Notes
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[2]
Cet article n’a pas pour objectif de proposer un état des lieux de l’immigration au Japon, déjà fait, notamment, par un remarquable numéro d’Hommes & migrations [Hammouche, Le Bail et Mori, 2013], mais de s’interroger sur ce point.
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[3]
Cette référence à la « croissance » que l’on peut faire remonter au « révéler la nature des choses » (kaibutsu) néoconfucéen des xviie et xviiie siècles remet en cause la théorie, notamment prônée par Gilbert Rist, selon laquelle l’idée de « croissance » serait par essence « occidentale » et qu’elle remonterait principalement à la doctrine Truman de 1949 [Pelletier, 2012].
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[4]
Les départements de Hokkaidô et d’Okinawa, que l’on peut considérer comme des « colonies intérieures », sont alors parfois considérés métagéographiquement comme gaichi, et leur mue en naichi s’effectue après 1945 pour le premier, et plus ou moins après 1972 pour le second.
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[5]
Le jus soli ne s’applique que dans le cas d’enfant né de parents inconnus, ou bien apatrides, ou bien de mère japonaise sans reconnaissance du père.
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[6]
Murazumi Mie parle même de l’« aversion japonaise pour la double nationalité » [Murazumi, 2000, p. 425].
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[7]
L’initiative est lancée par le prince Konoe Fumimaro (1891-1945), Premier ministre avant la guerre du Pacifique, financée par Ikeda Hayato (1899-1965), futur Premier ministre (1960- 1964), alors haut dirigeant de la Banque hypothécaire du Japon, et relayée par un dirigeant policier, Saka Nobuyoshi (1898-1991), qui se tourne alors vers les ultranationalistes proches des yakuzas, notamment Kodama Yoshio (1911-1984) et Sasakawa Ryô.ichi (1899-1995).
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[8]
La contraception chimique est prohibée, notamment à cause du lobby médical qui souhaite conserver les revenus des opérations d’IVG (interruption volontaire de grossesse).
1Depuis plusieurs décennies, le Japon connaît un phénomène d’immigration beaucoup moins important, sur le plan numérique, que tous les autres pays anciennement industrialisés. Sur le plan géographique, le constat est à nuancer car si, nationalement, le nombre de résidents étrangers (soit 2,5 millions de personnes en 2017) ne représente que 2 % de la population totale, il monte jusqu’à 15 % dans certaines cités industrielles (Toyota, Hamamatsu, Ôizumi...) ou dans l’arrondissement de Shinjuku à Tôkyô, induisant ainsi une certaine visibilité [Le Bail, 2011].
2Réduire la question de l’immigration au seul aspect de la présence d’étrangers serait passer toutefois à côté de l’essentiel. Car, au Japon comme dans d’autres pays, elle s’insère dans un cadre plus vaste organisé par « le plus froid des monstres froids » (Nietzsche) : l’État moderne. Sa biopolitique fait des immigrés une variable d’ajustement parmi les impératifs démographiques (natalité, mortalité), socioéconomiques (main-d’œuvre, famille) et politiques (citoyenneté, nationalité). Elle s’insère dans une conception idéologique de l’identité nationale [2].
La sociodicée géohistorique ou le récit géohistorique dominant et ses lacunes
3Bien que le Japon ait actuellement besoin de main-d’œuvre et de jeunesse face à un vieillissement démographique accéléré (un quart de la population est âgé de soixante-cinq ans ou plus en 2015, un tiers prévu en 2035), son gouvernement maintient une politique migratoire très restrictive. L’un de ses motifs est la défense de l’identité nationale, via plusieurs arguments.
4Non seulement il serait difficile de cohabiter avec des Japonais au sein d’une socioculture réputée complexe ou impénétrable, mais toute intégration serait aussi susceptible d’affaiblir cette identité nationale, laquelle, justement, aurait été préservée grâce à une faible immigration. Ce discours est puissant, peu contesté par la population, relayé par les observateurs étrangers, mais il repose sur une sociodicée réécrivant à sa façon l’histoire et la géographie.
5Rappelons que le Japon était un empire. Et cela pendant trois quarts de siècle, de 1879 à 1945, vers le nord (Hokkaidô, Sakhaline), l’ouest (Corée, Mandchourie) et le sud (Taïwan, Micronésie). Le Japon contemporain fut donc en contact étroit avec d’autres peuples. Il a également connu, dans ce cadre-là et au-delà, des phénomènes d’émigration ou d’immigration, parfois amples, venant brouiller les discours simplistes sur la nationalité, l’identité nationale ou l’intégration. C’est ce que montrent deux exemples particuliers.
6D’abord, entre avril 1948 et mai 1949, la révolte des habitants de l’île coréenne de Cheju, accusés de communisme quand bien même les idéaux anarchistes y sont très présents. Victimes d’une répression impitoyable menée par le régime coréen avant même la guerre qui déchire la péninsule (juin 1950-juillet 1953), vingt mille d’entre eux se réfugient au Japon. C’est à un moment où l’ancien code japonais de la nationalité et la réglementation sur les réfugiés sont encore en vigueur (cf. infra), ce qui complique leur situation et celle de leurs descendants jusqu’à nos jours : quel statut leur donner ?
7Ensuite, le cas des habitants de l’archipel Ogasawara. Ces îles historiquement inhabitées, véritables terrae nulliae, sont identifiées par les Européens (1543), puis par les autorités japonaises (1670, 1675), sous le nom de Munin (Bonin), qui les incorporent dans un fief (1735). À partir de 1824, elles sont à nouveau repérées par des baleiniers occidentaux et revendiquées par les Britanniques (1827). Des colons occidentaux et hawaïens s’y installent à partir 1846. Après l’expédition de Perry (1853), le shôgunat les revendique et les incorpore (1862), puis le nouveau régime de Meiji les rebaptise en « archipel Ogasawara » (1875). La colonisation par des Japonais y est encouragée. L’ensemble de ses habitants, occidentaux, hawaïens, japonais ou métis, sont admis comme des Japonais dès 1882, avant le code la nationalité et la loi de l’indigénat qui, la même année (1899), attribue aux aborigènes Ainu la nationalité japonaise.
