Hérodote 2015/1 n° 156

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Article de revue

Quelle agriculture pour l’Éthiopie du XXIe siècle ? Nouveaux rapports de forces et terre de conflictualités inédites

Pages 153 à 173

Notes

  • [1]
    Chercheur « politiques agricoles et alimentaires », Institut du développement durable et des relations internationales, Iddri-Sciences Po Paris. L’auteur tient à exprimer ses remerciements appuyés à Romain Calvary pour avoir partagé de précieuses informations sur les investissements privés en Éthiopie ainsi qu’à Alain Gascon et Pierre Blanc pour leurs nombreuses suggestions. L’auteur reste seul responsable de ses lacunes.
  • [2]
    13 millions de familles d’agriculteurs se partagent 13 millions d’hectares, mais plus de la moitié d’entre eux cultivent moins de 0,5 hectare.
  • [3]
    Nous reprenons là une perspective ouverte par Pierre Blanc [2012].
  • [4]
    L’EPRDF est une coalition de mouvements de guérilla régionaux fondée et dirigée par le Front populaire de libération du Tigré (TPLF) qui gouverne l’Éthiopie depuis le renversement de la junte militaro-marxiste du Derg (« comité » en amharique) au pouvoir en Éthiopie de 1974 à 1987.
  • [5]
    Cette stratégie porte d’ailleurs le nom d’Agricultural Developpement Led Industrialisation, ADLI (industrialisation conduite par le développement agricole).
  • [6]
    Les Tigréens sont les habitants de la région du Tigré, fief du TPLF/FPLT (Front populaire de libération du Tegray/Tigré, le noyau dur de la coalition au pouvoir.
  • [7]
    Ibid.
  • [8]
    Le produit intérieur brut (PIB) par habitant (calculé en dollars américains constants de 2000) a, jusqu’au milieu des années 2000 selon les chiffres de la Banque mondiale, stagné, voire même diminué par rapport à son niveau de 1981 Cependant, il faut se méfier d’un PIB évalué dans une économie peu monétarisée et où régnait la contrebande. Depuis 2005-2008, le PIB/ hab. en $ppa augmente (Populations et Société, septembre 2013).
  • [9]
    La FAO estime qu’entre 7 et 11 % de la population est dépendante de l’aide alimentaire aujourd’hui.
  • [10]
    Considérant les structures et les systèmes agraires en Éthiopie, les chiffres sur lesquels table le gouvernement éthiopien paraissent largement surévalués.
  • [11]
    Voir à ce sujet l’état de l’art réalisé par le HLPE (Groupe d’experts de haut niveau) en juin 2013 : Paysans et entrepreneurs, investir dans l’agriculture des petits exploitants pour la sécurité alimentaire, Rome.
  • [12]
    Esayas Kebede, dirigeant de l’Agence d’investissements agricoles, Reuters, 12 novembre 2009.
  • [13]
    L’objectif fixé par le GTP prévoit d’atteindre une quantité de 3,6 millions de tonnes de semences améliorées à l’horizon 2015 alors que le niveau de 2009 serait de 560000 tonnes.
  • [14]
    Les terres sont attribuées pour des baux emphytéotiques allant jusqu’à 99 ans, parfois à 1 dollar/hectare/an pour les premières années, les prix pour la location sont cependant plus élevés à proximité de la capitale compte tenu de la pression foncière.
  • [15]
    Lefort R. (2011), « The great Ethiopian land-grab : feudalism, leninism, neoliberalism (Les accaparements fonciers en Éthiopie : féodalité, léninisme, néolibéralisme) », Open Democracy.
  • [16]
    L’homme d’affaires saoudo-éthiopien Mohammed Al-Amoudi a par exemple lancé un vaste projet de construction d’une ferme rizicole dans la région de Gambella, pour lequel il a obtenu la concession de 10000 ha de terres. Son objectif est d’exporter le riz produit vers les marchés du Golfe.
  • [17]
    L’entreprise publique Tendaho Sugar Factory a obtenu 50000 ha de terres dans la région Afar pour produire de la canne à sucre destinée en grande partie à l’exportation.
  • [18]
    Les investisseurs sont d’ailleurs largement incités, notamment fiscalement, à exporter leur production.
  • [19]
    Voir à ce sujet les travaux de Sabine Planel [2007, 2012, 2013] ou les rapports d’Oakland Institute [2012].
  • [20]
    Le deuxième plus important d’Afrique après le programme en place en Afrique du Sud.
  • [21]
    C’est le cas pour la Banque mondiale, l’Agence de développement des États-Unis (USAID) et celle de la Grande-Bretagne (DFID).
  • [22]
    Claire Provost, Liz Ford et Mark Tran, « G8 New Alliance condemned as new wave of colonialism in Africa », The Guardian, 18 février 2014.
  • [23]
    C’est notamment le cas d’investisseurs du Golfe ou d’entreprises floricoles indiennes.
  • [24]
    Le siège de l’Union africaine et de la Commission économique des Nations unies pour l’Afrique se trouve à Addis-Abeba.
  • [25]
    Les dirigeants des grandes puissances mondiales ont présenté l’Éthiopie et son ancien Premier ministre comme des modèles pour le continent en matière de lutte contre la pauvreté.
  • [26]
    Selon les ambitions affichées par les dirigeants. Entretien avec un officiel important de l’EPRDF, juin 2014, Addis-Abeba.

1 Depuis deux décennies, les autorités éthiopiennes ont fait de la modernisation de l’agriculture leur grande priorité, avec pour objectif d’assurer la sécurité alimentaire du pays, mais surtout de faire de ce secteur le levier de l’industrialisation et du développement national. À cet effet, l’État éthiopien a mobilisé une part importante de ses ressources pour mettre en œuvre, avec le soutien des bailleurs d’aide au développement, une série de politiques publiques ambitieuses. Si ces dernières n’ont pas eu les effets escomptés en termes de sécurité alimentaire, force est de constater qu’elles tendent à modifier la donne agricole et la politique nationale dans un pays où 85 % de la population tire sa subsistance du secteur primaire (soit 76,5 millions de personnes).

2 Les politiques menées par le régime éthiopien, qui favorisent depuis quelques années des formes émergentes d’agriculture poussées par des investisseurs privés et des « fermiers modèles », ouvrent en effet la voie à de nouvelles recompositions territoriales et à une redéfinition des rapports de force entre les différents acteurs du paysage agricole Or, dans un pays où la pression sur les ressources naturelles (le foncier en particulier [2]) est grandissante, ces évolutions semblent être une source de conflictualités inédites. L’accompagnement de ces transformations agricoles par un État dirigiste se révèle aussi être un puissant vecteur de contrôle politique de la population.

