Notes
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[1]
Chercheure et gestionnaire du fonds de recherche Fonds France Berkeley, université de Californie, Berkeley, États-Unis.
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[2]
Le budget annuel de la santé est estimé à 2500 milliards de dollars.
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[3]
Medicare couvre environ 44 millions de personnes (2008), le coût de ce programme est estimé à 432 milliards de dollars, soit 3,2 % du PNB (2007).
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[4]
Medicaid couvre environ 40 millions de personnes (2007) et son coût est de 330 milliards de dollars, soit 2,4% du PNB (2007).
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[5]
Loi de protection du patient et de soins accessibles.
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[6]
The Elks Club, dont le nom officiel est « The Benevolent and Protective Order of the Elks », est une organisation caritative créée à New York en 1868. C’est aujourd’hui une grande association communautaire nationale.
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[7]
The American Federation of Labor and Congress of Industrial Organizations (la Fédération américaine du travail et le Congrès des organisations industrielles) est le syndicat national le plus important (11 millions d’adhérents en juin 2008). Il fut créé en 1955 de la fusion de l’AFL et de la CIO.
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[8]
Wal-Mart emploie 2,1 millions de personnes au niveau mondial et 1,4 million aux États-Unis. C’est l’un des plus gros employeurs aux États-Unis, le plus gros au Mexique et l’un des plus gros au Canada.
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[9]
Odin W. Anderson est professeur de sociologie à la Graduate School of Business et directeur associé du Center for Health Administration Studies à l’université de Chicago.
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[10]
Une Health Maintenance Organization (HMO) est une organisation de gestion des soins de santé qui garantit une couverture médicale, mais, contrairement à une assurance classique, la HMO couvre les soins uniquement rendus par les médecins, hôpitaux et prestataires avec lesquels elle a passé un contrat. La loi sur les HMO de 1973 requiert qu’un employeur qui a 25 employés ou plus et qui fournit une assurance maladie à ses employés offre parmi les options d’assurance une HMO certifiée.
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[11]
Grand Old Party (GOP) est le surnom traditionnel du Parti républicain.
1Une étude des systèmes de santé de 191 pays faite par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) en 2001 classe les États-Unis en 37e position, derrière pratiquement tous les pays européens, le Maroc, Oman et le Costa Rica. Même si la méthodologie utilisée pour cette étude a depuis été remise en question, il n’en reste pas moins que ses résultats s’accordent avec ceux résultant d’autres études comparatives faites plus tard ; c’est le cas, notamment, de celle conduite récemment par le Fonds du Commonwealth dont le dernier rapport, publié en juin 2010, a classé les États-Unis derrière les cinq autres pays – Australie, Canada, Allemagne, Nouvelle-Zélande et Royaume-Uni – en termes d’accès et de qualité des soins. Ce mauvais classement des États-Unis s’explique essentiellement par le fait qu’un trop grand nombre d’Américains n’ont pas accès aux services de santé, faute d’assurance pour les payer – les non-assurés sont estimés par le Bureau du recensement à 47 millions en 2011. Si les soins de santé ne sont pas accessibles à tous, ils varient aussi pour ceux qui y ont accès. La quantité et la qualité des prestations dépendent grandement du lieu où l’on vit, de l’assurance que l’on a et de l’hôpital dans lequel on est admis. Les États-Unis n’ont pas d’« universalité » et pas d’« uniformité » dans leur système de santé publique. De plus, au niveau global, les dépenses de santé [2] ont tant augmenté au cours des dernières décennies qu’elles ont atteint aujourd’hui des montants considérables qui menacent l’équilibre budgétaire (16,2% du PNB en 2008, par comparaison 11% du PNB en France en 2010).Le système de santé publique est un réseau complexe et entremêlé d’assurances, d’hôpitaux, de laboratoires publics et privés, de lobbies de docteurs non salariés, complété par la charité privée, avec en toile de fond un courant politique fort, extrêmement méfiant de l’État fédéral qui pourrait s’appuyer sur la santé pour étendre son contrôle au-delà de ce qui serait souhaitable. L’hypothèse formulée d’un système de payeur unique (single payer) dans lequel l’État paierait et régulerait la santé publique suscite aussitôt une levée de boucliers tant il est présumé, sans pourtant qu’aucune étude sérieuse ne vienne le confirmer, que les Américains n’accepteraient jamais une médecine « socialisée ». L’inégalité devant l’accès aux soins de santé et l’augmentation des coûts des soins sont pourtant des problèmes récurrents, toujours d’actualité et jamais résolus, qui se sont fortement aggravés ces dernières années. Ils faisaient déjà partie de la rhétorique politique en 1910, durant la campagne présidentielle de Theodore Roosevelt au sein du « Bull Moose Party » et des actions menées par l’Association américaine pour la législation sur le travail (American Association for Labor Legislation). Plus tard, ils sont réapparus pendant le New Deal et le président Harry Truman se fit le fervent avocat d’une assurance santé obligatoire pour tous à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Le sujet resurgit encore sous les présidents John Kennedy, Richard Nixon, Jimmy Carter et plus récemment Bill Clinton, qui en 1993-1994 a plaidé pour « un droit aux soins médicaux pour tous ».
2Depuis la Seconde Guerre mondiale, tous les pays industrialisés ont accédé d’une façon ou d’une autre au droit universel aux soins médicaux, sauf les États-Unis où les réformateurs (ainsi sont dénommés les avocats et les partisans de la couverture médicale universelle) ont dû affronter régulièrement une opposition politique virulente qui a fait échouer les diverses tentatives de réformes qui auraient pu aboutir à une couverture médicale pour tous les Américains. Les réformateurs ont cependant quelques grandes victoires à leur actif dont le Social Security Act en 1965, qui mit en place deux régimes d’assurance : Medicaid et Medicare, sous la tutelle du ministère fédéral de la Santé. Medicare [3] couvre les personnes de plus de 65 ans et Medicaid [4] les soins des plus pauvres. La superposition maladroite de programmes d’assurance et d’hôpitaux publics et privés qui s’est développée, sans véritable stratégie d’ensemble, et qui a généralement fonctionné suffisamment bien pour suffisamment de personnes, pour toujours échapper au remaniement dont elle a été plusieurs fois menacée, représente aujourd’hui une énorme industrie aux profits considérables.
3Depuis la tentative de réforme avortée du président Clinton au début des années 1990, les États-Unis n’avaient pas eu de discussion politique sérieuse sur la réforme des soins de santé. Pourtant, la surpopulation dans les services d’urgences accessibles à tous, même à ceux sans assurance, et les coûts astronomiques des soins sont des symptômes indiscutables d’un problème systémique extrêmement sérieux. De plus, le Bureau du budget du Congrès (Congressional Budget Office, CBO) prévoit que le coût des programmes fédéraux de santé, y compris Medicare et Medicaid, va passer de 5,5% du PIB à plus de 12% entre 2011 et 2050. Cette augmentation s’aligne sur la hausse soutenue des prix des primes d’assurance et des soins médicaux délivrés par le secteur privé. Cette inflation sectorielle a rendu une réforme indispensable au risque de compromettre l’économie du pays. En mars 2010, le Congrès a voté en faveur du Patient Protection and Affordable Care Act [5] (PPACA). Le PPACA, signé par le président Obama le 23 mars 2010, donne aux personnes en âge de travailler mais dépourvues d’assurance maladie et à leurs enfants accès à Medicaid. La loi accroît aussi le nombre des prestations offertes aux personnes âgées par Medicare et notamment prend en charge les soins préventifs. La réforme met aussi à la disposition des petites entreprises un « marché de plans » réglementé par l’État où les compagnies d’assurances sont placées en compétition. Enfin, pour les 176 millions d’Américains qui possèdent déjà une assurance maladie offerte par leur employeur et pour les assurés individuels, la nouvelle loi garantit qu’à partir de 2014 les compagnies d’assurances privées ne pourront plus discriminer sur la base d’antécédents médicaux, ce qui aujourd’hui permet aux sociétés de sélectionner leurs adhérents et les risques couverts. De plus, depuis l’automne 2010, les assurances doivent couvrir tous les enfants, quels que soient leurs problèmes de santé, et permettre aux jeunes adultes d’être couverts par l’assurance de leurs parents jusqu’à l’âge de 26 ans. La réforme prévoit aussi une aide financière à ceux qui ont des revenus compris entre 100% et 400% du montant reconnu comme le seuil de pauvreté – ce qui pour une famille de quatre personnes correspond à des revenus inférieurs à 88000 dollars par an – pour que ceux-ci puissent souscrire à une assurance médicale.
4Chaque personne sera tenue d’être assurée au risque de payer une pénalité. Les entreprises de plus de cinquante salariés qui ne fourniront pas de couverture médicale seront aussi pénalisées sur la base du nombre de salariés non couverts. Les petites entreprises recevront des crédits d’impôts pour financer l’assurance santé de leurs employés.
