Hérodote 2011/1 n° 140

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Article de revue

Stratégies militaires et climats

Pages 65 à 80

English version

1 Dans les actions militaires dominées par les stratégies choisies, les combattants, qu’ils commandent ou qu’ils exécutent, sont affrontés à leur environnement géographique, à l’aménagement humain des territoires, mais aussi à la topographie, aux reliefs majeurs, aux couverts végétaux, à l’hydrographie, aux conditions météorologiques du moment et, plus largement, aux conditions climatiques. Là est l’évidence. Et pourtant, pour ce qui est des forces terrestres qui restent essentielles, les analyses d’état-major ont été loin, et restent loin encore aujourd’hui, de prendre en compte cet ensemble de facteurs, et plus particulièrement les états et la dynamique de l’atmosphère. Il faut les opérations du débarquement de Normandie en juin 1944 pour en arriver là, étant donné qu’il y a alors obligation (opération aéronavale et aéroterrestre). Ce que le raisonnement d’état-major a retenu et retient surtout, ce que les échelons d’exécution intègrent, c’est le bâti, les routes, les cours d’eau, la végétation, la topographie, mais non la dynamique des types de temps (et par-delà des climats), qui, par la pluie, la neige, la chaleur, peut cependant modifier radicalement les conditions d’un engagement. La météorologie et le climat sont quasi ignorés dans la réflexion autre que navale ou aérienne. Si les difficultés météorologiques et climatiques sont connues comme une évidence, ce que rappellent nombre d’événements historiques, il n’empêche que l’on doit constater l’absence ou la quasi-absence d’intérêt que leur manifestent les grands stratèges des derniers siècles. Napoléon Ier se moque de la météorologie naissante imaginée par le savant Lamarck. Clausewitz ne se préoccupe pas du temps ni du climat. Foch les ignore au moment où, avant la Première Guerre mondiale, sa pensée domine l’enseignement de l’École de guerre. Seul de Gaulle fait allusion, bien que fugitivement, aux situations météorologiques susceptibles de peser sur le déroulement d’une action militaire. Certes, tous les stratèges militaires n’ont pas ignoré le poids des conditions atmosphériques... mais il faut aller les chercher en Chine, à l’époque des Royaumes combattants... il y a vingt-cinq siècles. Dans L’Art de la guerre, Sun Tse insiste, en effet, sur le rôle de la géographie, et en particulier sur les dispositions atmosphériques. Ainsi dégage-t-il cinq facteurs à prendre en compte préalablement à tout engagement : 1) l’influence morale, 2) les conditions météorologiques, 3) le terrain, 4) le commandement et 5) la doctrine. L’ordre n’est pas anodin. La géographie et, pour ce qui nous concerne, les conditions météorologiques et climatiques sont indissociables de la stratégie militaire. C’est donc la part qui revient au climat dans l’environnement géographique, à différents niveaux d’espace et de durée, et l’importance que les responsables des armées lui donnent, qu’il convient de préciser.

2 On sait que, quelles que soient les modalités et la dimension d’un affrontement armé, les soldats ne vivent pas les événements comme les vivent les chefs. Si les responsables militaires ont le souci du confort, et donc de l’efficacité de leurs troupes, ils sont d’abord confrontés aux conditions météorologiques comme facteur de l’analyse de la situation, de la décision et de l’action. Quant aux combattants de base, ils ont à subir dans leur corps et dans leur moral, donc dans leur intimité, le froid, la chaleur, la pluie, la neige, la boue de tous les jours. On ne dira jamais assez combien ont enduré de souffrances physiques et morales les combattants de la guerre de 1914-1918 du fait de ces conditions, souvent accablantes en hiver et en intersaisons. Les différences reconnues dans les états et les comportements humains au sein d’un même événement global (une bataille, une guerre) orientent vers les divers modes stratégiques (et tactiques), compte tenu de leurs relations avec le temps et le climat.

3 La bataille est un événement dont la nature est généralement paroxysmique, en vue d’une décision rapide (André Corvisier). Elle représente donc le temps court (un ou deux jours) et l’espace géographique restreint (quelques kilomètres ou dizaines de kilomètres carrés). Ces caractéristiques sont en accord avec les conditions météorologiques du moment qui sont celles du type de temps qui veut que, durant la bataille, le soleil éblouisse, qu’il pleuve, qu’il neige, qu’il fasse froid, chaud, le sol étant naturellement soumis à de telles situations. En fonction : des mouvements d’hommes, d’armes et de matériels, soit aisés, soit entravés par la neige ou la boue.

4 La guerre se déroule sur des espaces étendus qui impliquent des distances pouvant aller jusqu’aux centaines ou aux milliers de kilomètres, ainsi que sur une longue durée, si l’on excepte des guerres fort courtes (la fameuse « guerre des Six Jours »). La guerre s’inscrit donc dans le temps long (les mois, les saisons, les années) et l’espace large des théâtres d’opérations régionaux, voire continentaux ou océaniques. Il s’ensuit que le terme de bataille, au sens traditionnel du terme, n’a plus de pertinence et que l’élargissement considérable de l’espace en même temps que l’allongement de la durée impliquent l’effacement du type de temps fugitif au bénéfice du concept climatique.

5 La guérilla correspond à une lutte dont les combattants emploient des méthodes non conventionnelles : embuscade, attentat terroriste. Les guérilleros suppléent à l’asymétrie dans laquelle ils se trouvent par rapport à des ennemis organisés, en frappant par surprise, en évitant l’affrontement direct, en pratiquant la clandestinité, la dilution des hommes et des moyens. Ce type de combat implique une relation originale avec les milieux physiques et en particulier avec le climat. Le guérillero est chez lui. Par conséquent, il a avec le climat de son pays une intimité que n’ont pas les combattants qui viennent le défier sur son terrain (pour ce qui est de l’Afghanistan, la coalition occidentale).

