Notes
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[1]
Une partie de ce texte reprend certaines analyses de l’article « Les militants du Tea Party ne jouent pas seuls au bowling », publié le 5 novembre 2012 sur le site laviedesidées.fr : <www. laviedesidees.fr/Les-Militants-du-Tea-Party-ne.html>.
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[2]
Membre de l’Institut universitaire de France, maître de conférences à l’université Lyon-2, Romain Huret achève un ouvrage intitulé A Republic without Taxpayers ? Tax Resisters in the United States from the Civil War to the Present (à paraître, en 2014, Harvard University Press).
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[3]
Pour la thèse de la manipulation, voir Anthony DiMaggio [2011] ; je me permets de renvoyer à mon ouvrage à paraître [Huret, 2014].
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[4]
Pour une bonne synthèse similaire en français, voir Aurélie Godet [2011].
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[5]
Sur les conceptions et l’influence de Skousen parmi les conservateurs, voir Jeffrey Rosen [2010].
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[6]
Sur le rôle des femmes dans le mouvement conservateur, voir Michelle Nickerson [2012].
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[7]
Sur la lecture paranoïaque, je me permets de renvoyer à la traduction récente en française de l’ouvrage classique de Richard Hofstadter [2012] et à mon ouvrage [Huret, 2008].
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[8]
Jimmy Carter, « 1970s saw a Tea Party-like wave », USA Today, 29 septembre 2010.
1 Au printemps 2009, le monde entier regarde avec étonnement la tenue de Tea Parties aux États-Unis, en référence à la révolte des colons américains en 1773 contre l’impôt sur le thé prélevé par les Britanniques. Les participants protestent contre les impôts fédéraux destinés à financer des programmes sociaux qu’ils désapprouvent fortement. En ce jour du 15 avril, date limite pour envoyer sa déclaration fiscale, plus de 750 manifestations ont lieu dans toutes les villes du pays, en particulier à Boston, Washington D.C. ou encore New York. La chaîne de télévision conservatrice Fox News couvre l’événement toute la journée ; le journaliste Sean Hannity diffuse son émission en direct depuis la manifestation d’Atlanta et ne cache pas son enthousiasme. La journaliste du New York Times, Liz Robbins se dit, elle, impressionnée par ces « milliers de manifestants qui proposent une version moderne la manifestation de 1773 ». Au lendemain de ce grand raout médiatique, les démocrates critiquent le mouvement qui ne serait qu’une création de riches hommes d’affaires. L’hypothèse d’un mouvement créé de toutes pièces (astroturf) domine alors les commentaires. Les médias et les hommes politiques pointent du doigt le rôle de milliardaires américains, en particulier les frères Koch qui déversent des millions de dollars pour porter haut le flambeau du conservatisme. Si certaines analyses adoptent toujours l’hypothèse de la manipulation, des historiens et des politologues proposent une autre explication que confirment nos propres travaux : le Tea Party est un mouvement social, profondément enraciné dans l’espace américain et dans des pratiques militantes bien circonscrites [3]. À l’heure où beaucoup regrettent que les Américains jouent seuls au bowling, pour reprendre la célèbre formule de Robert Putnam, beaucoup d’analyses ont reconnu la vitalité militante du mouvement, alors que la gauche américaine peine au même moment à mobiliser ses troupes [Putnam, 2000].
2 Au lendemain de l’élection présidentielle de 2012, la vitalité du mouvement n’est guère apparue, et les Tea Partiers ont été peu visibles dans l’espace public. Au regard d’autres mouvements de mobilisation, notamment dans les années 1970, l’écart entre le dynamisme local et l’absence de traduction nationale pose un problème d’ordre méthodologique et politique à l’historien des États-Unis. Comment expliquer que l’histoire ne s’est pas répétée en 2012 ? Pour répondre à cette question, il convient de comprendre la structuration sociale du mouvement, ses divisions internes qui expliquent en partie la difficulté organisationnelle et politique au cours de l’élection de 2012. Avant cela, il est important de replacer le mouvement Tea Party dans la longue durée des mouvements populistes pour comprendre sa singularité.
