Notes
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[1]
Doctorant à l’Institut français de géopolitique, attaché temporaire d’enseignement et de recherche à l’université de Haute-Alsace.
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[2]
L’augmentation de la consommation de charbon en Allemagne après 2011 est conjoncturelle. Elle relève de la chute du prix du combustible sur le marché international, se trouvant en situation de surcapacité après le ralentissement de l’économie mondiale. Le charbon s’est substitué au gaz dont le prix était en hausse. La baisse de six points de la production électronucléaire sur la période 2010-2012 a été compensée par l’augmentation des renouvelables de 6,6 points sur la même période. Les nouvelles centrales à charbon entrées en fonction après 2011 avaient été planifiées cinq à six ans auparavant, afin de remplacer des centrales dont la fermeture était proche.
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[3]
En RDA, le Minister für Umweltschutz und Wasserwirtschaft (ministère pour la Protection de l’environnement et la Gestion de l’eau) est également créé en 1971.
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[4]
Le Bund für Umwelt und Naturschutz Deutschland (BUND - Fédération pour la protection de l’environnement en Allemagne) devient la section allemande des Amis de la Terre en 1989.
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[5]
Derrière le mot « environnementalisme » se trouvent plusieurs modalités d’action sous-tendues par des conceptions différentes de la protection de la nature. On peut sommairement les regrouper en quatre catégories : le préservationnisme, le conservationnisme, le ressourcisme et l’utilitarisme. Le préservationnisme naturaliste désigne une protection de la nature pour elle-même et prône une dichotomie stricte entre l’Homme et la nature.
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[6]
De leur nom entier Bündnis 90/Die Grünen, Alliance 90/Les Verts.
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[7]
Littéralement, « la peur » ou « l’angoisse ».
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[8]
L’utilisation répétée de références à l’Holocauste dans les slogans et les pancartes des opposants symbolise la prégnance de cette thématique. Voici certains des slogans utilisés : « Le risque nucléaire est un Auschwitz Global », « Avant Bergen-Belsen maintenant Bergen-Hohne » ou encore « Ein Volk ohne Kernwaffen » (Un peuple sans arme atomique) parodiant le slogan nazi « Ein Volk ohne Raum » (Un peuple sans espace).
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[9]
Ainsi, la coprésidente du groupe écologiste au Bundestag de 2005 à 2013, Katrin Göring-Eckardt, a également présidé l’EKD entre 2009 et 2013.
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[10]
Ces informations ont été récoltées lors d’une campagne d’entretiens menée en 2014.
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[11]
Main-Echo, « CSU – Die neue Anti-Atom-Partei », < www.main-echo.de >, mise à jour le 18 mai 2011 (consulté le 11 avril 2013).
1 Avec les pays nordiques, l’Allemagne fait partie des régions du monde régulière ment érigées en modèles en France, tant dans les médias que dans les discours politiques. Si les références au modèle scandinave soulèvent presque exclusivement des réactions positives, celles du modèle allemand, qu’il soit socioéconomique ou écologique, font bien moins consensus. Le regard porté sur la transition énergétique allemande en est un parfait exemple, tantôt idéalisé comme l’expression la plus aboutie d’une conscience environnementale, tantôt dénoncé comme le résultat d’une politique inconsistante, voire dangereuse pour le climat. On ne dénombre plus les articles de presse liant, à tort [2], l’augmentation de la consommation de charbon outre-Rhin à l’arrêt du parc nucléaire ainsi que les prises de position politiques dénonçant la pollution que les centrales thermiques allemandes infligeraient à l’Europe. L’allusion récurrente faite aujourd’hui au modèle environnemental allemand, en termes positifs ou négatifs, semble alors servir de miroir pour l’expérience, moins fructueuse, de l’écologie en France. L’Allemagne bénéficie incontestablement de l’image d’un État précurseur dans les politiques environnementales. Le pays apparaît « indiscutablement comme le leader mondial des technologies vertes » [Henzelmann, 2011], ses législations environnementales sont « un exemple pour le monde » [Hens et Glaeser, 2014] tandis que les Grünen, le parti écologiste, ont acquis plus d’influence dans la vie politique allemande que dans n’importe quel autre pays [Blühdorn, 2009]. Comment peut-on alors expliquer ces divergences apparemment si grandes entre la France et l’Allemagne ?
2 Cet article propose de dépasser les interprétations manichéennes qui voudraient voir la différence de réussite de l’engagement environnementaliste entre les deux rives du Rhin comme l’expression, d’un côté, d’un romantisme culturellement allemand et de l’autre d’un irréductible technicisme français. Après avoir tenté d’établir une comparaison du succès des mouvements écologistes, associatifs et politiques, en France et en Allemagne, on reviendra dans une deuxième partie sur les multiples éléments pouvant expliquer ces différences. Enfin, dans une troisième partie, on montrera, en s’appuyant sur le cas du nucléaire, que la réussite de l’environnementalisme outre-Rhin repose sur sa capacité, foncièrement géopolitique, à créer des coalitions d’intérêts dépassant les cercles militants traditionnels.
Comparer la réussite des engagements environnementalistes en Allemagne et en France
Des trajectoires environnementalistes qui bifurquent dès la fin des années 1970
3 Contrairement au présupposé populaire, la prise de conscience environnementaliste et l’engagement écologiste militant ont été plus précoces en France qu’en Allemagne. C’est en France qu’ont été organisées les premières grandes manifestations contre la construction d’usines polluantes, à Marckolsheim dans le Haut-Rhin, ou contre l’installation de centrales nucléaires, au Bugey dans l’Ain. La préoccupation écologique a également été institutionnalisée plus rapidement par l’État français où le premier ministère de l’Environnement a été fondé en 1971, quinze ans avant le Bundesminister für Umwelt, Naturschutz und Reaktorsicherheit (ministère fédéral pour l’Environnement, la Protection de la nature et la Sécurité des réacteurs) en Allemagne de l’Ouest [3].
4 En Allemagne comme en France, les années 1960 et 1970 voient la structure des mouvements associatifs environnementalistes évoluer. Jusqu’alors, la protection de la nature avait été principalement encadrée en Allemagne par le Naturschutzbund (NABU), une association fondée en 1899, et par une multitude de petites organisations locales indépendantes en France, qui se rassemblèrent au sein de la Fédération française des sociétés de protection de la nature en 1968, connue aujourd’hui sous le nom de France Nature Environnement (FNE). Ces associations naturalistes, historiquement peu politisées, ont été concurrencées par la fondation de branches locales des grandes ONG internationales : le WWF en 1963 en Allemagne et dix ans plus tard en France, les Amis de la Terre en 1970 en France et 1975 outre-Rhin [4] puis Greenpeace en 1977 en France et en 1980 en Allemagne.