3 Activité profondément ancrée dans les territoires, source de conflits sur les ressources – terre et eau notamment – et facteur de rivalités, l’agriculture éthiopienne est donc un objet intimement géopolitique [3]. Cet article propose, à partir des résultats de travaux de terrain menés récemment et croisés avec la littérature existante, de questionner la projection des politiques publiques éthiopiennes qui visent à transformer l’agriculture sur le territoire national mais aussi aux échelles régionale et mondiale. En décentrant le regard que l’on peut porter sur la modernisation agricole éthiopienne, cet article entend aussi montrer en quoi l’économie et l’agriculture éthiopiennes, au centre de nombreuses convoitises, pourraient être un cas éclairant de la nouvelle donne agricole et alimentaire.

Entre bouleversements démographiques et insertion dans la mondialisation : des politiques agricoles en mutation

Une modernisation à marche forcée ?

4 L’agriculture en Éthiopie a, depuis plusieurs dizaines d’années, connu de profondes mutations alors que le politique a mis la transformation de l’agriculture au cœur de sa stratégie de développement. En effet, les dirigeants du Front démocratique et révolutionnaire du peuple éthiopien (EPRDF [4]), idéologiquement structurés par le marxisme, toutefois abandonné depuis la prise du pouvoir en 1991, et la tradition « étatiste » de la culture politique éthiopienne, se retrouvent confrontés à des choix d’orientation de politiques publiques difficiles considérant les transformations du pays aux niveaux démographique, social et économique. Malgré une volonté affichée de mettre au cœur de sa stratégie économique le marché et la libre entreprise pour répondre aux exigences de l’aide internationale et des bailleurs de fonds dans le contexte de l’ajustement structurel, l’EPRDF a mis en place différentes stratégies afin de conserver un fort contrôle sur l’économie. La terre – qui avait été étatisée [Gascon, 1995] sous le Derg – n’a pas été privatisée, au même titre que d’autres secteurs clés de l’économie.

5 Le régime entend faire de l’agriculture le moteur du développement en s’appuyant sur la petite paysannerie en faisant un « usage intensif des ressources naturelles et humaines du pays » [EPRDF, 1993]. C’est à l’encontre des paysans éthiopiens qui pratiquent une agriculture vivrière que va se construire le projet de développement de l’EPRDF. Ce dernier y voit d’ailleurs un moyen de renforcer sa légitimité auprès de cette frange la plus pauvre de la population. Cette stratégie de développement va donner lieu à plusieurs politiques publiques volontaristes, dont le but affiché est de sortir les paysans de la pauvreté et de garantir la sécurité alimentaire du pays. La plus emblématique d’entre elles consiste en un vaste programme d’« extension agricole » officiellement lancé en 1995, basé sur la diffusion des technologies de la « révolution verte » (fertilisants chimiques, semences améliorées et pesticides), la formation des paysans à leur usage et des facilités d’accès au crédit. Pour les stratèges du gouvernement, la croissance du secteur agricole, qui doit découler de ces mesures, constitue la première étape du développement et permettra dans un second temps l’industrialisation du pays [5]. En effet, comme l’expliquent les documents de présentation du projet économique de l’EPRDF, après avoir atteint l’autosuffisance grâce à la modification de leurs pratiques, les paysans pourront dégager un surplus de richesse en vendant une partie de leur production, ce qui doit mener, à terme, à une hausse de la consommation de biens manufacturés, sur laquelle pourra s’appuyer l’industrie nationale naissante, largement soutenue par l’État. Cependant, la mise en œuvre à partir de 1995 de ces politiques publiques – et en particulier du programme d’extension agricole – rencontre nombre de difficultés qui mettent à mal les différents objectifs de développement affichés. En effet, les mesures de distribution d’intrants et de technologies agricoles ont été conçues de façon standardisée par l’administration centrale, qui a fixé des objectifs chiffrés à atteindre. Ces mesures standardisées se sont révélées inadaptées, dans un nombre de cas significatif, aux réalités des systèmes locaux de production dans un pays dont les conditions culturelles, agroclimatiques et pédologiques sont particulièrement variées. En effet, comme le rappelle la carte 1, l’Éthiopie est caractérisée par plusieurs systèmes de production agricole. Dans les hautes terres, sur près d’un tiers de la superficie du pays et à plus de 1800 mètres d’altitude, 80 % de la population actuelle pratique la céréaliculture, notamment le teff (Eragrostis tef) dont la farine est cuisinée en crêpe, l’injera, élément essentiel de la diète éthiopienne. Au nord et au centre de ces hautes terres, les champs de teff, mais aussi d’orge, de blé ou de maïs sont cultivés à l’araire. Au sud-ouest d’Addis-Abeba, le long du rebord occidental du Rift, l’ensete (Ensete edulis) ou faux-bananier, connu pour son ubiquité et sa place essentielle dans la diète d’un quart des populations éthiopiennes, est également cultivé. L’élevage est aussi un élément essentiel des systèmes agraires des hautes terres, à la fois pour tirer l’araire mais aussi comme fonction de trésorerie mobilisable en cas de crise. Le système de production mixte des plaines, en basse altitude, est, quant à lui, caractérisé par des conditions climatiques et pédologiques rendant l’activité agricole plus difficile. Dans la partie sud, nord-est et sud-est du pays (Afar, région Somali et zone Borena), en plus des cultures indiquées par la carte, le pastoralisme est une activité essentielle pour les 10 % de la population éthiopienne qui y vivent.

ÉTAGEMENT DES ZONES AGROÉCOLOGIQUES TRADITIONNELLES

Systèmes de production mixte de plaines, en basse altitude :
Bereha se réfère aux basses terres chaudes (moins de 500 mètres d’altitude) ; l’aridité à l’est limite les possibilités de culture ; dans l’Ouest humide, les cultures de maïs et de racines comestibles prédominent.
Kolla (entre 500 et 1500 m). Les cultures prédominantes sont le sorgho, le mil rouge, le sésame, la cornille et l’arachide.
Systèmes d’exploitation mixte des hautes terres :
Woina Dega (entre 1500 et 2300 m d’altitude). Les cultures prédominantes ici sont le blé, le teff (base de l’alimentation), l’orge, le maïs, le sorgho et les pois chiches.
Dega (entre 2300 et 3200 m d’altitude). Les cultures prédominantes ici sont l’orge, le blé, les oléagineux et les légumineuses.
Wurch (entre 3200 et 3700 m d’altitude). La culture prédominante est l’orge.
Kur se réfère aux zones montagneuses au-dessus de 3700 mètres, ces zones sont principalement utilisées pour les pâturages.