6 La mise en phase des stratégies militaires avec le temps météorologique et le climat permet finalement de dégager les guerres de jadis (temps court-espace restreint ; Antiquité et Moyen Âge), les guerres d’avant-hier (du XVIIe au XIXe siècle ; les batailles se transforment avec l’arrivée des armes à feu, mais elles restent des batailles paroxysmiques au sens classique du terme ; le temps court et l’espace restreint restent la règle), les guerres d’hier (XXe siècle, avec l’entrée des armes dans l’atmosphère du fait de l’aviation dès la Première Guerre mondiale ; l’espace et le temps s’allongent considérablement), les guerres d’aujourd’hui : possibilité d’extension spatiale avec l’entrée dans l’espace extra-atmosphérique (l’espace satellitaire) voire cosmique (la lune, Mars) d’une part, retour aux conflits régionaux étroitement dépendants des facteurs géographiques et plus précisément des contraintes climatiques, d’autre part.

7 L’étude des opérations militaires dans leurs rapports chronologiques avec le temps et le climat va permettre d’illustrer les relations telles qu’elles viennent d’être présentées.

L’importance des batailles, brèves, localisées, dominées par le type de temps : les guerres de jadis et les guerres d’avant-hier

Les guerres de jadis

8 Durant les guerres puniques, le 20 août 216 avant Jésus-Christ, le Carthaginois Hannibal défait les Romains à la bataille de Cannes, au sud de Rome, en Apulie. Par une journée très chaude, ensoleillée et venteuse, la poussière soulevée et le soleil gênent les Romains mal orientés. L’affrontement, bref mais considérable dans ses conséquences (Carthage met Rome à genou !), se déroule sur un espace d’un peu moins d’un kilomètre sur trois. La bataille de Bouvines voit le triomphe de l’idée nationale et de la royauté capétienne. Le 27 juillet 1214, le roi de France, Philippe Auguste, affronte en effet victorieusement dans le nord de la France, une coalition composée d’Otton IV, empereur d’Allemagne, de Jean sans Terre, roi d’Angleterre et du comte de Flandre Ferrand. Le choc se déroule par temps sec, permettant la manœuvre de la cavalerie ; l’affaire est menée en quelques heures en plaine, sur un espace de l’ordre de vingt-cinq kilomètres carrés. Les batailles de Crécy (26 août 1346) et d’Azincourt (25 octobre 1415), durant la guerre de Cent Ans (1337-1453), voient, pour leur part, la fin de la chevalerie médiévale, défaite par les archers anglais. Ici aussi, les conditions météorologiques jouent un rôle indiscutable. À Crécy comme à Azincourt, il pleut. Or, lorsqu’il pleut sur le champ de bataille de Crécy-en-Ponthieu, les archers anglais prennent le soin de protéger leurs armes en les mettant sous leurs vêtements, ce qui maintient les armes tendues et efficaces contre la cavalerie ennemie. À Azincourt, la pluie rend l’espace de manœuvre des chevaliers français, serrés sur moins d’un kilomètre entre deux bois, parfaitement impraticable, les sabots des chevaux s’enfonçant dans un sol fangeux. Dans les deux cas, à l’échelle de la journée, l’affaire est décidée sur des espaces extrêmement réduits ; moins de dix kilomètres carrés à Crécy. À Azincourt, les cavaliers français sont distants des archers anglais de quelques centaines de mètres.

9 Ainsi, sur des espaces étriqués et en quelques heures, du sort des armes dépendent des événements majeurs, au point qu’ils sont devenus des moments essentiels de l’Histoire. Et, dans tous ces cas, le rôle des conditions atmosphériques est significatif, voire décisif.

Les guerres d’avant-hier, du XVIIe au XIXe siècle

10 Pendant la Révolution, la bataille de Valmy (20 septembre 1792). Entre les forces françaises, d’une part, la coalition austro-prussienne de l’autre, le choc est anodin comparé à ceux que connaîtra la France impériale : essentiellement un duel d’artillerie, quelques centaines de morts. Dans l’approche, les Autrichiens et les Prussiens ont subi le bourbier de la Woëvre et de l’Argonne, du fait de pluies massives. Les ennemis de la Révolution ont eu aussi à faire face à une armée déterminée. Le résultat est là ! Le général Brunswick, commandant la coalition, finit par battre retraite. En quelques heures, la France révolutionnaire a remporté une victoire historique sur les cours d’Europe. Une victoire qui garde le caractère des batailles traditionnelles : brièveté et resserrement dans la localisation. La bataille de Valmy se déroule sur un espace inscrit, grosso modo, dans un carré de quinze kilomètres de côté, au centre duquel se situe la fameuse colline assortie de son moulin.