5Jusqu’à la dernière minute qui a précédé le vote de la loi, l’issue du scrutin est restée incertaine tant la réforme était imprégnée d’idéologie politique. Les seuls désaccords passionnés sur l’avortement auraient pu faire dérailler le projet à tout moment. Le souvenir de l’échec du président Clinton sur ce même terrain hantait les partisans de la réforme. Pourtant, cette fois-ci, on voulait croire que le contexte était plus favorable : Obama, président démocrate, gouvernait avec une majorité démocrate au Congrès à un moment où le système de santé était devenu particulièrement monstrueux et injuste ; les coûts des soins de santé avaient atteint des montants jamais égalés, et la protection médicale pour les classes moyennes et pauvres avait considérablement diminué, excluant des millions d’Américains. Cette réforme représente une étape extrêmement importante dans l’histoire de la législation sociale du pays, au même titre que le furent la création de la sécurité sociale par Franklin D. Roosevelt en 1935, ou les lois relatives aux droits civiques de 1964 signées par le président Johnson, ou encore bien sûr, la création de Medicare en 1965. L’organisation fédérale du pays entraîne des différences géographiques considérables quant aux dépenses et aux redistributions sociales car, d’après la Constitution fédérale, la santé publique est de la responsabilité du gouvernement des États. L’État fédéral n’y a qu’une autorité très limitée, il n’existe d’ailleurs quasiment aucune régulation macroéconomique de la santé. Le département de la Santé et des Services aux personnes (Department of Health and Human Services), l’équivalent du ministère de la Santé français, et les agences fédérales qui en dépendent cantonnent leurs interventions à la sécurité des produits, la lutte contre les épidémies, la recherche médicale, l’accompagnement des démarches de qualité et d’évaluation, et la gestion des retraites et des assurances maladie financées par le budget fédéral, supervisée par le Center for Medicare and Medicaid Services (CMS). L’État fédéral n’administre aucune institution de soins, hormis celles des forces armées et des militaires retraités (Veterans Administration). Il ne contrôle ni les institutions ni les professionnels de santé. Chaque État définit donc ses propres règles concernant l’exercice de la médecine et, plutôt que d’un système de santé américain unique, on pourrait parler de systèmes multiples, selon les États, selon les systèmes de couverture et de prise en charge, selon les situations des individus. Du Texas où les soins de santé sont les plus chers et où le pourcentage de non-assurés est parmi les plus hauts du pays, au Massachusetts qui possède depuis 2006 un système de santé universel et obligatoire pour tous, de nombreux modèles existent. Tous les États connaissent toutefois une « privatisation du secteur » qui s’est imposée depuis le début du XXe siècle et qui a façonné la structure globale pour devenir absolument incontournable. Selon l’idée libérale dominante, la meilleure assurance sociale reste le plein emploi. Les divers gouvernements qui se sont succédé ont toujours cherché avant tout à maintenir la croissance économique et à faire baisser le chômage et non pas à consolider les avantages sociaux. La réforme du président Obama ose s’attaquer à la fois auxinégalités devant les soins de santé en mettant en place un système qui va rendre l’assurance maladie obligatoire et à un contrôle des coûts croissants qui ruinent les familles. Une étude réalisée par l’école de médecine de l’université Harvard dans cinq États a constaté que, en 2001, 46,2% des faillites personnelles étaient le résultat de dépenses et de dettes médicales ; elles ont atteint 62,1% en 2007. Pour comprendre la réforme en cours, il est important de regarder la situation actuelle du système de santé et de comprendre l’histoire qui l’a développée. Les disparités de niveau de santé des différents groupes ethniques et des prestations offertes suivant les régions géographiques sont croissantes depuis 1983, elles ajoutent indéniablement un défi supplémentaire à la mise en place de la réforme qui sera au cœur des élections en 2012.
Comment en est-on arrivé là ?
6L’une des premières et des plus célèbres compagnies modernes dédiées exclusivement à la fourniture d’assurances fut la Lloyds de Londres, créée à la fin du XVIIe siècle pour protéger les intérêts des marchands de l’Empire britannique. Celle-ci servit de modèle à bien d’autres. Aux États-Unis, la première compagnie d’assurances privée est née bien plus tard, durant l’époque coloniale, lorsque Benjamin Franklin fonda une entreprise pour assurer les maisons de Philadelphie contre les risques d’incendie. Toutefois, ce n’est qu’au début du XXe siècle que l’idée d’une « assurance médicale » commence à être discutée. À cette époque, le développement des techniques sanitaires pour prévenir les infections, la connaissance plus approfondie des opiacés pour atténuer les douleurs, et la plus grande maîtrise et pratique de la chirurgie qui avait transformé les hôpitaux de lieux où les gens avaient peut-être une chance de survivre en des endroits où les gens venaient pour être guéris, ont propulsé la médecine dans son ère moderne. Les médecins, entre-temps, avaient développé une formation structurée et une éducation formelle ainsi que des protocoles de certification officielle leur donnant une légitimité et une priorité sur les guérisseurs des temps plus anciens. Avec le progrès de la médecine vinrent de nouveaux coûts. Les médecins et les hôpitaux se mirent à réclamer des paiements plus élevés pour leurs services pour compenser leurs investissements dans leur formation et leurs équipements. Dans les années 1920, le coût des soins avait tant augmenté que de nombreux Américains ne pouvaient plus avoir accès au système de santé institutionnalisé naissant. La Grande Dépression ne fit qu’aggraver la situation ; le coût moyen d’une semaine à l’hôpital dépassait le salaire mensuel de la majorité des Américains. L’idée de faire ce que les anciens marchands avaient fait, d’assumer une certaine forme de responsabilité collective pour les frais médicaux, fit son chemin et l’idée d’une assurance pour les soinsde santé prit forme. Certains pays industrialisés européens avaient commencé à offrir une assurance maladie à chaque citoyen au travers d’organisations gouvernementales ou parrainées par le gouvernement, répartissant ainsi la charge financière des dépenses médicales sur l’ensemble de la population. La santé était en voie de devenir un droit, qui sera officialisé en 1948 avec la constitution de l’OMS. Les appels des réformateurs des États de Californie et de New York à faire la même chose aux États-Unis se sont aussitôt heurtés à une dure résistance politique. Les grandes entreprises craignaient qu’une gestion de la santé publique par le gouvernement puisse conduire à son ingérence ailleurs, notamment dans l’économie, ce à quoi ils s’opposaient fermement. Les assureurs privés n’étaient pas non plus prêts à concéder un marché extrêmement prometteur, et les médecins eux-mêmes refusaient l’ingérence du gouvernement dans leur travail. Les médecins auraient constitué un lobby si puissant durant la première moitié du XXe siècle que Franklin Roosevelt aurait ôté l’assurance maladie de la loi instituant la sécurité sociale en 1935, parce qu’il redoutait l’hostilité de l’American Medical Association qui aurait pu compromettre toute l’initiative. Les hôpitaux étaient aussi les victimes de l’inflation. Dans l’économie en plein essor des années qui avaient précédé la crise, les hôpitaux s’étaient développés, ils s’étaient agrandis et avaient acquis les équipements les plus modernes qu’il fallait maintenant payer et rentabiliser. En pleine récession économique, en 1929, l’hôpital Baylor de Dallas, au Texas, qui était au bord de la faillite, recruta un nouvel administrateur, Justin Kimball, jeune diplômé de l’école de fonction publique de la ville. Ce dernier proposa à ses anciens collègues l’affaire suivante : vingt jours de soins maximum, à l’hôpital, à tous les enseignants prêts à payer une cotisation mensuelle de cinquante cents. Les trois quarts des enseignants de la région saisirent l’opportunité et souscrivirent au plan. Le premier jour des vacances de Noël de 1929, un professeur qui s’était cassé la cheville, patinant sur la glace, se présenta aux urgences de Baylor, devenant ainsi le premier bénéficiaire