6 Comme en témoigne ce rapide tour d’horizon des paysages agraires éthiopiens, les besoins des différentes régions sont radicalement différents. Bien que le niveau d’intrants doive être augmenté partout, la stratégie appliquée au cours des années 1990 n’a pas pris en compte les contraintes structurelles (infrastructures de stockage, marchés locaux peu développés) et la pression sur les ressources naturelles (manque et rétrécissement des terres, instabilité et irrégularité des pluies par exemple) auxquelles fait face la petite paysannerie éthiopienne [Dessalegn Rahmato et al., 2013].

CARTE 1

ZONES AGROÉCOLOGIQUES ÉTHIOPIENNES TRADITIONNELLES

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ZONES AGROÉCOLOGIQUES ÉTHIOPIENNES TRADITIONNELLES

Atlas de l’économie rurale éthiopienne, IFPRI, 2006.

7 La modernisation agricole est pour ainsi dire un fait du prince, une nécessité qu’aucune contingence ou résistance ne devait empêcher selon les dirigeants éthiopiens. Comme nous l’ont confirmé nos entretiens, les petits paysans éthiopiens sont non seulement perçus comme incapables de mesurer l’efficacité de ces innovations techniques sur la lutte contre l’insécurité alimentaire mais ils sont aussi accusés de ne pas vouloir accepter le passage d’une agriculture traditionnelle à une agriculture moderne. Dans certains cas, comme en témoignent plusieurs études de terrain, la mise en œuvre du programme de transformation agricole et donc l’impérieuse nécessité d’atteindre les objectifs fixés par les autorités ont conduit à une utilisation systématique de pratiques autoritaires voire coercitives de la part des agents de vulgarisation agricole [Abate, 2012 ; Planel, 2012]. Bien qu’elles aient renforcé la présence de l’État (déjà forte en raison du contrôle public de la terre), ces mesures ont eu tendance à engendrer un sentiment d’insécurité, voire de perte de confiance, chez des paysans qui se sentent de plus en plus vulnérables face à la puissance publique.

Le changement de la stratégie de développement au milieu des années 2000

8 Le sentiment de vulnérabilité qui s’est développé chez les paysans éthiopiens vis-à-vis du régime s’est révélé dans les urnes à l’occasion d’élections organisées en 2005. Ces dernières devaient ouvrir le jeu électoral à l’opposition, notamment afin de renforcer la légitimité du régime sur le plan national et international. Alors que le Front pensait bénéficier du soutien des masses paysannes, une grande partie de la population rurale a en réalité suivi les leaders d’opinion locaux, qui ont fait le choix de l’opposition, protestant contre les pratiques autoritaires de l’État et contre une politique perçue comme pro-Tigréens [6]. L’importante percée de l’opposition a ainsi constitué un véritable choc pour le régime qui a cependant réussi à exploiter les divisions de cette opposition fragilisée par sa dépendance à l’égard des diasporas. Face à la perte de confiance des campagnes, au fragile soutien des villes et surtout à l’opposition massive de la capitale au Front lors des élections de 2005, il est apparu urgent pour le régime de structurer une nouvelle élite économique nationale affiliée au Front et donc de renforcer l’encadrement politique de la population. C’est précisément sur cette élite constituée de « nouveaux entrepreneurs », plutôt que sur les masses paysannes, que le régime entend s’appuyer pour moderniser le secteur agricole et réussir l’insertion de l’Éthiopie dans l’« économie de marché mondiale » et la « compétition internationale » [EPRDF, 2006]. Ces nouveaux entrepreneurs sont d’ailleurs fortement encouragés (voire contraints) à rejoindre les rangs de l’EPRDF s’ils entendent bénéficier du soutien public. Le rôle de l’État doit lui aussi évoluer pour construire un environnement propice à la croissance, tout en gardant une capacité d’intervention dans l’économie, afin de corriger les « défaillances du marché » [7]. Il s’agit en effet pour le régime de prendre le contre-pied d’une situation économique qui se détériore [8]. Les exportations stagnent et la balance commerciale reste largement déficitaire, ce qui pose notamment un problème de manque de devises, limitant de fait les possibilités d’importation de denrées alimentaires, en particulier pour les villes dont la dépendance aux marchés internationaux de blé ne cesse de s’accroître.

9 Ce changement d’orientation stratégique intervient également quelques années après des années de disettes locales, en 2002 et 2003 notamment. Cependant, si les disponibilités alimentaires en Éthiopie semblent avoir relativement peu augmenté – passant de 26 à 30 kcal par personne et par jour entre 1995 et 2009 selon la FAO (l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture) –, il faut noter que la proportion de sous-alimentés est restée sensiblement la même tandis que la population n’a cessé de croître [9]. Malgré les difficultés liées à la hausse de la population et à ses conséquences sur la taille des parcelles, l’agriculture éthiopienne a non seulement accru ses rendements mais aussi les superficies cultivées, réduisant ainsi leur dépendance à l’aide alimentaire [Gascon, 2008]. La pression foncière est particulièrement importante compte tenu du fait que 80 % de la population vit sur environ 30 % du territoire, les hauts plateaux, au-dessus de 1800 m d’altitude, où se trouvent les terres les plus arrosées et hors d’atteinte du paludisme et de la trypanosomiase. Le défi est d’autant plus complexe pour les politiques publiques éthiopiennes – et pas uniquement agricoles – que les projections démographiques de l’ONU font état à l’horizon 2030 d’une population dépassant les 130 millions d’habitants (178 millions en 2050), alors que le pays en compte aujourd’hui 90 millions et en comptait 24 millions en 1970 (avec l’Érythrée). La pression foncière, qui ne va cesser de s’accroître sur ces hautes terres, est également palpable dans les zones moins densément peuplées du sud et de l’ouest du pays où les populations, exposées au chômage et ayant un accès limité aux services essentiels (santé, éducation...) sont inexorablement poussées vers les villes.

10 Le changement d’orientation dans les politiques agricoles va avoir d’importantes conséquences sur le paysage agricole national. En effet, si l’agriculture est toujours présentée comme la priorité du développement éthiopien, elle doit profondément se transformer pour répondre aux objectifs du dernier plan quinquennal (2010- 2011-2014-2015), le Plan de transformation et de croissance (GTP, Growth and Transformation Plan). Il vise notamment une croissance du rendement de 30 % sur la période pour la production de céréales et une multiplication par 2,5 de la production de café [10]. La promotion de formes nouvelles d’agriculture, voire la transformation radicale des systèmes agraires, constitue à bien des égards pour le régime la seule option envisageable pour produire une telle augmentation, loin devant la modernisation des petites exploitations. Comme l’ont précisé les entretiens réalisés en Éthiopie, ce changement de cap sinon d’orientation stratégique pour l’agriculture est présenté comme étant le meilleur moyen de résoudre cette équation à plusieurs inconnues que nous avons décrite plus haut : une croissance de la population conjuguée à la réduction de la taille moyenne des exploitations qui va avoir des conséquences sur les niveaux de production agricole et exercer une pression sur les ressources naturelles. Le tournant politique pris par le régime éthiopien se fait cependant au détriment des petits agriculteurs dont la capacité à se nourrir et à nourrir la population a pourtant été démontrée, à condition qu’ils aient accès aux ressources, aux techniques, aux savoirs et aux marchés dans les meilleures conditions [11].