11 Sous le Ier Empire, les guerres napoléoniennes sont marquées par le sort des batailles. Celles-ci restent brèves, localisées et soumises à l’influence des conditions météorologiques du moment. La bataille d’Austerlitz se déroule le 2 décembre 1805, face à la coalition qui réunit Autrichiens et Russes. Pour l’essentiel, sous le commandement de Napoléon Ier, un maréchal de France, Soult, occupe le village et l’immense plateau de Pratzen, en Moravie. Autrichiens et Russes se pressent dans les défilés que domine le plateau. Les Russes se réfugient sur la glace des étangs qui jalonnent les fonds et sont couverts de brouillard. Ils y seront engloutis par les tirs de l’artillerie française. Le soleil d’hiver brille sur les hauts du fait d’un anticyclone froid caractéristique des hivers de l’Europe centrale. Les signes de cet anticyclone sont évidents : l’inversion thermique qui impose le froid et le brouillard dans les fonds, le soleil qui apparaît au-dessus de l’inversion. Or, outre la topographie et l’art de la manœuvre, le type de temps du moment est bel et bien intervenu dans la réussite tactique de l’Empereur. À Waterloo, le 18 juin 1815, après une nuit d’orage, l’Empereur ne peut faire manœuvrer son artillerie à sa guise, le terrain étant impraticable. Cette attente d’un ciel plus serein et d’un sol égoutté, combinée à celle de Grouchy, lui est finalement fatale, car c’est bien la pluie qui a mis en échec sa stratégie basée sur l’emploi de l’artillerie.

12 Pour l’essentiel, les batailles menées par l’Empereur sont, tout comme celles de la Révolution, brèves et intenses. Avec la fin du XIXe siècle et surtout avec le XXe siècle, les relations entre espaces territoriaux, stratégies militaires et conditions atmosphériques changent totalement de niveau d’échelle. Le primat du type de temps s’efface au bénéfice de l’importance prise par le climat.

L’importance des guerres étendues et prolongées dominées par les conditions climatiques : les guerres d’hier

13 On ne dissociera pas les guerres de 1914-1918 et de 1939-1945 qui marquent la fin des batailles traditionnelles, l’augmentation considérable des moyens en hommes et en matériels et l’extension des conflits jusqu’aux dimensions de la planète. Cela implique que ces conflits occupent non seulement les continents, mais aussi les océans, l’atmosphère entrant progressivement dans la stratégie militaire. On ne présente ici que quelques exemples.

14 Durant la Première Guerre mondiale, au début de 1917, la France est à bout. Pour débloquer la situation, il est décidé une offensive pour le mois d’avril, c’est-à-dire pour le printemps, remarque fondamentale car le printemps est climatiquement très variable dans la moitié nord de la France. Il s’agit de rompre le front allemand entre Soissons et Reims. Pour cela, il faut attaquer des plateaux calcaires, boisés et escarpés vers le sud. Au sommet de ces escarpements court le Chemin des Dames, où les Allemands sont puissamment retranchés. C’est un désastre : il fait un temps affreux au moment de l’offensive reportée au 16 avril ; le sol détrempé et une mauvaise visibilité empêchent l’artillerie de jouer son rôle d’appui. De son côté, l’aviation de reconnaissance ne peut intervenir efficacement à cause des nuages. Les escarpements du Chemin des Dames s’avèrent infranchissables. C’est donc un affrontement gigantesque mais sans lendemain dont le général Nivelle assume la responsabilité devant l’Histoire.

15 Durant la Seconde Guerre mondiale, la bataille de Guadalcanal (Guadalcanal, île du centre des îles Salomon, archipel situé au nord-est de l’Australie) signe la fin de l’avancée japonaise sur le théâtre d’Extrême-Orient. C’est le 7 août 1942 que les marines américains débarquent sur l’île, et en février 1943 que les derniers Japonais la quittent. Il a fallu six mois de combats pour en arriver là. On retrouve bien les caractéristiques des affrontements du XXe siècle : bataille qui dure plusieurs mois, espaces considérables impliqués – car Guadalcanal ne peut être pensé que dans l’espace océanique, l’espace atmosphérique et les longues distances qu’impliquent des bases lointaines, américaines et japonaises. Mais l’originalité vient aussi des conditions climatiques. Les combats sont menés d’archipel en archipel, en zone océanique tropicale. Ce qui explique que la guerre du Pacifique se déploie dans une région très cyclogénétique ; c’est même la zone cyclogénétique la plus active du globe. On comprend alors pourquoi, à un moment où l’observation satellitaire des océans n’est pas encore connue, la marine de guerre américaine ait pu être victime de cyclones ravageurs en 1944 puis en 1945.

16 La bataille de Stalingrad est un moment fort de l’opération déclenchée en juin 1941, lorsque l’Allemagne attaque l’URSS. Le but final est de conforter l’avance allemande dans le Caucase, en occupant la charnière du dispositif que constitue Stalingrad, grande ville étirée le long de la Volga. C’est à la 6e armée, commandée par le général puis maréchal Paulus que revient cette impressionnante mission. La Volga est atteinte par les Allemands le 26 septembre 1942. L’aviation ne pouvant plus ravitailler les hommes de Paulus, et par un froid exceptionnel (– 30°) imposant à tous les combattants d’indicibles souffrances, celui-ci finit par se rendre (2 février 1943). On retrouve là les grandes distances depuis les bases de départ, ce qui implique une logistique de plus en plus difficile à gérer côté allemand et un affrontement en milieu climatique hautement hostile (neige et froid extrême), surtout pour les attaquants.

17 Le débarquement de Normandie du 6 juin 1944. On sait qu’il aura fallu, pour décider du moment du débarquement, attendre une météorologie propice. Celle-ci se présente sous forme d’une accalmie de la pluie et du vent, derrière un front froid, ce qui provoque une relative stabilité de l’atmosphère. La combinaison air-terre-mer profitera effectivement d’un certain recul du mauvais temps, avec, entre autres, une amélioration de la visibilité. Les Allemands, disposant de données météorologiques moins précises que les alliés, sont surpris.

