Notes
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[1]
Andreas Gryphius, Le légiste magnanime ou La Mort d’Émilien Paul Papinien. Tragédie (Großmütiger Rechtsgelehrter oder Sterbender Aemilius Paulus Papinianus. Trauerspiel), trad. fr. par Jean-Louis Raffy, Paris, Aubier, 1993, Acte I, v. 49-52, 97-101.
-
[2]
Notamment Jean Schillinger, Les Pamphlétaires allemands et la France de Louis XIV, Berne et alii, 1999 (Contacts : Série 2 ; Gallo-Germanica, 27).
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[3]
En théorie, le rêve se produit la nuit, tandis que la vision est diurne. Dans ces fictions toutefois, les termes sont le plus souvent interchangeables.
-
[4]
Voir Frank Lestringant, « Rabelais et le récit toponymique », dans idem, Écrire le monde à l’époque de la Renaissance. Quinze études sur Rabelais, Postel, Bodin et la littérature géographique, Caen, Paradigme, 1993, p. 109-128.
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[5]
Zeit Register Auff die Statvam Nabvchodonosoris… , Dresden, Hieronymus Schütz, 1602 ; Annali Svopra La Statva Di Nabvchodonosore… , Dresden, 1602 ; Statva Nabvchodonosoris… , Leipzig, Henning Groß d. J., 1606 ; Chronologia Vnd Beschreibung des grossen Bildes… , Dresden, Hieronymus Schüt, 1611 ; ibid., 1612.
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[6]
Voir Günter Irmscher, « Metalle als Symbole der Historiographie. Zu den Statuae Danielis resp. Nabuchodonosoris von Lorenz Faust und Giovanni Maria Nosseni », Anzeiger des Germanischen Nationalmuseums Nürnberg, 1995, p. 93-106.
-
[7]
Voir Johann Rist, Ernst Stapel, « Irenaromachia… », dans Johann Rist, Sämtliche Werke, Eberhard Mannack (éd.), t. 1, Berlin, Walter de Gruyter, 1967, p. 1-287, ici p. 24-27 ; Hanß Michael Moscherosch, Gesichte Philanders von Sittewald, Felix Bobertag (éd.), Berlin/Leipzig, s.d. (Deutsche National-Litteratur, 32), p. 168 ; Justus Georg Schottel, Neu erfundenes FreudenSpiel genandt FriedensSieg… , Wolfenbüttel, Conrad Buno, 1648, p. 23.
-
[8]
Albrecht Schöne, Emblematik und Drama im Zeitalter des Barock, Munich, Beck, 1993 (1964).
-
[9]
Voir Jakob Masen, Speculum imaginum… , Colonia Agrippinae, 1693 (1650).
-
[10]
Voir l’ « Einsambkeitssonett », « Auf eines berühmten Medici Heyraths Fest », « Menschliches Elende », « Grabschrifft Marianae Gryphiae seines Brudern Pauli Töchterlein » d’Andreas Gryphius ; Martin Opitz, « Elegie auß dem ersten Buch Propertij » ; la « Melancholia » du catholique Jacob Balde.
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[11]
Mira-Wundriorum Fasciculi CONTINUATIO I… , s.l., 1624 ; Bayerischer Mercurius… , s.l., n.d. [1632]. Quantité de gravures furent aussi éditées sur ce modèle.
-
[12]
Traum-Gespenste Auff des Königes von Schweden Geistes Anrede an den Churf. von Sachsen… , s.l., n.d. [1635].
-
[13]
Voir par exemple Nächtlich Gesichte… , s.l., 1647.
-
[14]
Voir Hanß Michael Moscherosch, op. cit., p. 402.
-
[15]
Je reprends la différenciation des textes entre frontière – point d’appui militaire –, et limite – tracé inscrit dans le sol et issu de la négociation, donc de la paix –, que l’on trouve aussi bien en Allemagne qu’en France. Voir Claire Gantet, « La construction d’un espace étatique : perceptions et représentations des frontières extérieures du Saint-Empire au XVIIe siècle », dans Christine Lebeau (dir.), La construction de l’espace impérial à l’époque moderne, Strasbourg, PUS, 2003 (sous presse).
-
[16]
Idem, « Discours et pouvoir. La satire chez Moscherosch, médiateur malgré lui », Simpliciana. Schriften der Grimmelshausen-Gesellschaft, 22 (2000), p. 247-270.
-
[17]
Chez Moscherosch, le rejet était à la mesure de la fascination. Dans une lettre publique destinée à Georg Philipp Harsdörffer et datée du 18 août 1645, il magnifiait le nouveau Paris embelli par Louis XIII en reprenant quasiment les termes employés par Tommaso Campanella (1568-1639) dans son éloge des Bourbons, identifiés à la cinquième Monarchie de Daniel : « Ce Roy tres Chrestien, ce grand Roy, ce Roy sans pareil en victoires : qui fait esperer à son peuple un Monde hors de son monde, & à son Royaume la Monarchie la plus accomplie & parfaitte que l’on sçaurait voir avant le Jugement du Monarque du Ciel & de la Terre ».
-
[18]
La politisation intervint avant toute agression concrète de la France contre l’Empire. L’éveil hollandais et la publication (non autorisée) du traité d’Antoine Aubery, Des justes prétentions du Roi sur l’Empire, en 1667, on servi de point de cristallisation.
-
[19]
Ratio Status, Oder Der itziger Alamodesierender rechter Staats-Teufel… , s.l., 1668.
-
[20]
Warhafftiger Traum und Träumende Warheit… , s.l., v. 1670.
-
[21]
Traum-Gesicht vom Demokritus und Heraklitus/da jener den itzigen Zustand in Teutschland belachet… , s.l., 1675, p. 3-4.
-
[22]
Ibid., p. 6.
-
[23]
Ibid., p. 16.
-
[24]
Voit Frank Lestringant, op. cit.
-
[25]
Der Politische und Lustige Passagier… , Leipzig, Christian Weidmann, 1684, p. 71-84.
-
[26]
Martialischer Schau-Platz/Des Lustreichen/und zugleich blutigen Rhein-Strohms… , Nürnberg, Stephan Rolcken, 1690, p. 389 et suiv.
-
[27]
Au sens employé par Louis Marin, Le portrait du roi, Paris, Éditions de Minuit, 1981.
-
[28]
Der Geist JOHANNIS III. verstorbenen Königs in Polen Nebst andern Traum-Gesichtern Des RATIO STATUS… , Breßlau, s.l. [1697], f° D v° ; Des Träumenden Pasquini kluger Staats-Phantasien… , Freyburg [= Leipzig], 1697, p. 5.
-
[29]
Voir ibid. ; Des Printz Conti Träumende Gedancken im Closter Olive, Dantzig, 1697.
-
[30]
Voir Des Träumenden Pasquini… , op. cit., p. 4.
-
[31]
Sur la France, voir Frank Lestringant, « Guillaume Postel et l’ “obsession turque” », dans ibid., p. 189-224 ; sur l’Empire, voir Claire Gantet, « La dimension “sainte” du Saint-Empire Romain Germanique. Les représentations du pouvoir en Allemagne entre paix et guerre (1648-1664) », Revue Historique, 615 (2000), p. 67-92.
