DTC, t. VI-2, col. 1692-1693.
-
[21]
Louis Habert, Pratique du sacrement de Pénitence imprimé par ordre de Mgr l’évêque comte de Verdun pour servir aux confesseurs de son diocèse, Blois, M. Boyer, 1688, in 12° sur Habert voir infra.
-
[22]
Pontas, Jean, Dictionnaire des cas de conscience ou Décisions des plus considérables difficultés touchant la morale et la discipline, tirées de l’Écriture, des Conciles, des Décrétales, des Papes, des Pères et des plus célèbres théologiens et canonistes, Paris, 1715. Ce dictionnaire de casuistique, peut-être le plus réédité au long du xviiie siècle français fut l’œuvre maîtresse de Pontas. Membre du clergé parisien, docteur en droit canon, Pontas (1638-1728) fut un client de Bossuet auquel il dédia plusieurs de ses ouvrages. DTC, t. XII-2, col. 2551-2552. Un peu tardif par rapport à la première vague de théologies morales rigoriste des années 1680, il est caractéristique d’un rigorisme sûr de lui-même et finalement tempéré par rapport aux théologies plus directement influencées par Port-Royal comme celles de Genet ou d’Habert.
-
[23]
Sainte-Beuve, Jacques de, Résolution de plusieurs cas de conscience, Paris, 1689. L’ouvrage fut publié post-mortem par Jérôme de Sainte-Beuve, frère de l’auteur. Il est tiré de l’enseignement donné en Sorbonne par le docteur et de ses travaux préparatoires en vue de la théologie morale que l’assemblée générale du clergé de France de 1665 lui avait demandé de composer. Sainte-Beuve (1613-1677) fut certes lié à Port-Royal – il vota contre l’exclusion d’Arnaud de la Sorbnne – mais il n’est pas certain qu’on puisse le qualifier de janséniste comme le montrerait l’étude détaillée de son Tractatus de gratia (BNF, manuscrits latins, ms. 16446). Voir DTC, t. XIV-2, col. 832-833 ; P. Cariou, Les idéalités casuistiques. Un directeur de conscience au xviie siècle en France. Jacques de Sainte-Beuve 1613-1677, Lille, Service de reproduction des Thèses, Paris, Honoré Champion, 1979, 347 p. et surtout R. Briggs, « The Science of Sin : Jacques de Sainte Beuve and his Cas de conscience », dans Religions Change in Europe. Essays for John Mc Manners, Oxford, 1997, p. 23-41.
-
[24]
F. Billacois, op. cit, p. 175.
-
[25]
Milhard, Pierre, La vraye guide des curez, vicaires et confesseurs, Lyon, 1604, in 8°. Le titre varie selon les rééditions entre 1604 et 1631. Il existe par ailleurs un Inventaire des cas de conscience contenus ès deux tomes de nostre guide et au manuel du divin service avec force cas nouveaux pour la pratique des sacrements, Toulouse, 1611, in 12°.
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[26]
F. Billacois, op cit., p. 181.
-
[27]
Dictionnaire de Théologie Catholique, art. « Laxisme », t. IX, col. 41-86. On y trouve une chrono-logie de la répudiation du laxisme qui peut servir de première approche pour appréhender le rythme de l’affrontement.
-
[28]
La Somme des Pechez qui se commettent en tous estatz, parut à Paris à partir de 1630 et connut un succès rapide. Elle fut éditée cinq fois en France entre 1630 et 1639. Mise à l’Index en septembre 1640, elle fut déférée à la Sorbonne en novembre de la même année et ne dut d’éviter une censure publique qu’à l’intervention de Richelieu.
-
[29]
Op. cit., p. 298.
-
[30]
Brioist Pascal, Drévillon Hervé, Serna Pierre, Croiser le fer. Violence et culture de l’épée dans la France moderne (xvie-xviiie siècle), Paris, Champvallon, 2002, 429 p.
-
[31]
Ce point est affirmé avec force dès le début de l’ouvrage : « Paradoxalement, lorsque les combats singuliers atteignent leur paroxysme, les sources d’information se raréfient. Trop longtemps, les historiens ont conclu à une éradication, en partie due au temps et à la mise en place d’une monarchie absolument efficace. La réalité semble différente à la condition de la chercher ailleurs que dans les sources judiciaires et leurs scribes complaisants. Ainsi, par exemple, lorsque les combats singuliers disparaissent de l’espace public pour se réfugier dans la clandestinité, l’archéologie du geste de l’escrimeur permet de briser le silence des archives. Voyez ce cadavre abandonné dans une rue parisienne au xviiie siècle. Couvert de blessures, le corps, à jamais silencieux, ne reste cependant pas muet : dans cette chair meurtrie, les bottes, de la prime à la quinte, les contres et les ripostes, se lisent et un récit s’élabore. Invisible à la loi, le duel apparaît aux yeux du médecin légiste et au regard de l’historien », p. 11.
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[32]
F. Billacois, op. cit., p. 299.
-
[33]
Sur le projet de censure des casuistes par l’assemblée de 1682, voir P. Blet, Les Assemblées du Clergé et Louis XIV de 1670 à 1693, Rome, Università Gregoriana Editrice, 1972, p. 322-323.
-
[34]
F. Billacois, op. cit., p. 299-300.
-
[35]
Voir la déclaration du clergé de France qui accompagne la censure dans le Procez Verbal de l’Assemblée générale du Clergé de France tenue à Saint Germain en Laye au Château Neuf, en l’année 1700, op. cit.