Le fermier modèle, l’investisseur et le bailleur : trio gagnant du changement structurel de l’agriculture éthiopienne ?

Agriculteurs modèles vs. agriculteurs suiveurs

11 Dans un premier temps, la nouvelle politique agricole promue vise à développer l’agriculture marchande au sein de la paysannerie. À partir de 2005, le soutien du régime à la modernisation agricole va donc essentiellement se focaliser sur l’élite rurale. Comme l’explique un dirigeant de l’EPRDF, « nous ne pouvons pas (plus) nous permettre de donner de nouvelles technologies agricoles aux 12 millions de ménages ruraux [12] » et l’aide publique doit ainsi se diriger vers les paysans, jugés les plus capables d’intégrer dans leur système agricole des technologies modernes et de commercialiser une partie de leur production sur les marchés locaux. Cela s’opère notamment à travers la promotion d’agriculteurs modèles (model farmers) qui seront les premiers à disposer d’accès aux nouvelles techniques, aux intrants et aux formations. Ces fermiers sont choisis officiellement par les services de l’État éthiopien pour leurs qualités d’agriculteur, conformément à la vision explicite du gouvernement selon laquelle les bons agriculteurs sont ceux qui ne présentent pas d’aversion pour les techniques modernes. Ces dernières sont, comme le rappelle le dernier plan quinquennal, l’utilisation d’engrais de synthèse dont la quantité doit être multipliée par deux, ainsi que la diffusion massive de semences améliorées [13]. La carte 2 nous permet d’ailleurs de constater l’inégale diffusion des engrais de synthèse en 2006.

12 Nous l’avons indiqué plus haut, les travaux de chercheurs ont déjà analysé l’utilisation politique de la statistique et les processus de fixation d’objectifs très ambitieux en matière d’agriculture, on pourra cependant émettre des doutes quant à la possibilité pour le gouvernement, compte tenu de ses ressources budgétaires, de mettre en œuvre les politiques et les transformations nécessaires à la réussite de ce plan quinquennal. Revenons sur la méthodologie employée pour « choisir » les agriculteurs modèles qui non seulement recevront un soutien technique mais seront aussi présentés comme des modèles de réussite. René Lefort insiste, à partir d’un terrain conduit au sein d’une communauté de petits agriculteurs du nord de la région Amhara, sur la dimension politique de la sélection de ces cultivateurs modèles [Lefort, 2012]. Il montre en effet que ces agriculteurs sont aussi choisis pour leur position d’influence dans la communauté paysanne et leur capacité à servir de vecteur politique de l’EPRDF. Le chercheur précise ainsi que si le paysan sélectionné n’est pas déjà membre du parti, il le devient quasi automatiquement et, en échange de son soutien politique, ce dernier accède à une série d’avantages qui lui permettront de se consacrer uniquement à son exploitation. À travers cette pratique des agriculteurs modèles mise en place après les élections de 2005, le régime opère encore un renforcement du contrôle et de l’encadrement des paysans à travers le choix politique et la constitution d’un groupe de leaders d’opinion.

13 La promotion des agriculteurs modèles nous apparaît comme pouvant sur le long terme contraindre la capacité d’innovation des ménages agricoles, les « enfermant » dans des trajectoires prescrites par l’administration. Ce sont pourtant ces mêmes capacités d’innovation qui ont permis aux petits producteurs de faire face à la raréfaction des ressources, à la variabilité de la pluviométrie et aux sécheresses. En limitant l’expression d’une pluralité de pratiques paysannes et de savoirs traditionnels, c’est l’adaptation de l’agriculture éthiopienne aux changements globaux (réchauffement climatique, acidification des sols, pertes de biodiversité) qui pourrait finalement être menacée. Nos premières observations en Éthiopie ont révélé que cette politique d’agriculteurs modèles vise surtout des systèmes agricoles et des exploitants déjà performants qui ont la capacité de mettre en œuvre les technologies promues par les services de vulgarisation. Dès lors, qu’advient-il des agriculteurs suiveurs ? On pourra s’interroger sur la capacité de ces ménages agricoles à adopter les pratiques modèles. En d’autres termes, rien n’indique que les suiveurs ont les mêmes moyens ou les mêmes intérêts pour transformer leurs pratiques à la lumière d’innovations venant « d’en haut ». D’autres éléments entrent en compte comme l’accès aux marchés, les qualités agronomiques des sols, les capacités financières à acheter des semences améliorées. De plus, si l’on voulait évaluer cette politique des exploitants modèles, il faudrait le faire à la lumière des objectifs qui ont été à la source de l’élaboration de cette politique. S’agit-il d’augmenter la production agricole pour nourrir les Éthiopiens ou de créer des emplois, ou au contraire d’accompagner la nécessaire transition des exploitations agricoles vers des structures capitalistiques tournées vers l’export afin de permettre à l’Éthiopie d’accroître ses réserves de change ?

CARTE 2

PROPORTION DES SURFACES EN CÉRÉALES FERTILISÉES AVEC DES ENGRAIS DE SYNTHÈSE (EN SAISON PRINCIPALE)

figure im2

PROPORTION DES SURFACES EN CÉRÉALES FERTILISÉES AVEC DES ENGRAIS DE SYNTHÈSE (EN SAISON PRINCIPALE)