Un mouvement social de classes moyennes
3 Le Tea Party n’est pas apparu ex nihilo en 2009. L’historien du populisme Ronald Formisano a bien démontré son héritage populiste [Formisano, 2012] [4]. Comme dans le passé, les Tea Partiers adoptent une vision binaire du monde et opposent des producteurs (travailleurs, petits commerçants, cadres, entrepreneurs) à d’improductifs parasites allant des chômeurs aux assistés en passant par les traders de Wall Street. Cette idéologie de la production (producerism) est un trait commun à l’ensemble des militants et explique leur rejet de l’État et des élites. Le savoir ésotérique et technocratique des élites s’oppose toujours au bon sens commun du peuple. Bien souvent, les militants évoquent la brillante formation du président Barack Obama à Harvard, où il a dirigé la prestigieuse Harvard Law Review, et, paradoxalement, sa méconnaissance de la Constitution. Dans un chapitre intitulé « Le contraire de la Constitution est la prostitution », le militant et intellectuel conservateur Joseph Farah explique que « Barack Obama lit la Constitution comme il lit la Bible. Dans les deux cas, croit-il, il y a de bonnes idées. Mais aucune qu’il ne faut lire à la lettre » [Farah, 2010, p. 106].
4 Les propos de Farah démontrent à quel point les militants ont un attachement viscéral à la Constitution, considérée comme un texte sacré. Ni l’assurance santé, ni le mariage homosexuel ne se trouvent dans ce court texte rédigé par les Pères fondateurs, et il est dangereux, pensent les militants, d’en proposer une autre lecture. Ce constitutionnalisme érigé en dogme trouve son origine dans un texte publié en 1981 par Willard Cleon Skousen, The Five Thousand Year Leap, et popularisé par le journaliste Glenn Beck en 1981 [5]. De confession mormone, Skousen est un ancien chef de la police de Salt Lake City dans l’Utah. Proche de l’organisation conservatrice John Birch Society, il commence dans les années 1960 à écrire des textes contre le communisme et, plus généralement, contre les agents du gouvernement qui menacent de faire disparaître les États-Unis. En 1967, il crée le National Center for Constitutional Studies destiné à promouvoir des études sur la Constitution. Selon lui, ce texte est d’inspiration divine, et doit être lu comme tel. Comme Formisano l’explique bien, cet attachement à la Constitution permet aux militants de renouer avec la geste des Pères fondateurs et d’avoir le sentiment de mener un combat similaire aux révolutionnaires de la fin du XVIIIe siècle. Pour la seule année 2009, le centre organise plus de 200 séminaires dans tout le pays. Mais, surtout, la lecture singulière de la Constitution se diffuse dans tout le pays. Pendant les réunions publiques, les militants utilisent le texte comme une autorité suprême légitimant leur combat. Michael Johns, membre du think-tank Heritage Foundation, explique ainsi au président Barack Obama que « tous les documents historiques signés à Philadelphie, tous les documents fondateurs dans cette nation citent le Créateur. C’est ce qui nous distingue du reste du monde. C’est la fondation même de notre liberté telle que Dieu l’a voulue ».
5 L’ancrage historique révèle une angoisse profonde sur le devenir du monde et la crise du monde occidental au début du XXIe siècle. Les arguments constitutionnels sont ainsi très présents dans la bouche des militants. « Je ne suis plus une républicaine. Je suis désormais une constitutionnaliste » affirme haut et fort Susan Chilberg, une militante de 63 ans [Zernike, 2010, p. 65]. Ryan Hecker, âgé de 29 ans, et fondateur de la Tea Party Society dans l’État du Texas, crée le Contract from America en référence à celui de Newt Gingrich rédigé vingt ans plus tôt, qui demande aux élus du Congrès d’« identifier les dispositions spécifiques de la Constitution qui donnent le droit au Congrès de faire ce qu’il est en train de faire ». Le contrat propose de supprimer le code fiscal et de le remplacer par un nouveau texte d’une longueur de 4543 mots, soit la longueur de la Constitution lorsqu’elle fut écrite par les Pères fondateurs.
