Notes
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[1]
Vente de combustible aux navires ou bunkering en anglais.
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[2]
Le 29 juin 2004, 30 % du territoire singapourien ont été plongés dans le noir pendant près de deux heures à la suite d’un dysfonctionnement dans la réception du gaz provenant d’Indonésie.
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[3]
Un hub est un noyau pivot d’un système de transport. Le système « hub and spoke », signifiant moyeu et rayons, décrit un réseau en étoile où l’ensemble des différentes lignes, assimilées à des rayons, convergent vers un point, ou moyeu.
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[4]
Le « Henry Hub », situé en Louisiane, est un important hub d’échange de gaz acheminé par gazoduc. Le prix Henry Hub est utilisé comme référence pour le prix du gaz naturel en Amérique du Nord.
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[5]
Une crise liée à une gestion hasardeuse et à des investissements disproportionnés par rapport aux possibilités de la société qui est endettée à hauteur de 2,5 millions de dollars en 1975 [Lerat, 1979, p. 5-21].
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[6]
Le sud de la Malaisie fait partie du prix de référence de FAB de Singapour depuis janvier 2001, lorsque le port de Pasir Gudang est intégré comme point d’exportation pour conclure les transactions. Tanjung Bin et Tanjung Langsat sont intégrés dans ces calculs depuis décembre 2012.
1Situé sur la route maritime reliant les zones de production pétrolière du golfe Arabo-Persique et les zones de consommation en pleine croissance d’Asie orientale, le détroit de Malacca est un corridor énergétique et un goulet d’étranglement (chokepoint) des flux mondiaux d’hydrocarbures [Rodrigue, 2004 ; EIA, 2017]. En 2016, 16 millions de barils de pétrole par jour, c’est-à-dire presque un tiers des flux maritimes mondiaux, y transitent, soit un peu moins que par le détroit d’Ormuz (18,3) mais trois fois plus que par le canal de Suez (5,5) et seize fois plus que par le canal de Panama (0,9). Les estimations basses prévoient un transit de 20 millions de barils en 2020. Ces flux sont alimentés par les besoins énergétiques croissants de l’ensemble de l’Asie orientale : les pays d’Asie du Nord-Est (Japon, Chine, Corée) mais aussi de plus en plus l’Asie du Sud-Est. L’Agence internationale de l’énergie (AIE) évalue les besoins de la Chine à 15 millions de barils par jour en 2035 contre 8,6 millions en 2010. Or, ces importations qui proviennent majoritairement du golfe Arabo-Persique et d’Afrique transitent à 80 % par le détroit de Malacca [EIA, 2017 ; Fau, 2018]. Quant à l’Asie du Sud-Est, elle s’affirme comme un nouveau centre de la consommation énergétique mondiale. Dans son dernier rapport de 2017 consacré uniquement à l’Asie du Sud-Est, l’Agence internationale de l’énergie estime qu’en 2040 sa demande énergétique devrait augmenter de 80 %, sa dépendance pétrolière passer de 57 % en 2014 à 79 % en 2040 et sa demande en pétrole de 4,7 millions de barils par jour à 6,8 millions de b/j. Les flux énergétiques transitant dans le détroit vont d’autant plus croître que les taux de couverture pétrolière des pays asiatiques se détériorent : la production pétrolière de la Chine couvrait 76 % de sa consommation nationale en 1998, mais seulement 47 % en 2008 et si, en 2014, la Malaisie ne dépend pas du pétrole importé, elle devrait l’être à hauteur de 40 % en 2040 [EIA, 2017].
2La fluidité du trafic dans le détroit de Malacca est ainsi un enjeu géopolitique majeur [Fau, 2018]. De ce fait, les États riverains du détroit de Malacca, situés sur cette route énergétique d’envergure mondiale, peuvent être qualifiés d’« États transits » : un terme désignant un pays situé sur un corridor énergétique transnational et qui exerce une fonction de lien, de pivot entre des pays producteurs et des pays consommateurs [Loft et Korin, 2009]. Ce terme est cependant davantage utilisé pour désigner les pays dont le territoire est traversé par un ou plusieurs oléoducs que pour ceux localisés sur un détroit maritime concentrant les flux énergétiques. L’objectif de cet article est précisément d’identifier la spécificité d’un « État transit maritime » en se concentrant sur les États riverains du détroit de Malacca. Après avoir présenté les spécificités d’un État transit maritime, cette contribution analyse la stratégie de chaque État riverain pour valoriser sa situation sur un corridor énergétique mondial et s’interroge finalement sur les possibilités d’émergence d’un hub énergétique transfrontalier dans la partie méridionale du détroit de Malacca.
