Notes
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[1]
Martin Alonso « La conferencia de Ayete, una coreographia para la impunidad », Arovite.com, <www.arovite.com/documentos/2013_Alonso.pdf.>.
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Terme basque faisant référence aux indépendantistes de gauche.
1Dans les régions où ont sévi des organisations terroristes – Irlande du Nord, Corse, Pays basque –, les objectifs des hommes armés (indépendance, réunification du territoire, rupture avec le système marchand) n’ont pas été atteints. Or, dans ces trois régions d’Europe, les actions armées se sont tues, les organisations terroristes se sont dissoutes. Les raisons de cet arrêt ne sont guère secrètes : fatigue des combattants, efficacité des opérations de police, soutien faiblissant des populations. Les combattants démobilisés doivent alors affronter un certain nombre de questions urgentes. Comment transformer une défaite militaire en victoire politique ? Comment réinsérer les clandestins et les prisonniers dans la nouvelle donne ?
2Pour les terroristes, cette réinsertion passe par une bataille du récit des années noires. C’est pourquoi ils veulent légitimer les crimes, éviter le repentir, oublier les victimes, héroïser les acteurs. En Corse et en Irlande du Nord, cette transition a permis l’arrivée au pouvoir des nationalistes radicaux. En Irlande du Nord, le Sinn Féin a éliminé les partis catholiques modérés. En Corse les partis républicains traditionnels ont été remplacés par les indépendantistes ou les autonomistes.
3Au Pays basque français, le post-terrorisme ne s’est pas encore stabilisé. Ce cas est particulier. En effet, l’essentiel de la lutte armée menée par l’ETA (Euskadi ta Askatasuna) s’est déroulé dans le Pays basque espagnol. Le Pays basque français était utilisé comme base arrière et sa tranquillité devait être respectée. L’ETA a cessé le feu depuis 2011 et depuis cette date une bataille du récit d’une grande intensité se mène au Pays basque espagnol. Les anciennes cibles ont encore les nerfs à vif, elles admettent mal la glorification des etarras et le processus de réconciliation est long et difficile. Or la réinsertion politique de l’ETA, la transformation d’une défaite militaire en victoire politique, le blanchiment de la terreur sont soutenus au Pays basque français par les partis, les élus, les associations, les syndicats, qui se sont prêtés au jeu avec d’autant moins de difficulté que leur territoire a été épargné.
4ETA a cessé le feu le 20 octobre 2011, trois jours après la conférence d’Ayete, ou conférence internationale de la paix à San Sebastian [1]. Cette conférence a rassemblé des associations patriotes, des personnalités internationales, mais aucune organisation de victimes. Les États espagnol et français étaient absents.
5La conférence reprend les desiderata de l’ETA. La dissolution de l’organisation n’est pas une priorité. Ce qui est caractérisé comme un « conflit » se termine par un match nul. Le cessez-le-feu n’est pas une reddition sans condition. Pour qu’une telle feuille de route soit acceptable, il ne faut pas parler des victimes. Au contraire, il faut remercier ETA d’avoir cessé le feu sans contrepartie. Comme si ETA n’était pas une organisation terroriste qui a agressé la société basque espagnole avec une grande brutalité, 829 morts, des blessés par milliers, des entreprises rackettées en faillite.
6C’est à Ayete qu’on accepte qu’il y ait eu des victimes « de part et d’autre ». Le mot terrorisme est remplacé par « activité armée ». Il ne faut pas condamner, il ne faut pas imposer la dissolution de l’ETA ni reconnaître sa défaite. Il faut négocier la reddition des armes, la question des prisonniers. Silence sur les crimes et sur la barbarie. Dans la mesure où l’ETA a cessé le feu, elle n’est plus une organisation terroriste et n’a donc pas à subir les punitions ordinaires. L’important c’est de se réconcilier, de vivre ensemble.
7Pour l’ETA, une disparition sans bruit, sans célébration des prisonniers, serait le pire des scénarios. Il donnerait raison à ceux qui pensent que le recours aux armes a été une erreur stratégique. Ses membres resteraient dans l’histoire d’anciens terroristes plutôt que des patriotes.