Investissements et concessions de terres

14 Nos entretiens indiquent que, parallèlement à la politique des exploitants modèles, le régime promeut une agriculture commerciale tournée vers l’exportation. Le plan quinquennal éthiopien met en effet largement l’accent sur la participation du secteur privé et les transferts de terres. À cet égard, il prévoit la concession d’environ 3,3 millions d’hectares à des investisseurs pratiquant une agriculture commerciale et mécanisée. Ces exploitations jouissent d’un accès à la terre au travers de concessions foncières, parfois légitimement décrites comme des accaparements fonciers. Les terres louées sont concentrées à l’extrême ouest du pays dans des zones peu peuplées du Tigré occidental, dans la basse vallée du Nil Bleu dans la région Benishangul-Gumuz, du nord du Gondar, de Gambella, du sud de l’Oromo et de la région du Balé, située au sud-est du pays. Il s’agit de zones de savanes, de forêts de feuillus, d’épineux ou de brousses tropicales où l’agriculture itinérante coexiste avec des systèmes de parcours et de production mixte. Les transferts se font généralement en bordure d’importants cours d’eau pour y développer une agriculture d’exportation de matières premières (riz, maïs, oléagineux, canne à sucre) ou de biocarburants (à partir de canne à sucre, palmiers, jatropha...), nécessitant de plus grands espaces de terres. De leur côté, les hauts plateaux sont une zone stratégique où l’État souhaite limiter les concessions de terres dans la mesure où 80 % de la population y vit et pratique une activité agricole pérenne. La pression foncière y est de ce fait particulièrement importante [Gascon, 2012 ; Planel, 2013] et limite les concessions de terre à des exploitations floricoles pour l’exportation, de taille plus réduite et qui doivent générer des emplois et des revenus importants. Ces dernières font un usage intensif de main-d’œuvre et d’intrants de synthèse et sont situées à proximité des axes de communication. Que ce soient les terres des hauts plateaux ou les terres périphériques, elles font le plus souvent l’objet de contrats de location à très long terme, à des prix dérisoires [14] et le contractant bénéficie d’un droit d’accès illimité aux ressources hydriques. Les principaux bénéficiaires de ce que d’aucuns ont appelé « le deal du siècle [15] » sont des investisseurs de l’Inde (Karuturi s’est retiré), de Corée, de la péninsule Arabique [16] ou d’États du Nord (plus rarement), mais également des entreprises publiques [17] et privées éthiopiennes.

15 Concernant l’ampleur du phénomène de concessions foncières à destination de ces investisseurs, les chiffres diffèrent assez nettement selon les sources. Le ministère de l’Agriculture nous a indiqué que, entre 1990 et 2008, 3,5 millions d’hectares auraient été transférés ; la Banque mondiale a répertorié un transfert de terres équivalent à 1,2 million d’hectares entre 2004 et 2008. Si les investissements fonciers étrangers ont trouvé un écho à la hauteur de l’ampleur du phénomène, la part croissante des transferts de terres vers des investisseurs nationaux en Éthiopie ne doit pas être négligée pour l’analyse. En effet, alors que 51 % de la superficie allouée entre 2004 et 2008 l’était à des investisseurs étrangers, leur nombre ne représente quant à lui que 5 % du total des investisseurs. Notons aussi que l’État exerce un large contrôle sur les investissements fonciers étrangers et domestiques en mettant en place un cadre réglementaire et législatif contraignant de telle sorte que le succès des investisseurs en Éthiopie est conditionné au consentement du pouvoir politique, comme le prouve le cas de l’investisseur saoudo-éthiopien, Mohamed Al-Amoudi [Calvary, 2014].

16 À travers cette nouvelle politique, le gouvernement cherche moins à assurer la sécurité alimentaire du pays, au moins de façon directe, qu’à capitaliser sur sa rente foncière et à doper les exportations, afin de redresser la balance commerciale [18].

Une instrumentalisation de l’aide publique au développement ?

17 La promotion des fermiers modèles et des investissements privés, au même titre que d’autres programmes phares du gouvernement éthiopien, est un nouvel exemple de la captation et du détournement de l’Aide publique au développement (APD) à des fins politiques et clientélistes, particulièrement dans les zones se trouvant aux marges géographiques et politiques du pays (Afar au nord-est, Somali à l’ouest, Gambella et Benishangul-Gumuz à l’est ainsi qu’au sud-ouest). Notre propos n’est pas ici d’analyser les effets de l’utilisation de l’APD sur la concentration du pouvoir politique à différentes échelles politico-administratives [19] mais plutôt d’apporter une lecture complémentaire à partir de nos données de terrain. L’Éthiopie est un des principaux bénéficiaires de l’aide au développement au niveau mondial et le régime a reçu en 2008 plus de 3 milliards de dollars américains (soit 40 $/hab.) (35 $/hab. représentent 1 mois du revenu d’un Éthiopien moyen) d’aide qui lui ont notamment permis de financer le programme de filet productif de sécurité sociale [20] et les réformes agricoles. Malgré des rapports et des commissions d’enquête lancées par les bailleurs eux-mêmes [21], qui démontrent le détournement des projets de développement à des fins politiques et les violations des droits de l’homme qui découlent de leur mise en œuvre, ces mêmes bailleurs continuent d’apporter leur soutien au régime éthiopien. Ce soutien permet de financer des projets de développement agricole, de promotion des services de base (PBS) ou des initiatives d’amélioration des conditions de vie des éleveurs nomades. Les bailleurs nous ont cependant indiqué que les procédures de contrôle et de suivi ne leur permettaient pas de mesurer avec précision les effets réels des programmes qu’ils financent et donc d’identifier les usages politiques de ces projets. De plus, le régime éthiopien, qui dépend de l’aide internationale pour réaliser ses projets de développement, dirige fermement l’utilisation qui est faite de l’APD. Il n’hésite pas à poser des ultimatums aux bailleurs questionnant de trop près la mise en œuvre des politiques publiques, comme ce fut le cas pour l’Union européenne après les élections de 2005 (elle fut rétablie après l’intervention éthiopienne en Somalie, bénie par l’UE et financée en partie par les États-Unis). L’aide au développement apparaît comme le fruit d’une quasi-division du travail et de ce que les bailleurs décrivent comme une mise en concurrence les empêchant d’avoir une vision systémique et complémentaire de leurs interventions. La position d’allié de l’Occident dans une région marquée par l’instabilité ainsi que les tensions religieuses et sécuritaires permet au régime éthiopien d’être en position de force dans ce que l’on peut décrire comme un processus complexe de négociation caractérisé par des rapports de forces et des agendas individuels souvent conflictuels. Ne négligeons d’ailleurs pas le fait que les bailleurs se trouvent aussi dans une situation où ils doivent « décaisser » l’APD afin d’honorer leurs engagements internationaux en matière de financement du développement. À partir de nos observations auprès des bailleurs, il nous apparaît également qu’en Éthiopie, comme ce doit être le cas dans d’autres pays en développement, se cristallisent les oppositions entre les différents acteurs de l’aide, certains soutenant l’agriculture familiale, d’autres faisant la promotion de l’agriculture de firme. En toile de fond de ces oppositions entre bailleurs se dessinent certains intérêts stratégiques et économiques pour des firmes étrangères qui sont soutenues par les administrations centrales de ces agences de développement. Certains bailleurs accueillent en effet favorablement la nouvelle extraversion de l’agriculture éthiopienne pour le développement des agro-entreprises de leurs pays et voient de nombreuses opportunités économiques et commerciales dans l’ouverture du secteur agricole éthiopien. L’enjeu pour ces acteurs économiques est de voir les cadres législatifs évoluer pour les adapter à leur stratégie de croissance. À cet effet, l’aide au développement peut être utilisée comme un levier politique, comme en témoigne le lancement en 2012 d’une initiative des pays du G8, portée par l’administration Obama, la Nouvelle alliance pour la sécurité alimentaire et la nutrition (NASAN), qui a été largement condamnée par la société civile comme une nouvelle vague de colonialisme et d’impérialisme [22]. La NASAN a pour objectif de développer l’agriculture des pays en développement, via la création d’un environnement favorable aux investisseurs privés, souvent au détriment des petits agriculteurs. Dans le cadre de cette initiative, dix pays, parmi lesquels l’Éthiopie, ont pris l’engagement de promouvoir les investissements dans le secteur agricole, par le biais de modifications législatives (relatives aux semences notamment) et de facilités fiscales.