État transit maritime versus État transit terrestre
3Le statut et le fonctionnement des États transits que l’on peut qualifier de « terrestres » ne sont pas les mêmes que ceux que nous nommerons États transits « maritimes ». Dans les premiers, les flux en transit traversent un territoire national tandis que dans les seconds ils empruntent un passage international. De ce fait, les uns récoltent davantage de dividendes de leur situation que les autres tout en ayant moins d’obligations. Ainsi, si les États transits terrestres collectent des revenus en permettant aux hydrocarbures des États producteurs d’être transportés sur leur territoire, les seconds ne peuvent instaurer des péages puisque le droit maritime international impose aux États riverains des détroits internationaux de respecter la liberté de circulation des navires en transit. De même, à la différence des États transits « terrestres », les États maritimes ne bénéficient d’aucun tarif préférentiel pour utiliser les énergies traversant leur territoire. Enfin, la classification basique des États transits qui différencie les bons et les mauvais États en fonction de leur capacité à assurer la fluidité et la continuité des flux sur une chaîne d’approvisionnement de ressources énergétiques [Stevens, 2009, p. 11-13] ne peut être appliquée à des États côtiers : en effet, la sécurisation des flux en transit dans un détroit ne dépend ni des accords ratifiés entre l’État producteur et l’État de transit ni même de la seule législation nationale de l’État transit mais des obligations faites par la convention de Montego Bay de 1982 : d’après l’article 43, les États riverains d’un détroit international doivent « établir et entretenir dans le détroit les installations de sécurité et les aides à la navigation nécessaires ainsi que les autres équipements destinés à faciliter la navigation internationale ». Cette obligation ne donne lieu à aucune compensation financière ni même à la possibilité de demander aux utilisateurs du détroit une contribution pour financer la construction et l’entretien des infrastructures de navigation (aménagement de couloirs de navigation ou encore systèmes d’aides à la navigation).
4Pour différencier les États transits du détroit de Malacca, il est donc plus intéressant d’analyser leur capacité à capter les ressources énergétiques en transit et l’impact qui en découle sur l’organisation spatiale de leur territoire. Allison Casey et Matthew Sussex [2012] proposent ainsi une typologie dont le critère principal ne dépend pas de la sécurisation des approvisionnements pour les pays producteurs mais du rôle des ressources énergétiques dans le développement national. Le premier type est celui des États transits « impliqués » dans le secteur énergétique : sans pour autant être des producteurs d’hydrocarbures, ils parviennent à profiter des flux en transit en misant sur le développement d’une économie des hydrocarbures. Véritable hub, ils achètent de l’énergie pour la revendre, pèsent sur le marché régional et sont parvenus à développer les filières en aval : stockage ou encore industries pétrochimiques. Le second type est celui des États transits « novices » dans le secteur de l’énergie : leurs territoires servent uniquement à faire transiter les flux et il n’existe aucune retombée économique ; un « effet tunnel » est manifeste : ces États sont dans l’obligation, souvent coûteuse, de sécuriser les flux en transit mais, ne parvenant pas à valoriser leur situation, leurs territoires sont uniquement des espaces traversés. Le dernier type, intermédiaire dans cette typologie, est celui des États transits « émergents » dans le secteur de l’énergie : ils captent une partie des flux d’énergie pour s’approvisionner eux-mêmes et développer certaines filières d’exploitation mais l’impact de ces activités est relativement marginal dans leur développement économique.
Singapour : un hub énergétique sans ressources naturelles
5La cité-État de Singapour ne dispose pas de ressources naturelles mais elle est pourtant le troisième centre de raffinage de négoce du pétrole au monde, derrière Rotterdam et Houston. Sans pétrole, elle a pourtant opté pour le développement d’une industrie pétrochimique puissante attirant des multinationales du monde entier : son complexe pétrochimique de l’île de Jurong compte parmi les dix plus importants au monde. Sans aucune production de gaz naturel liquéfié (GNL) sur son territoire, elle ambitionne de devenir un nouveau hub de GNL. Ces paradoxes s’expliquent par la politique volontariste d’un gouvernement qui a su valoriser la situation exceptionnelle de Singapour sur le détroit de Malacca, envisagé comme une ressource à part entière. En l’absence de marchés intérieurs, Singapour importe des hydrocarbures, en grande majorité depuis les pays du golfe Arabo-Persique, des Émirats arabes unis (22 %), de l’Arabie Saoudite (22 %), du Qatar (9 %) et du Koweït (7 %) pour les réexporter vers les marchés asiatiques : Malaisie (26 %), Australie (13 %), Chine (13 %), Hong Kong (11 %) ou encore Indonésie (8 %). Afin de garantir la sécurité de ses approvisionnements énergétiques, la Cité-État a relancé et approfondi depuis le début des années 2000 ses relations diplomatiques avec les pays du Proche et du Moyen-Orient. Singapour a ainsi conclu un accord de libre-échange avec le Conseil de coopération du Golfe (ratifié en en décembre 2008, il est entré en vigueur en septembre 2013), participe de façon active au Dialogue Asie-Moyen-Orient (AMED) inauguré en juin 2005 dans la cité-État et multiplie les projets de coopérations techniques.
Une situation de carrefour favorable aux activités de redistribution régionale
6Profitant de sa situation de carrefour des routes maritimes, Singapour est depuis la période britannique un centre de ravitaillement pour les navires en transit [Merican, 2007] : poste charbonnier au xixe siècle, il est désormais un des plus grands ports de soutage [1] au monde et une escale incontournable. Le volume de ses activités de services d’approvisionnement a plus que doublé en moins de dix ans, passant de 18,6 millions de tonnes en 2000 à 42,5 millions en 2013. Une fonction soutenue par une politique gouvernementale très active et qui explique pourquoi ni la Malaisie ni l’Indonésie ne sont parvenues à s’imposer dans ce secteur : des facilités fiscales ont attiré de très nombreux opérateurs de soutage et surtout le recours à des sociétés de contrôle permet d’éviter les tentations de fraudes sur la qualité des produits ainsi que sur les quantités livrées, des problèmes fréquemment rencontrés dans ce secteur. Singapour exerce également une fonction de stockage et de redistribution de pétrole pour l’ensemble de l’Asie orientale. En plus de ces raffineries qui disposent d’une capacité de stockage de 88 millions de barils, des unités de stockage gérées par des opérateurs indépendants se sont multipliées ces dernières années. Singapour attire les principaux leaders de ce secteur : Royal Vopak (Pays-Bas), Oil Tanking (Allemagne), Horizon (Émirats arabes unis) et Hin Leong (Chine). La présence de ces stockeurs indépendants contribue indéniablement à renforcer l’attractivité du hub pétrolier singapourien en fournissant des services à des clients très variés (raffineurs, traders, chimiquiers) et en offrant une gamme de produits divers (bruts, raffinés, produits chimiques). En raison de son manque de disponibilités foncières, le gouvernement de Singapour opte désormais pour des structures de stockage innovantes. Le Jurong Rock Caverne, une caverne de stockage située sous l’île de Jurong et inaugurée en 2014, est la première zone de stockage d’hydrocarbures liquides d’Asie du Sud-Est à être construite sous la terre. Pour libérer des terrains, il est également envisagé de multiplier le recours à des plateformes de stockage en mer (Very large floating structures, VLFS).