6 Ce rapport à l’histoire constitue la trame principale de l’ouvrage de l’historienne Jill Lepore sur le mouvement [Lepore, 2010]. Auteure d’un très beau livre sur la première guerre indienne (1676-1678) [1999], Lepore a souhaité écrire un livre pour le grand public en pensant que le Tea Party est le symptôme de l’instrumentalisation de l’histoire par les conservateurs. Les historiens professionnels (et progressistes le plus souvent) auraient, selon elle, leur part de responsabilité en ayant abandonné des genres très populaires comme la biographie à des amateurs dont les visées idéologiques apparaissent désormais au grand jour. Dans toute une série de documentaires pour la télévision ou d’ouvrages très populaires, les Pères fondateurs sont ainsi utilisés pour incarner un âge d’or d’une Amérique blanche, masculine et élitiste. Lepore démontre des similitudes entre la fin du XVIIIe siècle et la période actuelle, et dresse en particulier un parallèle entre la révolution médiatique en cours depuis l’arrivée d’Internet qui modifie l’accès à la démocratie et l’imprimerie qui avait en son temps également provoqué d’importantes transformations politiques. En se fondant sur les travaux d’Alfred Young sur la mise en mémoire du Tea Party, elle a tout loisir de rappeler que pendant très longtemps les élites blanches ont critiqué cet acte de désobéissance civile tout comme ils déploraient la violence des autres révoltes fiscales de la fin du XVIIIe siècle [Young, 1999]. En d’autres termes, le Tea Party constituait alors une invitation à élargir la sphère démocratique, et non à la limiter comme le veulent les militants actuels.
7 Au-delà de l’usage politique du passé, le Tea Party est avant tout un mouvement social facile à délimiter. Dans leur brillante enquête, Theda Skocpol et Vanessa Williamson [2011] l’ont bien analysé. Ces deux politologues ont décidé de conduire une enquête de terrain dans différents États américains pour saisir la signification du Tea Party. Leur conclusion est sans appel : il s’agit d’un mouvement social au sens fort. Les caractéristiques démographiques, sociales et sexuelles des militants sont similaires d’un État à l’autre : blanc, âgé d’une cinquantaine d’années et disposant d’un capital culturel et économique plus important que la majorité des Américains, tel est le profil type du Tea Partier. La dimension ethnique n’est pas anecdotique et se rajoute aux enjeux démographiques : les riches contribuables blancs ont le sentiment de payer pour une Amérique jeune, métissée et cosmopolite, dans laquelle ils ne se reconnaissent pas. À l’image du rôle décisif qu’elles ont eu dans la montée du mouvement conservateur depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les femmes sont très présentes dans les réunions, et utilisent parfaitement les espaces de sociabilité féminins pour accroître le nombre de militants [6].
8 L’étude de Skocpol et Williamson prend non seulement ses distances avec les lectures paranoïaques et complotistes du mouvement conservateur, mais décrit avec finesse les contradictions et la part d’irrationalité au cœur de ce mouvement [7]. Tout d’abord, les militants sont très divisés entre eux. Au cours des réunions, les tensions sont palpables entre les libertariens, favorables à la disparition de l’État fédéral, et les conservateurs moraux, plus enclins à promouvoir un activisme étatique dans le domaine moral et religieux. Le ciment du Tea Party, remarquent les deux politologues, c’est la fiscalité et l’économie. Comme le résume bien une militante du mouvement Tea Party dans l’État de Virginie, « le conservatisme qui nous unit n’est pas social, mais gouvernemental et fiscal ».
9 Pourtant, si on le compare à d’autres mouvements similaires de contestation fiscale, le Tea Party se distingue en ce qu’il est une révolte fiscale par anticipation. Et les auteures auraient sans doute tiré profit d’un meilleur ancrage historique. Le Tea Party s’inscrit dans la moyenne durée historique de la lutte contre l’impôt des militants conservateurs, issus pour la plupart de la classe moyenne, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Depuis cette date, ils protestent avec vigueur contre l’impôt fédéral. En 1973, le Tax Rebellion Committee de Los Angeles organisait déjà des défilés pour commémorer la geste héroïque des citoyens de Boston en 1773. Le responsable du comité, Robert Lyon, était déguisé en Oncle Sam, et les autres militants portaient également des déguisements révolutionnaires. Prévus le 15 avril, ces actes de protestation au cours desquels des sachets de thé sont jetés à l’eau attirèrent bien évidemment l’attention des médias locaux, même s’ils étaient ignorés par les grands réseaux nationaux. Lyon créa également des groupes de réunion pour réfléchir aux moyens constitutionnels de s’opposer à l’impôt fédéral. Comme il l’expliquait alors, « la révolte Tea Party donna de l’espoir aux gens. Nous espérons faire de même et permettre aux gens de prendre conscience de leur besoin de liberté ».