L’Éthiopie ou la force d’une puissance à l’aube d’une nouvelle donne géopolitique

Un régime à la (re)conquête de son territoire ?

18 Sur le plan interne, les nouvelles stratégies de développement agricole couplées aux politiques de lutte contre la pauvreté renouvellent le rapport entre espace, identité et projet politique à l’échelle de l’éthnofédération éthiopienne. Les ambitions agricoles et économiques du régime éthiopien se recoupent avec des objectifs d’assimilation et de contrôle administratif et politique de groupes ethniques jugés trop autonomes. Il s’agit donc, au travers de la promotion des investissements et du développement de terres jugées sous-utilisées par l’administration, de lancer un processus de (re) conquête du territoire, faisant ainsi de cette mise en valeur agricole un produit politique. Les fronts pionniers éthiopiens sont aussi chargés de visions du monde techniques et donc symboliques, liées à la trajectoire de développement que l’agriculture et la société éthiopiennes devraient prendre pour faire face aux défis démographique, économique et alimentaire. Comme nous l’avons déjà évoqué, il s’agit en effet de promouvoir une agriculture commerciale de grande échelle tournée vers l’exportation, certes dans des proportions moins importantes que les fronts pionniers amazoniens. Rappelons aussi que les terres concédées sont en général situées dans des territoires à faible densité humaine, aux marges de l’État éthiopien, dans les régions Benishangul-Gumuz, Gambella, ou dans la zone Sud-Omo. Alors qu’ils sont officiellement présentés comme inoccupés, ces espaces sont en réalité des zones forestières, pastorales ou destinées à l’agriculture itinérante. Comme l’explique Sabine Planel, « l’existence de réserves foncières inutilisées » est un « vieux fantasme de l’histoire politique éthiopienne » [Planel, 2013]. Si l’on prend l’exemple de la région de Gambella située à l’extrême ouest du territoire éthiopien, plusieurs populations pratiquent et occupent l’espace selon des systèmes d’organisation sociale et spatiale complexes, source de conflits quant à l’accès aux ressources. Ainsi les Nuer et les Anuak, qui représentent respectivement 46 % et 20 % de la population dans la région de Gambella. Les Anuak, dont la présence est éclatée entre les lits des rivières et les forêts pratiquent une agriculture itinérante (abattis-brûlis). Cette dernière ne consiste pas en un mode de vie nomade mais au travail d’une parcelle sur plusieurs cycles culturaux avant de passer à une autre parcelle et de revenir sur la première après une dizaine d’années. La majorité des Nuers sont, quant à eux, des agropasteurs qui se déplacent à la recherche de pâtures au sein de la zone Nuer. Ces zones, bien que moins peuplées que les hautes terres, sont rendues libres de leurs occupants par les autorités. Les populations expulsées sont en général prises en charge dans le cadre de programmes de villagisation (ressettlement) et déplacées dans des villages où elles sont supposées avoir un accès plus aisé aux services de base (santé et éducation). Les programmes de villagisation et de déplacement, largement orchestrés par l’État fédéral – bien que la responsabilité de leur mise en œuvre incombe à des niveaux inférieurs de l’administration –, ont des impacts directs sur les modes d’occupation de l’espace et d’organisation sociale coutumière. Ils bouleversent également les rapports déjà fragiles entre les ethnies majoritaires et minoritaires.

19 Ces transferts de populations répondent à une volonté politique de contrôler les périphéries dont la propension à la dissension – voire la rébellion – est largement crainte par le régime, mais aussi de sédentariser les populations nomades. Cet enracinement forcé, imposé par le haut et souvent en violation des droits de l’homme [Dessalegn Rahmato, 2011 ; Oakland Institute, 2012], s’opère au détriment des modes de vies traditionnels des populations en vue de les intégrer dans une identité commune éthiopienne que le régime tente de renforcer face à la pression des indépendantismes oromo, afar ou somaliens [Planel, 2007].

20 Certes, les dirigeants éthiopiens semblent avoir parié sur une création massive d’emplois dans les nouvelles fermes agricoles, laquelle aurait pu bénéficier à une partie de ces paysans privés de leur terre. Mais, de ce point de vue, les résultats des agro-investissements, malgré le soutien qu’ils ont reçu par le pouvoir éthiopien, apparaissent faibles. Cela s’explique en partie par l’ampleur des projets menés, qui sont encore au premier stade de leur développement, quand ils n’ont pas été tout bonnement abandonnés par des investisseurs inexpérimentés qui ont rapidement fait face à des surcoûts importants [23]. Ainsi, alors que les autorités éthiopiennes parlent d’un accord gagnant-gagnant pour désigner l’accaparement foncier, ce phénomène mène surtout à une polarisation extrême de la structure agricole éthiopienne qui voit se côtoyer un petit nombre de fermes capitalistes, mécanisées, faisant un usage immodéré des ressources et des petits exploitants nomades ou sédentaires qui luttent pour leur survie, quand ils ne sont pas expulsés de leurs terres. En outre, la promotion des investissements nationaux ou étrangers et l’émergence d’un dualisme dans les systèmes de production semblent concourir à l’apparition d’une nouvelle classe de détenteurs de droits à long terme sur la terre, qui n’avait pas existé depuis 1974. Ces fermiers capitalistes pourraient dans le futur demander plus de sécurité foncière et appuyer une réforme de la propriété. Les conséquences, à la fois pour le gouvernement en termes de légitimité politique et pour les petits exploitants, pourraient être particulièrement graves. Cependant, la fragmentation et les tensions à l’intérieur du groupe des investisseurs limitent la coopération entre étrangers et Éthiopiens, ainsi que l’identification d’intérêts communs.