18 Les offensives de De Lattre de Tassigny dans la vallée du Doubs en novembre 1944 puis en Alsace en janvier 1945 et de von Rundstedt en décembre 1944 dans les Ardennes sont, pour leur part, deux offensives hivernales remarquables. En effet, l’une fut une réussite, l’autre aurait pu l’être, alors que, dans des conditions atmosphériques exécrables, l’avantage devait normalement revenir à ceux qui étaient attaqués.

19 Les affrontements du XXe siècle représentent une rupture majeure par rapport à ceux qui se déroulent encore au XIXe siècle. Par l’ampleur des moyens mis en œuvre (naissance des chars et de l’aviation), par la puissance accrue des marines de guerre, au point de voir certaines opérations menées essentiellement sur les océans (guerre du Pacifique), on assiste à l’effacement des batailles traditionnelles et à la fin des événements étroitement localisés. On n’en est plus aux conditions météorologiques du moment, à la topographie, à l’hydrographie, au couvert et au bâti du lieu, mais aux grands compartiments géographiques, aux espaces continentaux, maritimes et atmosphériques. De ce dernier point de vue, si le temps du moment joue toujours (le Chemin des Dames, le 6 juin 1944), on entre de plus en plus dans les contraintes climatiques (la menace des cyclones tropicaux dans la guerre du Pacifique, le froid continental hivernal de la boucle du Don et de la basse Volga).

Le retour aux guerres régionales, les guerres asymétriques d’aujourd’hui

20 C’est un univers entièrement nouveau qui embrasse intégralement la planète et en dépasse même les limites par l’accession à l’espace extra-atmosphérique. Et pourtant, en même temps, on observe un retour aux conflits régionaux étroitement dépendants des facteurs géographiques et largement liés à la guérilla. On entre ainsi dans les guerres asymétriques.

21 La guerre en Afghanistan constitue l’exemple le plus achevé de cette nouvelle forme de conflit, où des forces armées, issues des plus grandes puissances de la planète, ne réussissent pas à l’emporter militairement sur des combattants beaucoup moins nombreux et dotés de peu de moyens, les talibans et les forces d’Al-Qaida. Dans cette résistance, les talibans profitent d’un environnement climatique et plus largement géographique qui constitue pour eux un allié efficace.

22 Sur un espace de l’ordre de 650000 kmoccupé par un peu plus de 30 millions d’habitants, l’Afghanistan impose à la coalition occidentale (la FIAS) de grandes difficultés d’ordre géographique : c’est un pays au relief tourmenté (son altitude moyenne est de 1200 m), avec d’imposantes montagnes. Les sommets de l’Hindou Kouch dépassent les 6000 mètres. Vers le sud, ce relief puissant lacéré de vallées, est relayé par une zone endoréique dont le fleuve Hilmand est l’artère principale. Le climat est continental, dominé par l’aridité. Le rythme pluviométrique y est celui de l’Asie occidentale, avec aridité d’été de type « méditerranéen », jusqu’aux confins occidentaux de l’Asie des moussons. Cependant la mousson d’été peut se faire sentir jusqu’à Kaboul, ce qui ménage en fait, sur la partie orientale de l’Afghanistan, un régime pluviométrique bimodal. D’où, en combinaison avec l’altitude, une pluviométrie point trop défavorable. À Kaboul, à 1800 mètres, il tombe 350 mm d’eau par an. Si l’on y ajoute l’eau de fonte des glaces et des neiges sommitales, on arrive, principalement dans la zone montagneuse du Nord-Est, à une alimentation en eau suffisante pour assurer la végétation des fonds de vallées et les cultures. Les versants restent par contre rocailleux et de mode steppique. Quant aux températures, elles sont marquées du sceau de la continentalité (trois mois très froids et enneigés : décembre, janvier, février ; des étés chauds : juillet-août) mais surtout de l’excès. On estime qu’entre juin 2000 et juin 2001 plus de 10 millions d’habitants ont souffert de la sécheresse, dont quelques millions, très gravement. Les cultures pluviales et une grande partie du cheptel furent détruites. On imagine la détresse des habitants, nomades et sédentaires, au moment où les effets de la sécheresse coïncidaient pratiquement avec la première guerre américaine contre les talibans (2001). Des excès opposés sont à noter également. Les poussées de mousson peuvent provoquer des pluies torrentielles et des inondations catastrophiques avec mort d’hommes.

23 Les Occidentaux font donc face à une situation complexe que la géographie impose largement. Pour l’essentiel elle parcellise le terrain, surtout au nord-est, de sorte que, dans une topographie propice aux embuscades (vallées habitées, versants dénudés, sommets escarpés), dans la chaleur et dans le froid, lourdement harnachés, les soldats se voient imposer un combat local contre des adversaires talibans qui ne craignent ni la chaleur, ni le froid, ni la neige et se déplacent sans la contrainte d’un équipement sophistiqué. On entre dans le combat d’homme à homme, face à une population méfiante, voire hostile, et à un adversaire qui sait se diluer dans les villages et dans les montagnes. La réponse à un tel état de fait est difficile pour les Occidentaux, projetés ainsi dans un milieu qui leur est largement hostile. Le contingent français est, de l’avis de tous, dans la zone d’action qui lui est impartie en Kapisa (au nord-est de Kaboul), celui qui s’adapte le mieux à cette guerre d’embuscade.