-
[36]
Sur la vie et l’œuvre de Genet, J.R. Pollock, François Genet, the man and its methodology, Roma, Università Gregoriana Editrice, 1984, 298 p. et en particulier chap. II, p. 70-125 « Genet’s relationship to Jansenism ».
-
[37]
Le tutiorisme est la doctrine morale selon laquelle, dans le doute, il faut toujours choisir la solution la plus sûre, celle qui met le moins en danger le salut, quand bien-même la solution la moins sûre qui est aussi souvent la moins stricte, paraîtrait plus probable. Dictionnaire de Théologie Catholique, art. « Laxisme », t. IX, col. 54-56.
-
[38]
DTC, art. « Habert », t. VI, col. 2013-2016. Voir aussi L. Ceyssens, « L’antijanséniste Isaac Habert (1598-1668) », Bulletin de l’institut historique belge de Rome, t. 42, 1972, p. 273-305 [repris dans les Jansenistica Minora, t. 11, Amsterdam, 1973, fasc. 90].
-
[39]
J. Grancolas, op. cit., p. 4-5. Nous soulignons.
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[40]
F. Billacois, op. cit., p. 168.
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[41]
J. Grancolas, op. cit., p. 218-219. Nous soulignons.
-
[42]
On y trouve cependant un article « Est-il permis tuer pour défendre son honneur injustement attaqué ? », voir infra.
-
[43]
F. Genet, op. cit.
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[44]
Sur ce paradoxe fondamental de la théologie morale rigoriste, on consultera Jean-Louis Quantin, Le rigorisme chrétien, Paris, Cerf, 2001, p. 152-154.
-
[45]
Adversus quorumdam expostulationes contra nonnulos Iesuitarum opiniones morales, titre Ex tractatu de Charitate, prop. 8, p. 178-184 dans l’édition de Valence de 1665.
-
[46]
Paul Laymann, Theologia moralis, t. 1, lib. 3, tract. 3, cap. 3, n. 3.
-
[47]
Quæstio est : utrum provocatus ad singularem pugnam, seu duellum, acceptare possis, ne ignaviæ aut timiditatis notam apud alios incurras ?
-
[48]
Ordinarie non esse licitum provocato ad duellum id acceptare : quia nemo prudentum vitio tibi vertet, quod legem Dei observes, hominisque occidendi periculum absque justa necessitatis causa non adeas. Imprudentium autem et vanorum hominum judicia in re adeo gravi attendenda non sunt.
-
[49]
Neque simili est de fuga ea enim homini nobili, aut militari ignominiosa æstimatur. At vero ad duellum provocatus aliud medium eligere potest, videlicet ut neque fugiat, neque congrediatur, sed dicat, paratus sum me defendere, quandocumque me agressus fueris : ex condicto autem duellum acceptare non possum ; cum id divinæ legi, et justo etiam Magistratus præcepto adversatur.
-
[50]
Dixi autem ordinarie. Nam si rarissimo casu eo loco res sita sit, ut miles in exercitu, vir equestris in aula regia, officio, dignitate, Ducis, aut Principis favore, ob ignaviæ suspicionem, excidere debeat, nisi identidem provocanti se sistat, non audeo damnare eum, qui mere defensionis gratia paruerit.
-
[51]
Tamburini, Tommaso, Explicatio Decalogi, 1654, lib. 6, chap. 1. De homicidio justo, § III. De homicidio ob defensionem honoris, et pudicitia ubi de duello. n. 16-17. L’édition lyonnaise de l’ouvrage fut vigoureusement attaquée par les Curés de Paris, voir DTC, t. XV, art. « Tamburini, Thomas », col. 34-38.
-
[52]
Diana, Resolutionum moralium, pars quinta, Antverpiæ apud Ioannem et Iacobyum Meursios, anno 1648. tract XIV, Miscellaneus II, resol. XCIX. Nous reproduisons l’ensemble de sa position en annexe.
-
[53]
Voir supra. Nous reproduisons son argumentation en annexe.
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[54]
F. Genet, op. cit. t. 6, tract. 6, cap. 1, quaest. 7.
-
[55]
Que les rares ouvrages où il s’exprime, comme celui de Taverne, ne fassent pas partie du corpus analysé par F. Billacois nous paraît relativement intéressant. Celui-ci se base essentiellement sur les cata-logues des Génovéfains, des Oratoriens, des Lazaristes et des Sulpiciens. Ce qui nous paraît signifiant est que si des auteurs comme Tambourin, Diana, Sanchez, sont achetés au moment de leur parution en France, dans les années 1650-1660, une casuistique indulgente moins provocatrice ne trouve pas sa place dans les bibliothèques des ordres où fleurit le rigorisme. Les adversaires semblent cesser de se lire s’il ne s’agit pas de se dénoncer.
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[56]
F. Billacois, op. cit., p. 174.
-
[57]
Sur sa condamnation par la Sorbonne, voir P. Féret, La Faculté de Théologie de Paris et ses docteurs les plus célèbres, Paris, Picard, 1904, t. III, p. 342-344.
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[58]
On touche cependant ici à un domaine bien aventureux pour l’historien compte tenu de l’absence de sources permettant d’aborder véritablement la question du lien entre théologie et direction de conscience. Sur le cas particulier du duc de Luynes, Jean-Louis Quantin a montré cependant, dans le cas de la tradition augustinienne, le poids de la culture théologique dans la pratique effective de la direction. voir J.-L. Quantin, « Augustinisme, sexualité et direction de conscience : Port-Royal devant les tentations du duc de Luynes », Revue d’Histoire des Religions, Paris, PUF, 2003, t. 220-II, p. 167-207.
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[59]
Ce point nécessiterait une étude large et précise qui n’existe pas pour le moment.