8Ces deux épisodes, liés à une histoire coloniale et postcoloniale, montrent la complexité d’une conception ethnique de la japonité, contrairement à celle que soutient officieusement le pouvoir japonais au nom de la théorie de l’« unicité de l’ethnie japonaise » (Nihon tan.itsu minzoku-ron).
Le kokutai : la biopolitique du « corps pays »
9La constitution de l’Empire japonais est la conséquence de la construction d’un État-nation en miroir de ses homologues européens à partir de la révolution Meiji (1868), sur des bases modernistes et par des moyens probablement plus radicaux et autoritaires que dans n’importe quel pays européen à la même époque. L’objectif est de dissoudre les importantes différences régionales de l’archipel japonais afin de bâtir « un pays riche, une armée forte » (fukoku kyôhei) et d’« accroître la production et l’industrie » (shokusan kôgyô) [3]. Pour cela, il faut « révérer l’empereur, chasser les barbares » (sonnô jôi) au nom du principe « esprit japonais, techniques occidentales » (wakon yôsai).
10Un concept unifiant, lancé par les nativistes de l’école de Mito, est alors mobilisé par le pouvoir : le kokutai. Difficile à traduire, il est composé de deux syngtames : koku (que l’on peut également lire kuni) signifie le « pays », un peu comme en français, c’est-à-dire à la fois la contrée, l’État et la nation ; tai (que l’on peut également prononcer karada) signifie le « corps ». Mieux que l’expression d’« essence nationale », par laquelle il est généralement traduit, kokutai est donc le « corps-pays », voire le « corps national ».
11Il revêt une quadruple dimension : physique (l’enveloppe géographique qui correspond au territoire des habitants), charnelle (biologique, les personnes), spirituelle (les sentiments, les mœurs) et symbolique (l’enjeu qu’il constitue). En tant que « corps national », il se distingue ipso facto de tout « corps étranger », plaçant fatalement l’immigration dans une situation d’altérité radicale.
12Il prend également la forme idéologique de l’« État-famille » (kokka-kazoku) à partir de la fin du xixe siècle. Car, selon le rescrit impérial sur l’éducation (Kyôiku chokugo engi) de 1892, l’État (kokka) – soit la « maison (ka/ie) du pays (koku/kuni) » – est une extension de la « maisonnée » (ie). L’empereur, « souverain du ciel » (tennô), y est considéré comme le « chef du foyer » (kachô), un père protégeant et commandant ses enfants.
13Les questions de la lignée et de la pureté se chevauchent à propos de l’identité nationale et de l’immigration. Anthropologiquement, la pureté et son opposé, la souillure, constituent deux adjuvants puissants au Japon, alimentés par le shintô et le bouddhisme. Elles interpellent le sang et la mort, donc ce qui relève de la sexualité (menstrues, accouchement) et de la vie (fécondité, natalité et mortalité) : éléments biopolitiques qu’il faut éviter ou contrôler. Le corps féminin, tout particulièrement, se trouve au centre des enjeux. Or la société japonaise contemporaine est dirigée par des hommes, à commencer par l’empereur.
14La question de la filiation est traitée d’emblée par le nouveau régime, dès 1872, car elle est essentielle pour deux raisons. D’une part, il s’agit de fixer la population japonaise par un état civil adapté. La loi dite Koseki-hô du 4 avril 1872 oblige donc les habitants à s’inscrire sur un « registre de foyer » (koseki) dans les mairies. Y sont mentionnés naissance, mariage, adoption, divorce et décès par « foyer » (ko, lu également to, soit la « porte » [de la maisonnée]), le tout sous la houlette d’un « chef de foyer » (koshu) [Chapman, 2011]. Le principe d’enregistrer la population existe déjà sous la féodalité avec ses quatre registres (statuts, religion, quartier, décès), mais, sous Meiji, trois nouveautés sont introduites ou, plutôt, deux nouveautés et demie.
15La première est la fusion de tous les registres, à ceci près (d’où le « demi ») que certaines catégories de population se voient attribuer une dénomination spécifique qui maintient une discrimination sociale. C’est le cas des parias requalifiés en « nouveaux plébéiens » (shin-heimin) depuis l’« édit abolissant le servage » (Senmin haishirei du 12 octobre 1871), ou encore des Ainu dont le patronyme est japonisé. La lignée est ensuite définie par un nom de famille, principe jusque-là réservé aux classes dominantes (aristocratie et stratocratie). Enfin, désormais, le seul « chef de famille » (koshu) reconnu est un homme, dont la lignée et l’héritage vont au fils aîné. Cette nouveauté agnatique balaie tous les autres systèmes existant au Japon selon les régions ou les classes, y compris d’ultimogéniture ou de succession féminine.
16Selon le préambule de la loi, « tous ceux qui ne sont pas enregistrés ou recensés ne peuvent pas recevoir la protection du gouvernement et se placent en dehors de la nation. Les gens doivent s’inscrire sur le registre familial » [Kondo, 2016, p. 2]. Seule l’inscription sur le koseki donne le droit à la citoyenneté et à la nationalité.
17La famille impériale, d’autre part, articule l’ensemble. Présentée comme une « lignée continue au cours de dix mille ans » (bansei ikkei), elle devient un élément de double supériorité. Interne : face aux autres familles japonaises qui ne peuvent se prévaloir d’une telle ancienneté reconnue par les récits mythologiques, commandités autrefois par la monarchie et admis comme des vérités historiques jusqu’en 1945 (Kojki de 712, Nihonshoki de 720). Externe : face aux pays étrangers qui ne peuvent se prévaloir d’un tel passé, à commencer par l’Empire chinois, mais aussi la Russie tsariste ou le Royaume-Uni victorien.
