Notes
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[1]
Université du Québec à Montréal. Traduction : Agathe Larcher-Goscha.
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[2]
Le grand débat historiographique chez les Nord-Américains sur la légitimité de la guerre du Viêt Nam oppose ceux qui condamnent l’intervention américaine, connue comme la version « orthodoxe » depuis les années 1960, à ceux qui la justifient, les « révisionnistes », qui se sont affirmés surtout dans les années 1980 marquées par la présidence républicaine de Ronald Reagan. Pour plus de détails, voir John Dumbrell, Rethinking the Vietnam War <http://www.palgrave-journals.com >
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[3]
Sur l’histoire globale/mondiale, voir le numéro spécial, « Peut-on écrire l’histoire du monde ? », Le Débat, n° 154 (mars-avril 2009).
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[4]
Cité par Ilya Gaiduk, 2003, p. 201.
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[5]
D’origine polonaise, Brzezinski demeure l’émule fidèle du géographe britannique Halford MacKinder et de ses idées faisant de l’Eurasie l’« île monde » de la géopolitique mondiale.
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[6]
Entre avril 1975 et décembre 1978, environ 2 millions de Cambodgiens ont péri sous les Khmers rouges.
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[7]
Cité dans TASS, 18 novembre 2014, article en ligne : http://tass.ru/en/russia/760322, consulté le 9 février 2015.
1 Farouchement opposés à l’intervention américaine dans les guerres d’Indochine, les partisans et les défenseurs de ce qu’il est convenu de nommer l’« école orthodoxe » en Amérique du Nord rejetèrent la « politique d’endiguement » américaine et la « théorie des dominos » qui justifièrent l’engagement de Washington en Indochine à partir de 1950 [2]. Le Viêt Nam, avançaient-ils, n’avait jamais possédé une importance géopolitique suffisante pour légitimer une intervention massive de la part des États-Unis en Indochine. Inspirés par le travail très influent de William Appleman Williams, surtout The Tragedy of American Diplomacy, les « orthodoxes » ont focalisé leur critique de l’intervention américaine au Viêt Nam sur les ambitions économiquement impérialistes des États-Unis. De même que Williams montrait comment les stratégies américaines visant à établir une hégémonie économique sur le monde avaient déclenché la guerre froide (et non Staline), de même ses émules ont-ils essayé de montrer comment l’expansion continue de l’Empire américain fut à l’origine de la guerre du Viêt Nam.
2 Bien que nous soyons très sensibles à ces critiques, force est de constater deux problèmes dans la lecture orthodoxe des guerres d’Indochine. D’abord, en basant systématiquement leur lecture des guerres d’Indochine sur la critique de l’« Empire américain », les orthodoxes nous fournissent une analyse européocentrique du Viêt Nam et de sa géopolitique. Cette étonnante vision, essentiellement américano-centrique de l’histoire, nous cache d’autres scénarios non occidentaux, d’autres acteurs et d’autres structures explicatives permettant de comprendre la géopolitique vietnamienne passée et contemporaine. Cela nous amène à un deuxième constat : si la critique à la Williams s’applique bien pour les deux premières guerres d’Indochine (1946-1954 ; 1954-1975), la troisième guerre d’Indochine (1979-1991) pose problème aux orthodoxes. Certes, les Euro-américains étaient encore là, mais ils furent relégués au second plan. Cette fois, ce furent avant tout des pays eurasiatiques communistes qui s’opposèrent les uns aux autres. Les orthodoxes ont du mal à expliquer ce qui s’est passé, préférant travailler sur les deux conflits antérieurs, plus faciles à cadrer selon l’approche eurocentrique de Williams et dont les sources sont d’accès plus facile.
3 Ce qui paraît problématique, à nos yeux, dans la démarche des chercheurs orthodoxes est qu’ils ignorent les nouvelles approches en histoire globale qui se sont dégagées depuis près de vingt ans et qui nous ont mis en garde contre les dangers méthodologiques et surtout épistémologiques qu’il y a à vouloir analyser le monde uniquement en termes occidentaux [3]. Les spécialistes en histoire globale nous ont également invités à considérer d’autres découpages chronologiques et d’autres cadres spatiaux à partir desquels il est possible de découvrir d’autres perspectives. Jack Goody et John Darwin, par exemple, ont récemment démontré que le cadre géographique de l’Eurasie peut justement nous permettre de libérer l’histoire mondiale de sa camisole occidentalo-centrique [Goody, 2010 ; Darwin, 2008].
4 Cet article propose un « recentrage » de la géopolitique vietnamienne au sein de ce contexte eurasiatique et celui de la troisième guerre d’Indochine qui me sert ici d’étude de cas. Contrairement à ce que les orthodoxes avancent, le Viêt Nam fut et demeure extrêmement important dans la géopolitique mondiale, de par sa position sur le continent eurasiatique autant que par son ouverture sur les mers de Chine. Certes, sortir le Viêt Nam de son cadre franco-américain complexifie l’analyse. Mais la troisième guerre d’Indochine, abordée dans un cadre eurasiatique, nous fournit précisément un cadre spatial alternatif pour mieux comprendre pourquoi ce petit pays est resté jusqu’à nos jours si important, non seulement pour les Américains mais aussi pour les Russes, les Chinois, les Japonais, voire les Indiens, ce que les orthodoxes n’arrivent toujours pas à expliquer. Décentrons donc notre regard.