8C’est pourquoi une bataille sémantique furieuse se mène au Pays basque espagnol pour montrer que la paix apparente n’est pas la paix [Loyer, 2015]. Or cette bataille sémantique se développe aussi au Pays basque français. Pour Xabi Larralde, responsable EH Baï (Euskal Herria Bai, parti nationaliste) : « Tant qu’il restera un seul prisonnier, la société basque ne sera pas en paix » (Enbata, avril 2017).
9Au Pays basque français, il y aurait donc un conflit invisible à terminer ce dont personne ne s’aperçoit. Le discours patriote répète ad nauseam que le cessez-le-feu n’est pas la paix. Le conflit n’est pas terminé tant que les armes ne sont pas rendues, tant qu’il y a des prisonniers. La surprise ne vient pas des abertzale [2] pour lesquels ce discours est une nécessité vitale. La surprise est la reprise de ce discours, mot pour mot, silence pour silence, par les élus du Pays basque français. Députés, sénateurs, conseillers municipaux, maires, LR, socialistes, Modem, Verts, Insoumis reprennent fidèlement le discours de l’ETA démobilisée : depuis que l’ETA a cessé le feu, les gouvernements n’ont pas bougé. Rien ne s’est passé depuis 2011. Il est temps que le Pays basque remplace les gouvernements défaillants.
10Rien ? L’impudeur de la société basque française est sans limite. Ce rien abominable d’égoïsme et de cruauté ne peut être utilisé qu’en détournant les yeux du sud. Au Pays basque français, la paix régnait depuis longtemps. Mais au Pays basque espagnol, que les familles puissent se promener sans garde du corps, qu’il n’y ait pas la peur au ventre chaque fois qu’un élu, une journaliste, un policier avait cinq minutes de retard à un rendez-vous, pour les élus français, ce n’est rien.
11Puisque les gouvernements n’ont rien fait, Michel Tubiana, président d’honneur de la Ligue des droits de l’Homme, Mixel Berhocoirigoin, du Syndicat agricole basque et Jean-Noêl Etcheverry (Txetx), de l’association altermondialiste Bizi, prendront la plume, écriront directement à l’ETA pour lui proposer un désarmement négocié au nom de la « société civile basque ». Ce groupe deviendra plus tard connu sous le nom des « artisans de la paix ». Leur lettre est une copie conforme du texte de la conférence d’Ayete. L’ETA a pris « l’initiative de cesser la lutte armée ». On ne dit pas « actions terroristes », on dit « lutte armée ». Il faut désormais permettre « la sortie définitive de tous les prisonniers », accusant les États espagnol et français de ne rien faire pour permettre le désarmement. Devant ce blocage, les artisans de la paix ont décidé d’agir, en tant qu’intermédiaires, en proposant à l’ETA de « transférer à la société civile la responsabilité de la destruction de son arsenal militaire » (lettre datée du 25 octobre 2016). Elle ne veut pas remettre les armes à la police officielle, ce serait une reddition, mais aux artisans de la paix, l’ETA accepte. À une condition : qu’il soit bien clair qu’il n’y a ni vainqueurs ni vaincus (lettre du 15 novembre 2016, signée « Bureau directeur d’ETA »). Dans le respect des etarras, désormais ayant renoncé à la lutte armée, des citoyens sans mandat prendront possession des armes qui ont servi à tuer, à torturer, à mutiler.
12Les armes ayant été ainsi nettoyées du sang et des empreintes, restent les prisonniers. Ceux qui ont combattu la terreur souhaitent que les prisonniers soient libérés au cas par cas, qu’ils demandent pardon, qu’ils s’engagent à ne plus recourir à la violence, qu’ils se taisent. Or des condamnés pour crimes terroristes publient des livres, font des discours sur les estrades. Les artisans de la paix n’ont d’yeux que pour ceux-là. Ce sont les plus radicaux qu’ils vont visiter dans les prisons ; jamais ils ne soutiennent ceux qui demandent pardon individuellement, ils sont considérés comme des traîtres et des repentis par leur organisation. Les artisans de la paix ne retiennent du combat de l’ETA que l’emprisonnement. Les patriotes emprisonnés sont maltraités par la prison. Leurs familles sont maltraitées parce que les prisons ne sont pas à leur porte et qu’il faut des heures pour leur rendre visite.