7Singapour est également un pivot énergétique régional : avec une capacité de raffinage de 1,4 million de barils par jour, alimentée par 4 raffineries, c’est le 3e centre de raffinage de pétrole après Houston et Rotterdam. Au lendemain des indépendances dans les années 1960, sa situation et l’absence d’une compagnie nationale pétrolière, comme en Indonésie ou en Malaisie, attirent les entreprises pétrolières qui y voient la possibilité de s’y implanter en détenant 100 % des investissements. La croissance de la consommation régionale, la situation de Singapour à mi-chemin entre le Moyen-Orient et l’Asie du Sud-Est compensent ainsi l’absence de ressources naturelles de la cité-État. Après les crises énergétiques de 1973 et 1979, le rôle de Singapour se renforce même car, souhaitant sortir de la dépendance de l’approvisionnement du golfe Arabo-Persique, les multinationales pétrolières sont attirées par un lieu situé au cœur des ressources importantes du monde malais (Malaisie, Brunei et Indonésie). Dans les années 1970, Singapour devient ainsi le principal hub des compagnies pétrolières opérant en Indonésie.
Jurong Island : un espace entièrement construit pour les activités pétrochimiques
8L’île de Jurong, 32 km², sur laquelle est concentrée l’industrie pétrochimique de Singapour est l’un des plus grands complexes de ce type au monde. Elle ne rassemble pas moins d’une centaine d’entreprises employant 25 000 personnes dont la plupart sont des leaders de leur secteur : British Petroleum, DuPont, Exxon Mobil, Mitsui Chemicals, Shell ou encore Sumitomo Chemical. Le paysage de l’île est fait entièrement de terminaux, de quais et de bassins spécialisés dans le déchargement et le chargement d’hydrocarbures, de cuves de stockage de toutes tailles, de raffineries hérissées de cheminées et de torchères, de vapocraqueurs et d’usines pétrochimiques reliées entre elles par un réseau de tubes ; côté mer, des méthaniers et des tankers patientent dans le chenal d’accès menant au terminal en eaux profondes. Lorsque la Jurong Industrial Estate (JIE) est créée en 1968, le gouvernement singapourien lui fixe pour objectif d’aider la cité-État à passer du statut d’entrepôt à celui de centre industriel. Cette politique vise à résorber le chômage et à trouver un nouveau souffle de croissance après le départ des Britanniques. L’objectif est notamment de créer des pôles de croissance reposant sur une activité motrice exerçant des effets d’entraînement auprès d’unités subordonnées. Dès les années 1970, le JIE envisage l’industrie du raffinage comme une industrie industrialisante, capable de stimuler d’importantes activités induites. Cette spécialisation dans l’industrie pétrolière a permis de développer des filières non seulement en aval (industries pétrochimiques) mais aussi en amont. Singapour compte de nombreux fabricants et distributeurs d’équipements de pétrole et de gaz. La cité-État est ainsi le principal producteur mondial d’équipements offshore telle la construction de plateformes pétrolières ou la conversion de pétroliers en unités flottantes de production, de stockage et de déchargement (FPSO, Floating production storage and offloading).
Singapour : centre d’un hub énergétique transfrontalier
Singapour : centre d’un hub énergétique transfrontalier
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9Afin d’accueillir les installations pétrolières et les industries pétrochimiques, tout en les tenant à l’écart du centre-ville et des banlieues dortoirs, le littoral sud-ouest et ses îles adjacentes ont été totalement remaniés [De Koninck, 2017] : disparition d’îles suite à des regroupements, création d’îles nouvelles et nombreuses opérations de remblaiement. L’exemple de Jurong Island montre à quel point les hydrocarbures sont de puissants vecteurs de transformation des territoires. L’île, intégrée et dédiée à l’économie mondialisée, a été entièrement construite pour accueillir les activités énergétiques de la cité-État. Les infrastructures ont ainsi également été pensées afin de réaliser des économies d’échelle et de favoriser les relations entre les industries pétrochimiques et les centres de formation et de recherche. Elle fonctionne comme un pôle de compétitivité (un cluster). Les entreprises peuvent acheter et vendre leurs matières premières et leurs produits aux autres entreprises de l’île sans aucune restriction ni obstacle législatif. Afin de réduire les coûts, le corridor d’oléoducs de l’île est pensé pour desservir l’ensemble des entreprises et les relier entre elles. De même, les besoins autres qu’industriels sont externalisés auprès d’entreprises spécialisées qui fournissent des services à l’ensemble du parc industriel : générateurs de vapeur et d’électricité, distribution d’eau froide ou déminéralisée, d’hydrogène, traitement de déchets, entreposage, services de sécurité (systèmes de sécurité biométrique sur l’ensemble de l’île) et d’urgence (2 casernes de pompiers). La dernière étape de ce cluster est la création de deux couloirs de production industrielle et de haute technologie très spécialisée. Le premier, le parc chimique du sud-ouest de l’île, est consacré aux industries de production de caoutchoucs synthétiques. Le second, à l’autre extrémité de l’île, est dédié à la production d’oxyde d’éthylène de haute pureté (HPEO). Notons enfin que ce ne sont pas des petites et moyennes entreprises qui ont impulsé le fonctionnement de ce pôle de compétitivité mais les plus grandes firmes européennes, américaines et japonaises du secteur pétrochimique.