L’enveloppe géographique et anthropologique de la nationalité
18La conception moderne et juridique de la nationalité/citoyenneté japonaise se met en place au cours des années 1871-1899, au moment de la première étape de la territorialisation étatique moderne (création officielle du Bureau de la colonisation – Kaitakushi – en Hokkaidô, terre ainu, et intégration d’Okinawa la même année, soit 1879) et au début de la deuxième (colonisation de Taïwan en 1895). La Constitution du 11 avril 1889 instaure des « sujets du Japon » (Nihon shinmin) en insistant sur les devoirs envers l’empereur et l’État.
19L’enveloppe géographique du corps national est peu à peu définie en deux ensembles. Le Naichi (Terre intérieure, que l’on peut également appeler Métropole), correspond au territoire étatique japonais d’avant le traité de Shimonoseki de 1895. Les Gaichi (Terres extérieures) sont des colonies, au nombre de cinq. Les trois premières sont sous la souveraineté exclusive de l’État japonais : Taïwan (depuis 1895), Karafuto (partie méridionale de Sakhaline, depuis 1905) et la Corée (depuis 1910). Les deux dernières ont une souveraineté définie par des accords internationaux : le Nan.yô (la Micronésie, ex-colonie allemande passant sous mandat japonais en 1919) et le Kantoshu qui devient, par élargissement, le Manchukuo en 1933 [Matsunuma, 2016, p. 216] [4].
20Sous la féodalité, le statut d’étranger est conféré non pas sur des critères linguistiques ou religieux, mais par l’allégeance politique à telle ou telle couronne. S’y superpose la dualité, héritée de la Chine et du sinocentrisme, entre « civilisés et barbares » (kai.i), où le critère de civilisation repose sur l’adoption de l’écriture sinisée (idéographique) et de certains rites (mœurs, coutumes) [Rabut, 2010].
21La colonisation de Hokkaidô argue du principe de terra nullius (mushu no chi) grâce à l’ordonnance de régulation foncière (Jisho kisoku-rei) de 1872. Mais elle fait face à la présence aborigène : que faire des Ainu ? Deux lignes politiques s’opposent. L’une est favorable à l’intégration (assimilation par l’école et la langue japonaises), l’autre à l’extinction (la dépossession s’accompagne de maladies ou d’alcoolisme, on laisse mourir) [Clercq, 2017]. Les deux recherchent une légitimité savante : doit-on considérer les Ainu comme des ancêtres des Japonais, même lointains, ou bien comme une ethnie totalement à part ?
22Les théories s’affrontent sur un terrain d’autant plus tendu que, selon l’histoire officielle liée à la famille impériale, celle-ci a toujours été en lutte contre cette peuplade « barbare ». L’anthropologie physique est mobilisée au même moment où elle rencontre son heure de gloire en Europe. Pratiquement inconnue jusque-là au sein du monde sinisé, l’idée de « race » est ainsi introduite, et traduite par un terme signifiant « variété » (jinshu), comme pour une plante [Kowner et Demel, 2013]. Elle s’accompagne d’un social-darwinisme confondant supériorité raciale et niveau de civilisation, sur fond de « lutte pour l’existence » et « survie des plus adaptés ».
La sphère de coprospérité de la grande Asie orientale
La sphère de coprospérité de la grande Asie orientale
23Les manuels scolaires, imposés au sein d’une école désormais obligatoire, présentent les catégories raciales établies par les Européens. Même si certains rédacteurs, comme Fukuzawa Yukichi (1835-1901), proposent une approche en niveaux de civilisation, la confusion entre les deux registres est fréquente [Takezawa, 2015]. « Alors que la distinction conceptuelle entre race et ethnie semble assez claire, la littérature abonde en contre-exemples » à partir de la fin du xixe siècle [Weiner, 1995, p. 433]. Même un historien éminent, et influent, comme Kume Kunitake (1839-1931) mêle les considérations physiologiques et culturelles.
24La bipolarité traditionnelle entre « civilisés et barbares » se mâtine ainsi de racialisme. Le repli sur l’archipel japonais pendant deux siècles est considéré comme un facteur d’homogénéisation de la culture, de l’identité voire de la race elle-même selon le panachage de tel ou tel auteur. Inversement, la « réouverture du pays » (kaikoku) à partir de 1853 pose d’emblée, mais toujours sur le fond des traités inégaux et de la supériorité matérielle des Occidentaux, la question des nouveaux étrangers : que doit-on en faire, peut-on accepter les mariages mixtes et les métis ? Les concessions internationales imposent une présence étrangère sur le sol japonais, mais ne seraient-elles pas un moyen commode de la tenir à l’écart et de préserver le peuple sinon la race japonaise ?
25Le « mariage entre “insider” (naijin) et étranger (gaijin) » est autorisé en 1873, mais ce point qui est une concession envers les Occidentaux reste encore marginal. En revanche, la question de la « résidence mixte » (naichi zakkyo), mot à mot de la « cohabitation interne » mêlant Japonais et étrangers, suscite un virulent débat dans l’opinion publique et parmi les dirigeants à la fin du xixe siècle [Oguma, 2002, p. 16-30]. Pour les plus nationalistes, il faut défendre le Japon et son sol de l’empreinte étrangère, voire protéger les travailleurs d’une immigration qui serait davantage corvéable. Pour d’autres, relevant du courant libéral, l’abolition des traités permet un alignement sur les pays occidentaux, l’abandon des enclaves et de l’extraterritorialité, à condition que les étrangers résidant au Japon se plient à la loi japonaise. Ils l’emportent, et les « concessions internationales » (gaikokujin kyoryûchi) disparaissent en 1899, l’année même où est promulgué le code de nationalité.
L’affirmation ethnique et patriarcale de 1899
26Une décennie après la promulgation de la Constitution (1889), sont adoptées coup sur coup quatre mesures biopolitiques cruciales, définissant l’identité nationale et le rapport à l’immigration : le Code civil (1898), la première loi sur la nationalité, la première loi concernant le statut des Ainu et une ordonnance sur l’immigration (1899).