24 L’engagement français en Kapisa est une illustration de la projection de forces sur une très longue distance qui exprime, au départ, une supériorité incontestable sur l’adversaire, alors qu’à l’arrivée la dilution de cette force en petits effectifs de quelques dizaines d’hommes en des lieux stratégiques (observation de trafics dans les vallées, des va-et-vient suspects dans les villages etc.) fait que cette supériorité s’atténue. Il y a glissement d’échelle vers le bas, ce qui ramène au niveau où se situent les talibans. La Kapisa est un domaine montagneux lacéré des vallées qui marquent les flancs orientaux de l’Hindou Kouch ; on y trouve les caractéristiques liées au terrain difficile, entre autres l’aridité des versants qui permet aux talibans d’observer facilement les déplacements de leurs adversaires. C’est à ce niveau d’échelle que les Français doivent donc s’adapter et c’est là qu’ils ont contre eux, dans l’intimité d’une vallée, d’un versant, d’un sommet, à subir le poids d’une nature que leurs adversaires connaissent mieux qu’eux. La tragédie d’Uzben, où dix soldats français ont trouvé la mort, en est la preuve. C’est en direction d’un col que dix hommes expérimentés disparurent, dans la chaleur de l’été, l’aridité des versants, et lourdement équipés. Ils subissaient ainsi les conséquences de l’infériorité de la position topographique et des conditions météorologiques, les talibans utilisant bien leur terrain. De plus, équipés légèrement, ces derniers n’avaient pas à subir le handicap des chaleurs de l’été afghan.

25 Il est clair que les conditions météorologiques et les climats interviennent, à tous les niveaux d’échelles spatiale et temporelle, dans les opérations militaires. Tentons d’exploiter l’expérience du passé pour voir dans quelle mesure, en dehors de toute doctrine, les chefs militaires, affrontés lors des batailles et des guerres aux impératifs météorologiques et climatiques, ont négocié les situations. Ces situations s’inscrivent dans plusieurs cas de figure ; on retiendra ici les situations difficiles non maîtrisées et donc subies, et les situations difficiles maîtrisées, donc dominées.

Les situations non maîtrisées

26 Il convient de faire la différence entre les situations qui sont un coup du sort, c’est-à-dire les conditions climatiques dressant devant les vaincus une situation imparable parce qu’imprévisible ou difficilement maniable, et les situations non maîtrisées à la suite, pour partie du moins, d’erreurs de commandement.

Les coups du sort

27 Deux événements maritimes, fort éloignés l’un de l’autre dans la chronologie historique, relèvent du coup du sort et peuvent donc être rapprochés.

28 L’anéantissement de l’Invincible Armada. C’est à la suite de relations tendues entre Élisabeth Ire d’Angleterre et Philippe II d’Espagne que ce dernier décide d’envahir l’Angleterre. Pour ce faire, une formidable escadre part de Lisbonne le 30 mai 1588. Elle va subir une invraisemblable suite de tempêtes dans sa navigation vers le nord puis à son retour vers le sud : le 14 juin, au large du cap Finisterre, le 8 août en mer du Nord, les 20, 23 et 24 août, au nord des îles Britanniques puis, à sa redescente vers le Sud, au large de l’Irlande, à plusieurs reprises en septembre. Beaucoup plus qu’en engagements avec la flotte anglaise, l’Armada espagnole aura été vaincue par les tempêtes. Certes, les marins de l’époque n’étaient pas sans connaître certaines règles de navigation par gros temps. La multiplication des tempêtes n’en constitue pas moins un coup du sort. Le climatologue est d’ailleurs fortement interpellé, non seulement par la succession des tempêtes, mais aussi par leur date, compte tenu de la latitude où elles interviennent (en particulier les tempêtes d’été au nord des îles Britanniques), de même que par l’étirement de leur répartition sur un fuseau nord-sud, proche-atlantique par rapport à l’Europe. Il se hasardera à avancer l’hypothèse selon laquelle l’Armada s’est engagée dans une campagne maritime au moment où le proche Atlantique connaissait un couloir de turbulences liées à une circulation méridienne tenace, concevable mais non habituelle en été dans la zone.

29 Les déboires de la 3e Flotte américaine durant la guerre du Pacifique (1944- 1945). Début décembre 1944, la 3e Flotte américaine est à huit cents kilomètres de Luçon (Philippines). Le but est de permettre à Mac Arthur, le commandant en chef des forces américaines dans le Pacifique, d’entrer à Manille. Cette entrée sera différée car la flotte va subir, le 18 décembre, les effets désastreux d’un cyclone qui s’est formé à une période de l’année où ce genre de manifestation est extrêmement rare. Le 5 juin 1945, au large d’Okinawa, cette même 3e Flotte subit de nouveau un désastre du fait d’un cyclone, cette fois plus conforme par sa date à la genèse d’un météore tropical. Il faut dire aussi que l’on ne dispose pas encore de l’observation météorologique satellitaire, devenue particulièrement précieuse pour les prévisions océaniques.

Les erreurs de commandement dans des situations non maîtrisées

30 Ici se rejoignent trois drames militaires majeurs : l’attaque du Chemin des Dames sous le commandement du général Nivelle, en avril 1917, la campagne napoléonienne de Russie de 1812 et la bataille de Stalingrad (hiver 1942-1943) dont le désastre a Hitler pour responsable, plus que Paulus, le commandant de la 6e armée, qui ne fut qu’un exécutant.

31 L’affaire du Chemin des Dames. Le Haut commandement était à Compiègne où ses vues sur les conditions géographiques et plus précisément météorologiques et climatiques semblent avoir été des plus sommaires. Prévoir une attaque au printemps, dans la moitié nord de la France, c’était s’exposer à subir les turbulences atmosphériques propres à l’activité, bien connue en avril, du système polaire avec son cortège de pluie et de neiges tardives.