L’émergence d’un hub de gaz naturel liquéfié ?
10Face à la demande croissante de GNL en Asie, et fort du succès de son secteur pétrolier, le gouvernement singapourien ambitionne depuis le début des années 2010 de devenir une plaque tournante régionale du GNL [Oudjida, 2019] et de capter à son profit les flux de GNL qui transitent par le détroit (2/3 des flux mondiaux de GNL). Son orientation vers le GNL a débuté par des considérations intérieures. Depuis le début des années 2000, la cité-État a progressivement remplacé le pétrole par le gaz pour son approvisionnement énergétique. Le but de cette réorientation était de diversifier les sources énergétiques, de réduire les coûts de l’énergie et de diminuer les émissions de gaz à effet de serre. En 2014, le gaz contribue à 80 % de la production d’électricité du pays. Avant la construction d’un terminal GNL, Singapour importait la totalité de son gaz naturel par gazoducs provenant des gisements indonésiens (70 %) de Sumatra et de West Natuna et des gisements malaisiens (30 %). Les contrats avec l’Indonésie et la Malaisie arrivant à échéance respectivement en 2018 et 2020 et pour sortir de cette situation de dépendance et sécuriser ses approvisionnements, Singapour a fait le choix du GNL [2].
11Le premier terminal de GNL, situé sur l’île de Jurong, a débuté sa mise en service commerciale en mai 2013. Développé par Singapore LNG et construit sur 30 ha, ce terminal est conçu dès le départ pour être une plateforme d’importation et de réexportation. Il est le premier d’Asie à être à double usage et à pouvoir opérer aussi bien des opérations de liquéfaction que de regazéification. Un système « hub and spoke [3] » s’est mis en place entre Singapour et les ports d’Asie du Sud-Est qui ne disposent pas de terminaux adéquats pour accueillir les plus grands méthaniers. Ce lien devrait se renforcer avec la construction d’une douzaine de terminaux prévus en Asie du Sud-Est. D’ailleurs, du fait de la forte augmentation de la demande de GNL en Asie du Sud-Est, le gouvernement de Singapour planifie la construction d’un second terminal qui devrait être opérationnel en 2020. Son objectif est aussi de devenir un nouveau pôle de transaction du gaz, d’être le « Henry Hub » [4] de l’Asie. La mise en place de ce système devrait profiter de la disponibilité de plus en plus grande du gaz avec l’émergence de nouvelles sources d’approvisionnement : États-Unis avec qui Singapour possède un accord de libre-échange, Afrique de l’Est ou encore Australie. La cité-État doit cependant faire face à deux obstacles, l’un interne, l’autre externe, avant de s’imposer comme une nouvelle plaque tournante commerciale du gaz dans la région. La taille modeste de son marché intérieur pourrait être un handicap car il n’incite pas à la création d’un centre de transactions et à des importations massives. Par ailleurs, Singapour n’est pas le seul pays à ambitionner ce statut de hub régional de GNL : le Japon, la Corée du Sud et la Chine, trois gros importateurs de GNL, mais aussi la Malaisie sont sur les rangs. La plupart des analystes spécialisés dans l’énergie affirment néanmoins que, comme en Europe, l’Asie devrait voir émerger plusieurs pôles, notamment au côté de Singapour, ceux de Shanghai et de Tokyo qui pourront coexister.
La côte ouest de la péninsule malaise : d’une zone de consommation à un pôle énergétique émergent cherchant à concurrencer Singapour
12À la différence de Singapour, la Malaisie est un important producteur d’hydrocarbures : en 2016, ces derniers participent à hauteur de 16,6 % du PIB et contribuent à 31,2 % des recettes de l’État fédéral (jusqu’à 40 % en 2008 contre seulement 7,8 % en 1975). Cependant, la Malaisie, comme l’Indonésie, doit désormais faire face à une baisse de sa production en hydrocarbures, notamment en pétrole dont le pic de production a été atteint en 2003, tandis que la consommation intérieure est en forte hausse : la demande énergétique a augmenté de 80 % entre 2000 et 2013. Le pays est ainsi devenu un importateur net de pétrole depuis 2013.