aux États-Unis d’une prise en charge des soins en vertu d’une assurance hospitalisation moderne. Le succès de Baylor ne fut pas long à être copié par d’autres hôpitaux qui l’améliorèrent. À Sacramento en Californie, puis dans le New Jersey, les hôpitaux commencèrent également à se regrouper pour proposer des plans communs qui offraient aux assurés des soins dans n’importe quel hôpital du groupe, créant ainsi le premier régime d’assurance « multi-hospital ». C’est alors qu’en 1934 le fondateur d’une assurance médicale basée à Saint Paul, dans le Minnesota, décida d’illustrer ses affiches publicitaires d’une croix bleue (Blue Cross). L’image eut un impact considérable et quatre ans plus tard, en 1938, 2,8 millions de personnes avaient souscrit à Blue Cross qui, entre-temps, avait multiplié ses centres à travers le pays. Afin de garantir leur équilibre financier, Blue Cross ainsi que Baylor développèrent leur offre aux groupes d’employés dans les entreprises plutôt qu’auxpersonnes individuelles, et occasionnellement par l’intermédiaire des associations communautaires telles que le Elks Club [6]. À la veille de la Seconde Guerre mondiale, les assureurs purement commerciaux sont entrés sur le marché de l’assurance médicale, en concurrence directe avec les hôpitaux. Durant la guerre, les crédits d’impôts attribués aux entreprises qui offraient des avantages sociaux incitèrent fortement les employeurs faisant face à une main-d’œuvre qualifiée plus rare à garantir l’assurance santé à leurs ouvriers et employés. L’assurance médicale s’est alors retrouvée liée à l’emploi et les entreprises sont devenues responsables du bien-être de leurs personnels. En période d’économie croissante, l’assurance médicale permettait aux entreprises de s’assurer la fidélité et la loyauté de leurs employés et aussi de faire oublier toute revendication pour une assurance universelle nationale. Le National Labor Relations Board, une agence indépendante du gouvernement, chargée de conduire les élections syndicales et d’enquêter sur les pratiques illégales dans le monde du travail, a même statué, avec l’accord des syndicats, que les assurances médicales pouvaient faire partie des conventions collectives, les rendant ainsi « négociables ». L’idée d’une assurance maladie nationale n’avait pas pour autant été abandonnée et, à la fin des années 1940, le président Harry Truman soutenu par l’AFL-CIO [7] proposa officiellement une couverture médicale universelle. L’émergence d’une idéologie qui va conduire au maccarthysme sur fond de guerre froide fit de la « médecine socialisée de Truman » un enjeu symbolique dans la croisade contre l’influence communiste perçue comme menaçante. Certains syndicats se montrèrent aussi peu enthousiastes, notamment le puissant syndicat des mineurs, The United Mine Workers, qui se désolidarisa complètement de la lutte par peur d’obtenir des prestations qui auraient été moins généreuses que celles qui leur étaient offertes à cette période. Le projet de Truman, faute de soutien, échoua. Au cours des vingt années qui suivirent, l’économie prospéra et les avantages sociaux se multiplièrent. Les entreprises se montrèrent généreuses et la grande majorité des Américains employés à plein temps bénéficièrent d’une assurance maladie offerte par leur employeur. Durant cette période, les Américains ont aussi eu recours aux services et aux soins médicaux, ce qui a contribué au développement de la technologie médicale et à l’endettement des hôpitaux, ce qui à son tour a entraîné une hausse du prix desservices offerts. La croissance économique, toutefois, masquait le phénomène inflationniste jusqu’à ce que l’économie se mette à vaciller et que la prospérité prenne fin. Durant les années 1980, les grandes entreprises, clé de voûte de l’économie américaine, ont dû faire face à une concurrence étrangère capable de produire à moindre coût et se sont vues contraintes de réduire leurs dépenses. Les avantages sociaux « négociables » furent les premiers supprimés. Les travailleurs, confrontés à des primes de plus en plus élevées, ont été aussi de plus en plus nombreux à opter pour des contrats de travail sans assurance médicale, même lorsqu’une assurance était proposée dans leur entreprise. Dans les années 1990, les grandes entreprises du type Wal-Mart, qui emploie aujourd’hui plus de 1,4 million de personnes [8], commencèrent à diminuer les avantages sociaux et à limiter les avantages offerts, de plus en plus étriqués, aux travailleurs à plein temps employés par l’entreprise depuis au moins deux ans. En 2005, moins de la moitié des employés de Wal-Mart avaient une assurance médicale, bien au-dessous de la moyenne nationale. Les entreprises qui étaient contractuellement engagées avec les syndicats furent contraintes de payer des primes plus élevées, si bien que l’assurance médicale devint le bouc émissaire de tous les maux économiques. En 1993, par exemple, General Motors déclara que l’assurance maladie pour ses employés ajoutait plus de 700 dollars au prix de chaque voiture, ou représentait à peu près le coût de la climatisation installée dans une Chevrolet. En 2004, la rumeur courut même que la société était près de la faillite et on blâma l’assurance maladie.
7Les compagnies d’assurances, par souci de rentabilité, ont toujours privilégié les entreprises avec qui elles négocient des plans globaux alors que les travailleurs indépendants et les petites entreprises ont eu de tout temps beaucoup de mal à trouver des assurances médicales à des prix raisonnables. Les compagnies d’assurances vont mettre en place dans les années 1990 un système de sélection de leurs adhérents. Lorsque la Blue Cross a lancé ses premiers plans en 1930, son objectif était clairement de rendre l’assurance maladie accessible au plus grand nombre de personnes sans discrimination. Pour atteindre son objectif, elle proposait des primes raisonnables et identiques à tous ses abonnés, indépendamment de leur âge, de leur sexe ou de leur état de santé (les primes des abonnés individuels étaient toutefois légèrement supérieures à celles payées par un abonné au sein d’un groupe d’employés, mais la différence restait modeste). Blue Cross offrait ainsi un régime de protection dans lequel les gens en bonne santé contribuaientaux dépenses des malades, comme le Comité sur le coût de la médecine l’avait recommandé en 1932. Blue Cross était cependant un groupe privé et, si ses pionniers étaient des humanistes qui ont fait de l’expansion de la couverture médicale pour tous une croisade, il n’en restait pas moins que l’objectif premier du groupe était de servir les intérêts des hôpitaux qui l’avaient créé. Les plans offerts par Blue Cross furent exemptés de taxes, car les politiciens appréciaient non seulement le fait qu’elle contribuait au bien-être de leurs électeurs, mais dans de nombreux cas ils appréciaient également qu’elle serve de contre-feu à toute réclamation pour une assurance maladie nationale. En 1950, plus de 20 millions de personnes étaient inscrites à Blue Cross, ce qui confortait le secteur privé de l’assurance et affaiblissait plus que jamais les revendications pour une couverture universelle nationale. Au fil des années, les assureurs commerciaux ont commencé à offrir des suppléments et notamment une option facultative appelée « maladie », qui au départ ressemblait à une option « invalidité ». Si un abonné tombait malade et était incapable de travailler, l’assurance prenait en charge les pertes de salaire. Dans un premier temps, ces polices « maladie » furent liées à certains types de maladies ou d’accidents mais elles furent rapidement étendues à presque toutes les situations qui requéraient une hospitalisation ou une intervention chirurgicale. Les assureurs ont alors augmenté les primes de façon générale pour couvrir le coût des prestations lié à cette option maladie car les abonnés les plus motivés par l’achat de cette option furent bien entendu ceux qui avaient déjà eu de graves problèmes de santé ou ceux qui occupaient des emplois dangereux. On entra alors dans un cercle vicieux, qui dans le secteur de l’assurance est appelé « sélection adverse » – la tendance d’un système d’assurance volontaire à attirer les plus grands risques financiers. En effet, la hausse du prix des primes décourageait en partie les personnes en bonne santé de souscrire une assurance, laissant la place à ceux qui effectivement étaient malades ou étaient exposés à des métiers dangereux.