5 Après une brève remontée vers le passé, j’aborderai le temps présent pour montrer comment les fractures qui s’opérèrent au sein du bloc communiste eurasiatique créé en 1950 se combinèrent dangereusement dans les années 1970, l’une et l’autre ouvrant deux failles : une première fracture sino-soviétique en Eurasie occidentale, et une seconde brèche entre les Khmers rouges et les Vietnamiens dans le delta du Mékong. Ces deux fractures eurent pour origines des divergences sur ce que leurs acteurs entendaient par souveraineté nationale dans le cadre de ce qui était censé être une communauté communiste transnationale, s’étendant de l’Elbe jusqu’à la mer de Chine. Comment ces mésententes se sont déchaînées sur des lignes nationalistes et combinées dans un contexte géopolitique eurasiatique sont autant de questions fondamentales si l’on veut comprendre aujourd’hui cette première guerre de l’histoire mondiale entre communistes. Revenons d’abord en arrière, pour comprendre la manière dont le Viêt Nam communiste de l’Indochine se transforma en baril de poudre dans le dernier conflit, celui qui opposa la Chine au Viêt Nam, qui referma la guerre froide en Eurasie orientale en 1979, et non à Berlin, une décennie plus tard. Cela nous permettra ensuite de comprendre d’une nouvelle façon pourquoi le Viêt Nam reste si important, jusqu’à nos jours, dans la géopolitique mondiale dominée par trois « empires », et non par un seul...
La mésentente indochinoise du Viêt Nam : les Khmers rouges et la souveraineté nationale
6 Comme les Français contre qui ils se battaient, les communistes vietnamiens pensaient en termes indochinois. La conférence de Genève de 1954 révéla au grand jour les efforts des communistes vietnamiens pour échafauder des États souverains frères au Cambodge et au Laos. Les Français, soutenus par les Américains et les Anglais, refusèrent de reconnaître la réalité de ces « gouvernements de résistance » créés en 1950 sous la direction personnelle de Hô Chi Minh. Avec l’approbation sino-soviétique, ils parvinrent à les exclure de la table des négociations, tout en avançant leurs propres États associés, conduits par Bao Dai (au Viêt Nam), Norodom Sihanouk (au Cambodge) et Sisavavong (au Laos). Deux jeux d’États associés, de configuration indochinoise, émergèrent pendant la première guerre d’Indochine, l’un dirigé par les Français et l’autre par la République démocratique du Viêt Nam (RDV) sous la direction de Hô Chi Minh.
7 Les Français et les Américains ne furent pas les seuls, cependant, à s’opposer à la construction étatique poursuivie par la RDV au Laos et au Cambodge. Dans les mois qui précédèrent la conférence de Genève, Pandit Nehru, en Inde, ne cessa de répéter au dirigeant de la délégation chinoise, Zhou Enlai, que les efforts vietnamiens visant à établir des États révolutionnaires alliés, sous la forme des mouvements Pathet Lao et Khmers Issarak, étaient loin d’être des agissements neutres. Si la Chine voulait améliorer ses relations diplomatiques avec l’Inde et d’autres États non communistes désireux d’établir une coexistence pacifique à l’occasion de la décolonisation de l’Asie (et, ainsi, bloquer simultanément les tentatives américaines de contenir la Chine par l’intermédiaire de l’Organisation du traité de l’Asie du Sud-Est (OTASE) signé en 1954), le bloc communiste ne devait pas soutenir ces « gouvernements de résistance » associés à la RDV, ni au Laos ni au Cambodge. L’Indochine française, ainsi que Nehru le déclara à Zhou, ne pouvait pas servir plus longtemps de modèle postcolonial aux communistes dans leur édification nationale. Nehru, lui-même à la tête d’une nation eurasiatique, établissait un lien direct entre l’Indochine et le Tibet dans ses négociations avec Zhou. Lorsque le soutien communiste apporté à ces gouvernements de résistance devint un obstacle pour la négociation d’un cessez-le-feu à Genève, Zhou prit ses distances avec la position de la RDV et convainquit Hô d’abandonner de telles tentatives de communiser l’Indochine.
8 Les accords de cessez-le-feu, conclus en juillet 1954, eurent les effets les plus déplorables sur la collaboration communiste vietnamo-khmère. Non seulement l’armistice exigea que la RDV retire ses cadres politiques, étatiques et militaires du Viêt Nam en deçà du 17e parallèle, mais il l’obligeait également à suivre la même procédure d’évacuation au Cambodge. Au Laos, toutefois, l’armistice autorisa le Pathet Lao à regrouper ses effectifs dans deux provinces frontalières de la RDV. Tandis que les Vietnamiens retiraient leurs armées, ils envoyaient immédiatement des centaines de conseillers aider le Pathet Lao à poursuivre la construction de son État, de son armée et, en 1955, de son Parti communiste. Dans le même temps, ils emmèneraient des centaines d’étudiants laotiens, mais aussi des fonctionnaires, des cadres et des officiers laotiens au Viêt Nam pour parfaire leur éducation. Somme toute, Hô garda en vie son État associé du Laos en formant une nouvelle élite bureaucratique et militaire laotienne.
9 Au Cambodge, par contre, les choses prirent une tout autre tournure. Tout d’abord, en demandant à la RDV de se retirer du Cambodge sur tout son territoire, les accords de Genève permirent à un autre groupe de communistes cambodgiens, dirigé par un nommé Saloth Sar, plus connu sous le nom de Pol Pot, de mettre en place un gouvernement et une armée de résistance non associés, et libres de tout contrôle vietnamien. Par ailleurs, en penchant avec perspicacité du côté de Hanoï durant la guerre du Viêt Nam (par exemple, en autorisant la piste Hô Chi Minh à passer par le Cambodge oriental), Norodom Sihanouk parvint à sécuriser de façon efficace son pouvoir, en empêchant que les communistes vietnamiens ne le renversent, ou qu’ils ne prêtent main-forte aux opposants communistes à la monarchie – que Sihanouk avait baptisés de la tristement célèbre expression de « Khmers rouges ». En fait, la RDV mit fin à ses tentatives antérieures de renverser le prince. Enfin, bien que Pol Pot et son entourage aient maintenu des liens avec les communistes vietnamiens plus puissants, ils n’avaient aucune intention de les voir recréer leur structure étatico-administrative et militaire cambodgienne d’avant 1954. Loin de considérer les communistes vietnamiens comme des alliés de leur nation-building, à l’instar du Pathet Lao, les Khmers rouges perçurent au contraire ces dirigeants vietnamiens, leurs alliés khmers et Sihanouk, comme autant de menaces pesant précisément sur la bonne marche de ce processus étatique.