32 Le but de l’offensive française était de prendre possession des hauteurs du Laonnois-Soissonnais sur lesquelles les Allemands étaient puissamment retranchés. Ils étaient plus précisément installés sur le revers de la partie la plus septentrionale des côtes de l’Île-de-France, soit à l’ouest-nord-ouest de Reims. Le front de côte regardant globalement vers l’est-nord-est est ciselé dans la zone des combats, par la vallée conséquente de l’Aisne. C’est dire que l’Aisne, coulant en direction de l’Oise, traverse le front de côte et échancre le revers de plateau en contrebas duquel elle coule. De sorte qu’elle ménage un versant escarpé sur son flanc nord, versant qui n’est autre que celui que l’offensive (partant de l’Aisne) avait entre autres à franchir pour accéder au sommet où se déroule le fameux Chemin des Dames. Si la 5e armée (général Mazel) attaquait dans la partie la plus orientale du dispositif, la 6e armée (général Mangin) attaquait plein nord, face aux escarpements du Chemin des Dames. C’est Mangin qui menait donc le gros de l’affaire et qui devait atteindre le revers de côte, par le versant nord de l’Aisne. L’optimisme du Haut état-major était tel qu’on voyait les hommes de Mazel et de Mangin avancer rapidement et laisser à la 10e armée, en réserve, du général Duchêne le soin d’exploiter une situation de rupture réussie. Or, malgré une préparation d’artillerie voulue efficace, les attaquants n’en partaient pas moins d’en bas et par un temps exécrable. Mais ce n’est pas tout. Il y avait aussi les grottes ménagées dans le calcaire, les creutes, dans lesquelles les Allemands étaient installés ; ce, sans parler de la végétation du plateau. En d’autres termes, pour toutes les raisons imposées par la géographie physique, la région constituait le pire choix tactique qui soit. Le premier jour de l’attaque est très défavorable aux Français. Pourtant le commandement décide de poursuivre. Ce sera l’échec, avec des morts inutiles et des soldats, souvent très valeureux, poussés à la rébellion. Le capitaine Charles Delvert, le héros du fort de Vaux, passé en 1917 à l’état-major, a pu parler de l’« erreur du 16 avril ». Pour Charles de Gaulle, « l’offensive d’avril 1917 était conçue en dehors des conditions du moment [...] le terrain choisi était difficile pour l’attaque, le mauvais temps ne cessait point ». Pour que la stratégie réussisse, il fallait vaincre la nature et les hommes d’en face. Or, contrairement aux prévisions du Haut commandement, cette nature et ces hommes se sont révélés impitoyables. Certes la stratégie dictait-elle de faire sauter le bastion d’entre Reims et Laon, puisque, au-delà, c’était la Thiérache qui mène vers la frontière belge. Mais, pour que la conception se révèle efficace à l’échelle globale (stratégie), encore fallait-il que les événements aient été maîtrisés à l’échelle régionale (tactique).

33 La campagne de Russie de 1812 et l’affaire de Stalingrad (l’hiver 1942-1943) ont des points communs, de telle sorte qu’on les évoquera conjointement. Certes d’énormes différences existent entre ces deux cas ; dans les cent quarante ans qui les séparent, la guerre s’est considérablement transformée. Des facteurs de convergence n’en sont pas moins flagrants : si la Russie connaît des hivers exceptionnels, Napoléon et Hitler ont eu à faire face à une oscillation climatique négative, parfaitement identifiée par les scientifiques. Le résultat fut le même : l’engagement dans un univers russe impitoyable par la neige et par le froid, et ce sur des distances considérables de l’ordre du millier de kilomètres. La seconde ressemblance est dans le fait que ni Napoléon ni Hitler ne se préparaient à une offensive hivernale.

34 Napoléon quitte Vilna (Vilnius) pour Smolensk le 16 juillet 1812. Avant d’arriver à Moscou le 14 septembre 1812, la Grande Armée a perdu beaucoup d’hommes par combat (dont la Moskova), mais aussi du fait des prisonniers et des déserteurs. Elle doit un lourd tribut aux maladies et aux épreuves climatiques qui, au départ, ne sont pas le fait du froid mais des chaleurs lourdes de l’été continental. Un peu plus de cent mille hommes étaient opérationnels en arrivant dans la ville. De toute évidence, l’entrée dans un hiver russe particulièrement sévère n’avait pas été intégrée dans la stratégie. Napoléon avait doté son armée d’une belle réserve de vin mais ne s’était point préoccupé d’un équipement hivernal pour ses hommes. Quoi qu’il en soit, avec une arrivée automnale à Moscou, l’Empereur entendait bien s’y maintenir et y passer l’hiver en sécurité. C’était compter sans la tactique russe. La politique du tsar Alexandre 1er et de son Haut état-major était moins de combattre l’envahisseur que de le laisser s’enfoncer dans l’immensité en pratiquant la guerre de harcèlement. Dans cette optique, des feux volontaires ravagèrent Moscou. Construite en bois, la ville fut très largement détruite, interdisant à une armée encore forte de s’y maintenir. D’où la retraite et le drame qui a abouti à l’anéantissement d’une force encore redoutable au départ de Moscou. En définitive l’Empereur avait, après sa décision d’envahir la Russie, peu de chances de vaincre face à deux ennemis environnementaux implacables : le climat et la distance.