8La « sélection adverse » a toujours été sur le marché de l’assurance médicale individuelle un risque suffisamment sérieux pour dissuader les grands assureurs comme Prudential de s’y investir. En revanche, lorsque Blue Cross eut démontré que l’assurance médicale était une activité profitable, tant que celle-ci était offerte sur la base de grands groupes d’assurés dans les entreprises, les assureurs commerciaux privés n’ont pas hésité à se lancer sur ce marché. Dans les années 1950, Prudential, Aetna, Metropolitan Life de New York et du Connecticut, General Life Insurance Company (qui deviendra plus tard Cigna) se sont toutes ruées sur ce marché florissant. Leur arrivée a entraîné un changement absolument dramatique qui acheva la déontologie du secteur déjà bien endommagée. Les assureurs commerciaux n’avaient pas pour objectif de servir l’intérêt public ou même l’intérêt des hôpitaux comme Blue Cross, leur but était clairement de maximiser les profits. D’où l’idée de cibler leurs clients et de limiter l’accès à leursplans aux personnes en bonne santé. Ils établirent des tarifications individuelles basées sur l’état de santé de l’abonné, ajustées si nécessaire d’année en année, et développèrent une sélection sur des critères tels que l’âge, le sexe, la profession, et même la race. Un grand nombre d’assureurs commerciaux se retirèrent aussi du marché individuel trop coûteux et trop risqué. Les sociétés commerciales d’assurances ont lié l’accès à leurs plans et la prime payée au risque présenté par l’abonné lui-même et ont ainsi détruit l’idée d’un ethos égalitaire, fondement des plans nationaux de soins de santé européens, ainsi que le caractère communautaire et solidaire de la Blue Cross des premières années. Lorsque les souscriptions aux assurances commerciales ont dépassé celles de Blue Cross dans les années 1950, cette dernière a dû abandonner progressivement ses principes fondateurs et, en 1986, le Congrès a annulé les avantages fiscaux dont elle bénéficiait, la contraignant ainsi à faire prévaloir le profit au détriment de la philosophie qui avait présidé à ses débuts. La création de Medicare et de Medicaid dans les années 1960 accorde cependant un sursis à Blue Cross, en lui permettant, sans avoir mauvaise conscience, de résilier certains de ses bénéficiaires individuels les plus à risque : les personnes âgées et les très pauvres. Les fournisseurs commerciaux d’assurance médicale devinrent de plus en plus agressifs sur ce marché devenu concurrentiel, ce qui en 1968 fit dire à Odin Anderson [9], un des principaux experts américains en matière d’assurance maladie, que « les concepts de base de communauté et solidarité avaient tout simplement disparu » [Anderson, 1971]. Au début des années 1970, le rôle de l’entreprise comme gestionnaire des avantages sociaux offerts aux employés (fonds de pension et assurance maladie) se détériora avec l’économie. Moins désireuse que par le passé de fidéliser leur personnel, les entreprises américaines refusèrent progressivement de jouer ce rôle. On assista alors à une externalisation de la gestion des actifs financiers (des fonds de pension et fonds d’assurance maladie lorsqu’ils existaient), de l’entreprise vers des sociétés intermédiaires. Le scandale de la société Studebaker, un fabricant d’automobiles, dans lequel beaucoup d’ouvriers perdirent leur retraite contribua à la mise en place d’un contrôle pour veiller aux abus dans l’utilisation des fonds de pension. La loi de sécurité des pensions de retraite des employés, ERISA (Employee Retirement Income Security Act), fut votée à cet effet en 1974. Elle plaça la réglementation des régimes d’avantages sociaux, y compris les plans d’assurance médicale, principalement sous la juridiction fédérale, et définit pour le secteur privé les normes au regard des avantages sociaux offerts. Elle stipule entre autres, cependant, qu’il n’est absolument pas requis d’un employeur qu’il fournisse une assurance maladieà ses employés ; toutefois, s’il choisit de le faire, ce doit être dans le respect des règles définies dans le texte. Avec le vote de cette loi fédérale s’est définitivement éteint tout espoir d’assurance universelle nationale qui aurait pu persister. Aujourd’hui, si l’association étroite entre le monde médical, les responsables politiques et les industriels a fait de la médecine américaine une médecine de pointe, elle a aussi fait de la santé un grand marché peu réglementé et peu protégé par l’ambiguïté d’une législation complexe qui peut sélectionner et rejeter les risques les plus lourds et les plus coûteux et laisse ainsi des millions d’Américains sans couverture médicale ou avec une couverture limitée.
Un système complexe pour une Amérique plurielle
9La santé publique aux États-Unis au XXIe siècle est par conséquent assurée par un patchwork de « commerçants » plus au moins respectueux de leurs « clients » et de leurs besoins suivant les valeurs éthiques des personnes en charge, supervisés tant bien que mal par l’État fédéral, l’État de résidence et les agences de gouvernement locales qui essaient d’imposer leurs régulations à un système sur lequel ils n’ont que peu de prise. Les principales réglementations sont en fait imposées par le marché et sont à caractère microéconomique. Elles relèvent avant tout du contrôle de l’offre, de certaines contraintes pesant sur l’assuré et des limites des prestations couvertes dans le cadre des réseaux de soins intégrés, et de la tarification à la pathologie ou par groupes homogènes de malades dans les hôpitaux [Duhamel, 2002]. Dans le labyrinthe d’institutions, de lois et de régulations, les chercheurs en sciences sociales ont souvent du mal à trouver la logique derrière la complexité du système et les experts en géographie de la population rencontrent eux aussi des difficultés à dessiner leurs cartes de santé publique. En effet, à la complexité du système de prestation de soins médicaux se superpose une « Amérique plurielle » de races, d’environnements socioéconomiques et de modes de vie.
10Dans un article publié dans le New Yorker, Atul Gawande, médecin devenu journaliste [Gawande, 2009], met en évidence la diversité et l’impondérabilité de la qualité des soins suivant les régions. Il s’appuie sur l’exemple de la ville de McAllen au Texas, dans le comté d’Hidalgo, pour présenter les abus et la perversion du système et sur la Mayo Clinic à Rochester au Minnesota pour nous rappeler que la liberté d’entreprise peut aussi stimuler la créativité et peut produire des modèles performants. La ville de McAllen, située à la frontière du Mexique, possède un des revenus moyens par famille les plus bas, non seulement de l’État du Texas mais du pays tout entier, bien que l’activité de transit commercial maintienne le taux de chômage au-dessous de 10%. McAllen est aussi la ville ayant les dépenses médicales par habitant les plus élevées du pays. En 2006,Medicare a dépensé 15000 dollars par adhérent, deux fois plus que la moyenne nationale. Sachant que le revenu moyen par habitant y était de 12000 dollars. 38% de la population est obèse. Pauvreté, alcoolisme et une nourriture tex-mex trop grasse, la population de McAllen n’est pas en bonne santé, mais il en va de même des autres villes du Sud le long de la frontière mexicaine où les populations et les comportements sont sensiblement les mêmes. À McAllen cependant, plus que n’importe où ailleurs, les prestataires de soins de santé sont hyperactifs et Gawande souligne une utilisation abusive des soins médicaux. Un chirurgien interrogé pour son étude résume la situation ainsi : « Avant [1990] pour les médecins, il s’agissait de faire un bon travail ; maintenant [...] c’est combien ça rapporte. » Entre 2005 et 2006, les patients de McAllen ont reçu beaucoup plus d’ultrasons, et ont fait plus d’analyses d’urine, de sang et de tests en tous genres que les habitants des comtés voisins. Biopsies, prothèses du genou ou de la hanche et pose de pacemakers sont aussi des actes extrêmement courants sans que pour autant la population soit en meilleure santé. L’étude de Gawande rapporte qu’un trop grand nombre de médecins de McAllen sont devenus des hommes d’affaires. Ils possèdent des laboratoires, des centres chirurgicaux, des hôpitaux voire même des centres commerciaux ou des immeubles de location et savent veiller scrupuleusement sur leurs intérêts, autant – si ce n’est plus – que sur la santé de leurs patients. McAllen est devenue la caricature outrancière d’un phénomène global, plus ou moins sensible suivant les régions, qui pousse les prix des soins à la hausse. À l’étude de Gawande fait écho l’article du New York Times [Bogdanich et Craven McGintry, 2011] soulignant l’inquiétude grandissante de Medicare et des experts en radiologie sur l’utilisation abusive des scanners. L’article déclare que, pour des raisons économiques et non médicales, des centaines d’hôpitaux dans le pays exposent inutilement leurs patients aux radiations des scanners. Le recours abusif aux procédures médicales n’est pas nouveau, il s’est simplement pernicieusement étendu. En 2006 par exemple, les médecins américains ont réalisé 60 millions d’actes chirurgicaux, un pour six Américains [Cullen K. et al., 2009]. Aucun autre pays n’a autant recours au bistouri. Les dépenses globales de santé (médecins, hôpitaux, médicaments et traitements, tests, etc.) absorbent 1/6 des revenus nationaux. Ce qui a amené le président Obama à déclarer dans un discours au mois de mars 2011, à la Maison-Blanche, que la plus grande menace sur l’équilibre budgétaire des États-Unis n’est ni la sécurité du pays, ni les investissements faits pour secourir l’économie, c’est, et de très loin, l’augmentation considérable et incontrôlée des dépenses de santé. Sa réforme met donc en place une universalité de l’assurance santé mais aussi un contrôle des prix. À McAllen, l’absence de régulation locale rigoureuse a permis l’apparition d’une « culture économique » qui a lentement détérioré l’éthique de la profession médicale et fait monter les prix. Woody Powell, sociologue de l’université Stanford qui travaille sur le sujet,explique qu’une entreprise ou une organisation dominante peut créer la tangente de développement d’une ville et détermine ainsi la culture économique du lieu. Genentech, par exemple, a fait du sud de San Francisco un pôle d’attraction pour l’industrie biotechnologique. Il en va ainsi des pratiques pour un secteur d’activité dans une région précise ; il suffit qu’un laboratoire renommé commence à payer les médecins pour les patients qu’ils réfèrent, pour que, très vite, cela devienne la pratique standard. Ce phénomène de culture économique fonctionne aussi dans l’autre sens et des pratiques éthiques peuvent aussi devenir normatives sous l’influence d’un acteur spécifique. Dans le système américain peu réglementé, on rencontre également des programmes performants soucieux aussi bien de la qualité des soins que du contrôle des coûts. C’est le cas de la Mayo Clinic dans la ville de Rochester au Minnesota, dont la devise « les besoins du patient sont prioritaires » est inscrite sur les murs, pour rappeler aux personnels les valeurs du fondateur de la clinique, en 1863, le docteur William Worrall Mayo, et son dévouement aux malades. À la Mayo Clinic, les médecins, les infirmiers et tout le personnel (y compris les vigiles et le personnel de nettoyage) se réunissent régulièrement et travaillent ensemble pour faire de l’établissement un projet commun. La clinique encourage toutes les initiatives qui visent à améliorer son activité, et la qualité des soins est continuellement au cœur des débats. Les médecins sont ici salariés et la quantité de soins ou de tests n’affecte en rien leur salaire. L’éthique de la clinique et les valeurs défendues par son personnel, associées à la grande qualité des soins, ont séduit des médecins qui ont rejoint le mouvement et, en 1986, la Mayo Clinic a ouvert un autre centre en Floride et un peu plus tard en Arizona. Employant environ 55000 médecins, infirmiers et personnels médicaux, elle est aujourd’hui l’un des hôpitaux les moins chers tout en offrant une qualité de soins bien supérieure à la moyenne. D’autres initiatives émanent de docteurs indépendants, telle cette association d’éthique et de régulation des prix dans la région de Grand Junction au Colorado. Pour éviter la sélection des patients, ils ont uniformisé leurs prix. Que le patient soit de Medicare, Medicaid ou d’une assurance privée, le prix des soins reste le même. À la demande de l’assureur principal de la ville, une HMO [10], ils se rencontrent régulièrement en petits comités pour discuter ensemble des dossiers de leurs patients, des diagnostics et des traitements les mieux appropriés afin de minimiser les coûts et de maximiser la qualité des soins. En 2004,les médecins de l’association et le groupe HMO ont créé en commun un réseau régional d’information partagée – un système communautaire informatisé qui permet aux médecins de partager leurs notes, les résultats des tests et les données sur leurs patients. Cette approche a été adoptée par d’autres HMO et associations de médecins comme le Geisinger Health System à Danville en Pennsylvanie, la clinique Marshfield à Marshfield dans le Wisconsin, Intermountain Healthcare à Salt Lake City et Kaiser Permanente en Californie et à Hawaii. Toutes ces organisations fonctionnent sur des principes similaires : ce sont des institutions à but non lucratif qui dispensent des soins de qualité à tous ceux qui ont souscrit à leur assurance.