-
[32]
Voir Al-Koranum Mahumedanum… , Nürnberg, Johann Andreas und Wolffgang Endter, 1664, notamment p. 94-95, 73.
-
[33]
Le meilleur exemple se trouve dans les pièces de théâtre du poète de cour, d’origine silésienne, Daniel Caspar von Lohenstein (1635-1683).
-
[34]
Voir par exemple La Circe de C. Ivanovich (1665), citée par Maria Goloubeva, The Glorification of emperor Leopold I in Image, Spectacle and Text, Mayence, Philipp Zabern, 2000 (Veröffentlichungen des Instituts für europäische Geschichte, Abteilung für Universalgeschichte, 184), p. 130-131.
-
[35]
Voir Claire Gantet, « Définitions du pouvoir et représentations politiques de l’espace dans le Saint-Empire autour du siège de Vienne (1683) », Revue française d’histoire des idées politiques, 14 (2001), p. 261-282, ici p. 281.
-
[36]
Gottfried Wilhelm Leibniz, « Quelques réflexions sur la presente guerre de Hongrie [août 1683] », dans ibid., Politische Schriften, t. 2, 1677-1687, Berlin, Akademie Verlag, 1984, p. 610-617, ici p. 612.
-
[37]
Voir Maria Golouveva, op. cit., p. 150-151, 136.
-
[38]
Ainsi un portrait ovale par Jan Onghers gravé en 1691 à Prague montrant l’empereur parmi des trophées et des Turcs captifs, sous l’eucharistie. Voir Maria Goloubeva, op. cit., p. 138.
-
[39]
Gottfried Wilhelm Leibniz, « Mars christianissimus », dans ibid., p. 446-502, ici p. 480.
-
[40]
Ibid., p. 479, 480, 483, 496, 475.
-
[41]
Ibid., p. 480, 479, 489, 612.
-
[42]
Ibid., p. 481.
-
[43]
Ibid., p. 502.
-
[44]
Ibid., p. 612-613. Sur le thème de la raison : ibid., p. 483, 495, 499 ; sur la notion de « public », ibid., p. 501.
-
[45]
Ibid., p. 502.
-
[46]
Voir [Andreas Clers], Curiosa nec non politica vagabundi per Europam vulgo sic dicti, Rationis-Status, de præsenti tempore Nugæ-Somnia… , Falso-Veronæ, 1675-1677, 4 t.
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[47]
Les plus grands auteurs de « visions », en particulier Wolf Helmhard von Hohberg (1612-1688) ou Philipp Balthasar Sinold von Schütz étaient en effet d’origine silésienne, membres de la Société Fructifère et auteurs d’ouvrages de réflexion sur l’État.
« Je vois le poing d’un frère s’abattre sur la tête de son frère,
L’illustre Ville plongée dans le malheur, les pays en péril,
La flotte transformée en immense brasier, le trône suprême détruit,
Et moi-même, par la chute de l’un, écrasé, bien qu’innocent. […]
Est-ce une nouvelle justice ? Maudite soit alors cette justice !
On me reproche en outre d’entretenir les Princes dans leur délire
Et leur cruelle discorde, et d’attiser les flammes
Que de tout mon sang je voudrais éteindre. » [1]
1 En composant un drame sur un tyran mélancolique et entravé dans la roue de la Fortune, embarrassé par une conscience du droit pervertie tout en restant le représentant légitime de la souveraineté monarchique, le poète Andreas Gryphius (1616-1664) abordait un thème majeur de la science politique du XVIIe siècle : la question du fondement et des limites du pouvoir dans l’Empire. Écrite à l’intention du théâtre scolaire de Breslau, capitale de la Silésie, une province frontalière objet de mesures drastiques de recatholicisation, cette pièce dénotait l’acuité des interrogations sur le gouvernement et l’unité politique de l’espace impérial au lendemain de la guerre de Trente ans.
2 L’étude des représentations politiques de l’espace impérial incite à prendre le contre-pied de diverses traditions héritées. On s’inscrira d’abord en faux à la fois contre l’historiographie dépréciative de la Kleinstaaterei, contre une vision commune de l’État dit moderne, considéré comme la réalisation des seuls pays centralisés, et contre une vue classique de l’histoire politique de l’Allemagne du XVIIe siècle réservant les marques de l’État et la conscience patriotique aux États territoriaux à l’exclusion de l’Empire, de ce fait impuissant face aux agressions de l’Empire ottoman à l’est comme de la France à l’ouest. On posera ensuite que le XVIIe siècle ne se laisse réduire ni à l’affrontement d’orthodoxies confessionnelles moralisatrices arc-boutées sur des axiomes surannés, ni à une déroute panique face à la sécularisation triomphante de la vie sociale et politique. Constamment recomposé, ourlé de frontières – signes autant de voisinage que de séparation –, l’espace (territorial ou impérial) fut sans cesse, de la guerre de Trente ans à la fin du XVIIe siècle, objet de rapports politiques, de relations sociales et de mythologies assorties de langages. Pour saisir l’articulation entre le savoir sur l’espace impérial et l’espace en tant que forme du savoir (y compris comme structure d’énonciation et de discours) ainsi que de communication, des documents habituellement ignorés des historiens et germanistes spécialistes [2] seront mobilisés : les textes qui se présentent comme des « rêves » (Träume) ou des « visions » (Gesichte) [3] fictifs de l’espace impérial. La référence à quelques textes-clefs confère à ce corpus une homogénéité certaine, renforcée par leur dimension anthropologique et fictionnelle. Les rêves politiques évoquaient tous à des degrés divers le champ sémantique du corps politique ou théologique ; ces rêves et visions appelaient aussi une conversion du regard et de l’entendement, prélude à l’action ; qui, enfin, discutait l’auctoritas, se prononçait sur l’auteur, sur le privilège de celui qui démasquait au regard de celui qui était amené à voir. Les relations entre l’espace et le rêve seront donc envisagées sous un triple aspect : sous les formes de la thématisation de l’espace impérial dans ces documents, de l’organisation géographique de ces fictions littéraires, où la disposition et la topique transitent de la carte au texte, et de la communication politique instituée par ces textes. Dans ce triple mouvement d’allers et de retours, trois temps se laissent caractériser. La perception de la violence de la guerre de Trente ans conduisit à la représentation d’un « paysage mélancolique » ; sa réinterprétation, à la faveur de la réception de certains ouvrages polémiques puis des offensives françaises, suscita, dans les années 1670-1690, la création d’une « littérature toponymique » [4] destinée à forger une mémoire de la frontière occidentale de l’Empire ; la ranimation de la figure du corps de l’Empire lors de la contre-offensive contre les Turcs dans les années 1680- 1690, relança le débat sur la représentation de l’empereur.