Dissociation entre zones de production et de consommation en Malaisie
13Les ressources en hydrocarbures ne sont nullement sur la côte ouest de la péninsule s’ouvrant sur le détroit de Malacca mais sur sa côte est et dans la partie insulaire du pays. Les réserves de gaz et de pétrole sont ainsi concentrées dans des zones reculées et éloignées des espaces de forte consommation de la péninsule malaise. De ce fait, le marché malaisien énergétique est divisé en deux sous-ensembles. Les productions offshore situées au large la côte est de la péninsule malaise dans les États du Terengganu et du Kelantan, approvisionnent essentiellement le marché intérieur. En revanche, les productions offshore au large du Sabah et du Sarawak, deux États où la demande locale est très modeste, sont majoritairement exportées sur le marché mondial [EIA, 2017]. Cette dissociation spatiale entre zones de production et de consommation explique pourquoi la Malaisie est à la fois pays exportateur et importateur d’hydrocarbures. Et surtout, la côte ouest de la péninsule qui ne dispose d’aucune ressource en hydrocarbures concentre les plus grandes raffineries du pays. Après avoir été dépendante pendant des années des capacités de raffinage de Singapour, la Malaisie a investi depuis deux décennies dans la construction de ses propres raffineries, notamment à Malacca et à Port Dickson, alimentées par du pétrole provenant pour moitié du Moyen-Orient. Par ailleurs, pour faire face à la croissance des besoins intérieurs en gaz, Petronas, la compagnie pétrolière nationale, finance des terminaux de regazéification s’approvisionnant directement sur le marché mondial : pour assurer la régularité des flux d’approvisionnement, le terminal méthanier de Malacca bénéficie d’un accord signé en 2011 entre la Malaisie et le Qatar. Les autres terminaux de regazéification prévus sur la côte ouest de la péninsule se situent à Pengerang dans l’État de Johor et à Lumut dans l’État du Perak. Enfin, la stratégie de Petronas est d’exporter du pétrole brut de très grande qualité vers les marchés asiatiques mais d’importer à l’inverse du pétrole brut à bas coût pour alimenter les raffineries et le marché intérieur du pays. La proximité du détroit de Malacca permet donc de fournir en hydrocarbures le marché en croissance de la péninsule malaise tandis que les ressources du Sabah et du Sarawak sont directement exportées vers le marché d’Asie orientale. Pendant longtemps, le détroit n’a ainsi été envisagé que comme une source secondaire d’approvisionnement en hydrocarbures venant compenser la dissociation spatiale entre les zones de production et de consommation.
Reproduire le modèle de l’île de Jurong dans l’État de Johor
14Pour accélérer la croissance économique, le gouvernement de Najib Razak (Premier ministre de 2009 à 2018) a lancé en juin 2010 le Programme de transformation économique (ETP). L’ETP a pour objectif de promouvoir l’innovation et les gains de productivité en faisant émerger un nouveau modèle économique (NEM). Parmi les douze secteurs d’activité (National Key Economic Areas, NKEA) identifiés comme les moteurs de la croissance du pays, le secteur de l’énergie figure en première position : l’objectif est de faire de la Malaisie le premier hub de pétrole et de gaz de la zone Asie-Pacifique. Pour encadrer ce projet ambitieux, le gouvernement a fondé en avril 2011 la Malaysian Petroleum Resources Corporation (MPRC), une agence placée directement sous le contrôle du Premier ministre. Le projet phare du MPRC est la création d’un hub énergétique dans le sud de l’État de Johor, à la frontière de Singapour. Le projet, très similaire à celui mis en œuvre par Singapour sur l’île de Jurong, se décline en deux temps : développer les capacités de stockage puis créer un complexe pétrolier intégré. Profitant des limites et de la saturation de Singapour en une période de croissance continue de la demande de stockage, le gouvernement malaisien a décidé de se lancer à son tour dans ce secteur et de construire près de 10 millions de m3 de stockage en concentrant les investissements sur trois espaces : Tanjung Langsat, situé à 42 miles marins au nord de l’île de Jurong et à proximité de la zone industrielle malaisienne de Pasir Gudang ; Tanjun Bin et Pengerang situés tous deux à 15 miles marins à l’ouest de l’île de Jurong et offrant les mêmes prestations que les terminaux de l’île de Jurong mais pour des coûts nettement moins élevés : frais portuaires inférieurs de 60 %, de stockage de 20 % et nombreuses propositions de rabais pour les contrats de stockage à long terme. Le changement de stratégie du gouvernement malaisien est donc bien de capter à son avantage les flux qui transitent dans le détroit de Malacca : jusqu’à présent en effet, les principales capacités de stockage de la péninsule se situaient uniquement sur la côte est, à proximité des champs en exploitation.
15Cette nouvelle politique passe également par le développement plus systématique des filières en aval de la production pétrolière. Le complexe pétrolier intégré de Pengerang (PIPC), connu dans un premier temps sous le nom de Rapid (Refinery and petrochimical intregrated development), est conçu autour du terminal en eaux profondes de Pengerang. Piloté par Petronas qui doit y investir 11,5 milliards d’euros, le PIPC sera implanté sur un site de 2 500 ha et devrait inclure une raffinerie de pétrole de 300 000 barils par jour, des craqueurs de naphta et un complexe pétrochimique produisant une gamme variée de produits allant du caoutchouc synthétique aux polymères de haute performance [Rahman, 2018]. Les marchés ciblés sont ceux des produits de grande consommation mais aussi de la pharmacie et de l’automobile. Le projet, évoqué dès 2011, devait être opérationnel fin 2016. Mais, suite à la chute des prix du pétrole brut depuis 2014, le gouvernement a décidé de repousser le démarrage du complexe à mi-2020 avec dans un premier temps uniquement la mise en service de la raffinerie. Comme sur l’île de Jurong, les infrastructures devraient être mutualisées afin de diminuer les coûts et favoriser l’émergence d’une synergie entre les entreprises.