11En dépit de programmes performants localisés, le système global de santé publique américain est inéquitable et les résultats sont inégaux. Le serment d’Hippocrate a, dans trop de régions, laissé la place aux concepts de profit et de rentabilité faisant de la santé un service, parfois même un luxe, s’éloignant toujours un peu plus du droit fondamental de tout être humain défini par l’Organisation mondiale de la santé.
12De plus, la loi ERISA de 1974 réglemente par le négatif puisqu’elle stipule qu’« il n’est pas requis des employeurs que ceux-ci fournissent une assurance maladie à leurs employés ». Elle regroupe aussi les plans d’assurance et les diverses composantes des plans par catégories et les place sous différentes juridictions (ERISA / État / État fédéral), ce qui rend les sections relatives à la santé à la fois compliquées et déroutantes car équivoques. Les distinctions qu’elle impose n’étant pas toujours évidentes et claires laissent beaucoup de place à des interprétations différentes, si bien que de nombreux procès encombrent les cours de justice. La loi est brandie dès qu’un comté met en place un programme pour offrir à ses résidents une couverture maladie. En 2006 par exemple, le Golden Gate Restaurant Association (GGRA) a accusé la ville de San Francisco de violer la loi fédérale ERISA dans la mise en place de son programme « Healthy San Francisco » (HSF). Ce programme, initié en 2005 par le maire Gavin Newson, fournit un accès universel aux soins de santé à tous les résidents de la ville non assurés et non couverts par Medicaid, quel que soit leur statut au regard de l’immigration, de leur emploi, ou de leurs conditions médicales préexistantes. Il est ouvert sans discrimination à tous les résidents de la ville dont les revenus sont inférieurs à 300% du seuil de pauvreté et qui ne bénéficient pas de Medicaid (soit un revenu annuel de 32670 dollars pour une personne et de 67050 dollars pour une famille de quatre). Ce programme est géré par le département de la Santé publique (DPH de San Francisco. HSF n’est pas une assurance, mais un programme qui permet et encourage les résidents à accéder aux soins préventifs et à certains soins de base à l’intérieur d’un réseau de prestataires. Il est financé à la fois par la ville, au travers de taxes sur les contribuables, de primes payées parles adhérents en fonction de leurs revenus et de leurs co-paiements, ainsi que par des contributions payées par les entreprises qui emploient plus de vingt salariés et qui ne cotisent pas déjà à une assurance ou un fonds maladie. En 2010, HSF recensait plus de 53400 adhérents et son budget était de 140 millions de dollars. Le fait que HSF ne soit pas légalement présenté comme une assurance a fait qu’il a survécu aux attaques judiciaires entamées par le GGRA. Les programmes mis en place au Maryland (Maryland’s Fair Share Health Care Fund Act) et dans l’un des comtés de l’État de New York (Suffolk County`s Fair Share for Health Act) n’ont pas eu cette chance. Tous les deux ont été mis en place en 2005 pour indirectement contrecarrer les manœuvres entreprises par la grande société Wal-Mart pour diminuer les avantages sociaux payés pour ses employés. Les deux programmes ont été démantelés après que la Cour suprême a tranché qu’ils enfreignaient la loi de 1974. Du fait de la décentralisation de la politique de la santé, chaque État, voire chaque comté, doit mener sa propre bataille et chaque victoire ne peut rester que localisée. C’est maintenant le tour de l’État du Vermont où, en mai dernier, la Chambre des représentants a voté une loi approuvant la création d’un système d’assurance santé universel. Le Sénat de l’État a approuvé la loi et le gouverneur Shumlin l’a signée en juin 2011. La loi (Act 48 -H.202) a été rédigée avec l’idée d’aboutir au système de single payer. L’État devra cependant mettre en place un certain nombre de réformes pour y arriver, notamment développer un plan de financement et démontrer que le système de payeur unique est économiquement justifié car moins cher. La mise en place des réformes et l’instauration du plan de santé publique dans le Vermont est à suivre de près car déjà des lobbies s’organisent autour de la société IBM et de la société Dealer pour rechercher la faille juridique qui pourra permettre d’opposer la fameuse loi ERISA [Chagnon, 2011]. L’État d’Hawaii échappe, lui, à la contrainte de la loi car le système mis en place est antérieur à 1974. À Hawaii, environ 90% des résidents étaient couverts pour leurs soins médicaux en 2009 [Gardiner, 2009]. Le plan de l’État d’Hawaii spécifie que les entreprises sont tenues de fournir une assurance à leurs employés qui travaillent plus de vingt heures par semaine. Une régulation par l’État des compagnies d’assurances permet de garder le montant des cotisations des employeurs relativement bas. Une forte incitation aux soins préventifs aboutit par ailleurs à ce que les résidents d’Hawaii ont moins recours aux traitements et aux hospitalisations que le reste des Américains, bien que les dépenses totales des soins de santé (mesurées en pourcentage du PIB de l’État) soient sensiblement inférieures à la moyenne nationale. D’autres plans ont été mis en place pour servir des groupes ethniques spécifiques ; c’est le cas du Indian Health Service (IHS) qui sert les 565 tribus amérindiennes reconnues au niveau fédéral, soit une population d’environ 5 millions de personnes. L’IHS est une agence du ministère de la Santé qui fonctionne avec un budget annuel d’environ 4 milliards de dollars, ce qui correspond à une dépensepar personne bien inférieure à la moyenne nationale [www.ihs.gov ; Trahant, 2009]. L’IHS souffre considérablement de financements insuffisants. Ce système a été mis en place en 1955 pour essayer d’améliorer le faible niveau de santé de cette population. Un niveau moyen d’éducation faible, une pauvreté endémique et une discrimination persistante contribuent à une espérance de vie de 5,2 ans plus courte que dans la population générale. La tuberculose, le diabète, l’alcoolisme, les homicides et les suicides font de terribles ravages dans cette population peu nombreuse, délaissée et négligée.
13À un système complexe et diversifié d’assurances maladie et de prestataires de soins où persistent des pratiques hétérogènes avec des résultats sanitaires très contrastés selon les États et les pathologies se superpose une Amérique multiethnique avec des niveaux de santé qui diffèrent grandement d’un groupe à l’autre.