La naissance d’un « paysage mélancolique » durant la guerre de Trente ans
La vision de Nabuchodonosor et le corps de l’Empire
3 Héritier de la longue tradition issue du songe de Nabuchodonosor (Daniel 2 [31- 44], 7, 8), le XVIe siècle s’était employé à la rectifier, sans cesser de la faire servir à ses fins. Au Moyen Âge, on avait combiné les membres de la statue apparue en songe et leur matière aux grands Empires historiques – la tête d’or pour l’Empire assyrien, la poitrine et les bras d’argent pour le perse, le ventre et les reins de bronze pour le grec, et les jambes de fer pour le romain, avec les pieds de fer et d’argile –, conjuguant ainsi des perspectives cyclique (chaque membre et chaque âge correspondant à une dégradation de la matière) et linéaire (la chute d’une pierre sur la statue étant interprétée comme la venue du Christ) du temps ; la vision permettait aussi de conférer une caution biblique à la représentation d’une « translation de l’Empire » (translatio imperii) des Romains aux Allemands.
4 Dans son commentaire du passage, rédigé en 1530, Luther fit subir au texte plusieurs inflexions. Il lui attribua d’abord une précision géographique. Le siège de l’Empire romain original, divisé à présent en royaumes (tels ceux d’Espagne, de France et d’Angleterre), avait été translaté, sous Charlemagne, de Rome en Germanie ; désormais germanique jusqu’au Jugement dernier, il tiendrait sa force de la seule providence. Ainsi était-il loisible de considérer comme héritier légitime de l’Empire romain un empereur issu de la famille catholique des Habsbourg. Au lendemain du siège de Vienne par les Ottomans, Luther voyait aussi dans ce passage la prédiction d’une victoire de l’Évangile sur l’Antéchrist turc. Cette interprétation ne cessa d’être ravivée à la fin du XVIe siècle, tandis que les guerres turques mettaient en question la défense de l’Empire et la loyauté des protestants envers la personne de l’empereur.
5 Cette tension s’exprima dans maintes modulations du modèle de départ. En 1585 par exemple, Lorenz Faust édita à Leipzig une monumentale Anatomia Statuae Danielis qui, outre un arbre généalogique de la maison de Saxe, contenait une gigantesque gravure sur bois de la statue rêvée. Chose nouvelle, l’artiste avait gravé dans son corps les noms de tous les chefs des différents empires, depuis Nabuchodonosor jusqu’au règne présent de Rodolphe II (1576-1612), leurs qualités et leurs erreurs : l’image permettait à tout spectateur, en usant de l’ « art de la mémoire », de mémoriser l’histoire biblique, la structure féodale du Saint-Empire et les deux corps, vivant et institutionnel, de Rodolphe. Ce corps lié au cosmos, dit dans le commentaire adjacent mortellement malade, et comparé à un automate dont le mécanisme était épuisé, devait voir sa fin arriver prochainement si sa tête, figurée sous les traits du prince-électeur de Saxe Auguste Ier (1552-1586) ne lui portait pas secours.
6 En 1601, l’artiste de cour de Dresde Giovanni Maria Nosseni (1544-1620) sculpta une statue monumentale de l’image vue en songe par Nabuchodonosor, qui, dès 1622, fut transportée dans la chambre d’armes saxonne, d’où longtemps le prince mena les visiteurs de marque l’admirer. Dès 1602, Nosseni avait publié une description et explication de sa statue dans un gros ouvrage qui connut de nombreuses éditions et une traduction italienne [5]. Après avoir souligné sa fonction mémoriale, Nosseni appliquait à chaque membre une allégorie et montrait les cuisses de fer de la quatrième monarchie fragilisées entre la papauté à gauche et l’Empire ottoman à droite. Ornée de dédicaces des plus grands humanistes de la cour de Dresde, l’image était un appel, lancé aux princes, à se ranger derrière le prince électeur Christian II de Saxe, chef du luthéranisme, et privé de descendance. Debout sur un globe orné des animaux héraldiques des quatre continents, et saisissant des mains un arc-en-ciel enflammé, signe du Jugement dernier, la statue avait les traits de la Fortune [6].
Fortune et Histoire
7 Le thème de la Fortune devint omniprésent lorsque l’empereur mena, de 1620 et 1629, une politique de recatholicisation, en contravention à son rôle d’arbitre défini par la paix d’Augsbourg (1555). Christianisée sous la forme de la Providence, elle exprima alors les doutes face à la signification de cette guerre entre chrétiens, les peurs d’un éclatement de l’Empire, et les inquiétudes face à un Deus absconditus insondable. La succession des quatre monarchies devint un principe spirituel : par punition contre les péchés commis, la monarchie pourrait être transférée à un gouvernement plus digne, et l’Empire se démembrer. Même la mention des Turcs, nouvelle incarnation de la Fortune sur la scène instable du monde, perdit son caractère eschatologique [7].
8 Obscure aux hommes, la signification de ce qui se passe (Geschichte) fut rendue par des juxtapositions de termes dans l’espace des textes. Le moyen découvert pour comprimer temporellement et spatialement les événements et leurs agents, et abolir pour un bref moment l’état d’oubli dans lequel ils devaient tomber, fut l’emblème, défini par l’union d’une image et d’un titre (subscriptio ou titulus), à l’égal de l’homme, composé d’un corps et d’une âme. L’histoire écrite (Historie) en vint ainsi à être conçue comme une gigantesque pictura dans laquelle Dieu avait inscrit une subscriptio à l’usage des hommes [8]. La raison humaine elle-même, pensait-on, avait un double medium, le discours et les images. Or les images envoyées par la providence pour instruire, conduire et redresser l’homme étaient constituées d’emblèmes (Wahrzeichen), de merveilles (Wunderdinge) et de rêves (Träume) [9]. Ainsi la perception du rêve acquit-elle un rôle-clef dans la définition du rapport au temps et à l’espace.
Rêve et paysage
9 Qu’ils fussent catholiques, luthériens ou réformés, tous les clergés s’entendaient en effet à dire que la Révélation était close et que Dieu ne parlait plus par la voix de prophètes ; on prisait les prophéties de l’Ancien Testament comme morceaux d’éloquence sacrée plus que pour leur aptitude à prédire l’avenir. Pourtant, des liens subsistaient, protégeant l’individu d’un universel dérèglement du sens : les miracles pour les catholiques, et les prodiges, les merveilles et les visions pour les protestants. Dieu ne parlait plus à l’homme que par les signes immanents du monde, à commencer par les rêves et les visions, produits en priorité par la mélancolie. On surmonta le clivage traditionnel entre une conception négative de la mélancolie – dans la tradition du corpus hippocratique et de la théologie médiévale (acedia) – et une perception positive (l’interprétation néo-platonicienne remise en honneur par Marsile Ficin) ; on détacha la mélancolie de la théorie des humeurs et on l’inscrivit dans l’espace. C’est la violence incrustée dans le sol qui éveilla désormais le sentiment de la fugacité de la vie, de la vanité et de la mélancolie, et suscita la mémoire de la guerre [10]. Si l’Empire continua à être représenté comme un corps, celui-ci tendit à ne plus être ordonné par un principe dynastique statique (les listes d’empereurs inscrites dans la statue de Nabuchodonosor) mais à s’exprimer dans la parataxe flottante des rêves et visions de hères déambulant dans un champ de ruines.
10 Dans cette solitude, lieu de tentation loin de Dieu et de la société humaine, le mélancolique se sentait devenir étranger à lui-même. Ainsi le paysage lui permettait-il de jeter un regard extérieur sur son environnement.