16La perception de ce projet n’est cependant pas la même entre le gouvernement de l’État de Johor et celui du gouvernement fédéral : si le premier souhaite mettre en place des liens de complémentarité avec le pôle pétrochimique de Jurong, le second en revanche affirme sans détour l’ambition de faire du sud-ouest de Johor un nouveau pôle énergétique entrant en concurrence avec celui déjà existant de Singapour. L’avantage comparatif du PIPC est de disposer d’une disponibilité foncière trois fois supérieure à celle de l’île de Jurong. Cependant, plusieurs analystes, et notamment ceux du MIDF (Malaysian Industrial Development Finance), soulignent les difficultés auxquelles est confrontée la Malaisie pour développer les filières en amont de l’industrie pétrolière et gazière. Les principales sont l’absence de main-d’œuvre qualifiée et de centres de recherche et de développement dans ce secteur. Par ailleurs, attirer dans la région de Pengerang des experts étrangers nécessiterait au préalable de construire des infrastructures d’accueil de niveau international. À la différence de la partie occidentale du Johor [Fau, 2015], qui a bénéficié de nombreux investissements immobiliers, la côte orientale est faiblement urbanisée et n’est même pas en mesure de loger l’ensemble des salariés travaillant sur le site du PIPC. Dans la périphérie de Sungai Rengit, la ville la plus proche du site, la main-d’œuvre étrangère habite dans des logements de fortune faits de morceaux de conteneurs et de matériaux de récupération. Quant à Pengerang, elle bénéficiait, avant l’arrivée du projet PIPC, du statut de destination spécialisée dans un écotourisme valorisant de paisibles villages de pêcheurs, ses restaurants de fruits de mer et ses littoraux où il est encore possible d’apercevoir des dugongs. Les seuls logements de niveau international sont les hôtels luxueux du centre touristique de Desaru, situé à une heure du site, et où résident actuellement les expatriés. Pour pallier ce déficit, l’État finance prioritairement le développement et l’amélioration des routes, préalables nécessaires pour attirer des promoteurs immobiliers. La question qui se pose est donc de savoir si dans les années à venir le PIPC, au lieu de vouloir concurrencer Singapour, ne sera pas davantage amené à jouer la carte de la complémentarité avec la cité-État afin de créer un hub énergétique transfrontalier. La question se pose d’autant plus que les îles indonésiennes de Riau, situées en sentinelles à l’entrée sud du détroit de Malacca et à quelques encablures de Singapour, pourraient également devenir un nouveau pôle pétrolier.
Sumatra en Indonésie : un intérêt tardif pour les flux d’hydrocarbures en transit
17À l’instar de la Malaisie, l’Indonésie est un important producteur d’hydrocarbures. Elle est le quatrième exportateur mondial de GNL après le Qatar, la Malaisie et l’Australie, et ses réserves prouvées de pétrole s’élèvent à 3,7 milliards de barils, soit en troisième position en Asie du Sud-Est après celles de la Malaisie et du Viêt Nam. Le secteur énergétique (électricité incluse) contribue à 15,6 % du PNB en 2017, une part à peu près constante depuis 2005. Il pèse également pour un cinquième des marchandises exportées et pour un quart des revenus de l’État.
La côte est de Sumatra : une zone de production ancienne en déclin
18Le nord-ouest de Sumatra était une zone riche en pétrole et en gaz. La première découverte de pétrole date de 1882 avec la mise en exploitation du champ de Telaga Said dans l’actuelle province nord de Sumatra. Dans les années 1940, l’entreprise américaine Caltex (California Texas Oil Company) découvre les champs de Duri et de Minas. Dans le secteur du gaz, le seul champ de première importance, aussi bien à l’échelle de Sumatra qu’à celle de l’Indonésie, se situe à Arun, situé dans la province d’Aceh à une trentaine de kilomètres de la ville de Lhokseumawe et découvert en 1971. Le développement du projet Arun, construction d’une usine de liquéfaction, d’un port et même de méthaniers adaptés à la traversée du détroit de Malacca, est entièrement contrôlé par des entreprises japonaises. Cet approvisionnement en GNL à mi-chemin du Moyen-Orient permet au Japon de diversifier et de sécuriser ses achats énergétiques. Le détroit est ainsi envisagé uniquement comme axe d’exportation. Opérationnelle pendant plus de 30 ans, Pt Arun, longtemps l’une des plus grandes entreprises de liquéfaction du monde, s’est arrêtée le 14 octobre 2014 suite au déclin de la production lié à l’épuisement du gisement. Au lieu de laisser le site se transformer en friche industrielle, le gouvernement a eu l’idée de le reconvertir en adaptant ses installations à l’importation de GNL [Purba, 2013]. L’entreprise Pt Arun est programmée pour devenir un nouveau centre de redistribution de gaz alimentant les centrales électriques et les industries du nord de Sumatra. Pourtant bien placée pour recevoir un approvisionnement international, Pt Arun n’est desservie pour l’instant que par les champs de gaz indonésiens et notamment par ceux de Tangguh en Papouasie orientale et de Badak à Kalimantan Est. Ainsi, que ce soit pour les importations ou les exportations, le marché du gaz indonésien se restructure à l’échelle de son territoire national sans tenir compte des flux de GNL qui transitent pourtant par le détroit de Malacca.