10 Cela devint particulièrement clair en 1970, lorsque Sihanouk fut destitué à la suite d’un coup d’État militaire et que les troupes américaines et vietnamiennes du Sud pénétrèrent au Cambodge dans l’intention de détruire les bases ennemies et les lignes de ravitaillement de la piste Hô Chi Minh. Au lieu d’accueillir favorablement la nouvelle alliance entre la RDV et Sihanouk, poussée en avant par les Chinois, les Khmers rouges redoutèrent réellement la possibilité que les Vietnamiens ne récupèrent la révolution cambodgienne au point où ils l’avaient laissée en 1954 et qu’ils ne ressuscitent leur État en voie de construction « à la Pathet Lao ». Si les Vietnamiens ne se voyaient pas eux-mêmes en tant qu’agresseurs, ou n’avaient jamais eu l’intention de « coloniser » le Cambodge comme les Khmers rouges le croiront plus tard, ils supposèrent, cependant, que l’entourage de Pol Pot partageait leur rêve de vaincre les Américains, mais aussi de créer des régimes communistes indépendants et partenaires dans toute l’Indochine avec le Viêt Nam.
11 En l’occurrence, les Vietnamiens se trompaient, et lourdement. Quand l’Armée populaire du Viêt Nam (APVN) s’engagea au Cambodge en 1970, les Khmers rouges firent tout leur possible pour revendiquer leur souveraineté nationale et étatique, non seulement contre les positions de Washington et de ses alliés cambodgiens, mais également contre celles de Hanoï et de ses partenaires cambodgiens. Les Khmers rouges insistèrent pour que la RDV respecte strictement les lois cambodgiennes réglementant leur propre territoire. Ils surveillèrent les entrées aux frontières, établirent des impôts et essayèrent, non sans grande difficulté, de contrôler les mouvements militaires de l’APVN comme ses relations avec les populations locales. Ils s’efforcèrent, en résumé, d’instituer leur pleine autorité souveraine. Le retour des Vietnamiens, de leurs fonctionnaires et des militaires cambodgiens de l’époque pré-1954 n’était pas pour rassurer le noyau dirigeant khmer rouge, qui redoutait de plus en plus une perte de souveraineté nationale, voire un coup d’État. Ceci explique pourquoi des incidents armés entre communistes vietnamiens et Khmers éclatèrent dès 1970 [Chanda, 1986 ; Rowley, 1984 ; Goscha, 2006, p. 152-186 ; Jackson, 1989, p. 37-78].
12 Le 17 avril 1975, le parti de Pol Pot prenait le pouvoir à Phnom Penh, fier d’y être parvenu « par lui-même », plus d’une semaine avant que Saigon ne passe aux mains de l’APVN. Quelques mois plus tard, lorsque les dirigeants vietnamiens victorieux voulurent féliciter leurs homologues cambodgiens de l’établissement du nouveau Kampuchéa démocratique, dirigé par Pol Pot – et parlèrent d’une « solidarité indochinoise » s’exerçant en tous points –, les communistes cambodgiens réagirent au quart de tour : ils virent là une association « coloniale » et interprétèrent ces propos comme une nouvelle tentative des Vietnamiens de rétablir leur contrôle aux dépens de la pleine souveraineté cambodgienne. Malgré des remerciements polis et un sourire rassurant, Pol Pot continuait à percevoir les communistes vietnamiens comme une menace permanente pour l’indépendance nationale cambodgienne. Voici donc l’émergence d’une première faille dans la géopolitique eurasiatique.
La mésentente sino-soviétique et l’effondrement du monde communiste eurasiatique
13 Au milieu de l’année 1975, personne ne pouvait s’imaginer encore la manière dont la rupture sino-soviétique allait se répercuter le long d’un axe eurasiatique au sein du bloc communiste et interagir, sur un mode explosif, avec la mésentente vietnamo-cambodgienne sur le flanc est du delta du Mékong. La communauté communiste commença à se fissurer profondément avec la déstalinisation lancée par Nikita Khrouchtchev en 1956. Mao Zedong ne tarda pas à penser que les Soviétiques avaient perdu leur boussole idéologique et que l’apostasie de Khrouchtchev avait des répercussions géopolitiques considérables pour le monde communiste, et pour la Chine en particulier. Plus tard cette même année, les problèmes soviétiques en Pologne, et en Hongrie surtout, constituèrent un signal d’alarme particulièrement retentissant aux oreilles de Pékin [Jian, 2001 ; Lüthi, 2008].
Prague : un événement communiste européen et asiatique
14 Mais plus que tout autre événement, ce fut l’invasion soviétique de la Tchécoslovaquie, en août 1968, qui fendit en son centre le communisme eurasiatique, en plaçant ses deux États les plus puissants au bord de la guerre. La violation flagrante par Moscou de la souveraineté nationale d’un État, communiste de surcroît, persuada Mao que l’Union soviétique – et non plus uniquement les États-Unis – était devenue une sérieuse menace. Un mois plus tard, la déclaration soviétique sur la « souveraineté et les obligations internationales des pays socialistes », loin d’apaiser les craintes chinoises, les redoubla au contraire, tout comme l’annonce de la « doctrine Brezhnev ». La situation empira à tel point qu’en mars 1969, les troupes chinoises et soviétiques s’affrontèrent, brièvement mais violemment, le long de leur frontière commune traversant l’Asie centrale, tandis qu’elles positionnaient de part et d’autre leurs armes nucléaires.