10 Dans l’ouest et dans le sud du pays, une pléthore d’associations antifiscales virent le jour et préparèrent le terrain à la révolution fiscale des années Reagan. Toutefois, ces militants ne disposaient pas du même réseau médiatique et critiquaient des taux d’imposition beaucoup plus élevés qu’aujourd’hui. La comparaison démontre donc deux choses. Tout d’abord, la dénonciation de la crise des valeurs se produit dans un monde conservateur, fort éloigné de l’Amérique progressiste des années 1960. Ensuite, la critique de l’impôt se déroule dans un contexte de réduction fiscale pour les revenus les plus élevés et les classes moyennes. De manière révélatrice, dans les années 1960 et 1970, l’agence en charge de collecter l’impôt, l’Internal Revenue Service (IRS), était la cible préférée des opposants à l’impôt qui la qualifiaient de Gestapo américaine ou la dénommaient l’IRSS en allusion à l’Allemagne nazie. Depuis l’arrivée au pouvoir de Ronald Reagan en janvier 1981, les réductions d’impôt sont devenues une règle cardinale de tous les présidents. Certes, les militants du Tea Party ont parfois le sentiment d’avoir été les dindons de la farce antifiscale, les milliardaires et les traders de Wall Street ayant tiré beaucoup plus profit des réductions qu’ils ont contribué à imposer. Le refus d’une récupération par le Parti républicain prend racine dans cet antagonisme ancien entre les militants locaux et les élites nationales.
11 Ainsi, le Tea Party est profondément enraciné dans la société étatsunienne et recoupe bien souvent les frontières et les caractéristiques sociologiques du mouvement conservateur. Cette comparaison avec les mobilisations des années 1970 met en lumière le dynamisme de ce mouvement depuis 2009, tout en posant la question de ses difficultés à se faire entendre au-delà des cercles militants traditionnels.
Du dynamisme initial à l’inertie politique
12 À partir de 2009, le mouvement s’enracine dans le pays, et bénéficie d’un important soutien médiatique. Le soutien des réseaux conservateurs est indéniable, et l’argent déversé par les milliardaires donne une résonance exceptionnelle au mouvement et renforce ainsi sa popularité. Les frères David and Charles Koch, deux fils de l’un des fondateurs de la John Birch Society, Fred Koch, deviennent de généreux donateurs du mouvement. Défenseurs d’une révolution libertarienne, les deux frères sont d’autant plus motivés qu’ils craignent beaucoup les visées « socialistes » de Barack Obama. D’autres organisations conservatrices, comme l’Heritage Foundation ou le Club for Growth, qui s’opposent depuis longtemps aux impôts fédéraux, apportent également leur soutien logistique et financier. Dick Armey, le directeur de FreedomWorks, mène également un combat en ce sens. En 1977, Armey dirigeait l’organisation Citizens for Sound Economy, financée de manière très importante par les frères Koch. Sa nouvelle organisation, FreedomWorks, reçoit d’importantes sommes d’argent en provenance des compagnies pétrolières et du monde de la finance. À Washington, Armey devient l’un des principaux avocats de la dérégulation et de la baisse des impôts. C’est donc fort logiquement pour soutenir les intérêts privés qu’il défend le mouvement Tea Party. Une autre organisation, Americans for Prosperity, agit de même et utilise la mobilisation pour accroître le nombre de militants et de donateurs.
13 Les médias conservateurs, dont Fox News, jouent également un rôle important pour faire connaître le mouvement. En 2012, un quart des Américains regardent régulièrement Fox News. Les animateurs de talk-shows radiophoniques comme Rush Limbaugh, Sean Hannity, Michael Savage, écoutés par des dizaines de millions de personnes chaque jour, soutiennent fortement le Tea Party. Arthur Laffer en personne félicite à plusieurs reprises Glenn Beck pour son rôle dans le succès des réunions.
14 Entre 2009 et 2011, de nombreux militants de la classe moyenne rejoignent le mouvement et plus de 1000 organisations sont créées dans les cinquante États. La sociologie de ces militants est similaire à celle des groupes des années 1970 (voir plus haut). Pour l’essentiel, il s’agit de classes moyennes supérieures, disposant d’un solide capital culturel et économique. Comme dans le passé, les femmes jouent encore un rôle important. En Virginie, par exemple, l’organisation Tea Party Patriots Federation a été créée par Jamie Radtke, une femme d’âge moyen, très active dans la ville de Richmond pour rallier à la cause conservatrice les habitants.