35 Quant à Hitler, c’est le 5 avril 1942, au cours de l’offensive contre l’URSS (Barbarossa) qu’il réaffirma, par instruction, l’objectif Stalingrad-Caucase, (l’occupation de Stalingrad devant couvrir l’opération du Caucase). C’est ce moment qui constitue l’erreur de la marche allemande vers l’est car c’est l’instruction du 5 avril 1942 qui a précipité l’effondrement des Allemands en les engageant non seulement contre une puissance russe (artillerie, chars) insoupçonnée mais aussi contre la profondeur d’un froid exceptionnel qui allait éprouver les combattants durant l’hiver 1942-1943. Il aurait fallu qu’Hitler obtienne, comme il l’avait espéré, l’effondrement des troupes de l’URSS avant l’hiver 1941-1942. La résistance soviétique ainsi que l’allongement des distances logistiques ne pouvaient pas le permettre. De sorte que le sort de Barbarossa repose effectivement sur la capacité pour les Allemands de pouvoir respecter l’instruction d’avril 1942. Et c’est là où s’engage le drame de la 6e armée, dont l’objectif était Stalingrad. Pour l’atteindre il fallait que le régiment poursuive au milieu d’insurmontables difficultés vers l’est, malgré les réticences du général Paulus qui le commandait. Durant le printemps, l’été et l’automne 1942, les Allemands sont dans la boucle du Don. C’est peu avant les grands froids de 1942-1943 que Stalingrad est atteinte, en même temps qu’est atteint un point de non-retour, l’armée de Paulus, encerclée malgré une tentative de dégagement de von Mainstein, se rendra en février 1943.

36 La troisième ressemblance entre les campagnes de Napoléon et de Hitler est dans la persistance d’une stratégie offensive alors que les offensives allaient à un échec programmé. Napoléon et Hitler n’ont pas intégré les difficultés naturelles ni les distances. Napoléon était (à vol d’oiseau), à Moscou, à deux mille cinq cents kilomètres de Paris et, à Stalingrad, Paulus à plus de deux mille kilomètres de Berlin. Donc, là encore, ce sont des erreurs de commandement dans des situations non maîtrisées.

37 On mettra à part l’échec de la tentative de récupération des otages américains à Téhéran, sous la présidence de Jimmy Carter. Il ne s’agit pas d’une guerre ouverte entre les Américains et les Iraniens. Par ailleurs, on se trouve en présence d’une situation qui combine étroitement les conditions climatiques et un type de temps (aridité iranienne d’une part, tempêtes de sable d’autre part). L’exemple est cependant suffisamment démonstratif pour venir en complément des événements qui résultent d’une erreur de commandement en situation non maîtrisée.

38 La jeune République islamique d’Iran, dominée par la stature de l’iman Khomeiny, demande en vain, fin 1979, aux Américains de lui livrer le shah d’Iran exilé en Égypte où il meurt en juillet 1980). Le 4 novembre de la même année, quatre cents « étudiants » attaquent l’ambassade américaine de Téhéran, y capturent cinquante-trois otages, auxquels quelques autres vont être ajoutés. Une quarantaine resteront finalement captifs. Le président des États-Unis évoque ouvertement, le 19 avril 1980, la possibilité d’une action militaire pour libérer ses compatriotes. Il l’engage effectivement dans la nuit du 24 au 25 avril, au moment où les islamistes de Téhéran sont aux prises, à l’université, avec des étudiants opposants de gauche, ce qui occasionnera des dizaines de morts. L’opération américaine baptisée Eagle Claw (serre d’aigle), menée par les forces spéciales et conçue dès novembre 1979, sera un échec retentissant. On en connaît plusieurs variantes ; retenons ce qui est assuré.

39 Eagle Claw devait être articulé en deux temps. L’échec s’imposera dès le premier ; ce sera la tragédie de Tabas (Desert One), lieu de relais vers Téhéran, choisi entre le désert de Lut et le désert salé situé à l’est de la capitale iranienne. Six avions C-130 devaient se poser là, sur une piste préalablement et secrètement balisée par les Américains, dont trois ravitailleurs destinés au ravitaillement des huit hélicoptères Sikorsky RH 53, partis du porte-avion Nimitz et qui devaient libérer ensuite les otages. Deux des hélicoptères sont vite éliminés (en panne, semble-t-il, du fait des vents de sable). Ceux qui arrivent à Tabas sont retardés par la tempête. L’un d’entre eux tombe en panne, toujours sur le même motif. On considère alors que l’opération finale ne peut avoir lieu (question de capacité de transport des cinq hélicoptères restants et peut-être aussi de leur fiabilité dans le contexte climatique du moment). C’est peu après l’annulation d’Eagle Claw que, toujours en ambiance de vent de sable, un hélicoptère et un C-130 entrent en collision, à Tabas – résultat : huit morts.

40 Si, dans cette affaire, les conditions climatiques ont joué en la défaveur des Américains, ces derniers ont également payé certaines erreurs. Passer par l’intermédiaire de Tabas constituait une opération compliquée et longue, surtout eu égard à un contexte désertique dominé par la possibilité des vents de sable, toujours néfastes aux matériels militaires mécaniques. Le fait est qu’en toutes saisons, et dans bien des endroits, les tempêtes de sable peuvent se lever en Iran et non seulement en été dans le Séistan, avec le vent des cent vingt jours. C’était d’autant plus risqué que les météorologues de l’US Army prévoyaient les difficultés atmosphériques.