5 À la même période, l’engagement environnementaliste allemand est dynamisé par l’apparition d’un nouveau type d’acteurs : les Bürgerinitiativen (initiatives citoyennes). Ces formes militantes, qui regroupent des individus autour d’un enjeu circonscrit et localisé, ont favorisé le développement des mouvements environnementalistes en leur fournissant un soutien numérique et en participant à la diffusion des idées écologistes. Dès 1979, on enregistre près de 50 000 Bürgerinitiativen, s’engageant autant sur des questions d’aménagement urbain que sur la construction d’autoroutes ou d’usines, l’énergie atomique ne devenant un point de rassemblement que dans un deuxième temps. Leur nature plus souple qu’une association, sans statut juridique, leur permet d’apparaître et de disparaître au gré de l’évolution du conflit, facilitant leur multiplication dans le pays. L’échec de l’unique tentative de structuration nationale des initiatives citoyennes – la création de la Bundesverband Bürgerinitiativen Umweltschutz (BBU, Association fédérale des initiatives citoyennes de protection de l’environnement) – en 1972 trahit la préférence militante pour l’action décentralisée. Malgré la réticence des initiatives locales craignant de perdre leur autonomie, la BBU grandit rapidement jusqu’à rassembler plus de 500 membres à la fin des années 1970. Toutefois, le changement de direction en 1975 plongea la BBU dans une crise dont elle ne se releva pas. Son nouveau président, Hans-Helmut Wüstenhagen, était accusé de vouloir outrepasser le rôle de coordination de l’organisation pour en faire une association nationale de lobbying. Il fut également accusé d’ostraciser les initiatives les plus radicales afin de faciliter le dialogue avec le gouvernement fédéral. Cette crise mena au remplacement en 1977 de la direction de la BBU par un collège de responsables. Cependant, l’éloignement géographique des différents membres de la direction conduisit à une recentralisation de la fédération autour de son porte- parole, entraînant le départ de nombreuses Bürgerinitiativen. Si la BBU existe encore, elle ne rassemble plus qu’une cinquantaine de membres aujourd’hui.
6 Le début des années 1980 marque la rupture entre les trajectoires des mouvements environnementalistes français et allemands. Outre-Rhin, alors que le mouvement antinucléaire parvient à retarder la construction des centrales grâce à une utilisation habile du droit, deux nouvelles préoccupations environnementales, le Waldsterben (la destruction des forêts par les pluies acides) et la destruction de la couche d’ozone, occupent la scène médiatique. L’accident de Tchernobyl parachève cette dynamique et mène à la fondation du ministère de l’Environnement en 1986 puis à l’inscription de la protection de la nature dans la Loi fondamentale allemande en 1994. En France, l’élection de François Mitterrand éteint rapidement les espoirs des mouvements environnementalistes. Le ministère de l’Environnement est rabaissé au statut de secrétariat d’État et le poids de son budget est divisé par deux entre 1980 et 1989. Plus encore, les promesses du candidat socialiste faites au mouvement antinucléaire pendant la campagne – moratoire sur l’énergie atomique jusqu’à l’organisation d’un référendum, limitation du parc aux centrales en construction, vote d’une loi-cadre garantissant le contrôle citoyen sur l’électronucléaire – ne sont pas respectées. Les élections de 1981 resteront ainsi dans la mémoire collective des mouvements antinucléaires comme une trahison.
Des structures associatives aux poids bien différents
7 De cette bifurcation historique naissent deux mouvements environnementalistes associatifs qui, s’ils se ressemblent structurellement, s’opposent quantitativement. De tradition naturaliste [5], FNE est de loin la plus grande ONG environnementaliste française. Elle rassemble une soixantaine de fédérations régionales qui unissent près de 3 500 associations revendiquant au total plus de 800 000 adhérents. FNE a dû faire face à l’arrivée d’autres associations au cours des années 1970, et en particulier celle des Amis de la Terre dont la branche française a participé au lancement du mouvement antinucléaire. Le nombre d’adhérents reste toutefois faible aujourd’hui. Les Amis de la Terre comptent moins de 2 500 membres, et l’association peine à assurer une présence sur l’ensemble du territoire. Alors que son organisation repose sur des groupes locaux, elle n’en compte aujourd’hui plus que 28, répartis majoritairement dans la vallée du Rhône et dans le Sud-Ouest. Enfin, l’histoire de Greenpeace en France est tumultueuse. L’association fait l’objet d’une campagne de dénigrement dès l’ouverture de son bureau à Paris qui culmina lors de l’affaire du Rainbow Warrior en 1985. Accusée d’être un relais du KGB, elle dut fermer son bureau français entre 1987 et 1989. Greenpeace revendique aujourd’hui 138 000 membres-donateurs en France.
8 Reposant également sur quatre associations principales, l’assise du mouvement allemand apparaît plus solide. Considéré comme l’enfant de l’antinucléarisme, le Bund für Umwelt und Naturschutz Deutschland (BUND, Fédération pour la protection de l‘environnement en Allemagne) est fondé en 1975 en regroupant plusieurs organisations régionales. Il gagne sa légitimité dans les luttes engagées contre les projets de centrales nucléaires et rejoint les Amis de la Terre comme branche allemande en 1989. Avec près de 2 200 groupes locaux et plus de 460 000 membres, l’association couvre la totalité du territoire allemand. Créé en 1899, Naturschutzbund (NABU- Fédération de protection de la nature) est l’héritier des associations de préservation de la nature. Historiquement consacré à la protection des oiseaux et à la gestion de réserves naturelles, l’engagement de NABU a intégré les enjeux politiques et sociaux sous la présidence de Jochen Flasbarth entre 1992 et 2003. Avec 560 000 adhérents répartis entre 2 000 groupes locaux et un budget de 34 millions d’euros, NABU est la première association environnementaliste en Allemagne. Greenpeace a ouvert son bureau outre-Rhin en 1980 à Bielefeld dans la Ruhr. Avec 200 employés et 580 000 donateurs, Greenpeace Allemagne est le plus grand bureau de l’association dans le monde. Son budget annuel de 49 millions d’euros équivaut à un sixième des recettes globales de Greenpeace, ce qui lui assure une influence forte sur les décisions prises au siège d’Amsterdam. La structure centralisée de l’ONG a toutefois soulevé de multiples critiques en Allemagne, causant le départ de certains militants en 1982 qui fondèrent l’association Robin Wood.