15 Ainsi, l’invasion soviétique de la Tchécoslovaquie inquiéta-t-elle autant la Chine que les États-Unis. Mao stoppa sa Révolution culturelle, réorienta la politique étrangère chinoise de l’internationalisme prolétarien vers la realpolitik et autorisa l’ouverture de négociations avec les Américains, procédant ainsi à une extraordinaire volte-face, censée endiguer l’Union soviétique. Richard Nixon et Henry Kissinger s’installèrent à la Maison-Blanche en début d’année 1969, bien déterminés à positionner la politique étrangère américaine sur des lignes « réalistes ». Ils étaient tous les deux convaincus qu’il allait dans l’intérêt américain d’aider les Chinois à repousser l’influence soviétique à l’échelle globale, de forcer Moscou à faire des concessions sur l’armement nucléaire et d’exploiter les divisions internes des communistes pour mettre fin à la guerre du Viêt Nam. À partir de 1972, les relations États-Unis-Chine entrèrent dans une nouvelle ère de coopération économique et scientifique et d’opposition mutuelle à l’« hégémonie » soviétique dans le monde [Jian, 2006 ; Qiang Zhai, 2000].
16 Ce tournant historique dans les relations sino-américaines et leurs réorientations vers un effort conjoint d’endiguement des Soviétiques, et de leurs alliés, influença directement les relations sino-vietnamiennes et vietnamo-cambodgiennes. Insistons sur ce fait : Prague fut un événement communiste tant européen qu’asiatique et les Vietnamiens ne tardèrent pas à en ressentir le contrecoup. Les Chinois avaient, dans un premier temps, critiqué Hanoï pour avoir ouvert des négociations avec les Américains après l’Offensive du Têt, au début de l’année 1968. Mais, choqués par l’invasion soviétique de la Tchécoslovaquie, quelques mois plus tard, ils commençaient à faire pression sur Hanoï dans un sens différent et à encourager les dirigeants nord-vietnamiens à discuter avec les Américains à Paris. Pékin continuait, assurément, à soutenir leurs efforts en vue de les obliger à quitter le Viêt Nam. À présent, toutefois, ayant les yeux braqués sur Moscou, les dirigeants chinois faisaient des efforts simultanés pour améliorer leurs relations avec les États-Unis, autrement dit avec l’ennemi de Hanoï. Le voyage historique que fit Nixon en Chine, au début de l’année 1972, ne pouvait pas survenir à un pire moment de la guerre du Viêt Nam (les Américains bombardaient Hanoï et minaient le port de Haiphong) et Nixon exploita cet avantage autant qu’il le put. Moscou avait également vivement encouragé Hanoï à négocier, les Soviétiques cherchant, eux aussi, à améliorer leurs relations avec les Américains. Mais, résolus à ne pas laisser le Viêt Nam suivre la pente chinoise, les Soviétiques fournirent aussi du matériel de guerre moderne nécessaire au général Vo Nguyen Giap pour lancer ses grandes offensives, de Pâques en avril 1972, et du printemps 1974-1975.
Tensions entre communistes vietnamiens et kmers rouges
17 Si Hanoï put compter sur le Pathet Lao pour rester fidèle à sa ligne de conduite dans les négociations que Le Duc Tho mena avec Kissinger et qui débouchèrent sur les accords de Paris au début de l’année 1973, les dirigeants vietnamiens ne purent s’assurer la collaboration des Khmers rouges. Ieng Sary, le principal négociateur de Pol Pot, eut beau faire bonne figure auprès des Vietnamiens lors de ces échanges, son parti ne leur faisait nullement confiance. Lorsque le chef du Parti communiste vietnamien, Le Duan, demanda la permission de déployer des troupes au Cambodge en 1970 pour aider le Parti cambodgien, Ieng Sary leur dit « non ». Les Khmers rouges acceptaient de recevoir des armes, mais ils ne voulaient aucune troupe de l’APVN chez eux. Ces mises en garde n’arrêtèrent pas pour autant les Vietnamiens dans leur élan : ils « libérèrent » immédiatement le nord-est du Cambodge, où se déployait la piste Hô Chi Minh. Bien qu’il ne s’agît pas d’un « coup de Prague vietnamien », les Khmers rouges interprétèrent néanmoins cette incursion de l’armée vietnamienne comme une violation de leur souveraineté nationale et une menace directe portée à leur fragile État en construction. À la différence des Laotiens, Pol Pot refusa de reconnaître les accords signés en 1973.
18 Le terrain était désormais propice à la convergence de ces deux mésententes sur un axe eurasiatique. Tandis que le monde communiste, de Prague au Mékong, volait en éclats, les tensions entre les Vietnamiens et les Khmers rouges, les Soviétiques et les Chinois, et, celles, de plus en plus dégradées, entre les Vietnamiens et les Chinois ne cessaient de s’aggraver. Les dirigeants chinois en particulier devenaient de plus en plus difficiles à satisfaire. Gagnés par une peur paranoïaque des Soviétiques, la crainte d’être encerclés, et une hantise de tous les instants qu’une violation de la souveraineté nationale ne les affecte, ils interprétaient dorénavant tout signe – réel ou imaginaire – de favoritisme de la part de Hanoï envers Moscou comme une menace potentielle pour leur sécurité. En repoussant les tentatives sino-américaines de les endiguer en Eurasie orientale, les Soviétiques intensifièrent leurs relations avec Hanoï et accrurent leur présence en Asie par l’intermédiaire de leur port à Vladivostok. En 1971, alors que Kissinger visitait Pékin, l’ambassade soviétique à Hanoï indiquait déjà que, grâce à la position solide du Viêt Nam et à sa victoire, « nous posséderons en comparaison plus de possibilités pour établir notre politique dans cette région. Il n’est pas exclu que l’Indochine puisse devenir pour nous la clé de toute l’Asie du Sud-Est. En outre, à ce jour, il n’y a personne dans cette région sur qui nous pouvons nous appuyer, sauf la RDV [4] ». Il n’est pas certain qu’Hanoï ait saisi les dangers potentiels qu’une telle stratégie soviétique pouvait entraîner dans le cadre d’une conjoncture si instable, ni comment elle pouvait rapprocher les Chinois et les Khmers rouges en une alliance hostile au Viêt Nam.