13Pour les etarras, la société civile doit maintenant reconnaître que ces prisonniers ont mené un combat patriotique. Les abertzale radicaux ne cessent de louer une société civile frappée d’amnésie sur leurs crimes. Car la tactique de blanchiment ne peut se mener que si l’on oublie les victimes de l’ETA. En revanche, la vie des prisonniers, leurs maladies, les accidents de la route de leur famille s’étalent dans la presse et les réunions. Parler des souffrances concrètes des victimes de l’ETA, c’est s’opposer au processus de paix. Yoyès, abattue dans un marché devant son enfant, les entrepreneurs rackettés, les cavernes des séquestrés doivent être tus. Seuls souffrent désormais ceux qui sont en prison. Comme si ne souffraient pas les familles des victimes de l’ETA qui dorment au cimetière.
14Pourquoi la société basque française se range-t-elle sans voix discordante derrière ce discours ? Pourquoi cette unanimité ? Après les élections législatives de mai 2017, le candidat EH Baï écrivait : « Nous avons perdu les élections, mais nous avons gagné la bataille des idées. Lisez les professions de foi et vous comprendrez. » Effectivement, tous les candidats à la députation, excepté le communiste et celui du Front national, soutiennent ce qu’ils appellent tous le « processus de paix », le désarmement de Louhossoa, la demande d’amnistie et de rapprochement des prisonniers basques, l’officialisation de la langue basque et tous se félicitent de la réalisation d’une communauté d’agglomérations sur une basse identitaire. Comment expliquer cette unanimité ? Ce n’est pas la peur : ils ne risquent rien. Ils sont tous républicains et démocrates et condamnent le terrorisme. Des explications courtes portent sur quelques voix à ramasser aux élections. Au second tour, les voix abertzale qui tournent autour de 10 % peuvent emporter la décision. En prenant position contre la dérive identitaire, contre le blanchiment de la terreur, il n’y a que des coups à prendre et des voix à perdre.
15En vérité, le mal est plus profond car il s’agit de conviction. L’engagement politique à l’échelle nationale ou européenne est de plus en plus compliqué. Le repli à l’intérieur de frontières identitaires est plus rentable. Les élus nationaux deviennent tous des élus cantonaux. « Nous sommes des élus du territoire », se répète en boucle dans les professions de foi. Personne ne veut officiellement le rattachement du Pays basque nord au Pays basque sud. Personne ne veut l’indépendance. Les patriotes peinent à dépasser les 10 % aux élections. La grande majorité des Basques (définis comme personnes vivant au Pays basque) acceptent les efforts des militants pour la langue basque mais l’apprennent de moins en moins. Pour représenter le peuple basque, il faut deux conditions : manifester un minimum d’intérêt pour la langue basque, demander des ikastolas (écoles où l’enseignement se fait principalement en basque), traduire les textes administratifs et officiels en langue basque et, deuxièmement, soutenir des prisonniers qui ont fait le sacrifice de leur vie pour la patrie.
16Il est compréhensible que les patriotes utilisent tous les moyens dont ils disposent pour réaliser le rêve d’un territoire libéré, indépendant, culturellement homogène. Il est moins courant que les habitants de ce territoire qui ont un autre rêve, celui d’un territoire prospère et ouvert sur un monde aux cultures diverses, se soumettent aux populismes crispés.
17Quand les patriotes minoritaires veulent imposer leur point de vue par la force, la situation est simple : la majorité menacée, terrorisée, doit lutter par les moyens de la démocratie contre des bandits politiques. Ce fut le cas au Pays basque espagnol. Défaite, la minorité criminelle veut s’en sortir avec les honneurs de la guerre. Elle demande reconnaissance et elle l’obtient là où sa terreur a été minime, là où ses actions ont été amorties : au Pays basque français.