Le regard du mélancolique
11 Dans les feuilles volantes, cette inflexion s’observa dès les années 1620, où rêves et visions fictifs, écrits sur le mode burlesque de façon à s’attirer un large lectorat, jouèrent sur le plaisir et le rire tout en appelant à la conversion du regard et à l’action politique. Dans un libelle écrit en 1624 et réédité à plusieurs reprises, le duc de Bavière attrapait une allergie à la fourrure d’hermine de son tout récent chapeau d’électeur acquis sans l’accord de la Diète ; mais ce qui achevait de le rendre profondément mélancolique et d’épuiser son corps, c’était la contemplation des territoires qu’il avait saccagés. Une parodie de consultation thérapeutique menait un médecin galéniste à prescrire un vomitif, qui faisait dégurgiter au Bavarois tous les sites conquis, égrenés avec leurs images caractéristiques comme autant de loci memoriae rangés dans les espaces discursif et géographique [11]. Au temps de la paix de Prague entre l’empereur et la Saxe (20 mai 1635), les feuilles volantes saxonnes répandues pour justifier cet accord séparé, comme les opuscules suédois avides de récupérer les cadres de l’armée saxonne pour continuer la guerre, prirent à parti l’ensemble de l’Empire. Adoptant une structure dialogique propre à créer des effets de surprise et à permettre de réfuter de l’intérieur le propos adverse, un libelle saxon relatait ainsi la mélancolie du prince-électeur de Saxe au rêve du retour de Gustave Adolphe du royaume des morts, qui montrait la dévastation effroyable de la Saxe, réduite en un tas de cendres, ainsi que de tout l’Empire dont seule la tête restait [12]. À l’approche de la conclusion d’un accord de paix, la recrudescence des anciennes « prophéties » relatives aux monarchies universelles (espagnole ou française) exprima aussi les peurs d’un basculement dans un ordre nouveau [13]. Rêves et visions traduisirent alors une perception anthropologique de la violence et les incertitudes quant à la définition politique du Saint-Empire.
Frontière et voisinage
12 C’est sans doute le satiriste alsacien Johann Michael Moscherosch (1601-1669), surnommé « le rêveur » (der Träumende) qui sut, le mieux, donner des mots à ces aspirations. Ses Visions de Don Quevedo présentaient les tribulations d’un hère engagé sur un chemin issu de la « terre de l’errance » (Irrland) pour aboutir à ce purgatoire que l’auteur, en bon luthérien, rejetait : la vérité se dégagerait de deux contradictions. Le vrai protagoniste, dans la Vision « La vie des soldats » (Soldaten-Leben), était toute-fois la guerre, et l’action, son pouvoir sur les hommes et sur l’Allemagne. Contre cette guerre dépourvue de fondement et de freins religieux, l’auteur en appelait à une paix chrétienne – c’est-à-dire rassemblant catholiques et protestants idéalement unis contre les Turcs – sous l’égide d’un empereur arbitre supraconfessionnel [14]. Cet appel s’étayait sur un patriotisme local. Reprenant des textes humanistes vieux d’un siècle et demi, la vision s’achevait sur un éloge de Strasbourg, à qui revenait aux dires de l’auteur l’invention de l’imprimerie – et la formation d’un cercle de lettrés acheteurs de ses textes. Pour la première fois ainsi, le Rhin était thématisé.
13 Le fleuve, d’abord, n’était pas une limite : la démarcation entre la France et l’Allemagne se situait bien plus à l’ouest, dans les Vosges. Dans un autre texte, Moscherosch justifiait sa vocation d’écrivain par sa volonté d’honorer « notre fleuve le Rhin » (zu Lob und Ehre unseres Reinstroms, l’orthographe du Rhin en faisant un fleuve « pur ») contre le trouble de la langue et des mœurs provoqué par le voisinage français. Le fleuve devenait donc, paradoxalement une frontière [15] d’autant plus marquée entre les deux cultures. Le voisinage français aiguillonnait la quête d’une plus grande transparence de la langue. Or la guerre, image de la Fortune, avait sanctionné une confusion sémantique. Le prisme français servit à décrypter les relations du pouvoir et de la langue. À la France furent en effet attribuées la raison d’État, le volontarisme politique fondé sur un pragmatisme de la puissance détaché de la morale, les mœurs de cour, la politesse, la mode et les manières féminines, le monde et le mensonge, les blasphèmes – autant de caractéristiques résumées sous le nom d’Alamode –, bref, la violente perversion du sacré et de la vérité. En écho, l’Allemagne devenait la dépositaire de la fidélité et l’honnêteté, de la liberté, de la chasteté et de la virilité. L’origine de l’Alamode était le premier péché, la curiositas d’Ève puis d’Adam ; au « bavardage » des langues welsch, Moscherosch opposait la fidélité et la sincérité, c’est-à-dire la conformité de la Chose à l’Être, et de la parole à la pensée. Les Français, donc, dominaient les Allemands par le biais de l’imagination. L’Alamode était le superstitieux qui fondait son pouvoir dans un discours d’illusion, le vaniteux qui ne jugeait que par son apparence pour les autres ; l’accumulation de signes (les vêtements, le langage de cour) dont il s’entourait désignait un désir infini de domination : il était la force en représentation et montrait, de ce fait, la possibilité de jouer avec l’ordre social voulu par Dieu [16]. Affirmant que Dieu ne s’adressait plus qu’indirectement, par des signes, aux hommes, Moscherosch refusait de créditer les « bonnes grâces » mises en œuvre dans les comportements rationnels du courtisan. Le déni des valeurs de conformisme et de sociabilité attachées au modèle de l’ « honnête homme » rendait caduc tout critère probabiliste et esthétique de la vérité. Ainsi la frontière politique se voyait-elle renforcée de fondements anthropologiques, théologiques et épistémologiques.
De l’errance à l’itinéraire : la frontière occidentale dans les années 1670 et 1680
14 L’espace impérial ainsi constitué était représenté comme une juxtaposition d’espace culturels. C’était aussi par une corde (corda) que l’on se figurait, au gré d’un jeu sur l’étymologie, la concorde religieuse entre catholiques et protestants qui fondait la communauté politique, comme le lien des cœurs (cors, cordis). C’était le même type de chaînes qui fondait le respect à l’autorité et faisait de l’individu un socius : la politique était conçue comme une mécanique des forces sur le modèle de celle qui ordonnait l’imagination et la raison. Les condamnations de l’attrait de l’imagination et de la culture de cour française ne sauraient se laisser interpréter comme de simples récits faisandés de folliculaires moralisateurs. Ce qui était en jeu, c’était la fonction de l’imagination dans l’institution du pouvoir, c’est-à-dire la notion même de représentation et l’espace sur lequel elle devait s’exercer.
La limite et l’itinéraire
15 Dès les années 1670, les Visions de Moscherosch furent imitées et poursuivies dans quantités d’opuscules. Comme toujours, les inflexions par rapport au modèle prenaient d’autant plus de relief.