19 Mais, pour être tout à fait juste, il n’est pas certain non plus qu’à l’époque, qui que ce soit ait vraiment saisi ces trois éléments interconnectés lorsque l’Indochine devint communiste en 1975 : premièrement, dans quelle mesure les Chinois craignaient que la moindre ouverture de Hanoï vers l’Union soviétique puisse représenter une grande menace d’encerclement pour sa sécurité nationale ; deuxièmement, dans quelle mesure les dirigeants khmers rouges, plus paranoïaques encore et désormais à la tête de l’ensemble du Cambodge, étaient de plus en plus persuadés que les communistes vietnamiens constituaient déjà une menace pour leur sécurité nationale, à combattre à tout prix ; troisièmement, et ici se trouvait la question principale, comment les deux précédents points pouvaient s’articuler en une combinaison particulièrement dangereuse, capable de disloquer entièrement la communauté communiste sur son axe eurasiatique.
Risques de guerre entre communistes en Aise
20 Or c’est exactement ce qui se produisit lorsque les Khmers rouges, en attaquant le Sud-Viêt Nam en septembre 1977, furent à l’origine d’une étincelle qui embrasa les fondations de cet édifice eurasiatique, communiste et fracturé. Pris de court, les communistes vietnamiens se précipitèrent à la hâte pour circonscrire le brasier et empêcher sa propagation. Ils réclamèrent des explications immédiates à leurs diplomates, à leurs services de renseignement et à leurs anciens conseillers, totalement déconcertés quant aux causes. Conscients du danger qu’il y avait à laisser une alliance sino-cambodgienne hostile se retourner contre eux, Le Duan mit en sourdine la propagande anti-Khmer rouge et se rendit personnellement à Pékin en octobre 1977 pour supplier ses partenaires chinois de freiner l’agressivité du Kampuchéa démocratique de Pol Pot et de donner une chance à la paix. Mais les Chinois continuèrent à soutenir les Khmers rouges, convaincus qu’ils étaient d’avoir besoin de ce pays à leur côté pour empêcher les Vietnamiens de s’emparer de toute l’ancienne Indochine française avant d’en remettre les clés aux Soviétiques. Hanoï, à son tour, désormais persuadé que Pékin se servait des Khmers rouges pour l’encercler, réaffirma ses « relations spéciales » de modèle indochinois avec les communistes laotiens, à présent au pouvoir à Vientiane. Ce resserrement des liens renforça les pires craintes de Pékin sur l’existence d’une possible conspiration soviétique sur le flanc méridional de la Chine. La situation se détériora encore d’un cran lorsque les Soviétiques envahirent l’Afghanistan en 1979 et augmentèrent la présence de leur marine en Asie à partir de Vladivostok. Là où, jadis, l’internationalisme entre pays frères avait consolidé une collaboration eurasiatique, régnait désormais un climat de pure paranoïa, un ignoble racisme et une haine violente : les autorités vietnamiennes expulsèrent les Chinois de leur territoire, les Khmers rouges ordonnèrent des massacres de Vietnamiens, tandis que les armées chinoises et soviétiques se faisaient face de part et d’autre de l’Eurasie, s’accusant mutuellement de trahir le credo marxiste-léniniste. Les éditions de « livres blancs », « livres noirs » et ceux « de la vérité » faisaient remonter la trahison dans le passé, jusqu’à Genève en 1954, sinon encore plus loin dans l’histoire eurasiatique. L’Histoire fut désormais totalement mobilisée au service de la guerre.
21 Le spectre d’une guerre entre communistes en Asie devint une possibilité très réelle à compter de 1977, tout autant que sa possible dégradation en une guerre eurasiatique plus large entre les communistes. Cette même année, les communistes vietnamiens envoyèrent leur armée pénétrer en profondeur au Cambodge. Suite à cette incursion, les relations diplomatiques entre les deux pays furent coupées. Les Chinois stoppèrent leur coopération militaire et économique avec leurs anciens alliés vietnamiens, tandis que ces derniers verrouillaient le Laos comme jamais. Au début de l’année 1978, toutes les capitales communistes s’étendant de Moscou à Phnom Penh, en passant par Pékin et Hanoï, faisaient preuve d’un déficit de confiance sévère. Il n’y aurait pas eu de meilleur moment pour qu’intervienne un dirigeant communiste ayant suffisamment de sang-froid pour désamorcer les tensions entre frères ennemis de la famille communiste eurasiatique.