Les îles de l’archipel Riau : renouer avec les anciennes ambitions pétrolières
19Dès les années 1970, le gouvernement indonésien envisageait de transformer l’île en une base logistique et opérationnelle pour l’exploration, l’exploitation et la transformation pétrolières [Nur, 1997]. Son objectif était également de concurrencer directement Singapour et de reproduire sur l’île de Batam la stratégie de développement de l’industrie pétrolière mise en place sur l’île de Jurong. Le décret présidentiel n° 41 de 1973 accorde à Batam le statut de zone industrielle et Pertamina, la compagnie pétrolière nationale, passe des accords avec des sociétés pétrolières étrangères afin d’aménager des infrastructures adéquates. Le projet initial intègre la construction d’un terminal apte à accueillir les plus gros pétroliers de l’époque, des unités de stockage et même une raffinerie en lien avec une zone industrielle spécialisée dans la pétrochimie. Il est finalement abandonné en 1974 suite à la crise financière de la Pertamina [5] et l’implication de son président dans des affaires de corruption.
20Les ambitions pétrolières de Batam renaissent au début des années 2010 avec un projet d’investissements chinois. En 2011, Sinopec, un groupe pétrolier et chimique chinois, créé en 1998 et à la 3e place mondiale des plus grosses entreprises pétrolières en termes de capitaux, décide d’investir 850 millions de dollars pour la construction sur l’île de Batam d’une vaste unité de stockage pétrolier ; sa capacité devrait être de 16 millions de barils de pétrole brut et raffiné ; elle serait ainsi supérieure à celle financée par un autre groupe pétrolier chinois, China National Petroleum Corporation, qui dispose d’une unité de stockage de 14 millions de barils sur l’île de Jurong. Sinopec envisage également de bâtir une raffinerie et un complexe pétrochimique. Son objectif n’est pas de sécuriser l’approvisionnement de la Chine mais de s’imposer, face à Singapour, sur le marché énergétique en pleine croissance de l’Asie du Sud-Est. Dans un premier temps, il vise uniquement le marché indonésien dont 40 % des besoins en pétrole sont désormais importés et dont les capacités de raffinage sont inférieures à la demande. Dans un second temps, le centre pétrolier de Batam devrait soutenir les activités de Sinopec à Singapour afin de conquérir les autres marchés asiatiques. En juin 2015, Sinopec a cependant annoncé un retard dans la livraison du projet en raison de la chute des prix du pétrole et de la concurrence des nouvelles unités de stockage en Malaisie. Même si le projet peine à redémarrer pour des raisons de conflits internes à l’entreprise, il souligne l’intérêt croissant du secteur pétrolier pour les îles Riau. D’autres investisseurs se montrent en effet de plus en plus intéressés, comme la compagnie nationale d’Azerbaïdjan (SOCAR) qui projette la construction à Batam d’une raffinerie de 600 000 barils par jour alimentée directement par du pétrole d’Azerbaïdjan. L’allemand Oiltanking, le deuxième plus important stockeur mondial de produits pétroliers, chimiques et gaziers, a également lancé la construction d’un terminal pétrolier sur l’île de Karimun. Cette île, proche de l’île de Jurong, offre des conditions nautiques très favorables qui permettent aux super pétroliers d’accoster sans difficulté l’un des quatre quais construits. Dans sa phase initiale, les capacités de stockage prévues sont de 760 000 m3 mais la forte disponibilité foncière sur l’île permet d’envisager une expansion supplémentaire du terminal.
Vers la création d’un hub énergétique transfrontalier ?
21Les trois pays riverains du détroit ont inégalement profité des flux énergétiques en transit. Singapour, ne disposant pas de ressources énergétiques et étant complètement dépendante des importations, a su valoriser sa situation et en faire un avantage comparatif. La cité-État est sans conteste un État transit « impliqué ». L’Indonésie et la Malaisie qui disposent quant à elles d’importantes ressources en hydrocarbures, envisagent le détroit soit comme un moyen d’exporter les ressources locales, soit comme une source d’approvisionnement pour compenser l’inégale répartition des hydrocarbures. Le déclin de leur production en hydrocarbures, la forte croissance de la demande asiatique en énergie ainsi que l’exemple de réussite de Singapour comme hub énergétique incitent cependant les gouvernements indonésien et malaisien à repenser le rôle du détroit. Tous deux souhaitent désormais profiter de leur localisation au cœur des flux énergétiques mondiaux pour capter les flux en transit et insérer davantage les rives du détroit de Malacca dans le marché énergétique mondial, soit en développant les activités de stockage (Indonésie, Malaisie), soit en s’orientant vers la création de complexes pétrochimiques (Malaisie). Si l’Indonésie est encore un État transit « novice », à l’inverse la Malaisie est un État transit « émergent » dans le secteur de l’énergie.
22Dans ce contexte, il est envisageable de voir émerger à l’entrée sud du détroit de Malacca un hub énergétique transfrontalier. La cité-État de Singapour se heurte de plus en plus à un manque de disponibilités foncières pour poursuivre ses activités, notamment celles de stockage des hydrocarbures, et à la saturation de ses terminaux pétroliers en raison de la croissance de la demande qui entraîne des encombrements et un temps d’attente toujours plus important. Ses voisins indonésien et malaisien ont su saisir cette nouvelle opportunité et développer à leur tour des unités de stockage. Ils concurrencent ou plutôt complètent directement Singapour en misant sur leurs disponibilités foncières et en proposant de nombreuses incitations fiscales. En dépit de cette nouvelle stratégie, la cité-État demeure l’emplacement préféré des entreprises de soutage. Une coopération entre les trois États permettrait de gagner la confiance des stockeurs, de développer les complémentarités et d’imposer le triangle énergétique Singapour-Johor-île de Riau comme le premier centre mondial du soutage, dépassant en 2015 la plaque tournante pétrolière européenne dite ARA pour Amsterdam-Rotterdam-Anvers (23 millions de m3 de capacité de stockage contre 21). Les stockeurs indépendants sont d’ailleurs les mêmes à Singapour et en Malaisie : Vopak, le plus important stockeur de Singapour où il dispose de quatre terminaux opérationnels, est le principal investisseur du terminal de Pengerang.