15 La traditionnelle rhétorique antifiscale est adaptée aux revendications du moment et aux conséquences de l’élection de Barack Obama. Trois points reviennent souvent dans les propos des militants : la réforme du système de santé, l’abyssal déficit fédéral et la corruption des élites à Washington D.C. Ainsi, une contribuable dynamique, et très éloquente, de 70 ans en appelle à une « révolte » car elle est « écœurée et fatiguée de la gabegie financière des élites ». Pourquoi, s’interroge-t-elle, « font-ils ce que les fondateurs n’ont jamais voulu qu’ils fassent »?
16 Comme dans les années 1970, le sentiment d’une crise permanente et inéluctable est très présent. Pour beaucoup de militants, l’Amérique est sur la voie inexorable du déclin. « Nous sommes ruinés. Le rêve américain se meurt », analyse un élu de l’Indiana, Mike Pence, qui prend la parole lors de la grande réunion du Tea Party à Washington à la fin du mois d’août 2010. Une infirmière de Worcester, très hostile à la réforme du système de santé de Barack Obama, refuse « de voir le gouvernement donner de l’argent aux gens qui ne travaillent pas. Le gouvernement c’est pour la poste, et pour défendre notre pays, et peut-être pour les routes, mais c’est tout ». Les militants anticipent une croissance des impôts pour financer l’accroissement des dépenses et faire face à la crise économique.
17 L’élection du premier président afro-américain à la Maison-Blanche, Barack Obama, agit comme un catalyseur et met en péril les identités raciales des opposants à l’impôt. Pour nombre d’entre eux, Obama incarne l’arrogance des élites de Washington D.C., surdiplômées mais en décalage avec le reste de la population américaine. « L’obammunisme c’est du communisme » se plaint une militante dans les rues de Washington D.C. le 28 août 2010. Plus encore, beaucoup de militants pensent que ce président va privilégier les Afro-Américains au détriment des contribuables blancs. Les militants jouent avec les codes racistes sans oser franchir ouvertement le pas. Lorsque Glenn Beck organise une manifestation le 28 août 2010 dans les rues de la capitale, chacun remarque l’étonnante coïncidence avec la journée choisie en 1963 par Martin Luther King Jr pour défendre les droits des Afro-Américains. À plusieurs reprises, la National Association for the Advancement of Colored People (NAACP) condamne l’usage de codes racistes dans les rangs des militants du Tea Party.
18 Parmi les opposants à l’impôt, l’antiétatisme prend la forme d’une nostalgie pour la démocratie américaine et son âge d’or au temps de la révolution américaine. Beaucoup manifestent une forte méfiance à l’égard des institutions : « Gardez la monnaie... Je garderai ma liberté, mes flingues et mon argent ! » est-il écrit sur un tee-shirt lors d’une réunion du Tea Party. La déception provoquée par les deux mandats de George W. Bush renforce l’antiélitisme des militants. Bush a conduit une politique fiscale irresponsable, en creusant fortement les déficits du fait de dépenses militaires colossales liées à la guerre en Irak et en Afghanistan et en accordant des réductions fiscales aux Américains les plus riches. La crise économique de 2007 et le plan de relance des secteurs bancaire et industriel ajoutent à la gravité de la situation budgétaire. Sur la route, dans le Tea Party Express (bus qui sillonne les États-Unis) en 2009 Joe Wierzbicki se plaint avec beaucoup d’amertume d’une présidence qui débuta par un éloge de la libre entreprise et du gouvernement limité, et qui se termine par la prise en charge « des chefs d’entreprise par les contribuables américains » [Rasmusen et Schoen, 2010, p. 118]. Les militants refusent toute forme de structuration nationale afin d’éviter toute forme de récupération politique. « Je facilite seulement les choses, nous n’avons pas de dirigeants et nous n’en voulons pas car nous sommes tous égaux dans ce mouvement » explique une militante à un journaliste du Time lorsque celui-ci l’interroge sur son rôle exact dans la section locale du Tea Party. Alors que l’antifiscalisme est hégémonique depuis trente ans, les militants ont toujours l’impression d’être les dépositaires d’une pensée marginale dans le pays.