La Troisième guerre d’Indochine
22 Les Américains n’allaient certainement pas le faire. Poussé par Zbigniew Brzezinski, son conseiller à la sécurité nationale, Jimmy Carter joua la « carte chinoise » en vue d’endiguer les Soviétiques en Asie. Isolé, Hanoï signa un traité de défense mutuelle avec Moscou en novembre 1978, avant de passer à l’action contre les Khmers rouges. Mais, en agissant de la sorte, les communistes vietnamiens entretenaient les peurs chinoises de voir l’Indochine passer aux mains des Soviétiques. Alors que les Vietnamiens se préparaient à envahir le Cambodge et à installer un nouveau gouvernement en association avec le Laos et le Viêt Nam, Deng Xiaoping joua la « carte américaine » en se rendant à Washington au début de l’année 1979, lors d’une visite qui fut tout aussi historique que celle de Nixon en Chine en 1972. Il se promettait de donner une leçon au Viêt Nam pour avoir envahi le Cambodge mais tout le monde savait que l’Union soviétique était la véritable cible qu’il visait. L’administration Carter lui donna son approbation et laissa la Chine ouvrir la marche contre Hanoï et Moscou. La logique « eurasiatique » de Brzezinski était désormais enclenchée [5]. Le 25 décembre 1978, l’APVN entra au Cambodge et renversa assez facilement les Khmers rouges qui furent conduits à la frontière thaïlandaise, puis installa un nouveau gouvernement révolutionnaire au pouvoir, fidèle à Hanoï et Moscou. Tous les acteurs étaient désormais en place pour faire de leurs pires angoisses – au départ, largement fantasmagoriques – des réalités déstabilisantes. L’APVN mit fin au règne de terreur des Khmers rouges et rétablit la sécurité du Viêt Nam dans le sud du pays [6]. Les Vietnamiens reprirent leur construction étatique indochinoise au Cambodge, renouant ouvertement avec la création, instituée en 1950 par Hô Chi Minh, de « gouvernements de résistance » associés. Les Chinois attaquèrent les Vietnamiens dans le nord du pays, le 17 février 1979. Si les images satellitaires américaines rassurèrent les Chinois sur le fait que les Soviétiques n’attaquaient pas à partir du nord, ce qui excluait de fait l’ouverture d’un deuxième front de guerre eurasiatique, l’Armée rouge chinoise essuya de lourdes pertes en voulant donner une leçon au Viêt Nam. Autre aspect tout aussi important, les Chinois ne disposaient pas d’une marine digne de ce nom dans les années 1980 et ne pouvaient guère empêcher l’expansion navale soviétique en mer du Sud rendue possible grâce au port d’accès de Cam Ranh. L’armée chinoise perdit ainsi la face à la fois sur terre et sur mer. Voici une leçon chinoise clé tirée de la troisième guerre d’Indochine.
23 Mais ce fut surtout sur les fronts diplomatique et économique que Deng Xiaoping imposa un sérieux revers à Moscou et à Hanoï. Deng, soutenu par les Américains, les Thaïs et les Japonais, rallia les dirigeants de l’Asean (Association des nations de l’Asie du Sud-Est) à sa cause et dirigea avec succès l’attaque pour maintenir les Khmers rouges sur la frontière thaï-cambodgienne et à l’Assemblée générale des Nations unies. Il isola les Soviétiques et les Vietnamiens de l’Asie alors qu’il entreprenait une modernisation rapide de la Chine. Pour y parvenir, il pouvait s’appuyer sur cette région la plus dynamique du monde tout en interdisant son accès à ses adversaires. Il y eut cependant un prix fort à payer : la Chine voudrait bien aujourd’hui nous faire oublier son soutien au régime atroce des Khmers rouges.
24 Bien qu’à l’époque personne ne pût saisir distinctement ce qui se passait, le monde communiste venait bel et bien de s’effondrer en 1979. Que cet effondrement se fût produit en Indochine ne relevait pas non plus du hasard : ce fut précisément dans ce carrefour que les mésententes sino-soviétique, vietnamo-cambodgienne et, à partir des années 1970, sino-vietnamienne traversant la maison communiste eurasiatique, se télescopèrent et s’affrontèrent. La confluence de ces mésententes déboucha sur une guerre, qui, pour la première fois de l’histoire, confronta des communistes entre eux et vit, paradoxalement, Pékin et Washington s’allier pour endiguer les Soviétiques. Contrairement à la situation en 1950, la confrontation eurasiatique n’avait plus lieu entre les blocs « capitaliste » et « communiste ». Ce dernier n’existait plus. La confrontation n’était plus en lien, non plus, avec l’idéologie, qui était l’une des composantes essentielles de la définition de la guerre froide. Il n’est donc pas étonnant que les Américains aient laissé l’OTASE (Organisation du traité de l’Asie du Sud-Est) mourir de sa belle mort en juin 1977. La fin de la guerre froide ne débuta assurément pas à Berlin en 1989, avec la chute du Mur, selon une vision suprêmement européocentrique, mais une décennie plus tôt, en Eurasie en 1979, avec la troisième guerre d’Indochine.
Restaurer la stabilité en Eurasie
25 Quel chef d’État intervint, finalement, pour mettre un terme à une guerre de presque un demi-siècle pour l’Indochine et qui parvint à débloquer l’impasse sino-soviétique qui la sous-tendait ? Moins Ronald Reagan que Mikhaïl Gorbatchev. Ce dernier était, en effet, convaincu que la seule façon de mettre l’Union soviétique sur les rails de la prospérité nationale et de développer des réformes vitales était de repenser dans son intégralité la politique étrangère de Moscou, d’est en ouest, et du nord au sud. Par-dessus tout, il refusait de continuer à financer un empire en Europe de l’Est ayant une si faible légitimité et des expéditions lointaines et trop coûteuses dans le monde afro-asiatique. Ces pratiques ne rendaient que plus difficile l’engagement des Soviétiques vers la détente avec les Américains, le Japon, l’Asean, la Corée du Sud, voire la Chine. Si l’armée vietnamienne était devenue l’une des plus grandes armées au monde, c’était grâce aux équipements nécessaires que lui avait fourni Moscou. Le soutien soviétique au projet vietnamien de state-making au Cambodge fut aussi conséquent et, comme les Chinois avaient pris la tête de l’opposition internationale à cette tentative, l’exclusion prolongée de Moscou hors de l’une des régions les plus dynamiques du monde dans les années 1980, autrement dit toute l’Asie, était garantie.