9 Rapporté au nombre d’habitants, le volume d’adhérents permet, de prime abord, de relativiser le contraste entre les deux pays. Alors que les trois associations totalisent approximativement 1 186 000 membres en Allemagne, soit 1,4 % de la population, elles regroupent 940 000 adhérents en France, soit 1,3 % de la population. Toutefois, la différence réside dans le partage des adhérents. En France, la quasi-totalité des militants est regroupée au sein de France Nature Environnement dont l’orientation militante reste moins radicale et moins politisée que les Amis de la Terre ou Greenpeace qui rassemblent les deux tiers des adhérents en Allemagne.
Les écologistes et le pouvoir politique en Allemagne et en France
10 L’apparition électorale de l’écologie politique en France, suite à la création en 1973 du parti Écologie et Survie par Solange Fernex et Antoine Waechter, précède de trois ans la participation des premières Grüne Liste (listes vertes) aux élections locales en Allemagne. Comme pour le mouvement associatif, les trajectoires de l’engagement environnementaliste politique ont divergé des deux côtés du Rhin. Les Verts français, fondés en 1984, ont été plus étudiés par les chercheurs pour leurs divisions que pour leurs réussites politiques. Les multiples composantes du mouvement n’ont jamais été unifiées et cette pluralité a alimenté des cycles d’agrégation et de désagrégation. La position autonomiste (« ni droite, ni gauche ») adoptée par le parti lors de sa création a été contestée dès 1992 par la création de Génération Écologie qui prônait alors la « stratégie du et droite et gauche ». Le rapprochement avec le Parti socialiste opéré à partir du milieu des années 1990 entraîna la fondation du Mouvement écologiste indépendant à l’initiative d’Antoine Waechter qui a perpétué une ligne autonomiste, ainsi que le départ de militants vers Les Alternatifs, proches de la gauche antilibérale. La formation d’Europe Écologie à l’occasion des élections européennes de 2009 a permis l’union temporaire des différents courants avant que la participation au gouvernement socialiste à partir de 2012 n’entraîne une nouvelle scission. La réussite électorale des multiples formations écologistes reste limitée. Les Verts réalisent leur meilleur score à l’élection présidentielle de 2002 avec Noël Mamère qui rassemble 5,25 % des suffrages. Le parti n’entre à l’Assemblée nationale qu’en 1997, soit treize ans après son homologue allemand. Les écologistes remportent leurs plus grandes victoires lors de scrutins au suffrage proportionnel, et en particulier lors des élections européennes de 2009 et régionales de 2010 lors desquelles Europe Écologie-Les Verts totalisa respectivement 16,3 et 12,2 % des votes.
11 La réussite électorale des Grünen [6] (les Verts), fondés en 1980, est incomparable. Continuellement présents au Bundestag depuis 1983, les Grünen ont été consacrés comme la troisième force politique allemande dès 1994. Les premières années du parti ont été marquées par un conflit entre les courants réalistes (Realos) et fondamentalistes (Fundis). Pour les Fundis, le parti devait servir de porte-parole des mouvements sociaux ainsi que de source de financement pour leurs actions. Pour les Realos, l’objectif était de s’installer au parlement afin d’y exercer le pouvoir, quitte à nouer des alliances et faire des concessions. La déconvenue des Grünen aux élections de 1990, le départ de ses membres les plus radicaux et la fusion avec l’Alliance 90 issue de l’ex-RDA ont permis aux Realos de s’imposer. Ce nouveau rapport de force facilita la création de la première coalition gouvernementale avec le SPD en 1998. L’accident de Fukushima a toutefois réactivé ces tensions. Le soutien des deux dirigeants Realos du parti, Claudia Roth et Jürgen Trittin, à la proposition d’Angela Merkel a soulevé des contestations. Les représentants des associations antinucléaires ont refusé que le parti soutienne un calendrier de sortie du nucléaire sur dix ans au lieu d’un arrêt immédiat. L’opposition la plus forte est venue de la section de Rhénanie du Nord-Westphalie qui, avec 12 600 membres, est la plus grande du pays. Celle-ci déplorait que la loi n’impose pas la fermeture de l’usine d’enrichissement d’uranium située dans le Land à Gronau.
12 Le parti écologiste allemand compte, en 2017, 63 députés (contre neuf en France) et 226 élus aux parlements des Länder (contre 65 élus écologistes dans les conseils régionaux en France). Il participe au gouvernement régional de onze Länder sur les seize que compte l’Allemagne, dont trois avec les conservateurs de l’Union chrétienne-démocrate (CDU), et est à la tête du Bade-Wurtemberg depuis 2011. En dehors de leur réussite électorale, les partis écologistes français et allemand s’opposent par leur nombre d’adhérents, plus de 59 000 pour les Grünen en 2016 contre moins de 6 000 pour Europe Écologie-Les Verts. Ce tableau doit cependant être nuancé. En dépit de sa participation au gouvernement de 1998 à 2005, le parti écologiste n’a eu qu’un effet minime sur l’agenda politique allemand. Cette « paralysie dans le gouvernement » [Blühdorn, 2009], dont les Grünen sont sortis divisés en 2005, souligne que la formation demeure un parti nécessaire pour sécuriser une alliance, mais trop faible pour influencer la politique.
Entre cultures, structures et stratégies : questionner les différences des deux côtés du Rhin
13 La force et la réussite des mouvements écologistes allemands ont attiré de nombreux chercheurs souhaitant comprendre les raisons de l’intensité de l’engagement associatif et politique. Ces débats, qui restent toujours animés, soulignent l’influence d’éléments culturels et structurels.
Réfuter l’idée d’un « Sonderweg vert »
14 De nombreux auteurs se sont interrogés sur l’existence d’une relation particulière à la nature inhérente à la nation allemande afin de comprendre les raisons de la puissance de l’environnementalisme [Goodbody, 2002]. Ces approches ont abouti à de multiples théories convoquant une « différence fondamentale culturelle » [Aykut, 2012] de la nation allemande. Certaines d’entre elles tendent à considérer le succès de l’environnementalisme comme le témoignage d’un nouveau Sonderweg ou « chemin particulier » allemand. Le Sonderweg désigne l’hypothèse selon laquelle les singularités de l’histoire contemporaine de l’Allemagne pourraient s’expliquer par des caractéristiques propres au peuple et à la nation allemande. Cette thèse, née au xixe siècle, a été remobilisée par l’historien Hans-Ulrich Wehler au début des années 1960 afin d’expliquer l’émergence du national-socialisme. Le fascisme aurait été la conséquence d’une démocratisation tardive de l’Allemagne au xixe siècle par rapport aux autres États européens.