16 Les récits d’itinérance, jusqu’aux années 1660, agençaient l’axe horizontal du paysage livré à la Fortune et le mouvement vertical de la chute de l’homme pécheur ou de son ascension. Ils mettaient ainsi en garde à la fois contre toute guerre de conquête et contre toute spéculation sur les fins dernières : l’itinérance devait se muer en une pérégrination propre à convertir le solitaire à la vérité. Rapidement à la fin des années 1660, l’ambivalence propre à la satire s’atténua et la dénonciation se durcit [17]. En s’appuyant sur la double figure de Démocrite d’Abdère, le mélancolique riant, et d’Héraclite, le mélancolique pleurant, qui, tous deux, fustigeaient la folie du monde, les « visions » opérèrent un décentrement du sujet qui emprunta de plus en plus sa forme au pamphlet ; l’espace du texte tendit à se concentrer.
17 Dès 1668 [18], une pièce présentait la médecine diabolique et tentante administrée par Raison d’État à la mélancolique reine Utopie, exilée de son territoire dévasté par la guerre : le lieu de l’Utopie n’était plus une île, une « singularité » isolée du monde, mais un jardin fauché par la destruction et clos par des frontières [19]. Dans d’autres rêves fictifs, le narrateur était transporté dans la région des morts, d’où il voyait les Allemands perdre leur âme en singeant les Français [20], ou bien emmené au bord d’une falaise de laquelle il contemplait la misère de l’Allemagne livrée à la violence française. Or ce lieu était nommé : c’était les rives ensanglantées et désertées du Rhin. La fonction référentielle conférait un sens concret, quasiment physique, au texte, d’où l’importance du langage du corps (le rire, l’effroi, les pleurs du narrateur) : le personnage y décryptait la clef de son histoire et le programme de son itinéraire. Entre le lieu et son histoire, le texte établissait une relation de cohésion et de vérité, rompue par le déchaînement de la violence. À la vue du « Rhin abreuvé du sang chrétien déversé en grande quantité », l’un de ces personnages articulait : « Savien, c’est ici qu’est le lieu d’où l’on peut certes inspecter la grande détresse et l’état déplorable, propre à soulever le cœur, de l’Allemagne, mais d’où l’on ne peut pas l’embrasser du regard » [21].
18 Théâtre du déploiement de la violence impie française – « boursouflé de fierté et d’orgueil », Louis XIV, qui avait « mis le monde entier sens dessus-dessous » par des « guerres injustes » en inversant l’ordre de la Création, était un vrai anti-Dieu, qui par ailleurs n’hésitait pas à rompre des serments pour gagner quelques arpents de terre [22] –, le Rhin devenait le garant des vertus et le juge de l’histoire allemandes. Les péchés à l’origine des agressions ludoviciennes n’étaient plus génériques : c’était les péchés que toi, Allemagne, « tu as commis dans tes limites » [23]. Et le texte d’énumérer les villages, villes, places et régions frontalières qui, l’une après l’autre, avaient fait l’objet de pressions.
19 Au fil de la politisation du Rhin et de la frontière, les types d’écriture de l’espace s’interpénétrèrent. Tandis que les visions se moulèrent sur les chorographies, les récits de voyage s’influencèrent du genre de « la » guide [24] – ces récits toponymiques alignant au long de routes des noms de lieux avec leurs distances et des récits fictifs, présentant tantôt un monument local, tantôt un fait récent, tantôt des dictons. Ce développement, désormais, fut amplifié pour tenir lieu d’ « exemple » de la puissance de dévastation française. Dans un récit de voyage fictif écrit en 1682, par exemple, le nom de Strasbourg était illustré par sa cathédrale, sa Haute École et son bon gouvernement ainsi que par l’ « esclavage » (Sclaverey) depuis l’annexion sauvage par la France en 1681 [25]. Or le récit sur le monument ou l’épisode local servait à instaurer une connivence entre le lecteur et le narrateur, fondée sur la reconnaissance des lieux ; ouvert à une multiplicité d’usages cognitifs et pratiques, comme apprendre, retenir, voyager, calculer un emploi du temps et de l’espace, prévoir et accumuler des richesses, il avait une valeur performative. En jouant sur le contraste entre le récit attendu des curiosités locales et leur ravage présente, on provoquait un choc émotionnel propre à faire du lieu un véritable locus memoriae, une « image active » ou « représentation agissante » de la limite d’avec la France. Ainsi la frontière politisée était-elle intériorisée.
Pouvoir et « Schwärmerei »
20 L’agression française ne réclamait donc pas seulement une réponse violente : la lutte se jouait aussi dans les esprits. C’était en effet aussi sur l’intériorisation de signes que reposait le succès de la politique française. La feuille volante qui affirmait présenter pour la première fois une histoire purement politique du Rhin, s’achevait sur un rêve prêté à Louis XIV. Le roi, y lisait-on, était un mélancolique qui se regardait sans cesse sans jamais se voir ; il s’emplissait tant de ses avantages extérieurs qu’il s’imaginait en mériter le respect, indépendamment de toute qualité ou vertu [26]. En s’inscrivant dans le procès constitutif du sujet, la définition de la tyrannie relevait ici non plus seulement du champ de l’éthique spirituelle, mais aussi d’une anthropologie politique et métaphysique. En faisant du politique la clef de l’anthropologique, on découvrait une sorte de « conscience déchirée » (Hegel) manifestée par la mélancolie.
21 Dans le schéma habituel, l’imagination était le lieu de réalisation du rêve ; en elle s’agençaient les images intériorisées des sens et des images issues de la chambre de mémoire. Alors, le rêve provoquait l’affect de l’admiration, qui à son tour suscitait l’attention et l’exercice de la raison voire la connaissance. En brouillant le circuit habituel de la formation des idées dans l’âme, la mélancolie ludovicienne provoquait un désir de domination hors de son ordre ; par son « portrait » [27], le roi obtenait l’obéissance en éveillant une admiration pure, non tempérée par la raison. Raison d’État était donc un cavalier errant au gré de ses pensées vagabondes [28] : prétendant embrasser le passé et le présent, et être apte à pronostiquer le futur, il était le nouveau Schwärmer, l’ « enthousiaste » politique dont les pensées grouillaient en une masse confuse, transformant la force en pouvoir [29]. Ainsi l’intériorisation de la puissance renvoyait-elle à la question des relations entre le signe, le représentant et le représenté [30].
L’espace et la fonction impériaux dans les années 1670 à 1690
22 Au long d’une frontière occidentale conçue de façon plus linéaire, l’itinérance était devenue itinéraire. Une pleine conscience impériale requérait cependant des représentations du contenu situé à l’intérieur de l’enveloppe frontalière. L’attaque turque eut d’abord pour effet de ranimer des interprétations du songe de Nabuchodonosor.
Fictions des origines
23 Jusque vers la paix de Vasvár en août 1664, les succès ottomans avaient provoqué l’irritation ou la répulsion. Contrairement à l’Amérindien, les Turcs n’avaient pour eux ni la distance des horizons lointains ni un statut d’enfance de l’humanité. Faute de connaître leur passé, on s’ingénia à les maîtriser en déroulant le fil d’une histoire fictive dénuée de lieu fixe. Ainsi mis en mémoire, les Turcs étaient déjà presque vaincus.