23Par ailleurs, l’ambition singapourienne de s’imposer en Asie comme un nouveau hub du GNL est freinée par l’étroitesse de son marché intérieur. La création d’un hub transfrontalier permettrait des importations massives de GNL, ce qui permettrait de réduire les coûts, de pouvoir intervenir directement sur les prix, voire de parvenir à imposer un prix de référence. La solution est d’autant plus envisagée que la société Platts, qui fixe les prix du pétrole (prix FAB) et est reconnue comme référence sur le marché mondial de l’énergie, intègre dans ses calculs les terminaux de Singapour et de Malaisie (Pasur Gudang, Tanjung Langsat, Tanjung Bin) et évoque un prix commun pour le « hub du détroit » [6] depuis le 1er juillet 2015 ; une fois les terminaux indonésiens construits, ils seront également intégrés dans ce prix « FOB Straits ». Cette évolution devrait être directement soutenue par la croissance de la demande en GNL du marché sud-est asiatique : l’Agence internationale de l’énergie (AEI) y prévoit la construction d’une douzaine de terminaux méthaniers et la montée de la concurrence régionale. Créer ce hub transfrontalier serait enfin un bon moyen de contrer les ambitions du Qatar, des Émirats arabes unis, mais aussi de la Chine et du Japon ou encore de la Corée du Sud qui ont tous affirmé leur volonté de s’imposer comme de nouveaux centres GNL.
Conclusion : concilier développement économique et protection environnementale
24En permettant une meilleure redistribution des dividendes liés à l’exploitation des flux d’hydrocarbures en transit, la création d’un hub transfrontalier pourrait également inciter Singapour, l’Indonésie et la Malaisie à davantage coopérer pour protéger l’écosystème marin vulnérable et fragile du détroit de Malacca [Fau, 2018]. Certes, depuis les années 1970, les trois États riverains gèrent et sécurisent le détroit (mise en place de couloirs de navigation, de systèmes d’aides à la navigation et signalement obligatoire des navires en transit ou encore d’autoroutes maritimes), mais ils pourraient être amenés à davantage encadrer le transit maritime du fait de l’intensification des trafics maritimes et des risques inhérents. En janvier 2016, les trois États côtiers ont ainsi ratifié l’ensemble des annexes de la convention internationale pour la prévention de la pollution par les navires, dite convention Marpol (acronyme de l’anglais marine pollution). Cette ratification commune ouvre la possibilité de demander le classement du détroit de Malacca en « zone spéciale », un statut permettant d’interdire à tout navire de rejeter en mer des hydrocarbures tant qu’il se trouve dans cette zone. Les États riverains envisagent également le classement du détroit en zones d’émissions contrôlées dites ECA (Emissions control area) ; des zones où les navires sont soumis à une législation plus stricte concernant l’émission de gaz, notamment celle d’oxyde de soufre responsable de l’acidification des eaux marines et de la destruction des mangroves. Ce classement obligerait les navires en transit à opter pour le gaz naturel liquéfié (GNL) comme carburant marin. Il permettrait ainsi de protéger l’environnement du détroit tout en favorisant l’émergence du hub transfrontalier de GNL englobant les terminaux méthaniers de Singapour et de la Malaisie. Faire ce choix, permettant de concilier préoccupations environnementales et économiques, pourrait être la première étape d’un nouveau système de coopération se réorientant vers une politique globale de gestion intégrée de l’écosystème marin du détroit.
Bibliographie
Bibliographie
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Notes
-
[1]
Vente de combustible aux navires ou bunkering en anglais.
-
[2]
Le 29 juin 2004, 30 % du territoire singapourien ont été plongés dans le noir pendant près de deux heures à la suite d’un dysfonctionnement dans la réception du gaz provenant d’Indonésie.
-
[3]
Un hub est un noyau pivot d’un système de transport. Le système « hub and spoke », signifiant moyeu et rayons, décrit un réseau en étoile où l’ensemble des différentes lignes, assimilées à des rayons, convergent vers un point, ou moyeu.
-
[4]
Le « Henry Hub », situé en Louisiane, est un important hub d’échange de gaz acheminé par gazoduc. Le prix Henry Hub est utilisé comme référence pour le prix du gaz naturel en Amérique du Nord.
-
[5]
Une crise liée à une gestion hasardeuse et à des investissements disproportionnés par rapport aux possibilités de la société qui est endettée à hauteur de 2,5 millions de dollars en 1975 [Lerat, 1979, p. 5-21].
-
[6]
Le sud de la Malaisie fait partie du prix de référence de FAB de Singapour depuis janvier 2001, lorsque le port de Pasir Gudang est intégré comme point d’exportation pour conclure les transactions. Tanjung Bin et Tanjung Langsat sont intégrés dans ces calculs depuis décembre 2012.