15 Convoqué pour analyser l’accélération de la sortie du nucléaire après l’accident de Fukushima, le concept de Sonderweg a été plusieurs fois utilisé pour expliquer la singularité des politiques environnementales allemandes. Le livre de l’historienne Anna Bramwell Blood and Soil : Richard Walther Darré and Hitler’s « Green Party » [1985] a ainsi soulevé une querelle, encore vive aujourd’hui, à ce sujet. Selon elle, la réussite de l’environnementalisme allemand serait l’héritière du romantisme wilhelminien du xixe siècle. Les racines de l’exceptionnalité allemande seraient alors à chercher dans ce courant qui aurait orienté la construction nationale autour du concept de nature en opposition à une France « pays de l’artificiel » [Jacob, 1999]. Dans ses recherches, Anna Bramwell trace une linéarité chronologique du xixe siècle à nos jours dans la pensée environnementaliste allemande. Elle y intègre le régime national-socialiste dont les politiques centrées sur la protection de la nature auraient été influencées par l’environnementalisme romantique. Elle en conclut que le mouvement vert est « un développement politique dangereux, intrinsèquement antidémocratique et romantiquement autoritaire » [Bramwell, 1985]. La réussite de l’écologie outre-Rhin serait alors le résultat d’une évolution historique dysfonctionnelle propre à l’Allemagne.
16 Les recherches de Piers Stephens ont montré que cette continuité historique avait été principalement mobilisée pour discréditer les mouvements environnementalistes [Stephens, 2001]. Ainsi, en convoquant le romantisme, les opposants à la transition énergétique dénoncent l’existence d’un mysticisme de la nature supposément consubstantiel à la nation allemande. Celui-ci s’expliquerait par l’existence d’une anxiété irrationnelle, l’Angst [7], ancrée dans l’identité nationale, qui aurait renforcé le poids de l’environnementalisme. La mobilisation du concept de Sonderweg soulève deux objections. Premièrement, force est de constater que cette thèse est particulièrement utilisée par des auteurs opposés à la sortie du nucléaire et sert d’argument à charge pour dénoncer une supposée irrationalité du choix. Deuxièmement, plusieurs travaux ont réfuté l’existence d’une linéarité entre l’environnementalisme du xixe siècle et celui pratiqué par le régime national-socialiste [Uekötter, 2007].
« The Greenest nation », (re)construction d’une identité nationale allemande ?
17 Si certains psychologues considèrent la puissance de l’environnementalisme outre-Rhin comme la conséquence d’une tentative de déculpabilisation de la mémoire collective du nazisme [Jacquiot, 2008], la reconstruction du discours sur la Nation en Allemagne après l’expérience totalitaire a incontestablement favorisé le mouvement écologiste. Pour l’historien Frank Uekötter, l’environnementalisme est devenu un « code de conduite difficilement contestable » [Uekötter, 2014] constitutif de l’appartenance à la nation allemande. Alors que toute référence ethnique est bannie et que de plus en plus d’Allemands aspirent à la normalité dans leur rapport à la Nation [Rambour, 2006], l’environnementalisme est apparu comme un support de reconstruction identitaire. Au début des années 1990, l’environnementalisme aurait conjoncturellement répondu au besoin de référents communs dans une Allemagne à peine réunifiée, mais encore traversée de divisions économiques et sociales fortes. En s’attachant à des préoccupations globales, comme le réchauffement climatique ou le risque nucléaire, l’écologie est devenue une « identité collective sûre » [Uekötter, 2014] qui ne pourrait pas raviver le nationalisme passé tout en constituant un élément de fierté nationale.
Du pacifisme à l’environnementalisme : représentations franco-allemandes
18 Alors que le pacifisme constitue un des éléments structurants de l’essor environnementaliste en Allemagne, ce mouvement est presque inexistant en France. Cet écart relève d’abord de représentations différentes de l’arme atomique. Les sondages d’opinion réalisés de la fin des années 1940 aux années 1990 montrent en France une évolution presque constante du soutien à l’armement nucléaire, culminant à 72 % d’opinion favorable en 1980 alors que les mouvements pacifistes s’épanouissaient à l’étranger en pleine crise des euromissiles. Ce consensus mou reflète deux représentations historiquement construites autour de la bombe et toujours influentes. D’un côté, comme pour le programme nucléaire civil, le volet militaire a été conceptualisé comme un outil de rétablissement de l’indépendance et du rayonnement international du pays [Hecht, 1998]. De l’autre, après trois guerres en moins d’un siècle ayant mené à l’invasion du pays, la bombe promettait de sanctuariser le territoire national contre toute agression extérieure.
19 La perception de la bombe atomique outre-Rhin est plus complexe. L’expérience totalitaire et la culpabilité vis-à-vis des exactions du régime national-socialiste [8] ont alimenté les débats sur le réarmement de l’Allemagne dès la signature des accords de Paris en 1954. Cette contestation atteint son apogée à la fin des années 1970 et au début des années 1980 lors du stationnement par l’Otan des missiles Pershing II en RFA. Si la bombe est considérée comme le garant d’une protection territoriale en France, sa représentation est inversée en Allemagne. Comme Joseph Rovan le souligne, « la géographie post-yaltaïenne fait de l’Allemagne de l’Ouest le champ de bataille par excellence d’une éventuelle guerre » [Rovan, 1983]. Cette situation est renforcée par le changement doctrinal d’emploi de la bombe par les États-Unis, passant des « représailles massives » à la « riposte graduée », qui envisage des bombardements atomiques sur les théâtres d’opérations. À la peur d’une destruction du territoire allemand s’ajoutait la conviction qu’une unification des deux Allemagnes ne pourrait se faire tant que des armes nucléaires se trouveraient sur son sol.