L’Éthiopie : une terre de la mondialisation et du contrôle des ressources

21 Les mutations agricoles éthiopiennes et notamment le développement d’une agriculture commerciale tournée vers l’exportation impliquent en particulier un usage accru de la ressource hydrique, mais limité dans les basses terres par le paludisme endémique. En effet, dans un pays où les fortes irrégularités des précipitations, tant spatiales que temporelles, entravent la capacité de production, les attentes en irrigation notamment de la part des agro-investisseurs sont massives. Dans le cas où la ressource hydrique est partagée, cela ne va pas sans créer de rivalités dans l’environnement régional du pays. C’est en particulier le cas du Nil Bleu qui prend sa source en Éthiopie et qui fournit 86 % des eaux du Nil à Assouan. Le fleuve traverse la région périphérique, peu peuplée et basse, du Benishangul-Gumuz, dans laquelle s’installent un grand nombre d’exploitations commerciales qui entendent tirer parti de cette ressource ; on y dénombre près de 230 contrats fonciers pour des superficies allant de 7000 à 50000 hectares. Or, les pays en aval de l’Éthiopie, comme l’Égypte et le Soudan, s’inquiètent des transformations agricoles éthiopiennes et des projets hydroélectriques que le pays entend mettre en œuvre. En effet, depuis 2011, l’Éthiopie s’est lancée dans la construction de grands barrages hydroélectriques (pas seulement sur le Nil), qui doivent assurer les besoins énergétiques nécessaires au développement d’un pays de 90 millions d’habitants et lui permettre de devenir exportateur d’électricité. Bien que l’objectif premier de ces barrages est de produire de l’électricité pour un pays qui en manque cruellement, on ne peut que s’interroger sur la mobilisation de l’eau en amont des retenues qui sera faite mais limitée par les risques sanitaires, les barrages hydroélectriques étant souvent utilisés pour faciliter, au moins accessoirement, la construction de périmètres irrigués agricoles (pour le moment Tana-Bäläs et delta de l’Omo). Le plus grand réservoir du programme s’appelle le Grand Barrage de la Renaissance, ce qui en dit long en termes de représentations géopolitiques (il n’y a aucun périmètre irrigué en aval). Il a en effet été érigé comme un symbole du renouveau national et les dirigeants éthiopiens ont, à maintes reprises, souligné que sa construction ne pouvait être remise en cause sous aucun prétexte. L’Égypte, très inquiète de voir le débit du fleuve se réduire, assure que la construction du barrage limitera son potentiel agricole et hydroélectrique puisque la phase de remplissage du barrage, qui doit être achevée en 2017, retiendra immanquablement de l’eau dans la partie éthiopienne du Nil Bleu. Malgré la contestation et les menaces égyptiennes, l’Éthiopie, qui a obtenu l’accord de tous les États de la Nile Basin Initiative à l’exception du Soudan et de l’Égypte, apparaît donc être en mesure d’imposer un changement dans la gestion du fleuve. Les dirigeants éthiopiens ont en effet réussi un véritable coup de force politique et diplomatique en montant une coalition de revanche avec les pays d’amont, afin de rompre le plan de partage des eaux du Nil, conclu uniquement entre l’Égypte et le Soudan (1929 et 1959). Ces évolutions dans le rapport de forces avec l’Égypte apparaissent révélatrices de la nouvelle puissance éthiopienne [Blanc, 2014]. La position de l’Éthiopie au sein du continent africain [24] et son modèle de développement célébré par la communauté internationale en 2008 lors du sommet du G8 à Gleneagles [25] lui permettent également de s’imposer auprès de ses voisins directs pour satisfaire ses intérêts et ses ambitions.

22 Depuis la fin de la première décennie du XXIe siècle, la maîtrise des richesses naturelles est devenue déterminante pour asseoir sa puissance, témoignant d’un retour de la géopolitique des ressources [Gabriel-Oyhamburu, 2010]. Il s’agit d’une analyse géopolitique qui fonde le vecteur de puissance sur le contrôle des ressources naturelles territoriales et extraterritoriales. La rareté des ressources énergétiques, hydriques et alimentaires serait un élément autour duquel se cristallisent les conflits et les stratégies nationales déployées à différentes échelles, du local au global. Au niveau de la politique de puissance que l’État fédéral éthiopien porte sur la scène nationale et régionale, on saisit bien la portée d’une analyse par les ressources. Le régime entend maîtriser les ressources nécessaires (eau, terres, énergie, forces humaines) pour transformer la société et l’économie de l’Éthiopie afin de la mener à figurer dans le groupe des pays à revenu intermédiaire d’ici 2025 [26]. Le pendant d’une analyse de la situation éthiopienne par l’angle de la géopolitique des ressources nous conduit aussi à présenter le pays comme l’objet de nombreuses convoitises pour ses richesses naturelles. Comme l’analyse Gabriel-Oyhamburu, la rareté des ressources fait émerger de nouveaux espaces de la mondialisation, des nœuds stratégiques, qui regorgent de ressources naturelles. L’Éthiopie se trouve au cœur d’un de ces nœuds stratégiques, particulièrement instable qui plus est, de la Corne de l’Afrique. La stabilité de l’Éthiopie rassure autant qu’elle attire les convoitises et les intérêts de grandes puissances comme les États-Unis, les pays du Golfe ou la Chine. Cet intérêt se manifeste par les accaparements fonciers, apanages des pays du Golfe et d’Extrême-Orient, le soutien militaire et l’aide au développement en provenance des États-Unis ou encore les investissements chinois dans la construction d’infrastructures de transport (comme le tramway d’Addis-Abeba et le nouveau réseau ferroviaire partagé entre la Chine, la Turquie et l’Inde). Du fait de son contrôle sur les eaux du Nil, la puissance éthiopienne inquiète donc autant qu’elle fascine. Elle jouit d’un fort potentiel pour intensifier sa production d’énergie verte, vecteur de puissance indéniable à l’heure où la communauté internationale reconnaît la responsabilité des activités humaines dans le changement climatique. De sa politique d’utilisation des eaux du Nil peut aussi naître une déstabilisation régionale « en chaîne », se diffusant vers l’aval du grand fleuve, vers le Soudan et l’Égypte, et par contagion à d’autres nœuds géostratégiques.