18Dans un monde complexe, les patriotes désarmés offrent à la morne vie politique une excitation bienvenue. La population du Pays basque en France regarde les acteurs de cette imposture d’un œil bienveillant. Après tout, mieux vaut jouer à la paix qu’à la guerre. Pourquoi s’en prendre à des gens qui jouent à la paix, qui cherchent des armes comme d’autres des œufs en chocolat ? Ils ne font de mal à personne.
19Après le désarmement, les prisonniers. L’appel à la manifestation du 9 décembre 2017 à la gare Montparnasse pour que les prisonniers reviennent à la maison continue les ambiguïtés d’Ayete. « Pendant des décennies, le Pays basque a connu la violence. » Qui est à l’origine de cette violence ? On ne sait pas. « Depuis 2011, une autre voie a été choisie. » Qui a choisi une autre voie ? On ne sait pas.
20Ce texte historique est signé « Au risque de la paix ». Il déclare connaître les « souffrances endurée de tous côtés ». Mais les seules souffrances détaillées dans ce texte sont celles des prisonniers et exilés qui « connaissent des situations insupportables ». Les familles des victimes n’ont droit à aucune compassion.
21Ce texte ainsi orienté est signé par le président de la communauté d’agglomérations du Pays basque, Jean-René Etchegaray, par Vincent Bru et Florence Lasserre, députés Modem, Max Brisson sénateur LR, Frédérique Espagnac, sénatrice socialiste. Parmi les autres signataires : Mélenchon et les députés de La France insoumise, Benoît Hamon, NPA, Région et peuples solidaires. Les 235 conseillers de la communauté d’agglomérations ont voté à l’unanimité l’appel à la manifestation. Nationalement, aucun dirigeant des grands partis de gouvernement. Localement, tous sont unis derrière les patriotes.
22Le populisme qui gagne en Europe est fondé sur l’idée d’une nation homogène, menacée en permanence par des ennemis extérieurs – l’Europe, la mondialisation –, ou à l’intérieur – par des cinquièmes colonnes que sont les migrants, les intellectuels cosmopolites, les féministes... Comment maintenir le besoin de protection quand le danger s’éloigne ? En déterrant les armes, en visitant les prisons, en menaçant d’un avenir qui pourrait être dangereux si les prisonniers restent en prison. Protéger le Pays basque, c’est construire des frontières, créer une communauté d’agglomérations identitaire, qui imposera le basque comme langue officielle, une monnaie locale (l’eusko), qui protégera le commerce et l’agriculture du pays et éventuellement un statut de résident. Ceux qui parlent d’une voix différente sont stigmatisés, ils sont contre la paix, contre le Pays basque.
23Tous se retrouvent à la gare Montparnasse le 9 décembre 2017 pour « les ramener à la maison ». Tous se retrouvent à Cambo pour le dernier acte de la conférence de la paix où les anciens etarras, le 4 mai 2018, pour une conférence dont l’objectif est de « tourner la page... de la dernière insurrection armée d’Europe occidentale », rien que ça. Où se retrouvent côte à côte les élus de tous bords, les etarras souriants, les personnalités mondiales proclamant urbi et orbi leur aspiration à la paix.
24Ainsi s’ouvre un boulevard pour les forces identitaires. La guerre est vaincue, le discours est unique, le silence s’installe. Si vous souhaitez comprendre une telle évolution, inutile d’aller en Hongrie, en Pologne, en Autriche. Le Pays basque français vous ouvre les bras.
- Loyer B. (2015), « Conflit et représentations du conflit au Pays basque : la fin de l’ETA », Hérodote, vol. 158, n° 3, p. 16-38.
Notes
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[1]
Martin Alonso « La conferencia de Ayete, una coreographia para la impunidad », Arovite.com, <www.arovite.com/documentos/2013_Alonso.pdf.>.
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[2]
Terme basque faisant référence aux indépendantistes de gauche.