20 La problématique du pacifisme a également entraîné l’Église protestante dans le débat environnementaliste en Allemagne, et en particulier dans le conflit sur le nucléaire. Confrontées à la construction des centrales, les populations se sont tournées vers les temples en recherche de réponses. Surprise par l’intensité de la mobilisation, l’Evangelische Kirche in Deutschland (EKD), l’organisation nationale de l’Église évangélique d’Allemagne, a craint que l’absence de prise de position ne fasse partir des ouailles ou qu’elle n’entraîne des divisions internes. Alors que le conflit gagnait en puissance après la catastrophe de Tchernobyl, l’EKD prit position pour une sortie du nucléaire à l’occasion de son septième synode en 1987. L’influence de cet engagement en Allemagne ne doit pas être minimisée. D’une part, l’EKD dispose d’une position unique dans l’espace public. L’Église est reconnue par l’État comme un groupe représentatif de la société aux côtés des organisations professionnelles ou des syndicats et participe à ce titre à différentes institutions de régulation de la vie publique. D’autre part, l’Église dispose d’un accès privilégié auprès de la classe politique, dépassant le seul cadre des partis conservateurs [9]. Enfin, l’influence de l’EKD s’appuie sur son rôle socioéconomique important, l’organisation caritative protestante, la Diakonie, étant un des premiers prestataires de services médicosociaux outre-Rhin grâce au prélèvement de la Kirchensteuer (l’impôt ecclésiastique).
Quand les structures de l’État inhibent ou favorisent l’environnementalisme
21 Différentes recherches ont souligné le rôle de la structure fédérale de l’État allemand dans la réussite du mouvement environnementaliste. Le nucléaire apparaît ici comme un cas d’école. À l’inverse de la France où la décision est centralisée, il n’existe pas en Allemagne d’autorité fédérale délivrant les autorisations d’exploitation des centrales nucléaires. La loi de 1959 qui régit l’utilisation de l’énergie atomique donne ce rôle aux gouvernements des Länder. Cette disposition a permis aux opposants à l’énergie atomique de retarder le développement du parc atomique allemand. Dès 1985, le gouvernement social-démocrate (SPD) de Rhénanie du Nord-Westphalie, alors opposé au nucléaire, refusa le permis d’exploitation du surgénérateur de Kalkar dont la construction venait d’être achevée. L’abandon du projet, qui avait coûté près de 11 milliards de dollars, a économiquement grevé l’industrie nucléaire allemande. Plus encore, en arrêtant l’unique projet de surgénérateur outre-Rhin, cette décision mit fin aux espoirs de recyclage des déchets nucléaires, portant un coup fatal aux ambitions atomiques allemandes. À partir de 1986, alors que le SPD prenait officiellement son virage antinucléaire, la prérogative des Länder dans l’attribution des permis d’exploitation a constitué un frein au développement de l’énergie atomique. La construction de nouveaux réacteurs dans des régions contrôlées par les sociaux-démocrates apparaissait impossible.
22 C’est dans le cadre de l’écologie politique que les différences structurelles entre la France et l’Allemagne se font le plus ressentir. La naissance des Verts outre-Rhin s’inscrit dans une période de crise politique. La Grande Coalition entre la CDU et le SPD à la fin des années 1960 a créé dans l’opinion publique un sentiment de connivence entre les deux formations, tandis que l’extrême gauche allemande était discréditée par son soutien à la RDA. Il existait alors un espace à la gauche des sociaux-démocrates pour répondre aux ambitions politiques des mouvements sociaux. En France, au contraire, les fortes différences entre les programmes communiste et socialiste, ainsi que l’existence du Parti socialiste unifié, ont refermé les opportunités pour un nouveau parti. Le système politique allemand a favorisé le développement des écologistes grâce au scrutin proportionnel ainsi qu’à sa structure fédérale qui a accéléré la participation des Grünen aux exécutifs locaux, accroissant considérablement leur expérience de la pratique du pouvoir. De plus, le financement des partis politiques en Allemagne, basé sur le nombre d’électeurs pour chaque formation dépassant 0,5 %, a permis aux Grünen de bénéficier d’un budget important dès ses débuts. En France, le scrutin majoritaire à deux tours et l’absence de proportionnelle ont limité l’émergence électorale des Verts. En dehors de ces éléments structurels, l’écart existant entre écologistes allemands et français relève aussi de divergences stratégiques. Les Grünen ont tôt promu une stratégie de conquête du pouvoir, portée par les Realos, en concédant une partie de leur radicalité au profit d’alliances électorales avec les sociaux-démocrates ainsi qu’avec les conservateurs. Les cycles de destruction et construction qu’ont connus les Verts témoignent, au contraire, de l’incapacité d’imposer une stratégie identique en France.
Les Bürgerinitiativen : l’union « des chevelus radicaux et des conservateurs »
23 Une dernière particularité du système allemand tient dans le développement des Bürgerinitiativen. Bénéficiant d’une image plus modérée que les associations formelles, les initiatives citoyennes ont permis d’intégrer une sociologie de militants plus large au mouvement environnementaliste. Elles s’épanouissent en Allemagne pendant la première grande coalition CDU-SPD (1966-1969) où elles comblent un vide démocratique face à l’absence d’opposition parlementaire. Elles résultent également d’une divergence entre la France et l’Allemagne dans l’évolution du mouvement de 1968 qui développe outre-Rhin son projet de société dans les villes, constituant un milieu contre-culturel bien structuré où vont se développer les Bürgerinitiativen.
24 Les initiatives citoyennes permettent alors l’union « des chevelus radicaux et des conservateurs » [Topçu, 2013] que les mouvements environnementalistes ne parviendront pas à réaliser en France. Leur développement repose sur la rencontre entre des populations sociologiquement différentes, issues tant de la contre-culture que de milieux plus conservateurs qui ont trouvé dans ces initiatives un moyen de justifier leurs intérêts particuliers. La diversité idéologique de ces alliances est cruciale parce qu’elle a empêché les autorités politiques de présenter les oppositions environnementalistes comme marginales dans la société allemande. Les Bürgerinitiativen symbolisent ainsi ces coalitions d’intérêts que les mouvements environnementalistes ont réussi à constituer outre-Rhin et qui apparaissent comme un des éléments structurants de leur réussite.
La constitution de coalitions d’intérêts antinucléaires après l’accident de Fukushima en Allemagne : une géopolitique de la réussite des conflits environnementaux
25 Apparaissant comme un des plus grands succès du mouvement environnementaliste allemand, l’accélération de la sortie du nucléaire en Allemagne en 2011 après la catastrophe de Fukushima doit être déconstruite pour comprendre la complexité des rapports de force qui l’ont permise. Si cette décision s’appuie sur un tissu associatif dense, elle repose également sur l’influence d’acteurs motivés par des intérêts moins idéologiques et formant une coalition d’intérêts antinucléaires pour le moment inexistante en France.