Conclusion

23 De la modernisation des pratiques de la petite paysannerie éthiopienne jusqu’à la promotion des fermiers modèles et de l’investissement privé, le régime éthiopien a profondément changé sa façon de concevoir le développement du secteur agricole. La nouvelle politique agricole promue, qui se traduit par une baisse de l’aide apportée aux petits exploitants, vise à servir l’insertion de l’Éthiopie dans le marché global et la modernisation économique, en faisant l’usage le plus intensif possible des ressources naturelles dont le pays est doté, à savoir la terre et l’eau. Cela passe notamment par la promotion de l’agriculture commerciale qui implique une polarisation de plus en plus forte de la structure agricole éthiopienne et des bouleversements géopolitiques internes importants. Ces différents facteurs ainsi que la persistance de l’insécurité alimentaire pourraient mener à une instabilité politique certaine. Cependant, les politiques de modernisation agricole mises en place depuis le début des années 1990 ont également donné au pouvoir éthiopien des moyens inédits de contrôle politique de la population. Par ailleurs, l’exemple du conflit récent avec l’Égypte sur la gestion des eaux du Nil montre bien comment les transformations récentes de l’agriculture éthiopienne entraînent aussi de nouvelles rivalités à l’échelle internationale. La lecture par la géopolitique des ressources, que nous avons esquissée ici, place l’Éthiopie au cœur de nombreuses convoitises à l’heure où le contrôle des ressources extraterritoriales est un élément moteur des relations internationales. La question se pose désormais de savoir si le pays pourrait à terme voir les ressources naturelles qu’il met notamment à disposition des investisseurs lui échapper, alors qu’elles sont nécessaires à la satisfaction des besoins alimentaires de la population.

Bibliographie

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  • PLANEL S. (2013), « Transferts de terres en Éthiopie : contrôle foncier et contrôle politique », document non publié.

Notes

  • [1]
    Chercheur « politiques agricoles et alimentaires », Institut du développement durable et des relations internationales, Iddri-Sciences Po Paris. L’auteur tient à exprimer ses remerciements appuyés à Romain Calvary pour avoir partagé de précieuses informations sur les investissements privés en Éthiopie ainsi qu’à Alain Gascon et Pierre Blanc pour leurs nombreuses suggestions. L’auteur reste seul responsable de ses lacunes.
  • [2]
    13 millions de familles d’agriculteurs se partagent 13 millions d’hectares, mais plus de la moitié d’entre eux cultivent moins de 0,5 hectare.
  • [3]
    Nous reprenons là une perspective ouverte par Pierre Blanc [2012].
  • [4]
    L’EPRDF est une coalition de mouvements de guérilla régionaux fondée et dirigée par le Front populaire de libération du Tigré (TPLF) qui gouverne l’Éthiopie depuis le renversement de la junte militaro-marxiste du Derg (« comité » en amharique) au pouvoir en Éthiopie de 1974 à 1987.
  • [5]
    Cette stratégie porte d’ailleurs le nom d’Agricultural Developpement Led Industrialisation, ADLI (industrialisation conduite par le développement agricole).
  • [6]
    Les Tigréens sont les habitants de la région du Tigré, fief du TPLF/FPLT (Front populaire de libération du Tegray/Tigré, le noyau dur de la coalition au pouvoir.
  • [7]
    Ibid.
  • [8]
    Le produit intérieur brut (PIB) par habitant (calculé en dollars américains constants de 2000) a, jusqu’au milieu des années 2000 selon les chiffres de la Banque mondiale, stagné, voire même diminué par rapport à son niveau de 1981 Cependant, il faut se méfier d’un PIB évalué dans une économie peu monétarisée et où régnait la contrebande. Depuis 2005-2008, le PIB/ hab. en $ppa augmente (Populations et Société, septembre 2013).
  • [9]
    La FAO estime qu’entre 7 et 11 % de la population est dépendante de l’aide alimentaire aujourd’hui.
  • [10]
    Considérant les structures et les systèmes agraires en Éthiopie, les chiffres sur lesquels table le gouvernement éthiopien paraissent largement surévalués.
  • [11]
    Voir à ce sujet l’état de l’art réalisé par le HLPE (Groupe d’experts de haut niveau) en juin 2013 : Paysans et entrepreneurs, investir dans l’agriculture des petits exploitants pour la sécurité alimentaire, Rome.
  • [12]
    Esayas Kebede, dirigeant de l’Agence d’investissements agricoles, Reuters, 12 novembre 2009.
  • [13]
    L’objectif fixé par le GTP prévoit d’atteindre une quantité de 3,6 millions de tonnes de semences améliorées à l’horizon 2015 alors que le niveau de 2009 serait de 560000 tonnes.
  • [14]
    Les terres sont attribuées pour des baux emphytéotiques allant jusqu’à 99 ans, parfois à 1 dollar/hectare/an pour les premières années, les prix pour la location sont cependant plus élevés à proximité de la capitale compte tenu de la pression foncière.
  • [15]
    Lefort R. (2011), « The great Ethiopian land-grab : feudalism, leninism, neoliberalism (Les accaparements fonciers en Éthiopie : féodalité, léninisme, néolibéralisme) », Open Democracy.
  • [16]
    L’homme d’affaires saoudo-éthiopien Mohammed Al-Amoudi a par exemple lancé un vaste projet de construction d’une ferme rizicole dans la région de Gambella, pour lequel il a obtenu la concession de 10000 ha de terres. Son objectif est d’exporter le riz produit vers les marchés du Golfe.
  • [17]
    L’entreprise publique Tendaho Sugar Factory a obtenu 50000 ha de terres dans la région Afar pour produire de la canne à sucre destinée en grande partie à l’exportation.
  • [18]
    Les investisseurs sont d’ailleurs largement incités, notamment fiscalement, à exporter leur production.
  • [19]
    Voir à ce sujet les travaux de Sabine Planel [2007, 2012, 2013] ou les rapports d’Oakland Institute [2012].
  • [20]
    Le deuxième plus important d’Afrique après le programme en place en Afrique du Sud.
  • [21]
    C’est le cas pour la Banque mondiale, l’Agence de développement des États-Unis (USAID) et celle de la Grande-Bretagne (DFID).
  • [22]
    Claire Provost, Liz Ford et Mark Tran, « G8 New Alliance condemned as new wave of colonialism in Africa », The Guardian, 18 février 2014.
  • [23]
    C’est notamment le cas d’investisseurs du Golfe ou d’entreprises floricoles indiennes.
  • [24]
    Le siège de l’Union africaine et de la Commission économique des Nations unies pour l’Afrique se trouve à Addis-Abeba.
  • [25]
    Les dirigeants des grandes puissances mondiales ont présenté l’Éthiopie et son ancien Premier ministre comme des modèles pour le continent en matière de lutte contre la pauvreté.
  • [26]
    Selon les ambitions affichées par les dirigeants. Entretien avec un officiel important de l’EPRDF, juin 2014, Addis-Abeba.
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