Un système complexe pour une Amérique multiethnique
14La carte du système de santé américain, contrastée en termes de qualité et de coûts des soins, se complique encore davantage lorsqu’on essaie de lui superposer la carte des niveaux de santé des populations. Les grandes disparités en matière de santé sont régulièrement étudiées et une étude faite sur les populations à faible revenu publiée en 2006 par des chercheurs de la School of Public Health de l’université Harvard [Murray et al., 2006] démontre que, si les Américains vivent globalement plus longtemps que par le passé, l’espérance de vie est très fortement conditionnée par l’origine ethnique et le lieu de résidence. Pour étudier cette Amérique pluriethnique, ils ont défini des sous-groupes sur la base d’indicateurs sociodémographiques et géographiques tels que la race, le lieu de résidence, la densité de population du lieu de résidence, le revenu annuel moyen et le taux d’homicides dans le comté de résidence : les huit Amériques.
15Ils ont observé et comparé l’espérance de vie, les risques de mortalité de maladies spécifiques, l’accès aux assurances maladie et aux soins médicaux des huit groupes. Cette étude conclut que l’écart entre les espérances de vie peut atteindre jusqu’à 33 ans entre ceux qui jouissent de la meilleure santé et ceux qui sont les plus susceptibles de souffrir de maladies. Par exemple, un homme amérindien, résidant dans un des comtés du Dakota du Sud, avait une espérance de vie de 58 ans entre 1997-2001, alors qu’une femme d’origine asiatique dans le New Jersey, sur la même période, pouvait espérer vivre 91 ans. De façon plus globale, la différence entre l’espérance de vie des 3,4 millions d’hommes noirs à hauts risques vivant en milieu urbain – à risque de maladies cardiovasculaires après 35 ans et d’homicide entre 15 et 50 ans – et les 5,6 millions de femmes d’origine asiatique – la healthy minority (la minorité en bonne santé) en raisond’un meilleur capital génétique, d’une vie plus régulière et d’une alimentation plus saine, complétés d’un accès aux soins dans leur propre communauté – était de 20,7 ans en 2001 [U.S. Census, 2009]. Si l’on tient compte des sexes, la différence entre le groupe ayant l’espérance de vie la plus longue et le groupe ayant la plus courte est de 15,4 ans chez les hommes (sachant que l’espérance de vie la plus longue est chez les Asiatiques et la plus courte chez les Noirs en milieu urbain) et de 12,8 ans chez les femmes (sachant que la plus longue se rencontre chez les femmes d’origine asiatique et la plus courte chez les femmes noires en milieu rural dans le Sud du pays). À cela s’ajoutent de grandes disparités en termes de tranches d’âges : celles comprises entre 15 et 44 ans, d’une part, et 45 et 59 ans, d’autre part, sont celles où les écarts sont les plus larges. Parce que de nombreuses études ont démontré que la mortalité est étroitement liée à l’accès aux soins, aux revenus, à l’éducation et au capital génétique, on aurait pu s’attendre à ce que l’espérance de vie dans la population d’origine hispanique soit plus basse que celle rencontrée dans la population blanche et assez proche de celle de la population noire. Pourtant, une autre étude réalisée par le National Center for Health Statistics en 2010 en a conclu autrement, évoquant le « paradoxe de la mortalité dans la population d’origine hispanique ». En effet, d’après cette étude, les personnes d’origine hispanique vivent plus longtemps que les Blancs malgré une situation socioéconomique beaucoup moins favorable. En 2006, l’espérance de vie à la naissance dans la population hispanique était de 80,6 ans, contre 78,1 ans pour les Blancs, de 72,9 ans pour les Noirs et de 77,7 ans pour la population générale. (Cette étude ne tient pas compte des Asiatiques.) Les chercheurs ont du mal à expliquer cette anomalie qui va à l’encontre de nombreuses études de populations. Les recherches faites sur ce paradoxe hispanique confirmeraient la théorie du « soutien social » comme facteur de longévité. En effet, il semblerait que les liens sociaux étroits qui existent entre les membres de cette population combinés avec des taux peu élevés de consommation d’alcool et de tabac et l’« effet du migrant en bonne santé » (qui fait valoir que les gens en bonne santé sont les plus enclins à émigrer) contribueraient à expliquer le paradoxe. Environ deux tiers des 48 millions d’Hispaniques sont d’origine mexicaine. Le National Institute of Health a lancé une étude des populations latinas pour explorer les différences entre les sous-groupes car l’étude révèle aussi des taux de mortalité et des espérances de vie qui varient grandement suivant les origines géographiques au sein même de cette population.
Population Revenumoyen %ayant (millionsd’hab.) parhabitant terminé (en dollars) le lycée 1 Asiatiques Asiatiques vivant dans des comtés 10,4 21 566 80 % roeùplreéssehnatbeintatnmtsodinessdîlees40pa%cidfiequlaes population asiatique totale.2 Ruraux blancs Blancs des plaines du Nord du Nord 3,6 17 758 83 %et du Dakota avec un revenu moyen inférieur à 11 775 $ en 1990 à faibles revenus et une densité inférieure à 100 hab./km2. Tous les autres Blancs non inclus3 Amérique dans les Amériques 2 et 4, les Asiatiques moyenne 214 524 640 84% non compris dans l'Amérique 1 et les Indiens non inclus dans l'Amérique 5.4 eBtladnecsladveasllAéeppalaches dBulanMcisssdisessipAppipdaolancthleesreevtedneulapvaarlhléaeb. du Mississippi était inférieur à 11 775 $ en 1990 àfaiblesrevenus 16,6 16390 72%auniveauducomté. |
5 Indiens de l'Ouest 1,0 10 029 69 % ePtodpeuslaptiloaninseisn, dviievnannetsmdaejsormitaoinrteamgennets dans des réserves.6 Amérique noire Tous les Noirs vivant dans des comtés non inclus dans les Amériques 7 et 8. 23,4 15412 75% Noirs vivant dans les comtés de la vallée 7 Noirs du Sud rural ldeus Mdeisnssiistséispspoinett ilnefSéruieduprreosfoànd où à faibles revenus 5,8 10 463 61 % 100 hab./km2 et les revenus par hab. inférieurs à 7500 $ en 1990. 8 Noirs urbains 1P5o0pu0l0a0tioNnosirusrdbaaninsedsecsocmopmtaténst polùulsedse à risques7,5 14 800 72 % probablités de mort par homicide (entre 15 et 74 ans) sont supérieures à 1%. Population, revenu par habitant et éducation ont été calculés pour des combinaisons race-comté à partir du recensement de 2000. DOI : 10.13/1/journal.pmed.0030260.t001 |
16Tristement, le classement des espérances de vie et les différences en valeur absolue entre les divers groupes ethniques n’ont que très peu changé entre 1986 et 2001. Replacées dans le contexte global des pays développés, ces disparités parmi les huit sous-groupes représentant chacun des millions, voire des dizaines de millions d’Américains sont énormes. L’étude de Murray conclut qu’une minorité de dix millions d’Américains bénéficie de la meilleure santé qui soit et des meilleurs soins disponibles et a, de fait, atteint une des espérances vie les plus élevées au monde (trois ans de plus que les femmes japonaises et quatre ans de plus que les hommes islandais). En revanche, des dizaines de millions d’Américains ont desniveaux de santé comparables à celui des personnes à revenus moyens, voire à bas revenus, des pays en voie de développement. Cette Amérique en mauvaise santé se rencontre un peu partout sur le territoire mais avec une prédominance dans le Sud et parmi les populations noire et amérindienne. Parmi ces sous-groupes, les Amérindiens vivant à l’ouest du pays (groupe 5) sont ceux qui ont le moins accès à l’assurance médicale à titre individuel, suivis par le groupe 7, les Noirs du Sud vivant en milieu rural. L’assurance médicale souscrite à titre individuel est la plus répandue dans le groupe 2, les Blancs du Nord du pays et les populations asiatiques (groupes 3 et 1). Une autre étude [Murray et al., 2011] dévoile que l’espérance de vie moyenne des hommes et des femmes à la naissance, entre 2000 et 2007, était respectivement de 75,6 et de 80,8 ans, ce qui place les États-Unis en 37e position mondiale. Cette étude met aussi en évidence des disparités suivant les comtés de résidence, l’espérance de vie variant de 65,9 à 81,1 ans pour les hommes et de 73,5 à 86 ans pour les femmes. Les espérances de vie les plus faibles (quel que soit le sexe) se rencontrent dans les comtés situés dans les Appalaches, dans le « deep South », c’est-à-dire le Sud profond (Alabama, Géorgie, Louisiane, Mississippi, et la Caroline du Sud) et le Nord du Texas. Les comtés bénéficiant de l’espérance de vie la plus élevée sont situés dans les plaines du Nord, le long de la côte du Pacifique et sur la côte Est. Outre ces grandes disparités géographiques, on peut noter des anomalies régionales : par exemple, bien que situés à l’ouest du pays, des comtés ont une espérance de vie faible car ils sont particulièrement isolés et principalement peuplés d’Amérindiens. On déniche aussi des comtés où l’espérance de vie est anormalement haute pour leur région car ils sont des îlots de concentration de richesse, dans le Colorado, le Minnesota, l’Utah, la Californie, Washington et la Floride. Autre fait marquant souligné par cette étude, durant la période de 2000 à 2007, l’espérance de vie aux États-Unis au niveau global ainsi qu’au niveau régional, c’est-à-dire dans la plupart des comtés, a pris du retard sur la moyenne des espérances de vie des autres pays développés, et ce retard s’accroît dans plus de 85% des comtés, bien que le pays maintienne sa position de leader en dépense par habitant tout au long de cette même période.