24 Étayé sur les Histoires d’Hérodote (IV, ch. 1-144), un premier cas de figure les présentait comme les descendants des Scythes, ces peuples errants en marge de l’œkoumène dont l’activité essentielle était la guerre de rapine. Or chez l’historien grec, le Scythe était dénué d’histoire ; qualifier le Turc par le Scythe revenait donc à redoubler l’énigme au lieu de la résoudre. Un deuxième schéma voyait alors dans l’Empire ottoman l’héritier de l’Empire byzantin, avant, bien-sûr, la translation de l’Empire à la Germanie. En dépit de sa tyrannie, son gouvernement, doté d’ « une forme certaine, des lois, une administration », était le deuxième Empire voire « le plus vaste empire du monde », qui, de plus, présentait cet avantage de disposer d’une somptueuse capitale, Constantinople. Autre trait, qui le rapprochait cette fois de l’Empire romain, c’était l’état de relative tolérance réservé aux divers cultes, notamment aux chrétiens. Or, entre le modèle antique et l’état présent, se profilait une solution de continuité que ne pouvait surmonter l’islam, reconnu au mieux comme un ramassis de sectes, mais non comme une religion à part entière – ce qui laissait entier le problème de son succès. Une troisième grille de lecture voyait dans le Turc une réincarnation du Perse puissant et cruel, tyrannique. L’impossibilité d’unir ces chaînons en une suite logique dénotait l’ambivalence extrême de la description du politique [31].
25 Aussi l’édifice politique et religieux ottoman était-il fondé sur une succession de rêves trompeurs : l’islam, c’était la prophétie désacralisée d’une Parole profanatrice. Une seule certitude : présent à la fin des temps en vertu du songe inspiré de Nabuchodonosor, il provoquerait une ère de violence et de tyrannie [32].
La fin de l’histoire universelle et l’espace impérial
26 L’un des premiers effets de l’offensive menée contre les Turcs en 1664-64 et surtout à partir de 1683 consista à ranimer la représentation du corps de l’Empire issue du rêve de Nabuchodonosor. Prenant acte toutefois de la réfutation, par les juristes, de la notion de « translation de l’Empire », les thuriféraires impériaux en firent le moyen d’une célébration de la victoire universelle de la Maison d’Autriche. Melanchthon déjà avait substitué dans l’exégèse du rêve de Nabuchodonosor le terme de « monarchies » à celui d’ « empires ». Dès la fin des années 1660, maints vices prêtés aux Turcs (félonie, violence, tyrannie) avaient été appliqués aux Français, considérés comme autant d’ « ennemis héréditaires » (Erbfeinde). Dans les années 1680, maintes pièces reprirent le commentaire de Luther et son « Sermon militaire contre le Turc » (Heerpredigt wider den Türcken, 1529), en remplaçant les « cohortes célestes » mentionnées par le réformateur par les « armées impériales », et le Saint-Empire par la Maison d’Autriche. Confondant le titre d’empereur avec la dynastie qui le détenait, ils firent de la Maison d’Autriche, à laquelle ils attribuaient toutes les possessions de la couronne d’Espagne de l’Ancien et du Nouveau Mondes, la détentrice de l’ultime monarchie [33].
27 Ce rétrécissement du champ de l’histoire fut accompagné d’un déplacement vers le Danube du centre de gravité de l’espace impérial. Des libretti composés à Vienne mirent en scène l’Autriche et le Danube, acteurs de la future unification de l’Empire [34]. Reprenant le début de la Germanie de Tacite, maints libelles, rédigés sans lien direct avec la cour de Vienne, unirent le Rhin et le Danube, dotés d’une source commune et, résumant les principes de la masculinité (der Rhein) et de la féminité (die Donau), promus parents de tous les fleuves allemands. Dans les débats pratiques, parallèlement, l’État délimité par cet angle en venait à être considéré comme une réalité déployée moins dans le temps ou dans le droit que dans l’espace ; ainsi s’opérait un passage du politique à l’économique, propre à rehausser les frontières de l’État [35]. Ces inflexions avivèrent encore le débat sur la représentation de l’empereur.
« ces politiques visionnaires ou aveuglés de leur passion… » [36]
28 Désireux de donner le change aux thuriféraires français, les libellistes allemands louaient la modestie et la piété de Léopold face à la glorification et à l’hypocrisie du roi de France. Mais la rivalité mena aussi les apologistes viennois à revendiquer pour eux des éléments du culte monarchique français. Les arcs de triomphe viennois accueillant Léopold et son fils Joseph, au retour de son couronnement, étaient fondés sur l’imagerie solaire, devenue un topos de la rhétorique laudative jésuite [37]. Or cette symbolique n’était pas sans poser problème. En France, la souveraineté s’exprimait et s’exerçait à travers des représentations informées par le mystère eucharistique : des tableaux, des ballets de cour et des fêtes, des monuments, des cartes géographiques, etc. Ainsi, la présence symbolique du roi dans le corps social et politique fondait l’essence du pouvoir et soudait la communauté des sujets, de même que l’eucharistie fondait le mystère de la foi et soudait la communauté des croyants. Avides de s’approprier le symbole du soleil, les thuriféraires impériaux reculaient toutefois devant la représentation de l’eucharistie. Parmi la prolifération de gravures de l’empereur victorieux face aux Turcs, bien rares furent ceux à la figurer [38]. Ce type de figuration évoquait en effet par trop la répression de la Hongrie et une politique confessionnelle contraire à l’esprit des traités de Westphalie. Dès lors, il manquait un chaînon essentiel dans le développement de la représentation impériale.
29 C’est sans doute pour cette raison que Gottfried Wilhelm Leibniz situa sa réplique à la « réunion » de Strasbourg et à la politique ottomane de la France – son fameux Mars christianissimus – sur le plan de la représentation. La gouaille sarcastique du philosophe brocardait l’historiographie royale française fondée sur les notions de grandeur, d’exemplarité et de miracle. Chez Racine par exemple, ce n’était pas un ensemble de lois immanentes qui faisait le sens de l’histoire, mais la révélation, dans les actions du roi productrices des événements historiques, d’une grande idée morale et intellectuelle : un miracle, toujours unique par principe, et fondé sur la transparence de sa propre signification, qui arrachait l’admiration. La guerre et la paix étaient continuées sur le registre de la fête : le comportement politique était joué dans le geste ludique, conférant à la représentation une sorte de surpuissance. Leibniz renchérissait et raillait : « Dieu luy même confirme tous les jours par des signes et par des prodiges le Droit que nous attribuons au Roy tres Chrestien, n’est ce pas un assez grand miracle, qu’un Prince qui a tant de guerres sur les bras, ne manque pas d’argent ? » [39] En amalgamant à dessein la question du miracle, les qualités thaumaturgiques du roi, les prophéties et les prédictions des astrologues, Leibniz entamait une entreprise d’anéantissement du « portrait du roi » français [40]. Miracles, guérisons des écrouelles, prophéties, prédictions, tout cela ressortissait de l’ « incertain » et ne pouvait résister à l’ « incrédulité » [41]. Ainsi, le philosophe dénonçait-il la manipulation de l’opinion par la diffusion de signes et de visions controuvés.