27Le Code civil définit la famille juridique en tant que « maisonnée » (ie) qui ne peut exister sans un « chef de foyer » (koshu) exerçant son « autorité » (koshu-ken) sur les autres membres. Il ne s’agit pas forcément du père, mais le rôle de celui-ci est renforcé selon un compromis entre un modèle patriarcal et un modèle conjugal intégrant la famille nucléaire, laquelle sera consacrée avec l’abolition du ie en 1946 [Konuma, 2011].
28La Loi sur la nationalité (Kokuseki-hô) du premier avril 1899, résultant de treize années de préparation, s’appuie sur le Code civil. Elle introduit le jus sanguinis a patre, autrement dit le droit du sang sur le mode patrilinéaire. Dans l’ancien système familial, ce n’était pas le « sang » qui comptait (pour reprendre l’archaïque quoique fausse conception de l’hérédité), mais le « nom », la lignée. Cela favorisait d’ailleurs l’adoption, notamment au sein de l’aristocratie imitée par les guerriers (autrefois) puis par la haute bourgeoisie [Lebra, 1989]. Mais, désormais, le refus du jus soli permet une ethnicisation patriarcale de la nationalité japonaise, tandis que la double nationalité est impossible [5].
29Ce choix est fondamental car, malgré la nouvelle loi de 1950 et sa modification en 1984 qui reconnaît la matrilinéarité, il structure encore l’identité officielle (juridique et politique) de l’être japonais. Son nom complet, qui est Kuni no koseki, fait explicitement référence au principe d’enregistrement de l’état civil de 1872 (koseki). « Le code de la nationalité de 1899 définit donc la qualité de national par une double appartenance à la famille et à l’État, le premier lien étant susceptible de contribuer à renforcer le second » [Gonon, 1995, p. 306].
30Il s’agit aussi de franchir une étape supplémentaire en intégrant les Ryûkyâns, les Ainu, et de traiter le cas des expatriés. Les hommes du département d’Okinawa sont désormais incorporables dans l’armée en 1898, alors que la conscription militaire est instaurée depuis le 28 décembre 1872. Les émigrés japonais, qui sont de plus en plus nombreux à la fin du xixe siècle, sont poussés à renoncer à la nationalité japonaise, bien qu’ils ne le puissent pas toujours en fonction du pays d’accueil, d’où des modifications ultérieures de la loi japonaise (1916, 1923) [Murazumi, 2000]. Quant à l’ordonnance sur l’immigration, elle entend réduire la possibilité d’une venue de Chinois.
31L’ancien système de la lignée, maintenu dans les mœurs et les esprits, est cependant déstabilisé par le caractère individualiste d’une société industrielle moderne faite de citoyens votant (suffrage universel masculin à partir de 1925, féminin à partir de décembre 1945), de travailleurs salariés et de conscrits (au lieu d’une classe de samurai). Le pouvoir impérial japonais est également pris dans une autre contradiction : avoir des colonies, certes, mais doit-on transformer les populations locales en Japonais ?
32L’archipélarité de la colonisation japonaise entraîne une déclinaison spatiotemporelle, donc différentielle, de cette problématique. La Loi de protection des anciens autochtones de Hokkaidô (Hokkaidô kyûdojin-hô) du 2 mars 1899 repose sur le principe de l’« assimilation » (dôka, mot à mot la « mêmisation »), via trois axes (sédentarisation par l’agriculture, instruction, assistance médicosociale). Elle accorde la nationalité japonaise aux Ainu [Clercq, 2017].
33La colonisation de Taïwan, à partir de 1895, sert de laboratoire partiel à celle de la Corée, tandis que deux logiques, en gros, s’affrontent [Matsunuma, 2016]. La première, différentialiste, cherche à faire de la colonie un territoire à part, distinct du Naichi, placé sous le contrôle tout-puissant du gouverneur général et de l’armée. La seconde, assimilationniste, vise à l’intégrer tôt au tard au Japon, donc à « étendre le Naichi » (Naichi enchô), donc à le japoniser, mais sous le contrôle de la Diète et du gouvernement central. Son mot d’ordre, qui s’amplifie à partir de 1937, de Naisen-ittai, soit « Japon-Corée, un corps » (ou, plus exactement, le Naichi, plus la Corée Chôsen abrégée en Sen, et tai, le corps), fait explicitement référence au kokutai [Caprio, 2009].
34La première vision, plus autoritaire, a la préférence des secteurs militaires, mais pas de tous, et elle prévoit parfois l’option de l’indépendance (tentative du Manchukuo), tandis que l’aile libérale et parlementariste soutient plutôt la seconde, y compris sous des aspects démocratiques. D’un côté, la conception de la nationalité et de l’ethnicité japonaises est restrictive, ethnique sinon raciste, tandis que, de l’autre, elle est extensible. Le paradoxe est que la conception restrictive, portée par les courants les plus ultras des militaires et des nationalistes, triomphera vraiment après 1945 au Japon même, délesté de ses colonies et donc de ses options possibles.
35La première vision l’emporte à Taïwan de 1896 à 1921. Mais elle ne concerne pas la Corée qui est régie par des lois spécifiques, ainsi que pour l’état civil et la citoyenneté. Puis, à partir de 1937, le gouvernement japonais renforce l’assimilation des Coréens, avec la politique dite de kôminka (« impérialisation des sujets ») puisqu’il a besoin de soldats, de prostituées et de travailleurs. Il prône donc la japonisation (langue, instruction), et autorise les Coréens à s’engager volontairement dans l’armée (1939) puis obligatoirement (1942).
36L’un des objectifs de la loi de 1899 vise aussi à empêcher les émigrants coréens qui partent vers la Mandchourie, de plus en plus nombreux (un million et demi en 1924), de prétendre à la nationalité japonaise. En revanche, les immigrés coréens résidant dans le Naichi, doivent s’inscrire sur le koseki, et, pour cela, japoniser leur patronyme. En 1944, ils obtiennent le droit de vote – qu’ils perdent lorsque le Japon recouvre sa souveraineté et qu’il édicte sa nouvelle loi sur la nationalité du 4 mai 1950.