Une mobilisation associative forte qui structure spatialement et socialement l’Allemagne
26 La structure du mouvement antinucléaire allemand n’a que peu évolué depuis les années 1970 et les conflits fondateurs de Wyhl dans le Bade-Wurtemberg, Gorleben en Basse-Saxe et de Brokdorf dans le Schleswig-Holstein. En plus des grandes associations précédemment présentées, le mouvement s’organise autour d’approximativement 170 initiatives citoyennes, dont la constitution est relativement récente. Si près des trois quarts d’entre elles ont été créées avant l’accident de Fukushima, moins de 20 % sont liées à une initiative créée dans les années 1970 [10].
27 Les Bürgeriniativen continuent de rassembler des militants aux profils variés voire opposés. L’initiative Lüneburger gegen Atom (LAGA) en est un parfait symbole. Basée à Lunebourg en Basse-Saxe, la LAGA dirige son action contre la centrale de Krümmel située à une vingtaine de kilomètres. L’initiative rassemble des militants de vingt-six associations dont l’Église protestante de Lunebourg, la section locale de l’organisation de jeunesse du parti Die Linke ainsi que le Parti marxiste-léniniste d’Allemagne. En plus d’irriguer l’ensemble de la société, le mouvement antinucléaire allemand se distingue, comme la carte suivante le montre, par son maillage fin du territoire. On peut toutefois aisément voir une différence entre les anciens et les nouveaux Länder, où l’on ne relève que onze initiatives, dont trois à Berlin. Ce déficit peut s’expliquer par l’absence de Bürgeriniativen avant 1990 ainsi que par la prise en charge de l’engagement environnementaliste par une association spécifique à l’ex-RDA, la Grüne Liga, après la chute du Mur.
28 Tout aussi nombreux et spatialisés qu’ils puissent être, les mouvements associatifs allemands ne peuvent être tenus comme seuls responsables de l’accélération de la sortie du nucléaire en 2011. Cette décision prise par le gouvernement d’Angela Merkel s’appuie sur une coalition antinucléaire mêlant intérêts économiques et politiques.
Carte 1 – Les Bürgeriniativen antinucléaires en Allemagne : un maillage fin du territoire
Carte 1 – Les Bürgeriniativen antinucléaires en Allemagne : un maillage fin du territoire
La conversion stratégique des conservateurs allemands à l’antinucléarisme
29 Alors que le conflit sur l’avenir du nucléaire était marqué par la stabilité du clivage gauche/droite depuis l’accident de Tchernobyl en 1986, le choix fait par Angela Merkel en 2011 est apparu comme une rupture politique radicale. Certains observateurs ont pu considérer ce revirement comme une stratégie purement électoraliste. Plusieurs élections locales étaient organisées en Allemagne les mois suivant la catastrophe et les sondages donnaient les conservateurs perdants pour chacune d’entre elles. La nouvelle orientation de l’Union chrétienne-démocrate d’Allemagne (CDU) aurait visé à limiter la fuite des électeurs vers des partis opposés à l’énergie atomique, voire à créer des conditions favorables pour l’établissement d’une coalition avec les écologistes. Plusieurs éléments contredisent toutefois cette explication. D’une part, tant la CDU que les Grünen ont balayé l’éventualité d’une telle coalition avant les élections. D’autre part, l’engagement pronucléaire des conservateurs n’est pas si unitaire qu’il y paraît.
30 L’énergie atomique divise les conservateurs depuis les années 1980. Fondée en 1986 suite à la catastrophe de Tchernobyl, la Fédération des chrétiens-démocrates contre l’énergie nucléaire (CDAK) revendique aujourd’hui un peu moins de 1 000 adhérents, majoritairement dans le Bade-Wurtemberg. Parallèlement à la CDAK, dont l’engagement porte surtout sur les risques environnementaux de l’énergie atomique, un antinucléarisme plus économiquement pragmatique s’est développé au sein de la CDU. Dès le début des années 1980, le lobbying des associations de promotion des énergies renouvelables trouva le soutien de certains membres de la CDU et de son parti frère bavarois la CSU intéressés par le développement des éoliennes dans leurs Länder. Associés aux Grünen, ces membres participèrent au vote en 1991 d’un des socles de la transition énergétique allemande, la Stromeinspeisegesetz (loi sur l’injection du courant), qui oblige les exploitants des réseaux à racheter l’électricité renouvelable.
De l’atome au fumier : la CSU et la sortie du nucléaire
31 C’est toutefois au travers de la CSU que cet antinucléarisme économique a eu le plus d’influence. Si la Bavière, région d’origine de Franz Joseph Strauss et de Siegfried Balke qui se succédèrent à la tête du ministère des Questions nucléaires, est incontestablement un territoire de force de l’énergie atomique, le Land est également devenu un des lieux d’impulsion des énergies renouvelables en Allemagne. L’hydroélectricité, développée dès la fin du xixe siècle par les agriculteurs, représente près de 15 % du mix électrique bavarois. Le premier courant antinucléaire de la CSU se construisit alors autour d’élus issus de circonscriptions rurales dont l’objectif était de soutenir les petits exploitants agricoles en leur permettant d’être payés pour le courant produit par leurs barrages.
32 Alors que la prolongation des réacteurs avait déjà divisé la CSU, le parti a changé sa politique énergétique quelques jours après la catastrophe de Fukushima, au point d’être surnommé le « nouveau parti antinucléaire [11] ». Alors que la CDU n’avait pas arrêté de chronologie pour la sortie du nucléaire, c’est le congrès de la CSU, organisé le 18 mai 2011, qui fixa 2022 comme date de fermeture des réacteurs bavarois, une décision reprise dès le lendemain pour l’ensemble du pays par Angela Merkel. L’opposition de la CSU au nucléaire en Bavière n’est pas idéologique, comme en témoigne le partenariat signé en 2015 entre les gouvernements bavarois et chinois sur le développement de l’énergie atomique. Le choix de la CSU s’explique alors de deux manières.