19 Ce dynamisme militant a pesé sur les élections de mi-mandat de 2010 avec des élections de candidats estampillés Tea Party. Pourtant, depuis cette date, la machine militante peine à élargir ses assises. La comparaison avec les années 1970 éclaire parfaitement les difficultés du mouvement. Si les militants Tea Party ont réussi à faire élire Ronald Reagan à la Maison-Blanche, ils le doivent à plusieurs facteurs qui ont leur origine ailleurs que dans la crise économique. Tout d’abord, la décennie voit le renversement du paradigme keynésien au profit de logiques monétaristes [Michelmore, 2012]. Ensuite, les taux élevés d’imposition à l’échelle fédérale comme locale suscitent des révoltes dont la plus célèbre sera celle d’Howard Jarvis en Californie en 1978. Enfin, le scandale du Watergate et les révélations concernant l’usage politique de l’Internal Revenue Service provoquent une remise en cause sans précédent de l’État et de la légitimité de l’impôt. Depuis 2009, le Tea Party n’a pas réussi à s’appuyer sur de nouvelles propositions intellectuelles et n’arrive pas à convaincre la population que les baisses d’impôt constituent la solution pour l’économie américaine. Plus encore, l’élection de Barack Obama en 2008 et 2012 a démontré la volonté de renforcer le pouvoir de régulation. Le débat autour de l’impôt pendant la campagne présidentielle de 2012 a donné raison au président sortant qui s’est empressé dès sa victoire d’annoncer la fin des privilèges fiscaux pour les plus riches. Si le Tea Party a semblé éprouver des difficultés tout au long de l’année, c’est qu’il n’arrive pas à dépasser les sphères militantes qui constituent la force et les limites du mouvement.
Conclusion
20 L’ancien président démocrate Jimmy Carter est l’une des rares personnes à avoir fait un parallèle entre les militants du Tea Party et les opposants à l’impôt dans les années 1970. Dans un article publié dans USA Today en septembre 2010, il fait un rapprochement entre l’« état d’esprit de grande frustration et de colère que l’on connaît aujourd’hui » et celui du milieu des années 1970. Se souvenant de sa campagne victorieuse en 1976, il ajoute qu’elle « ressemble d’une certaine manière au mouvement du Tea Party aujourd’hui ». Car, poursuit-il, « nous avons capitalisé sur la profonde désaffection [des Américains] pour les politiques et les pratiques des élites, en particulier celles qui servent à Washington D.C. [8] ». Si l’ancien président Carter a raison de rappeler les points communs entre les deux périodes, il oublie de rappeler la force du mouvement conservateur à cette période qui entraîna sa défaite quatre ans plus tard avec l’élection de Ronald Reagan. Depuis 2008, et l’élection de Barack Obama, les opposants à l’impôt ont acquis une visibilité nouvelle dans l’espace public. Si certains membres du Tea Party étaient déjà actifs dans les années 1960 et 1970, beaucoup sont de nouveaux militants qui veulent défendre les intérêts d’une classe moyenne toujours sous la menace de la fiscalité fédérale. Toutefois, les difficultés actuelles du mouvement démontrent que l’histoire ne se répète jamais. À l’heure où Barack Obama cherche à réhabiliter l’État et l’impôt, les vieilles lunes antifiscales apparaissent aussi datées que les références historiques des militants du Tea Party.
Bibliographie
Bibliographie
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Notes
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Une partie de ce texte reprend certaines analyses de l’article « Les militants du Tea Party ne jouent pas seuls au bowling », publié le 5 novembre 2012 sur le site laviedesidées.fr : <www. laviedesidees.fr/Les-Militants-du-Tea-Party-ne.html>.
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Membre de l’Institut universitaire de France, maître de conférences à l’université Lyon-2, Romain Huret achève un ouvrage intitulé A Republic without Taxpayers ? Tax Resisters in the United States from the Civil War to the Present (à paraître, en 2014, Harvard University Press).
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Pour la thèse de la manipulation, voir Anthony DiMaggio [2011] ; je me permets de renvoyer à mon ouvrage à paraître [Huret, 2014].
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Pour une bonne synthèse similaire en français, voir Aurélie Godet [2011].
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[5]
Sur les conceptions et l’influence de Skousen parmi les conservateurs, voir Jeffrey Rosen [2010].
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[6]
Sur le rôle des femmes dans le mouvement conservateur, voir Michelle Nickerson [2012].
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[7]
Sur la lecture paranoïaque, je me permets de renvoyer à la traduction récente en française de l’ouvrage classique de Richard Hofstadter [2012] et à mon ouvrage [Huret, 2008].
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[8]
Jimmy Carter, « 1970s saw a Tea Party-like wave », USA Today, 29 septembre 2010.