41 Les conséquences de cet échec furent considérables. La théocratie iranienne fut renforcée au niveau international et peut-être sauvée (y compris à l’intérieur face à ses opposants), au point que les partisans de Khomeiny y virent la main de Dieu. Par ailleurs, Jimmy Carter fut sans doute affaibli par l’échec de Tabas dans sa lutte contre Ronald Reagan pour la présidence des États-Unis ; il ne fut pas réélu. Les Soviétiques, qui, dans le contexte de la guerre froide, ne devaient pas être mécontents des difficultés du président en place, eurent alors son successeur qui imagina contre eux la « guerre des étoiles ».

Les situations maîtrisées

42 Deux situations peuvent être retenues : la décision du général Eisenhower de débarquer en Normandie le 6 juin 1944 et celle du général de Lattre de Tassigny d’attaquer, dans la vallée du Doubs, en novembre 1944. On n’insistera ici que sur la nature des décisions.

43 Lorsque, le 6 juin 1944, le général Eisenhower décide le débarquement, il fait preuve d’une grande force morale que l’Histoire a retenue. Il engage, en effet, des moyens colossaux en hommes, en armes et en matériels dans une opération complexe (terre-mer-air) alors que les conditions atmosphériques, la clé du dispositif, ne sont pas favorables ; un train de dépressions océaniques impose la turbulence de l’air et de la mer. C’est une amélioration fugitive de ces conditions, détectée par les prévisionnistes, qui emporte la décision, néanmoins risquée. Mais, contrairement aux cas précédents, le chef du théâtre d’opérations garde la maîtrise de l’affaire en ne s’engageant qu’en fonction d’un créneau relativement porteur. Le résultat reflète l’ambiguïté de la situation. La décision est payante, le débarquement a lieu. Cependant, le contexte de mauvais temps n’en demeure pas moins présent. De sorte que des difficultés interviennent pour l’alimentation des forces débarquées : une tempête nécessite la suspension des opérations de ravitaillement du front de Normandie, du 15 au 22 juin.

44 Quant à la décision de De Lattre d’attaquer le 14 novembre 1944 en direction de la trouée de Belfort par temps exécrable, elle relève de la psychologie d’un chef, mais aussi de sa flamboyance. Lorsque, le 13 novembre, la neige tombe à gros flocons, que les sols sont bourbeux et certains itinéraires inondés (crue du Doubs), personne ne pense l’attaque possible, pas plus le général Béthouart – commandant le 1er corps de l’armée De Lattre – que Winston Churchill alors en Franche-Comté où il rencontre de Gaulle. La décision de De Lattre apparaît donc comme un défi. Et pourtant, c’est la réussite – Montbéliard, Belfort puis Mulhouse, puis Colmar sont libérées par les troupes françaises. À cela plusieurs raisons : la qualité des troupes attaquantes, la faiblesse relative des Allemands, l’effet de surprise. Il n’empêche que reste essentielle une audace qui, face au risque encouru, permettait à un chef d’exception de maîtriser l’affaire.

45 La chance, les situations non maîtrisées, les situations maîtrisées s’inscrivent dans les cas où les conditions météorologiques et climatiques sont contraignantes pour l’un plus que pour l’autre des adversaires bien que personne ne soit épargné. Lorsque ces conditions sont sans excès, les relations entre stratégies militaires et climats n’en requièrent pas moins l’attention car ce sont alors les moyens en hommes, en armes, en matériels, de même que la valeur du commandement qui font la différence.

Conclusion

46 Si l’importance des conditions météorologiques et climatiques dans la stratégie militaire est reconnue par les militaires dans les opérations navales et aériennes, elle reste plus négligée dans l’approche des opérations terrestres. La situation est cependant en train de changer. La perspective de modifications des milieux géographiques susceptibles de devenir des théâtres d’opérations alerte désormais les instances militaires, du fait du réchauffement climatique. L’étude de la relation stratégies militaires-climats devient donc une absolue nécessité, et ce à tous les niveaux d’échelle spatio-temporelle. D’où la recherche d’une méthode d’approche. Celle-ci doit être menée prioritairement par les militaires qui doivent inclure la dynamique atmosphérique dans la notion de milieu et ne pas s’en tenir au terrain, et par les spécialistes du temps et des climats. Les climatologues doivent, en tout premier lieu, s’engager sur la piste esquissée dans la troisième partie. Si les développements qui la concernent ont tenu compte exclusivement de situations représentant le mauvais temps et les excès climatiques, il n’empêche que ce sont toutes les situations qui doivent être analysées, y compris celles qui relèvent du beau temps et des conditions climatiques normales. L’invasion de la France en mai 1940 par les Allemands, qui ont bénéficié du beau temps propice à l’intervention de l’aviation d’assaut (les stukas), en fait la preuve. La méthode suggérée implique toutefois un préalable : les militaires, tout comme les spécialistes du temps et du climat, ne peuvent travailler que dans le cadre que livrent les historiens (guerres de jadis, d’avant-hier, d’hier, d’aujourd’hui). C’est en ce sens que les rapports existant entre stratégies militaires et climats intéressent non seulement la géographie mais aussi l’histoire militaire.

Bibliographie

Bibliographie

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  • Défense (revue IHEDN) (2009), Grand dossier : climat, défense et sécurité, n° 141, Paris, p. 15-30.
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  • PAGNEY P. (2008), Le Climat, la Bataille et la Guerre, L’Harmattan, Paris (forte bibliographie et avant-propos d’André Corvisier).
  • PAGNEY P. (2009), « L’espace extra-atmosphérique, enjeu du XXIe siècle ? », revue Défense, n° 141, Paris, p. 31-33.
  • SARA D. (dir.) (2008), Guerres d’aujourd’hui, Delavilla, Paris, 461 p.
  • SUN TSU (2006), L’Art de la guerre, Flammarion, Paris.

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