30 Ce faisant, Leibniz laissait ouverte la question du « portrait » de l’empereur. Il reprenait d’abord les lieux communs sur Léopold, le pieux, le travailleur, face à Louis, l’homme du divertissement [42]. Mais plus loin, il distinguait « la lumière d’une vocation intérieure (qui pourroit suffire aux pretendus reformés) mais encore les marques exterieures d’une mission extraordinaire, sçavoir les miracles, et l’assistance perpetuelle du Ciel » [43], signifiant la primauté de la première. Si l’expression la plus dépouillée du modèle eucharistique suffisait ainsi à qualifier le souverain, cela n’était pas seulement parce que l’Empire depuis 1648 unissait trois confessions entre lesquelles l’empereur, officiellement, ne pouvait pas choisir ; c’était aussi parce que les « marques extérieures » pouvaient apparaître comme le prétexte de représentations incontrôlées et subversives du pouvoir souverain ; c’était enfin parce que l’exploitation, en France, de la présence réelle du roi dans ses représentations pervertissait le mystère de la foi sur laquelle elle était pourtant fondée. Loin de soutenir une conception étroitement rationaliste du pouvoir, Leibniz en appelait sans doute ici à une autre conception de la symbolique du pouvoir, reposant sur une relation de « représentation » (d’outil, d’instrument) et non plus d’équivalence ou d’analogie d’essence entre le représenté et le représentant.
31 Les grandes prophéties, tel le songe de Nabuchodonosor, n’étaient donc pas condamnées pour elles-mêmes, mais pour le climat de superstition et de crédulité qu’elles entretenaient. Leibniz s’en prenait au contrôle des discours et plus encore des esprits, et en appelait à l’exercice public de la « raison » : seuls les esprits « crédules » et « malinformés » étaient impressionnés par ceux « qui prenoient à tache de forger des mauvaises nouvelles » [44]. Au modèle de l’accréditation de fables par la force et l’autorité du roi, Leibniz opposait un modèle politique de vérification des savoirs par le corps politique d’une république des savants dont il serait un membre éminent ; la réponse au portrait du roi, c’était la constitution d’un espace de communication politique. C’est ainsi qu’on en viendrait, concluait Leibniz, à considérer « que ce sont les Allemands et les Flamands qui touchent aux frontieres de la France et non pas les Turcs » [45].
32 La perception de la violence de la guerre de Trente ans et de son arbitraire avait suscité la représentation d’un paysage mélancolique impérial, remplaçant les figurations dynastiques habituelles. La réception des thuriféraires du pouvoir absolu puis les agressions ludoviciennes firent de la frontière occidentale le lieu non plus de l’errance mais d’un itinéraire inscrit dans le sol et destiné à hanter les mémoires. En ranimant la thématique du corps d’un Empire borné par des frontières, l’assaut contre les Turcs contribua à relancer la question cruciale, au XVIIe siècle, du « portrait » de l’empereur, c’est-à-dire des relations entre le pouvoir et les signes qu’il déployait. En assimilant raison d’État, tyrannie et procès constitutif du sujet, on avait, au moyen de l’encre noire de la mélancolie, fait du politique la clef de l’anthropologique. C’est ainsi l’effet du pouvoir, l’intériorisation de ses signes par des signes ainsi que leurs liens avec l’eucharistie, que l’on scruta, lorsqu’on dénonça la manipulation du public par des visions controuvées et des prophéties fictives. Conscient toutefois que les « visions » rendaient possible la subversion du discours politique et religieux, le pouvoir lui-même s’était engagé dans une lutte contre la crédulité et s’était astreint à ne manipuler les représentations de lui-même que comme des conventions extérieures. Entre l’empereur et son image s’était alors ouverte une béance, qu’aspirèrent à combler les auteurs de « visions ». Annoncer que les « rêves » sur la raison d’État n’étaient que « sornettes » [46], c’était en effet jouer avec le plaisir de la fiction, du congé du sens et de la vérité, pour mieux convoquer la raison : l’écrivain s’instituait dans son pouvoir légitime de parler de la représentation du pouvoir ; il revendiquait un idéal de participation des lettres et des sciences à la chose publique et à un État délimité et mieux géré [47]. Ainsi, la politisation des frontières et de l’espace impérial au XVIIe siècle puisa à des sources non seulement politiques, mais aussi théologiques et anthropologiques.
Notes
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[1]
Andreas Gryphius, Le légiste magnanime ou La Mort d’Émilien Paul Papinien. Tragédie (Großmütiger Rechtsgelehrter oder Sterbender Aemilius Paulus Papinianus. Trauerspiel), trad. fr. par Jean-Louis Raffy, Paris, Aubier, 1993, Acte I, v. 49-52, 97-101.
-
[2]
Notamment Jean Schillinger, Les Pamphlétaires allemands et la France de Louis XIV, Berne et alii, 1999 (Contacts : Série 2 ; Gallo-Germanica, 27).
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[3]
En théorie, le rêve se produit la nuit, tandis que la vision est diurne. Dans ces fictions toutefois, les termes sont le plus souvent interchangeables.
-
[4]
Voir Frank Lestringant, « Rabelais et le récit toponymique », dans idem, Écrire le monde à l’époque de la Renaissance. Quinze études sur Rabelais, Postel, Bodin et la littérature géographique, Caen, Paradigme, 1993, p. 109-128.
-
[5]
Zeit Register Auff die Statvam Nabvchodonosoris… , Dresden, Hieronymus Schütz, 1602 ; Annali Svopra La Statva Di Nabvchodonosore… , Dresden, 1602 ; Statva Nabvchodonosoris… , Leipzig, Henning Groß d. J., 1606 ; Chronologia Vnd Beschreibung des grossen Bildes… , Dresden, Hieronymus Schüt, 1611 ; ibid., 1612.
-
[6]
Voir Günter Irmscher, « Metalle als Symbole der Historiographie. Zu den Statuae Danielis resp. Nabuchodonosoris von Lorenz Faust und Giovanni Maria Nosseni », Anzeiger des Germanischen Nationalmuseums Nürnberg, 1995, p. 93-106.
-
[7]
Voir Johann Rist, Ernst Stapel, « Irenaromachia… », dans Johann Rist, Sämtliche Werke, Eberhard Mannack (éd.), t. 1, Berlin, Walter de Gruyter, 1967, p. 1-287, ici p. 24-27 ; Hanß Michael Moscherosch, Gesichte Philanders von Sittewald, Felix Bobertag (éd.), Berlin/Leipzig, s.d. (Deutsche National-Litteratur, 32), p. 168 ; Justus Georg Schottel, Neu erfundenes FreudenSpiel genandt FriedensSieg… , Wolfenbüttel, Conrad Buno, 1648, p. 23.
-
[8]
Albrecht Schöne, Emblematik und Drama im Zeitalter des Barock, Munich, Beck, 1993 (1964).
-
[9]
Voir Jakob Masen, Speculum imaginum… , Colonia Agrippinae, 1693 (1650).