17Les économistes de la santé publique évitent trop souvent, à tort, d’établir une corrélation avec les niveaux socioéconomiques individuels et communautaires. Ces inégalités n’étant pas, dans beaucoup d’études, considérées comme facteurs de santé, aucune politique n’est mise en place pour les réduire. À la place, on définit des stratégies de santé publique qui s’attaquent aux conséquences que l’on définit comme des causes – telles que les facteurs de risques des maladies chroniques, et le plus souvent on se contente de blâmer principalement les risques liés au mode de vie comme le tabagisme, l’alcool, l’obésité, l’hypertension artérielle, l’hypercholestérolémie, une mauvaise alimentation et l’inactivité physique – sans considérer le contexte économique comme agent révélateur. La causalité de l’intégrationsociale sur la santé est pourtant clairement démontrée. John Cassel, par exemple, dans la théorie du « soutien social » [Cassel, 1976], souligne l’importance des processus psychosociaux, notamment le soutien social, dans l’étiologie des maladies. La pauvreté, résultat de l’inégalité sociale et économique dans une société, est préjudiciable à la santé de la population et les indicateurs de résultats de santé (espérance de vie, taux de mortalité et de morbidité) sont tous directement influencés par le niveau de vie d’une population donnée. Plus encore, ce n’est pas vraiment l’absence de revenu qui importe, mais la répartition relative des revenus [Wilkinson, 1992]. Diverses études dont celle réalisée par Kennedy [1996] démontrent même une association entre inégalité des revenus et taux de mortalité d’une population donnée. Kennedy suggère que des stratégies qui lutteraient contre les inégalités croissantes en matière de répartition de la richesse pourraient avoir un impact réel sur la santé des populations. Toutefois, le débat en cours sur le système de santé évite ce discours et s’articule dans un cadre limité par une structure économique libérale dogmatique et péremptoire car les intérêts en jeu sont énormes. À peine signée, la réforme du président Obama est déjà menacée. Même si celle-ci n’a pourtant rien de « socialiste », puisqu’elle s’appuie sur le secteur privé, une guerre sans merci a été déclarée par les « libéraux intégristes » et consorts. De nombreux États ont déjà entamé des procédures juridiques pour essayer de prouver son caractère inconstitutionnel et demander son annulation. PPACA sera indéniablement au cœur des débats politiques de la campagne présidentielle de 2012, qui a déjà commencé.
La santé au cœur des débats politiques en 2012
18Nous entrons dans une période de grande polarisation. De nombreux républicains ont déjà annoncé leur candidature à l’investiture de leur parti pour les élections de 2012 et de nombreux postes seront aussi à prendre à la Chambre des représentants et au Sénat. Les candidats républicains et démocrates vont passer les mois qui restent avant les élections à insister sur leurs différences et il est certain que la réforme du système de santé sera au cœur des débats. Ils ont tous plus ou moins conscience que, en plus du drame social créé par les inégalités et l’iniquité du système de santé publique, l’équilibre budgétaire du pays est plus que jamais conditionné par le contrôle des coûts des dépenses médicales. La situation économique et sociale du pays pourrait bien s’aggraver si rien n’est fait pour changer le rythme des augmentations de coûts. L’ancien gouverneur du Massachusetts, Mitt Romney, est l’un des candidats favoris à la nomination républicaine et il vient en tête dans un certain nombre de sondages. Il se heurte cependant à la base du GOP [11] qui désapprouvela réforme sur les soins de santé qu’il a mise en place en 2006 et qui a étendu la couverture d’assurance à 400000 personnes en imposant l’assurance médicale obligatoire à tous les habitants du Massachusetts. En février 2007 après le vote de la loi, dans un discours donné à Baltimore, Romney a même déclaré : « Je suis fier de ce que j’ai fait, si le Massachusetts réussit à mettre en œuvre cette loi, elle pourra servir de modèle à toute la nation. » Aujourd’hui toutefois, pour séduire les électeurs républicains, il s’est engagé, s’il est élu, à répudier la réforme de santé nationale du président Obama, bien que celle-ci soit précisément modelée sur la réforme qu’il a lui-même mise en place dans le Massachusetts. Lorsqu’en 2008 il a fallu choisir une direction pour la réforme du système de santé publique, l’option single payer, qui aurait pu substituer à la majorité des grands assureurs privés un système gouvernemental, fut éloignée aussitôt car elle aurait nécessité des efforts considérables avec très peu de chances de succès compte tenu de la longue et dure opposition politique. À sa place, le président Obama se servit de la réforme du Massachusetts comme modèle et se vit contraint, comme Romney l’avait été en 2006, d’imposer un « caractère obligatoire » (mandate) au risque de minimiser l’impact. Au cours de sa campagne présidentielle il avait tenté de s’opposer à l’exigence d’une assurance médicale sous peine d’amende, ce qui lui avait valu des échanges tumultueux avec Hillary Clinton durant les primaires. C’est aujourd’hui précisément sur le mandatede l’assurance que l’opposition se cristallise et les opposants y voient une violation de la liberté individuelle et un abus du fédéralisme. Si la réforme de Romney fut établie avec le seul but d’étendre l’assurance maladie à tous, la réforme d’Obama vise en plus à inclure des mécanismes de contrôle des prix dont il fait une priorité. Il soutient que la réduction des dépenses de santé doit se placer au cœur des perspectives de croissance économique. Après cinq ans d’existence, le plan mis en place au Massachusetts a atteint une couverture quasi universelle des habitants de l’État. Toutefois, ces bâtisseurs ont dès le début dissocié l’accès aux soins du coût des soins et c’est une couverture médicale pour tous qu’ils ont poursuivie sans se préoccuper du contrôle des prix. Comme on pouvait s’y attendre, la hausse des coûts s’est accentuée et menace désormais la viabilité du plan. Le gouverneur actuel de l’État, Patrick Deval, essaie aujourd’hui de compenser et a menacé les assureurs et les établissements de soins de régulations, s’ils ne faisaient pas preuve d’autodiscipline. Les experts en politique de la santé s’accordent à dire que le système mis en place laisse suffisamment d’équivoque pour permettre aux entreprises de contourner les mesures, affaiblissant ainsi la légitimité du pouvoir de contrôle de l’État.
19Le plan du Massachusetts et le PPACA diffèrent aussi en matière de financement : Romney finance principalement sa réforme avec des fonds fédéraux, Obama utilise un mélange de nouveaux impôts sur les revenus élevés et d’économies faites grâce aux réformes de Medicare, pour dégager les 940 milliards de dollars (700 milliards d’euros) sur dix ans nécessaires à la réforme. Hors cesdeux éléments – le contrôle des prix et le financement –, l’architecture de base des deux réformes est la même. Pourtant les républicains s’emploient tous à décrire « Obamacare » comme une aberration qu’il faut absolument annuler au risque de faire perdre des libertés fondamentales à une Amérique mal informée et désemparée devant la complexité du système en place. En février 2007, fier du succès de la réforme au Massachusetts, Romney espérait gagner la nomination républicaine. Celle-ci alla cependant à John McCain qui choisit Sarah Palin et non pas Romney comme vice-président. En quelques mois, le marché financier s’écroula, l’administration Bush renfloua les banques et Barack Obama devint président. Ce dernier renfloua encore plus de banques, ainsi que l’industrie automobile avec près de 800 milliards de dollars. Enfin, il proposa la loi sur la réforme du système de santé qui allait coûter près de 1000 milliards de dollars. En réaction, le Parti républicain vaincu se replia sur l’idéologie la plus libérale et à l’été 2009 le débat des intellectuels conservateurs sur la santé publique s’était tu. Les « libertariens », partisans du maximum de libertés aussi bien personnelles qu’économiques et qui veulent limiter le rôle de l’État autant que possible, avaient gagné. Même la Heritage Foundation, qui avait participé activement à sa définition et à sa mise en place au Massachusetts, se retourna contre la loi. Son représentant déclara même à la presse en août 2009 que « l’obligation pour chaque Américain d’acheter une assurance médicale était une atteinte aux valeurs fondamentales des libertés personnelles ». Newt Gingrich, prétendant à la nomination républicaine pour 2012, a lui aussi cessé de soutenir la loi et aujourd’hui de nombreux groupes conservateurs, partout dans le pays, essaient d’attaquer « Obamacare » sur des bases constitutionnelles. C’est la Cour suprême qui devra maintenant se prononcer sur la conformité dumandate à la Constitution.