26 Gorbatchev souhaita ainsi normaliser les relations aussi bien avec la Chine de Deng qu’avec les États-Unis de Reagan. Il négocia dans cette perspective la sortie de la guerre froide avec Reagan à l’ouest et accepta les principales demandes de Deng pour normaliser les relations sino-soviétiques dans l’est de l’Eurasie : réduire les troupes soviétiques sur la frontière sino-soviétique ; retirer les troupes soviétiques d’Afghanistan ; et mettre fin à l’occupation vietnamienne sous protection soviétique du Cambodge. En 1988-1989, les relations sino-soviétiques se développèrent rapidement, tandis que l’armée soviétique se dégageait de l’Afghanistan, que les troupes vietnamiennes se retiraient du Cambodge, et que Moscou s’engageait à réduire sa présence navale dans la baie de Cam Ranh. L’impact sur les relations des Soviétiques avec le Viêt Nam fut immédiat. Lorsque les régimes communistes en Europe de l’Est implosèrent à partir de 1989, entraînant dans leur décomposition l’Union soviétique deux ans plus tard, le Viêt Nam communiste se retrouva presque totalement isolé sur la scène mondiale. Suivant la direction soviétique, Hanoï accepta de négocier un accord politique pour cesser la guerre au Cambodge et améliorer ses relations avec la Chine. En octobre 1991, avec la guerre froide désormais refermée en Europe et en Asie, tous les principaux acteurs de la troisième guerre d’Indochine acceptèrent de soutenir une conférence pour la Paix, organisée par les Nations unies à Paris, qui mit officiellement fin à ce conflit. En 1998, Pol Pot mourait et les Khmers rouges se désagrégeaient. Ce fut finalement à Mikhaïl Gorbatchev que l’Asie dut son retour à la paix disparue depuis si longtemps.
Viêt Nam : là où s’accrochent les empires mondiaux...
27 Si la question du contrôle de l’Eurasie fut au cœur de la troisième guerre d’Indochine, celle de la maîtrise de la mer de Chine se posa en même temps. Les deux aspects furent étroitement liés l’un à l’autre, car tous les acteurs partageaient en effet cette mer, y compris les Américains. Quand les Soviétiques remplacèrent les Américains dans la baie de Cam Ranh en 1979, n’oublions pas qu’ils obtinrent un accès stratégique vital aux mers du sud de la Chine jusqu’au détroit de Malacca. En s’alliant aux Chinois contre les Soviétiques en 1978-1979, les Américains perdirent le monopole naval sur la mer de Chine qu’ils possédaient depuis la défaite de l’Empire japonais en 1945. Deng Xiaoping comprit au même moment à quel point son pays devait rapidement se munir d’une marine moderne, capable d’assurer la sécurité et les intérêts de son pays à l’est et ce, pour la première fois depuis le XVe siècle (en 1433, la dynastie des Ming replia leurs armadas qui avaient voyagé jusqu’aux rivages de l’Afrique, quelques années plus tôt). Les conséquences de la troisième guerre d’Indochine s’étendaient donc bien au-delà du seul continent eurasiatique, jusqu’à la mer, où les géants chinois, soviétique et américain – tous les trois, des structures impériales géantes – s’affirmaient comme jamais avant dans le passé. En ne se concentrant que sur l’« Empire américain », nos orthodoxes ne voient pas ces deux autres empires suprêmement eurasiatiques et comment ils s’accrochent les uns avec les autres comme jamais avant en Asie.
28 Le Viêt Nam se trouve justement au carrefour de cette concurrence maritime entre ces États-empires, dont il avait déjà fait les frais au temps de la conquête de la Cochinchine par Napoléon III et ses amiraux au XIXe siècle. N’oublions pas que la marine russe utilisait la baie vietnamienne de Cam Ranh avant de subir un échec humiliant face aux Japonais, à Tsushima, en 1905. C’est encore à partir de Cam Ranh que les Japonais attaquèrent l’Asie du Sud-Est en 1942, suite à leur bombardement de Pearl Harbour. Dès 1950, les Français ouvrirent les ports du Viêt Nam aux Américains pour endiguer le communisme sino-soviétique. Les Américains s’installèrent eux-mêmes à Cam Ranh lors de la guerre du Viêt Nam. Avec le recul, on pourrait peut-être dire que Brzezinski a commis une grave erreur en alliant l’Amérique si étroitement à la Chine en 1978-1979. Il poussa par là même les Vietnamiens à donner les clés de Cam Ranh aux Soviétiques, ce qui permit à ces derniers de relancer leur marine, pour la première fois depuis 1905, dans les eaux de l’Asie du Sud-Est. Le Viêt Nam, pour le meilleur et pour le pire, occupe une place géopolitique cardinale jusqu’à nos jours.
29 Évitons donc l’européocentrisme de l’école orthodoxe qui ne nous permet pas d’envisager d’autres scénarios, d’autres cadres spatiotemporels, d’autres géo-histoires. Et osons affirmer que la troisième guerre d’Indochine et les dimensions géopolitiques eurasiatiques qu’elle met en lumière, y compris dans son volet maritime, peuvent nous aider à mieux comprendre la géopolitique asiatique contemporaine et la place clé que le Viêt Nam continue à y occuper. Malgré la gravité des problèmes au Proche-Orient et en Ukraine, l’administration Obama s’efforce patiemment de contenir l’influence grandissante de la Chine et de sa marine, en forte progression sur les océans Indien et Pacifique pour la première fois depuis le XVe siècle. Washington, qui garde clairement en vue l’émergence actuelle de la puissance navale chinoise, cultive aujourd’hui de bonnes relations avec une variété de pays asiatiques, y compris le Viêt Nam, et mène des exercices militaires conjoints avec eux. Mais est-il possible que l’administration américaine vise aussi la marine russe ?