-
[10]
Voir l’ « Einsambkeitssonett », « Auf eines berühmten Medici Heyraths Fest », « Menschliches Elende », « Grabschrifft Marianae Gryphiae seines Brudern Pauli Töchterlein » d’Andreas Gryphius ; Martin Opitz, « Elegie auß dem ersten Buch Propertij » ; la « Melancholia » du catholique Jacob Balde.
-
[11]
Mira-Wundriorum Fasciculi CONTINUATIO I… , s.l., 1624 ; Bayerischer Mercurius… , s.l., n.d. [1632]. Quantité de gravures furent aussi éditées sur ce modèle.
-
[12]
Traum-Gespenste Auff des Königes von Schweden Geistes Anrede an den Churf. von Sachsen… , s.l., n.d. [1635].
-
[13]
Voir par exemple Nächtlich Gesichte… , s.l., 1647.
-
[14]
Voir Hanß Michael Moscherosch, op. cit., p. 402.
-
[15]
Je reprends la différenciation des textes entre frontière – point d’appui militaire –, et limite – tracé inscrit dans le sol et issu de la négociation, donc de la paix –, que l’on trouve aussi bien en Allemagne qu’en France. Voir Claire Gantet, « La construction d’un espace étatique : perceptions et représentations des frontières extérieures du Saint-Empire au XVIIe siècle », dans Christine Lebeau (dir.), La construction de l’espace impérial à l’époque moderne, Strasbourg, PUS, 2003 (sous presse).
-
[16]
Idem, « Discours et pouvoir. La satire chez Moscherosch, médiateur malgré lui », Simpliciana. Schriften der Grimmelshausen-Gesellschaft, 22 (2000), p. 247-270.
-
[17]
Chez Moscherosch, le rejet était à la mesure de la fascination. Dans une lettre publique destinée à Georg Philipp Harsdörffer et datée du 18 août 1645, il magnifiait le nouveau Paris embelli par Louis XIII en reprenant quasiment les termes employés par Tommaso Campanella (1568-1639) dans son éloge des Bourbons, identifiés à la cinquième Monarchie de Daniel : « Ce Roy tres Chrestien, ce grand Roy, ce Roy sans pareil en victoires : qui fait esperer à son peuple un Monde hors de son monde, & à son Royaume la Monarchie la plus accomplie & parfaitte que l’on sçaurait voir avant le Jugement du Monarque du Ciel & de la Terre ».
-
[18]
La politisation intervint avant toute agression concrète de la France contre l’Empire. L’éveil hollandais et la publication (non autorisée) du traité d’Antoine Aubery, Des justes prétentions du Roi sur l’Empire, en 1667, on servi de point de cristallisation.
-
[19]
Ratio Status, Oder Der itziger Alamodesierender rechter Staats-Teufel… , s.l., 1668.
-
[20]
Warhafftiger Traum und Träumende Warheit… , s.l., v. 1670.
-
[21]
Traum-Gesicht vom Demokritus und Heraklitus/da jener den itzigen Zustand in Teutschland belachet… , s.l., 1675, p. 3-4.
-
[22]
Ibid., p. 6.
-
[23]
Ibid., p. 16.
-
[24]
Voit Frank Lestringant, op. cit.
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[25]
Der Politische und Lustige Passagier… , Leipzig, Christian Weidmann, 1684, p. 71-84.
-
[26]
Martialischer Schau-Platz/Des Lustreichen/und zugleich blutigen Rhein-Strohms… , Nürnberg, Stephan Rolcken, 1690, p. 389 et suiv.
-
[27]
Au sens employé par Louis Marin, Le portrait du roi, Paris, Éditions de Minuit, 1981.
-
[28]
Der Geist JOHANNIS III. verstorbenen Königs in Polen Nebst andern Traum-Gesichtern Des RATIO STATUS… , Breßlau, s.l. [1697], f° D v° ; Des Träumenden Pasquini kluger Staats-Phantasien… , Freyburg [= Leipzig], 1697, p. 5.
-
[29]
Voir ibid. ; Des Printz Conti Träumende Gedancken im Closter Olive, Dantzig, 1697.
-
[30]
Voir Des Träumenden Pasquini… , op. cit., p. 4.
-
[31]
Sur la France, voir Frank Lestringant, « Guillaume Postel et l’ “obsession turque” », dans ibid., p. 189-224 ; sur l’Empire, voir Claire Gantet, « La dimension “sainte” du Saint-Empire Romain Germanique. Les représentations du pouvoir en Allemagne entre paix et guerre (1648-1664) », Revue Historique, 615 (2000), p. 67-92.
-
[32]
Voir Al-Koranum Mahumedanum… , Nürnberg, Johann Andreas und Wolffgang Endter, 1664, notamment p. 94-95, 73.
-
[33]
Le meilleur exemple se trouve dans les pièces de théâtre du poète de cour, d’origine silésienne, Daniel Caspar von Lohenstein (1635-1683).
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[34]
Voir par exemple La Circe de C. Ivanovich (1665), citée par Maria Goloubeva, The Glorification of emperor Leopold I in Image, Spectacle and Text, Mayence, Philipp Zabern, 2000 (Veröffentlichungen des Instituts für europäische Geschichte, Abteilung für Universalgeschichte, 184), p. 130-131.
-
[35]
Voir Claire Gantet, « Définitions du pouvoir et représentations politiques de l’espace dans le Saint-Empire autour du siège de Vienne (1683) », Revue française d’histoire des idées politiques, 14 (2001), p. 261-282, ici p. 281.
-
[36]
Gottfried Wilhelm Leibniz, « Quelques réflexions sur la presente guerre de Hongrie [août 1683] », dans ibid., Politische Schriften, t. 2, 1677-1687, Berlin, Akademie Verlag, 1984, p. 610-617, ici p. 612.
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[37]
Voir Maria Golouveva, op. cit., p. 150-151, 136.
-
[38]
Ainsi un portrait ovale par Jan Onghers gravé en 1691 à Prague montrant l’empereur parmi des trophées et des Turcs captifs, sous l’eucharistie. Voir Maria Goloubeva, op. cit., p. 138.
-
[39]
Gottfried Wilhelm Leibniz, « Mars christianissimus », dans ibid., p. 446-502, ici p. 480.
-
[40]
Ibid., p. 479, 480, 483, 496, 475.
-
[41]
Ibid., p. 480, 479, 489, 612.
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[42]
Ibid., p. 481.
-
[43]
Ibid., p. 502.
-
[44]
Ibid., p. 612-613. Sur le thème de la raison : ibid., p. 483, 495, 499 ; sur la notion de « public », ibid., p. 501.
-
[45]
Ibid., p. 502.
-
[46]
Voir [Andreas Clers], Curiosa nec non politica vagabundi per Europam vulgo sic dicti, Rationis-Status, de præsenti tempore Nugæ-Somnia… , Falso-Veronæ, 1675-1677, 4 t.
-
[47]
Les plus grands auteurs de « visions », en particulier Wolf Helmhard von Hohberg (1612-1688) ou Philipp Balthasar Sinold von Schütz étaient en effet d’origine silésienne, membres de la Société Fructifère et auteurs d’ouvrages de réflexion sur l’État.