33 Premièrement, la Bavière apparaît comme économiquement gagnante dans la transition énergétique allemande. D’une région déshéritée il y a cinquante ans, la Bavière est devenue la locomotive de l’économie allemande, principalement grâce au développement d’une industrie manufacturière tournée vers l’export, la construction mécanique et les technologies de pointe. Cette structure industrielle a coïncidé avec les besoins techniques du déploiement des renouvelables. De 2010 à 2012, les entreprises bavaroises ont déposé 348 brevets dans les énergies renouvelables, soit plus que tous les autres Länder individuellement. La puissante section locale de la Fédération allemande d’ingénierie a tôt apporté son soutien à la transition énergétique à l’instar de l’Association bavaroise des PME. De plus, grâce à ses conditions géographiques idoines et au soutien des élus, la Bavière est une des régions les mieux équipées en capacités renouvelables, lui assurant des retombées en termes d’emplois et de fiscalité.
34 Deuxièmement, le soutien aux énergies renouvelables face au nucléaire relève d’une stratégie de contrôle du territoire par la CSU. Le développement des sources renouvelables nécessite une consommation d’espace plus importante que les énergies fossiles. Cette caractéristique renforce l’implication dans la transition énergétique des acteurs contrôlant le territoire, et en premier lieu des agriculteurs qui détiennent en Allemagne 11 % des capacités renouvelables. Sur les 285 000 exploitants agricoles allemands en 2011, un tiers déclaraient des revenus additionnels à leurs activités, dont la moitié était imputable aux renouvelables. Face à la chute du prix des productions agricoles depuis les années 1990, les énergies renouvelables ont constitué une valeur refuge pour les exploitants. De plus, les agriculteurs allemands ont accéléré leurs activités dans les énergies au début des années 2000 alors que les premiers cas d’encéphalite spongiforme bovine se déclaraient. En pleine crise de la vache folle, les renouvelables ont permis de modifier l’image de l’activité. Les agriculteurs sont des acteurs historiques du mouvement antinucléaire allemand et ont participé dès les années 1970 aux manifestations contre la construction des centrales. Toutefois, le développement des énergies renouvelables a fait d’eux des antinucléaires par intérêt économique. En plus d’organiser des manifestations contre la baisse des tarifs de rachat de l’électricité renouvelable, la Bauervernverband (l’association des agriculteurs allemands), qui représente 90 % des agriculteurs allemands, a pris position contre l’électronucléaire après la catastrophe de Fukushima. Cet antinucléarisme a influencé la politique des partis conservateurs. Les agriculteurs sont des électeurs conservateurs traditionnels, votant en moyenne à 75 % pour la CDU ou la CSU, et les deux partis comptaient dix-huit députés agriculteurs en 2011.
35 Le poids de cet antinucléarisme agricole a toutefois été plus important en Bavière que dans les autres Länder. La CSU a placé le renforcement de l’identité bavaroise au cœur de son projet politique et de sa stratégie de conquête électorale. Le parti a politisé cette identité en la liant au maintien d’un équilibre socioculturel entre la tradition et la modernité, une stratégie résumée depuis 1998 par le slogan « Symbiose aus Laptop und Lederhose » (« la symbiose du portable et de la culotte de cuir »). Alors que les agriculteurs sont considérés comme les garants de cet équilibre socioculturel, les gouvernements bavarois ont mis en œuvre tous les moyens financiers pour maintenir les exploitations. L’engagement des conservateurs bavarois en faveur des énergies renouvelables face au nucléaire s’inscrit alors dans cette stratégie. L’objectif est d’assurer la continuité de la petite agriculture en lui permettant de tirer des revenus complémentaires.
36 Face à ces courants antinucléaires, les soutiens à l’énergie atomique, au sein des partis conservateurs, que l’on retrouve principalement dans la Wirtschaftsflügel, l’aile proche des milieux d’affaires, n’ont pas réussi à influencer la prise de décision. En effet, leur assise a été déstabilisée dès 2011 par la conversion des milieux économiques à la coalition d’intérêts antinucléaires.
L’industrie allemande et la BDI, de promoteur à opposant au nucléaire
37 Loin de représenter un acteur unique et cohérent, l’industrie allemande est divisée entre, d’une part, des entreprises fortement consommatrices d’énergie craignant que la sortie du nucléaire ne les affecte et, d’autre part, des entreprises pour lesquelles la transition énergétique représente une opportunité économique. La Fédération allemande des industries (BDI) est la principale association représentant les intérêts des industriels et regroupe trente-six organisations sectorielles. Ouvertement favorable au nucléaire, la position de l’organisation a changé en 2011 du fait de conflits internes.
38 Toutes les organisations membres n’ont pas pris position sur la sortie du nucléaire, soit parce que les politiques électriques ne les concernent qu’à la marge, soit parce qu’elles sont trop divisées en interne. C’est en particulier le cas de la Fédération de l’industrie du verre qui rassemble autant des entreprises fortement consommatrices d’énergie que des sociétés productrices de panneaux solaires. La Fédération allemande d’ingénierie (VDMA) a mené le groupe d’organisations favorables à la sortie du nucléaire au sein de la BDI. La VDMA représente près de 3 100 entreprises des secteurs de la construction mécanique et rassemble les industries ayant profité de la transition énergétique. Elle intègre les entreprises productrices d’éoliennes et de centrales à biomasse. Ses membres sont également les principaux exportateurs mondiaux de machines-outils nécessaires à la fabrication des systèmes renouvelables. L’opposition à la sortie du nucléaire en 2011 a été portée par l’association de l’industrie allemande du papier et par l’association de l’industrie chimique. Fortement consommatrices d’énergie, elles déploraient le risque d’augmentation des prix ainsi que l’instabilité potentielle du réseau électrique. Ces entreprises à forte intensité énergétique sont rassemblées depuis 1947 dans la Fédération des entreprises énergivores allemandes (VIK) dont les membres consomment près de 80 % de l’énergie industrielle en Allemagne. Traditionnellement favorable à l’énergie atomique, la position de la VIK a été infléchie grâce aux concessions stratégiquement faites par le gouvernement d’Angela Merkel.
39 La réforme du financement des énergies renouvelables en 2011 comporte de multiples exonérations en faveur des entreprises. La plus importante concerne l’EEG-Umlage (prélèvement EEG). Le prélèvement EEG est le principal outil de financement du déploiement des énergies renouvelables en Allemagne. Il découle de l’introduction de tarifs de rachat fixes pour l’électricité renouvelable. Les opérateurs de réseaux rachètent le courant aux producteurs avant de le revendre, dans la plupart des cas, pour un prix plus faible. L’EEG-Umlage doit servir à compenser ce différentiel et est répercuté sur les factures des consommateurs. Si, dès sa version de 2000, l’EEG-Umlage comporte des exemptions pour les entreprises énergo-intensives, la réforme de 2011 a élargi drastiquement l’éligibilité. Comme le graphique suivant le montre, cette réforme entrée en vigueur en 2013 a largement augmenté le nombre de sociétés concernées et a permis à des nouveaux secteurs de bénéficier d’aides auparavant limitées à quelques activités très énergivores. Au total, sur les 243 TWh d’électricité consommés par l’industrie, seuls 47 % sont entièrement taxés au titre de l’EEG-Umlage et un quart en est entièrement exempté. Les deux branches qui profitent le plus de ses exonérations sont l’industrie du papier et la chimie, soit les deux acteurs historiquement les plus favorables au nucléaire.