37Celle-ci, conformément à la Constitution du 3 mai 1947 qui s’adresse aux « nationaux du Japon » (Nihon kokumin), maintient le principe du jus sanguinis. Elle maintient l’interdiction de la double nationalité, refus caractéristique d’une conception de l’identité nationale [6]. Dans la foulée, le 4 octobre 1951, est promu un décret sur le contrôle de l’immigration et les réfugiés [Chapman, 2011]. Toute « personne qui n’a pas la nationalité japonaise » y est désignée, dans sa traduction anglaise officielle, non pas sous le terme convenu, et convenable, de foreigner, mais de alien. Cette terminologie qui existait encore il y a peu de temps sur les panneaux des guichets d’immigration à l’aéroport international de Tôkyô, en dit long sur la mentalité des législateurs et des dirigeants japonais quant aux étrangers.
Lignée impériale et unicité raciale
38L’empereur, placé à la base de tout, doit donner l’exemple. Après une vingtaine d’années de tergiversations, son statut est défini par la Constitution de 1889 qui affirme le principe d’une « lignée ininterrompue et éternelle » de la dynastie impériale (bansei ikkei). La loi sur la Maison impériale, corollaire, consacre l’agnation en éliminant toute idée de succession féminine, malgré la dizaine de cas précédents dans l’histoire. La loi ultérieure du 16 janvier 1947 maintient la succession agnatique, avant même que ne soit promue la nouvelle Constitution de l’après-guerre qui sauve à la fois le système monarchique et la personne de l’empereur Hiro-Hito, exonéré de tout jugement pour sa participation belliciste.
39Le rescrit de 1892 considère l’empereur comme « chef de maisonnée » (kachô), instaurant un patriarcat qui domine concrètement et symboliquement l’épouse, la mère et la fille. À partir de la fin du xixe siècle, les femmes sont promues reproductrices de bons citoyens, soldats et travailleurs japonais, tandis qu’est discrètement aboli le concubinage impérial en 1924. Il s’agit, pour le pouvoir, de les restreindre au foyer et à l’éducation. Sont peu à peu remises en cause les quelques latitudes dont elles disposaient sous la féodalité, avec de grandes différences selon les régions et les classes sociales, en matière de famille (possibilité de divorce), de maternité (avortement) ou de sexualité (mœurs plus ou moins libres).
40Alors que les nouveaux penseurs masculins (Fukuzawa Yukichi, Mori Arinori, Ueki Emori...) prônent l’égalité des sexes et la monogamie à partir de l’exemple occidental (John Stuart Mill), le régime devient de plus en plus autoritaire et patriarcal [Kiguchi, 2005]. Il entérine légalement des injustices et une vision qui jusque-là concernaient surtout « l’élite », en les étendant à toutes les couches féminines par le biais du droit, de la scolarisation, de l’alphabétisation, du développement de la presse et du monde de l’édition [Dodane, 2000, p. 172-186]. Les premières revendications féministes, avancées par des militantes du Mouvement pour la liberté et les droits du peuple (Jiyû minken undô), comme Kishida Toshiko ou Fukuda Hideko, ne sont pas écoutées, et sont défaites avec le mouvement.
41Le slogan de ryôsai kenbo (« bonne épouse, mère avisée ») donne au régime de Meiji le ton de sa biopolitique genrée. Il est dû, en 1875, à Nakamura Masanao (1832-1891), éducateur et penseur confucéen converti au christianisme (1874). Décliné à satiété et à tous les niveaux de la vie sociale, dans les écoles, les médias et les sphères politiques, il est repris en 1899 par Kikuchi Dairoku (1855- 1917), président de l’Université impériale de Tôkyô (1889-1901) puis ministre de l’Instruction publique (1901-1903) [Germer et al., 2014].
42Ces deux personnages, lettrés classiques mais bons connaisseurs de l’Occident, incarnent le mélange entre valeurs traditionnelles et valeurs modernistes propres à un État-nation d’un nouveau type où il faut, par exemple, « mourir pour la patrie » alors que, autrefois, les samurais ne se sacrifiaient que pour leur seigneur, et que l’idée même de patrie était inconnue. Selon le slogan de ryôsai kenbo, l’éducation des enfants est ainsi considérée comme un « devoir patriotique ».
43Le concept de minzoku, qui correspond grosso modo au terme germanique de Volk, s’impose peu à peu. Bien que d’orientation ethnoculturelle, il ouvre la voie à des considérations racialistes du type « race homogène », « race supérieure » ou « race pure ». L’affirmation d’une homogénéité ethnique repose sur la coupure radicale de l’ethnie Wajin, ou « gens de Yamato », futurs « Japonais », avec d’autres ethnies, comme les Ainu. Mais, chez certains auteurs ou dirigeants japonais, elle n’est pas incompatible avec la reconnaissance d’un long mixage de différentes ethnies au cours de la préhistoire et de la protohistoire.
44L’homogénéité devient alors le symbole d’une capacité d’intégration. Elle légitime un projet asiatiste de colonisation et d’assimilation, qui est renforcé par le refus de la SDN de reconnaître l’amendement sur l’« égalité des races » proposé par le Japon [Shimazu, 1998]. Le complexe d’infériorité envers la « race blanche » s’efface au profit d’une affirmation identitaire asiatique ou nippone.
45L’eugénisme, qui arrive de l’Occident dès 1872 et qui prend son essor au début du xxe siècle, joue sur les deux tableaux [Oguma, 2002, chap. 13]. Pour les uns, comme l’universitaire Unno Kôtoku (1879-1954), qui se réfère à Ernst Haeckel, le fondateur de l’écologie (1866) et social-darwinien partisan des races, il faut maintenir la pureté de la race tout en se méfiant de la consanguinité. Il convient donc de réguler le métissage, mais pas avec n’importe qui : avec la « race » (jinshu) des pays voisins, ethniquement proches, avec lesquels l’« ethnie » (minzoku) wajin, supérieure, ne peut craindre l’absorption. En revanche, pour Tôgô Makoto, un haut responsable de l’administration coloniale taïwanaise, il faut bannir tout mariage « inter-racial », éviter tout métissage, et donc pratiquer un apartheid.