20The Patient Protection and Affordable Care Act a été approuvé par le Congrès mais sa mise en place progressive la rend vulnérable. Ses sources de financement, qui permettront l’accès à l’assurance médicale pour un plus grand nombre d’Américains, sont aussi incertaines. En effet, le système politique américain donne un pouvoir de levier considérable à ceux qui détiennent la fortune, extrêmement bien organisés et pragmatiques. Les opposants à la réforme disposent de nombreux moyens pour contrecarrer les prélèvements de taxes nécessaires et pour défendre leur idéologie : ils disposent de fonds considérables pour leurs campagnes médiatiques, de légions de lobbyistes influents, et depuis 2010, ils disposent aussi de la Citizen United Decision, votée par la Cour suprême qui déclare, sur la base du premier amendement de la Constitution, que les financements par les grandes entreprises de médias politiques indépendants en période d’élection ne sont pas limités. Disposant de ressources importantes, les groupes opposés à la réforme vont donc continuer de peser très lourd quand il s’agira de décider des régulations fédérales sur le financement de la réforme. Si la réforme d’Obama est un grandpas en avant, elle ne fait cependant que définir le cadre du système, les règles qui vont le régir et met en place un agenda sur cinq ans. Pour qu’elle puisse être appliquée, il faudra encore que les moyens nécessaires à son fonctionnement soient effectivement approuvés. Certaines dispositions de la loi sont déjà appliquées, telle celle qui permet aux enfants et aux jeunes adultes d’être couverts jusqu’à 26 ans, ou encore celle qui attribue une aide aux personnes âgées pour le paiement de leurs médicaments et celle qui aide les personnes très malades à accéder à une assurance. Les dispositions les plus importantes, elles, s’étaleront jusqu’en 2014 et au-delà. Il sera à la fois de la responsabilité de l’État fédéral et de celle des cinquante États plus du district de Columbia de prendre les mesures nécessaires pour l’application des nouvelles directives. Le Congrès doit aussi confirmer les clauses essentielles de la réforme dans ses futurs budgets annuels. Il est fort probable que toutes ces différentes articulations qui permettront la mise en place de la réforme se passeront dans une atmosphère de tension politique et de mauvaise volonté car vingt-six États ont déjà déposé une requête d’annulation de la loi. Les assureurs et les entreprises s’organisent aussi en lobbies pour influencer le Congrès et les administrateurs fédéraux aussi bien que ceux des États en charge de rédiger les procédures. La survie de la réforme, dans sa totalité ou partielle, est directement liée aux futures décisions politiques et les prochaines élections vont décider de son sort. Les programmes fédéraux Medicare et Medicaid sont aussi en péril, victimes de la hausse incontrôlée des coûts. Le programme Medicare représentait à lui seul 12% du budget fédéral en 2010. La croissance soutenue des coûts des prestations médicales et une population de plus de 65 ans croissante remettent son existence en question, d’autant plus qu’il a toujours été la cible préférée des conservateurs. La population bénéficiaire de Medicare est supposée passer de 47 millions à 80 millions d’ici 2030 et le ratio contributeur/bénéficiaire de 3,5 à 2,3 [Kaiser Family Foundation, 2010].
Conclusion
21La bonne santé de la population d’un pays est un atout extrêmement précieux. Avec l’éducation, elle contribue au pouvoir à long terme d’une nation. Non seulement elle permet une économie plus dynamique et un meilleur équilibre social, mais elle permet aussi à un pays d’avancer vers un progrès réel, inclusif et durable. Malgré l’avancement de la recherche médicale dont ils sont les leaders et les performances de la médecine moderne dont ils sont les pionniers, et malgré la croissance régulière de leur budget dédié à la santé (qui atteint aujourd’hui 2500 milliards par an), les États-Unis échouent à améliorer l’espérance de vie moyenne de ses habitants. Les disparités internes en matière de couverture sociale, d’accès aux soins, dequalité des soins, de niveaux de santé des différents sous-groupes de la population contribuent à accroître l’écart entre ceux qui bénéficient du progrès de la médecine et des bienfaits de l’économie libérale et ceux qui dérivent lentement pour avoir perdu un droit essentiel : le droit aux soins de santé. Le système de santé américain est malade et son état est extrêmement sérieux. Le pays est prisonnier d’une spirale inflationniste. La prolifération d’équipements technologiques de pointe et l’abus des procédures médicales contribuent indéniablement à faire monter les prix dans ce système de santé d’inspiration libérale qui ne repose ni sur le principe d’une couverture généralisée de la population, ni sur celui d’un financement public par le biais de prélèvements obligatoires (bien que la participation publique soit importante). Le manque d’efficacité d’un réseau trop complexe de prestataires publics et surtout privés, ajouté à un énorme gaspillage des ressources, plonge le système tout entier dans une situation économique dangereuse avec des conséquences sociales dramatiques. Le débat interne et les conflits idéologiques entre républicains et démocrates, ces vingt dernières années, n’ont rien résolu. La loi sur la réforme du système de santé est tout juste signée par le Congrès que, déjà, on cherche le vice constitutionnel pour l’annuler. Pourtant, la stratégie utilisée pour définir la réforme – qui a consisté à créer un grand marché compétitif de l’assurance privée, contrôlé certes, mais marché néanmoins – n’est pas suffisante pour convaincre ni les conservateurs ni une grande partie du public américain que cette intervention de l’État fédéral sur ce marché n’entraînera pas ce qu’ils craignent le plus : le « socialisme » de la santé publique. Si les conservateurs s’organisent pour faire obstacle à la loi, l’American Medical Association (AMA) et plusieurs grands groupes médicaux, pleinement conscients de l’urgence et de la gravité de l’enjeu, travaillent à donner une chance à la réforme d’Obama. Utah Intermountain Healthcare, Aetna, Humana, Wellpoint, Blue Cross et Blue Shield font partie des groupes médicaux pionniers qui ont déjà mis en place des stratégies de réduction des coûts et de priorité de la qualité des soins sur la quantité. Indéniablement, les élections de 2012 vont exacerber les différences idéologiques. Barack Obama a annoncé début avril qu’il serait à nouveau candidat à l’élection présidentielle prochaine. La mise en place complète et la durabilité de la réforme du système de santé signée en 2010 dépendent de sa réélection, et cela ne sera probablement pas encore suffisant.
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Notes
-
[1]
Chercheure et gestionnaire du fonds de recherche Fonds France Berkeley, université de Californie, Berkeley, États-Unis.
-
[2]
Le budget annuel de la santé est estimé à 2500 milliards de dollars.
-
[3]
Medicare couvre environ 44 millions de personnes (2008), le coût de ce programme est estimé à 432 milliards de dollars, soit 3,2 % du PNB (2007).
-
[4]
Medicaid couvre environ 40 millions de personnes (2007) et son coût est de 330 milliards de dollars, soit 2,4% du PNB (2007).
-
[5]
Loi de protection du patient et de soins accessibles.
-
[6]
The Elks Club, dont le nom officiel est « The Benevolent and Protective Order of the Elks », est une organisation caritative créée à New York en 1868. C’est aujourd’hui une grande association communautaire nationale.
-
[7]
The American Federation of Labor and Congress of Industrial Organizations (la Fédération américaine du travail et le Congrès des organisations industrielles) est le syndicat national le plus important (11 millions d’adhérents en juin 2008). Il fut créé en 1955 de la fusion de l’AFL et de la CIO.
-
[8]
Wal-Mart emploie 2,1 millions de personnes au niveau mondial et 1,4 million aux États-Unis. C’est l’un des plus gros employeurs aux États-Unis, le plus gros au Mexique et l’un des plus gros au Canada.
-
[9]
Odin W. Anderson est professeur de sociologie à la Graduate School of Business et directeur associé du Center for Health Administration Studies à l’université de Chicago.
-
[10]
Une Health Maintenance Organization (HMO) est une organisation de gestion des soins de santé qui garantit une couverture médicale, mais, contrairement à une assurance classique, la HMO couvre les soins uniquement rendus par les médecins, hôpitaux et prestataires avec lesquels elle a passé un contrat. La loi sur les HMO de 1973 requiert qu’un employeur qui a 25 employés ou plus et qui fournit une assurance maladie à ses employés offre parmi les options d’assurance une HMO certifiée.
-
[11]
Grand Old Party (GOP) est le surnom traditionnel du Parti républicain.