30 Le président de la Russie, Vladimir Poutine, a commencé à réactiver sa politique asiatique dans le cadre de ses efforts plus larges visant à repousser l’influence euro-américaine en Europe de l’Est. Il est question d’une nouvelle « alliance » avec les Chinois qui lui permettrait d’y parvenir. La preuve ? Il est prévu que les Russes et les Chinois procéderont ensemble à des exercices navals en Méditerranée et dans l’océan Pacifique en 2015. Voici comment le ministre de la Défense de la Chine décrivait ces exercices sino-russes en novembre 2014 : « Au milieu d’une situation mondiale extrêmement explosive, il devient particulièrement important de renforcer des relations de voisinage, bonnes et fiables, entre nos pays », ajoutant qu’« il ne s’agit pas seulement d’un facteur important pour la sécurité de (nos) États, mais aussi une contribution à la paix et à la stabilité du continent eurasiatique et au-delà [7] ».
31 Situé entre terre et mer, la baie de Cam Ranh possède une place très importante dans ce calcul stratégique eurasiatique, car elle est située à l’intersection de ces trois États en compétition – les Chinois, les Russes et les Américains. En 2012, le secrétaire américain à la Défense, Leon Panetta, visitait Cam Ranh, tandis que les Vietnamiens avertissaient prudemment la Chine qu’ils repousseraient les efforts chinois de dominer les mers du sud de la Chine et les îles pétrolifères revendiquées par le Viêt Nam. Mais Poutine renoue également discrètement ses liens avec le Viêt Nam, non seulement pour tester l’influence américaine à l’est, dans l’océan Pacifique, mais aussi pour contenir l’expansion navale chinoise. La Russie aide le Viêt Nam à développer sa flotte sous-marine et dispose de droits de visite pour sa marine dans la baie de Cam Ranh [Blank, 2012 ; 2014]. La présence euro-américaine en Europe centrale n’est clairement pas la seule composante prise en considération par les politiques stratégiques russes, ce qui nous rappelle de nouveau le danger qu’il y aurait à n’envisager qu’une approche européocentrée des plus vastes connexions eurasiatiques.
32 Les Vietnamiens feraient bien de se souvenir des connexions eurasiatiques de la troisième guerre d’Indochine en se gardant de signer toute alliance avec aucune superpuissance. Mais les communistes vietnamiens ont aussi tiré une autre leçon importante de la troisième guerre d’Indochine : la nécessité de maintenir des relations étroites, amicales et sécuritaires avec le Laos et le Cambodge. Cela signifie empêcher les sentiments antivietnamiens de se développer à Vientiane et surtout d’avoir libre cours à Phnom Penh, voire d’évoluer de façon imprévisible. De manière révélatrice, Hanoï s’efforce aujourd’hui d’éviter soigneusement de conclure des alliances avec aucune grande puissance, ou de jouer les unes contre les autres ; mais les communistes vietnamiens ont continué patiemment à renforcer leurs relations « amicales » et « spéciales » non seulement avec l’État laotien qu’ils ont contribué à mettre sur pied en 1950, mais également avec l’État cambodgien, dirigé par Hun Sen, qu’ils refondèrent sur les cendres de l’État khmer rouge. Les Vietnamiens eurent beau se retirer du Cambodge en 1988, ils n’en continuèrent pas moins, non sans succès, à garder en vie leur ancienne politique d’association indochinoise. Il s’agit là d’une entreprise très délicate, car si jamais les relations se dégradaient entre le Viêt Nam et le Cambodge (et tout est possible dans cette partie du monde), la possibilité d’une plus grande confrontation deviendrait alors bien réelle.
Bibliographie
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- BLANK S. (2012), « Russia’s ever friendlier ties to Viet Nam », Eurasia Daily Monitor, vol 9, n° 219, (novembre). www.jamestown.org.
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- WESTAD O. A. et QUINN-JUDGE S. (dir.) (2006), The Third Indochina War, Routeledge, Londres.
-
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Notes
-
[1]
Université du Québec à Montréal. Traduction : Agathe Larcher-Goscha.
-
[2]
Le grand débat historiographique chez les Nord-Américains sur la légitimité de la guerre du Viêt Nam oppose ceux qui condamnent l’intervention américaine, connue comme la version « orthodoxe » depuis les années 1960, à ceux qui la justifient, les « révisionnistes », qui se sont affirmés surtout dans les années 1980 marquées par la présidence républicaine de Ronald Reagan. Pour plus de détails, voir John Dumbrell, Rethinking the Vietnam War <http://www.palgrave-journals.com >
-
[3]
Sur l’histoire globale/mondiale, voir le numéro spécial, « Peut-on écrire l’histoire du monde ? », Le Débat, n° 154 (mars-avril 2009).
-
[4]
Cité par Ilya Gaiduk, 2003, p. 201.
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[5]
D’origine polonaise, Brzezinski demeure l’émule fidèle du géographe britannique Halford MacKinder et de ses idées faisant de l’Eurasie l’« île monde » de la géopolitique mondiale.
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[6]
Entre avril 1975 et décembre 1978, environ 2 millions de Cambodgiens ont péri sous les Khmers rouges.
-
[7]
Cité dans TASS, 18 novembre 2014, article en ligne : http://tass.ru/en/russia/760322, consulté le 9 février 2015.