46Les deux tendances s’affrontent au sein des deux sociétés eugénistes, la Nippon yûsei-gakkai (Société savante eugénique du Japon), fondée en 1924, et la Nippon minzoku eisei-gakkai (Société savante d’hygiène ethnique du Japon), fondée en 1930, qui refuse tout métissage. Toutes les deux accordent beaucoup d’importance à la question des groupes sanguins, un aspect considéré de nos jours encore au Japon comme reflétant des caractères phénotypiques ainsi que des traits de comportement.
47La tendance la plus radicale ne l’emporte pas avant 1945, car elle contrevient à la politique asiatiste officielle de mélange des ethnies asiatiques dans le cadre du projet impérial japonais. L’ascendance en partie coréenne de l’empereur, remontant à l’Antiquité, est même évoquée sans tabou au cours de cette période. La politique antijuive des nazis est sévèrement critiquée, bien que mezzo voce pour des raisons diplomatiques en vertu du Pacte tripartite (27 septembre 1940). Certains partisans de l’ultradroite japonaise sauvent même des Juifs en Chine pendant la guerre.
48Après plusieurs tentatives depuis 1934, les eugénistes parviennent en partie à leurs fins avec la Loi d’eugénisme national (Kokumin yûsei-hô) du 1er mai 1940, qui restreint notamment l’avortement et permet la stérilisation forcée des malades mentaux [Robertson, 2002]. Il s’agit surtout, pour le pouvoir, de redresser la natalité, puisque, face à la pression sociale du « croissez et multipliez » (umeyo fuyaseyo), promu comme slogan officiel en 1939, les femmes ont réduit leur fécondité dès les années 1920.
49L’idée de la pureté raciale ne disparaît toutefois pas. Elle réapparaît immédiatement après la défaite lorsque certains dirigeants japonais veulent empêcher les soldats alliés de se jeter sur les femmes japonaises. Le 18 août 1945, trois jours après la reddition, un représentant du ministère de l’Intérieur, dans un discours prononcé devant le palais impérial, demande ainsi aux collectivités locales d’ouvrir des centres de prostitution. Car, « grâce au sacrifice de milliers d’okichi [métaphore de la servante dévouée], nous établirons une barrière pour écarter la folle frénésie des troupes d’occupation afin de cultiver et de maintenir pour le futur la pureté de notre race (minzoku no junketsu) » [Seisen jogakuen, 2007] [7].
50L’Association spéciale pour la récréation et l’amusement (Tokushu ian shisetsu kyôkai), aussitôt fondée, enrôle 55000 femmes attirées par différents moyens qui insistent sur leur rémunération à un moment de misère économique (annonces dans les journaux, rabattage par les yakuzas...). Elle est fermée le 26 mars 1946, sous la pression des organismes puritains américains, mais la prostitution se poursuit, dont l’interdiction est décrétée dix ans plus tard, le 24 mai 1956.
51Le pays, en partie dévasté par la guerre et en proie à une famine larvée, doit en outre accueillir les six millions de rapatriés des colonies. La Loi de protection eugénique (Yûsei hogo-hô) du 13 juillet 1948 permet des formes de stérilisation (abolies le 18 juin 1996). Elle élargit le droit à l’avortement, y compris pour des motifs économiques avec l’amendement de mai 1949, ce qui en fait un moyen de maîtriser la natalité [8]. Mais la transition démographique est déjà enclenchée depuis une quinzaine d’années. Grâce à la méthode Ogino (1924 et 1928), notamment, la contraception est amplement pratiquée.
Unicité ethnique et insularité
52Après la défaite de 1945 et la perte des colonies, le Japon doit à nouveau se replier sur lui-même, mais contrairement au xviie siècle, par exemple, ce phénomène est non pas voulu, mais subi. Or l’élite au pouvoir est issue de celle qui a mené au désastre, et ses héritiers, incarnés par la famille Abe de l’actuel Premier ministre, sont toujours à sa tête. Elle conserve ses valeurs nationalistes qui, débarrassées des options impérialistes et colonisatrices, sont appliquées à l’intérieur du Japon sur fond de revanche économique, d’autant plus durement que l’allié américain approuve.
53Elle doit faire oublier, aux yeux des Japonais comme des autres peuples, sa propre responsabilité dans l’escalade belliciste, dont elle n’est d’ailleurs pas elle-même persuadée, ce que permettent les destructions atomiques posant le Japon en victime d’un nouveau genre ainsi que le sauvetage américain du système impérial. Il faut en masquer les conséquences tangibles sur le sol japonais, notamment la présence des trois millions d’immigrés, dont la plupart sont venus de force ou poussés par la misère coloniale.
54Le cas des Taïwanais, bien que compliqué par la création de la République populaire de Chine (1949), ne pose pas trop de problèmes, ne serait-ce que parce qu’ils sont moins nombreux [Vasishth, 1997]. En revanche, la situation est plus ample et plus complexe pour les Coréens vivant au Japon, désormais appelés Zainichi par commodité et simplification, c’est-à-dire « présents au Japon » (sous-entendu : Coréens) [Ryang, 2000 ; Weiner, 2004, 2e partie].
55Tandis que 1700000 Coréens choisissent de rentrer chez eux entre 1945 et 1946, 600000 restent au Japon. Ils vivent dans une situation de misère et de discrimination qui les entraîne, bien souvent, à se lancer dans des trafics illicites (jeu, marché noir, prostitution...). Cette marginalisation peut les rapprocher des yakuzas et, paradoxalement, des ultranationalistes nippons. Bien qu’étant d’ascendance coréenne, les leaders du principal gang, celui de Yamaguchi-gumi, incarnent ainsi les valeurs du Japon des samurais et du nihilisme conservateur nippon.
56Puis la guerre déchire la péninsule (1950-1953), le Japon recouvre sa pleine souveraineté en avril 1952, et la nouvelle loi de 1950 met ipso facto les Zainichi hors jeu en n’attribuant la nationalité japonaise qu’aux ascendants patrilinéaires japonais. Avant que ne soit signé le traité entre le Japon et la Corée du Sud en 1965, des milliers de Zainichi se retrouvent ainsi apatrides tandis qu’aucun accord de paix n’est signé avec la Corée du Nord.