Schéma 1 – Évolution du nombre d’entreprises exonérées de l’EEG-Umlage
Schéma 1 – Évolution du nombre d’entreprises exonérées de l’EEG-Umlage
40 En 2011, la Fédération allemande des industries ne s’est pas opposée à la sortie du nucléaire. D’un côté, les entreprises intégrées dans la chaîne de valeur des énergies renouvelables ont vu une opportunité économique dans cette décision. De l’autre, les mesures d’exemption intégrées dans la réforme de la politique énergétique ont apaisé la vindicte des grands consommateurs.
Conclusion
41 Loin de toutes considérations culturalistes, le succès relatif des mouvements environnementalistes en Allemagne vis-à-vis de leurs homologues français est le produit, direct et indirect, de rapports de forces et de représentations géopolitiques. L’histoire contemporaine allemande a forcé la reconstruction d’un discours sur la Nation au sein duquel le patriotisme a trouvé dans l’environnementalisme une nouvelle forme d’expression. L’expérience de la guerre a également participé à alimenter un mouvement pacifiste, presque atone en France, qui a dynamisé le militantisme écologiste. Enfin, le fédéralisme, qui trouve autant son existence dans la construction moderne de l’État allemand que dans sa reconstruction sous la tutelle des Alliés après la Seconde Guerre mondiale, a fourni les structures permettant l’épanouissement des mouvements environnementalistes, un élément à nouveau absent en France. Les conséquences sur les systèmes d’acteurs de ces conflits sont flagrantes. Si en France le militantisme environnementaliste reste cantonné à une association qui demeure marquée par son orientation naturaliste, en Allemagne, les grandes organisations de l’écologie politique – Greenpeace et le BUND – rassemblent plus largement. L’environnementalisme s’épanouit également au sein d’un réseau dynamique d’initiatives populaires capables de rassembler autant des militants traditionnels que des populations plus rétives au radicalisme. Malgré une apparition plus précoce en France, les partis écologistes français, défavorisés par un système qui ne permet pas leur émergence, n’ont pas connu les mêmes succès que leurs homologues outre-Rhin. Toutefois, cet écart ne s’explique pas uniquement par les structures politiques de ces États, il relève tout autant des stratégies et des rapports de forces au sein de ces formations. Il n’y a alors aucun déterminisme dans le différentiel de l’engagement environnementaliste entre la France et l’Allemagne.
42 Le cas, emblématique, de la sortie du nucléaire doit nous amener à relativiser cette notion de conflits environnementaux. Si décision est prise en 2011 d’accélérer l’arrêt de l’énergie atomique outre-Rhin, c’est plus sous l’effet d’intérêts économiques et politiques que par l’influence des mouvements écologistes. L’Allemagne se singularise par la construction d’une coalition d’intérêts antinucléaires qui a amené des acteurs aux profils entièrement différents à soutenir l’arrêt des centrales après la catastrophe de Fukushima. Le développement des énergies renouvelables a entraîné dans le conflit les agriculteurs et les milieux industriels, tirant avec eux les partis politiques conservateurs, anciens soutiens inconditionnels de l’énergie atomique.
Bibliographie
Bibliographie
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Notes
-
[1]
Doctorant à l’Institut français de géopolitique, attaché temporaire d’enseignement et de recherche à l’université de Haute-Alsace.
-
[2]
L’augmentation de la consommation de charbon en Allemagne après 2011 est conjoncturelle. Elle relève de la chute du prix du combustible sur le marché international, se trouvant en situation de surcapacité après le ralentissement de l’économie mondiale. Le charbon s’est substitué au gaz dont le prix était en hausse. La baisse de six points de la production électronucléaire sur la période 2010-2012 a été compensée par l’augmentation des renouvelables de 6,6 points sur la même période. Les nouvelles centrales à charbon entrées en fonction après 2011 avaient été planifiées cinq à six ans auparavant, afin de remplacer des centrales dont la fermeture était proche.
-
[3]
En RDA, le Minister für Umweltschutz und Wasserwirtschaft (ministère pour la Protection de l’environnement et la Gestion de l’eau) est également créé en 1971.
-
[4]
Le Bund für Umwelt und Naturschutz Deutschland (BUND - Fédération pour la protection de l’environnement en Allemagne) devient la section allemande des Amis de la Terre en 1989.
-
[5]
Derrière le mot « environnementalisme » se trouvent plusieurs modalités d’action sous-tendues par des conceptions différentes de la protection de la nature. On peut sommairement les regrouper en quatre catégories : le préservationnisme, le conservationnisme, le ressourcisme et l’utilitarisme. Le préservationnisme naturaliste désigne une protection de la nature pour elle-même et prône une dichotomie stricte entre l’Homme et la nature.
-
[6]
De leur nom entier Bündnis 90/Die Grünen, Alliance 90/Les Verts.
-
[7]
Littéralement, « la peur » ou « l’angoisse ».
-
[8]
L’utilisation répétée de références à l’Holocauste dans les slogans et les pancartes des opposants symbolise la prégnance de cette thématique. Voici certains des slogans utilisés : « Le risque nucléaire est un Auschwitz Global », « Avant Bergen-Belsen maintenant Bergen-Hohne » ou encore « Ein Volk ohne Kernwaffen » (Un peuple sans arme atomique) parodiant le slogan nazi « Ein Volk ohne Raum » (Un peuple sans espace).
-
[9]
Ainsi, la coprésidente du groupe écologiste au Bundestag de 2005 à 2013, Katrin Göring-Eckardt, a également présidé l’EKD entre 2009 et 2013.
-
[10]
Ces informations ont été récoltées lors d’une campagne d’entretiens menée en 2014.
-
[11]
Main-Echo, « CSU – Die neue Anti-Atom-Partei », < www.main-echo.de >, mise à jour le 18 mai 2011 (consulté le 11 avril 2013).