57Une partie d’entre eux cherchent à se faire naturaliser japonais. Mais la procédure est longue et cette démarche suscite de l’hostilité auprès de la communauté coréenne qui n’oublie pas le passé colonial et leur identité nationale. Les Zainichi qui ont la nationalité sud-coréenne ou ceux qui sont d’origine taïwanaise, se voient attribuer une « autorisation spéciale de résidence » (zairyû tokubetsu kyoka), sorte de permis de séjour, dont la durée de validité est progressivement étendue. Les autres, qui généralement relèvent de la Corée du Nord, doivent s’inscrire sur un « registre coréen » (chôsen-seki), mais qui n’est pas reconnu par la Corée du Nord. Jusqu’en 1993, ces deux groupes doivent donner leurs empreintes digitales pour recevoir leur permis. Cette procédure biopolitique est abandonnée à la suite d’un long mouvement de protestation, mais elle est réintroduite après les attentats du 11 septembre 2001, cette fois pour tous les visiteurs entrant au Japon.
58L’unicité de l’ethnie japonaise, l’originalité de son peuple et son isolement insulaire sont alors censés expliquer ce qui doit être considéré comme le « miracle japonais » dans la perspective américano-japonaise d’un modèle présentable à un tiers monde trop séduit par le socialisme. L’insularité est à nouveau revue sous un angle négatif de petitesse, d’étroitesse du territoire, de manque d’espace, de médiocrité des ressources naturelles, tout en étant valorisée par son rôle, selon un anthropologue réputé, dans la « non-interruption d’une tradition limitée aux îles japonaises pendant plus d’un millénaire » [Ishida, 1969]. La théorie de l’ethnie mixte, prônée avant 1945, est abandonnée, d’autant que de nouveaux éléments sont fournis pour la contredire [Pelletier, 2010].
59En 1948, le médecin anthropologue Hasebe Kotondo (1882-1969), auparavant connu pour ses positions racialistes, affirme ainsi que les ossements archéologiques de l’homme d’Akashi prouvent que les Japonais ne constituent pas une ethnie mixte. Le fait que les ossements originaux ont disparu dans les bombardements lui facilite la tâche... D’autres anthropologues comme Kiyono Kenji (1885-1955) renchérissent ou actualisent la théorie « uniciste » (Nezu Masashi, Koshiro Shûichi...).
60Hasebe loue les vertus des peuplades Jômon considérées comme les premiers occupants de l’archipel japonais, position que l’on retrouve chez tous les partisans actuels des racines ancestrales du Japon comme Umehara Takeshi (1925-2019). Les tenants de l’unicité ethnique d’avant 1945 défendent le système impérial, reconverti en symbole du peuple japonais dans le nouveau cadre démocratique (Tsuda Sôkichi, Watsuji Tetsurô, Kiyono Kenji...). Pour la sociologue Nakane Chie, « au Japon, la raison pour laquelle le choc culturel est sévère s’explique par le fait que la société japonaise est mono-ethnique. C’est un pays insulaire, et il n’interagit pas avec d’autres cultures. L’opportunité de connaître d’autres systèmes, autres que japonais, est inexistante » [Nakane, 1972].
New comers et dissonance cognitive
61Depuis le milieu des années 1980, une immigration de travail apparaît au Japon, appelée nyûkâmazu (de l’anglais new comers) pour la distinguer de l’immigration antérieure à 1945 (old comers). Elle concerne surtout de jeunes adultes occupant des emplois faiblement rémunérés et qualifiés, dits des « 3 K » – kiken (dangereux), kitanai (sale), kitsui (dur) –, au sein d’une économie qui se tertiarise et se financiarise. Le gouvernement japonais est tenu par les partisans d’une ligne très nationaliste incarnée par le Premier ministre Nakasone Yasuhiro, célèbre pour avoir réaffirmé publiquement, lors d’un conclave de son parti en septembre 1986, que « le Japon est un État d’ethnie unique » (Nihon wa tan.itsu minzoku kokka). Il se prononce alors pour une immigration choisie d’après des critères ethniques.
62Selon son postulat, il faut une population semblable aux Japonais pour que les deux cohabitent. Il se tourne vers les « descendants des Japonais » (Nikkeijin, mot à mot « personnes de lignée japonaise ») qui sont partis lors des deux vagues d’émigration (début du xxe siècle, années 1950), en particulier ceux de l’Amérique du Sud qui connaît parallèlement des difficultés économiques (Brésil, Pérou, Bolivie...). Il établit un système de visa spécifique pour eux à partir de 1985.
63La révision de la Loi sur l’immigration du 1er juin 1990 recherche une certaine qualification et autorise la venue des familles. Suite à la crise de 2008, qui touche les secteurs automobile et électronique d’exportation où ils travaillent en priorité, le nombre de Nikkeijin résidant Japon diminue nettement, soit 43 % pour les Brésiliens, les plus nombreux (environ 320000 en 2008, 181000 en 2016). On compte désormais 300000 Nikkeijin environ en 2018, contre 641000 au milieu des années 2000.
64L’idée de « lignée », explicite dans la terminologie officiellement adoptée, conjointe à celle de « retour au pays » (kikoku), traduit bien la double préoccupation étatique du « sang » et de la « famille ». Mais la situation sur le terrain contredit le postulat d’une adéquation entre origine ethnique, comportement socioculturel, assimilation heureuse et immigration choisie. En effet, ces Nikkeijin, généralement de troisième voire de quatrième génération, n’ont qu’une expérience limitée du Japon et des choses japonaises. Bien qu’ayant souvent un patronyme japonais et un phénotype japonais, ils connaissent mal la langue, ce qui suscite une mise à distance immédiate au travail ou dans le quartier. Ils viennent également avec leur propre mode de vie. Or, les comportements latinos, nocturnes, expansifs et parfois bruyants, détonnent dans les banlieues japonaises réputées pour leur calme.
65Du moins est-ce la version rapidement avancée dans les médias. Car, en réalité, la relation avec les autres résidents japonais repose moins sur une question ethnoculturelle que sur une situation sociale et générationnelle. Les grands ensembles et les HLM où sont généralement logés les Nikkeijin ont en effet été délaissés par les pouvoirs publics ou privés [Mori, 2013]. Ils concentrent des populations économiquement et psychologiquement fragilisées. Ce phénomène s’accélère avec la réforme, en 1996, de la loi sur les conditions d’accès aux HLM, lesquels deviennent vétustes, aussi bien en termes de bâti, d’équipement ou de service que de population.
66Or, les personnes âgées se montrent plus promptes ou plus excessives à pointer les dysfonctionnements et les incivilités (tri des déchets, participation au comité de quartier, bruit...), quand bien même la réalité contredit leur impression ou qu’elle ne soit le résultat que d’une petite minorité. Tandis que les médias pointent les incidents ou les drames, « certains travaux montrent de façon empirique que la cohabitation entre résidents japonais et étrangers ne provoque pas partout, toujours et systématiquement des conflits : au contraire, elle peut même très bien fonctionner. [...] Ce n’est pas nécessairement la cohabitation qui pose problème, mais la cohabitation dans certaines conditions » avec des « logiques de clivage » [Mori, 2013, p. 50-51].
67Alors que de plus en plus d’Occidentaux arrivent à parler un japonais très correct, les Nikkeijin, bien que « typés japonais », le parlent mal, ce qui semble « non naturel » aux Japonais. L’existence d’étrangers finalement « très japonais » et de Japonais ethniquement japonais (les Nikkeijin), mais qui, dans la langue et le comportement, ne sont pas de « vrais Japonais », perturbe l’adéquation rabâchée depuis plusieurs décennies entre identité ethnique et identité socioculturelle que la vulgate pose comme la quintessence et la particularité de la japonité. Cette croyance est remise en cause par l’expérience d’une « dissonance des limites » [Yoshino, 1992].
Typologie des communes japonaises possédant plus de 2500 étrangers selon la nationalité principale en 2005
Typologie des communes japonaises possédant plus de 2500 étrangers selon la nationalité principale en 2005
68Comme pour les Aussiedler allemands, le principe du jus sanguinis montre ainsi ses limites. L’idée d’un « peuple ethniquement homogène », critiquable pour ses béances historiques et son oubli colonial puis postcolonial, est confrontée à la réalité d’une société tôkyôïte sinon mégalopolitaine de plus en plus cosmopolite, avec des immigrés qui s’installent, apprennent le japonais, se marient avec des Japonaises, font des enfants et les envoient à l’école.
69La stratégie d’internationalisation (kokusaika) voulue par l’élite japonaise à partir des années 1980 est confrontée à ses contradictions. La législation sur l’immigration se rigidifie à partir de 2004, en particulier contre les situations irrégulières. La venue d’étrangers et, plus largement, l’expérience des Japonais partis dans les métropoles occidentales et qui, retournant au pays, ont beaucoup de mal à retrouver le conformisme de la société japonaise bousculent les certitudes identitaires.
70Le pouvoir japonais prétend faire reposer l’identité nationale sur des éléments phénotypiques ou culturels, alors qu’elle a été construite à des moments de l’histoire et de la géopolitique démentant l’idée d’un Japon essentialisé et anhistorique. Le principal d’entre eux reste la figure de l’empereur qui mélange faits historiques et mythologies, maintenant le principe de patrilinéarité en dépit de l’existence, autrefois, d’impératrices. Même si la matrilinéarité est reconnue en 1984 comme acquisition possible de la nationalité, le « droit du sang » structure encore l’identité nationale japonaise : autrement dit, l’ascendance ethnique, et non la pratique culturelle ou citoyenne. L’« homogénéité ethnique » au Japon n’est pas tant une « illusion » [Weiner, 1995] que le résultat d’un discours performatif et d’une biopolitique délibérée où tous les moyens sont utilisés, comme le montrent le cas de la prostitution d’après guerre ou le refus de la binationalité.
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Notes
-
[2]
Cet article n’a pas pour objectif de proposer un état des lieux de l’immigration au Japon, déjà fait, notamment, par un remarquable numéro d’Hommes & migrations [Hammouche, Le Bail et Mori, 2013], mais de s’interroger sur ce point.
-
[3]
Cette référence à la « croissance » que l’on peut faire remonter au « révéler la nature des choses » (kaibutsu) néoconfucéen des xviie et xviiie siècles remet en cause la théorie, notamment prônée par Gilbert Rist, selon laquelle l’idée de « croissance » serait par essence « occidentale » et qu’elle remonterait principalement à la doctrine Truman de 1949 [Pelletier, 2012].
-
[4]
Les départements de Hokkaidô et d’Okinawa, que l’on peut considérer comme des « colonies intérieures », sont alors parfois considérés métagéographiquement comme gaichi, et leur mue en naichi s’effectue après 1945 pour le premier, et plus ou moins après 1972 pour le second.
-
[5]
Le jus soli ne s’applique que dans le cas d’enfant né de parents inconnus, ou bien apatrides, ou bien de mère japonaise sans reconnaissance du père.
-
[6]
Murazumi Mie parle même de l’« aversion japonaise pour la double nationalité » [Murazumi, 2000, p. 425].
-
[7]
L’initiative est lancée par le prince Konoe Fumimaro (1891-1945), Premier ministre avant la guerre du Pacifique, financée par Ikeda Hayato (1899-1965), futur Premier ministre (1960- 1964), alors haut dirigeant de la Banque hypothécaire du Japon, et relayée par un dirigeant policier, Saka Nobuyoshi (1898-1991), qui se tourne alors vers les ultranationalistes proches des yakuzas, notamment Kodama Yoshio (1911-1984) et Sasakawa Ryô.ichi (1899-1995).
-
[8]
La contraception chimique est prohibée, notamment à cause du lobby médical qui souhaite conserver les revenus des opérations d’IVG (interruption volontaire de grossesse).