Notes
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Chargé de recherches à l’IRD, UMR 201 « Développement et sociétés », IEDES-Université de Paris I-IRD, 45 bis avenue de la Belle Gabrielle, 94736 Nogent-sur-Marne cedex.
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(http :// www. maliagriculture. org/ LOA/ discours_att. html).
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(hhttp :// www. sudonline. sndu 25 avril 2008).
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(http :// www. sudonline. sn).
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(http :// www. resimao. org/ html. )
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(http :// www. csa-mali. org/ sa/ syntavr08/ Syntpays_avr08. pdf).
1La hantise de ne plus pouvoir se nourrir n’est pas une nouveauté pour les ménages maliens et sénégalais pauvres. Ses causes s’inscrivent dans la continuité des crises : variabilité des récoltes céréalières, stagnation du pouvoir d’achat, hausse brutale des prix. Une rupture se dessine cependant. Le risque d’insécurité alimentaire se mondialise sans qu’aucune régulation internationale ne soit envisagée à court terme [Janin, 2009]. Et le devenir immédiat de pays sahéliens sans grandes ressources exportatrices et souvent importateurs de céréales paraît particulièrement inquiétant (cf. carte ci-après). Quelles peuvent être les conséquences sociales et nutritionnelles d’une gestion aggravée de la pénurie parmi les plus pauvres ? Un seuil psychologique pourrait avoir été franchi, au printemps 2008, pour que des mères de famille défilent dans différentes capitales africaines. Dans l’urgence, quelques palliatifs ont été apportés (distributions alimentaires, détaxation fiscale) mais de nombreuses voix s’élèvent pour rappeler l’urgence de la mise en place de politiques agricoles et alimentaires dignes de ce nom. Un tel appel relève cependant aujourd’hui de la gageure. Par manque de moyens, sans doute. Par absence de volonté collective aussi, comme si les divergences de conceptions et d’intérêts devaient encore longtemps l’emporter. Si la faim a le même sens pour tous, l’insécurité alimentaire est davantage question de « degré » ou de « priorité ». Elle est plurielle, tantôt « élargie », « durable » ou « transversale », quand on ne lui préfère pas les concepts de « vulnérabilité alimentaire » [Janin, 2006a], de « pauvreté alimentaire » ou de « sécurité nutritionnelle ».
PRÉVALENCE DE L’INSÉCURITÉ ALIMENTAIRE RURALE DANS LES PAYS DU SAHEL
PRÉVALENCE DE L’INSÉCURITÉ ALIMENTAIRE RURALE DANS LES PAYS DU SAHEL
2Pour lutter, certains vantent les vertus d’approches localisées, les mérites des « sociétés villageoises » et voient dans l’unité économique du « ménage » la seule base viable pour une sécurisation viable; d’autres, au contraire, pensent « système » et insistent sur la nécessité d’une régulation globale et en appellent au retour de l’État. Du micro au macro, tout semble possible ou pertinent, au risque de créer plus de confusion. Si la lutte contre l’insécurité alimentaire constitue bien un enjeu collectif, elle est tout sauf un objet partagé, du fait des concurrences explicites entre les acteurs de la gouvernance des crises. Il est donc vital pour chacun d’entre eux d’être (ou de paraître) efficace, compétitif et légitime, quitte à sacrifier à certaines modes.
3Ce texte essaie de faire l’analyse des discours interprétatifs, justificatifs ou dénonciateurs des situations de crise alimentaire, des actions rêvées, entreprises ou ébauchées, d’origine locale ou externe au Mali et au Sénégal. Il s’efforce aussi de mettre en évidence le caractère ambivalent des discours et des postures dans le domaine de la sécurité alimentaire. Il entend enfin les confronter pour montrer que leur hétérogénéité constitue un frein à la redéfinition de politiques publiques. Pour ce faire, il s’appuie sur une typologie des discours, recueillis en entretien, qui relèvent du registre du prescripteur, du thérapeute, de l’observateur (impliqué ou distant) ou du gestionnaire « éclairé ».
4Trois figures récurrentes semblent émerger : celle de la rhétorique incantatoire aux accents nationalistes, celle de l’autoévaluation technique complaisante et celle de la désignation hâtive de boucs émissaires. Toute la difficulté consiste à démêler ce qui est fondamentalement de l’ordre du discours, du positionnement tactique ou de la logique d’action.
Les rhétoriques populistes mobilisatrices
5« Rassurer et agir » constitue une priorité en période de crise afin de réduire le risque d’émeutes. « On a faim », proclamaient avec insistance certains tags dakarois, rapidement nettoyés pour éviter tout risque de contagion lors de la Conférence islamique. Afin de mobiliser les citoyens, des slogans parfois surréalistes ont tour à tour fleuri au Mali et au Sénégal. Ils fixent des objectifs agricoles ambitieux afin de réduire la dépendance (et la facture) alimentaire. Ce type de posture agrarienne n’est pas nouveau. Il vise à crédibiliser l’action publique autour du chef de l’État, paré d’une dimension messianique et populiste : Amani Toumani Touré déclarait représenter « le parti de la demande sociale » (responsable du Programme de mobilisation des initiatives en matière de sécurité alimentaire, USAID, 18 septembre 2006). L’essentiel n’était-il pas de convaincre massivement les futurs électeurs du bien-fondé de cette mission ?
Une agriculture intensive pour demain
6L’argumentaire des « offensives nationales agricoles » n’est pas neuf, puisque dès les années 1960 les slogans d’autosuffisance et d’indépendance alimentaires étaient au cœur de « stratégies alimentaires ». La hausse des prix des céréales locales (mil, sorgho) et importées (riz, maïs), depuis fin 2007, rendant plus difficile l’approvisionnement de nombreux ménages urbains, lui redonne tout son sens. À cet effet, l’irrigation devrait permettre une extension des superficies cultivées et une amélioration des rendements. Elle implique une gestion partagée des ressources hydrauliques des fleuves transnationaux (Sénégal et Niger) et le développement de petits aménagements villageois. Ces réalisations de proximité auraient, en outre, selon leurs promoteurs (ONG et États), la vertu de freiner l’exode rural en cas de sécheresse (ONG Christian Aid, 31 mai 2007). Dans les faits, ce lien est loin d’être établi, dans la basse vallée du Sénégal, l’amélioration des revenus agricoles cristallisant plutôt le désir de mobilité sociale et géographique [Schmitz, 2008]. Et la vieille idée coloniale d’installer de la main-d’œuvre agricole mauritanienne ou sénégalaise dans le delta intérieur du Niger au Mali de revenir en force, même si elle pose avec acuité la question du partage des ressources en eau et en terre et des conflits potentiels d’accès qui y sont liés (Agence française de développement, 25 janvier 2006). Certains experts, à l’instar de la représentante de la FAO (28 septembre 2006), regrettent toutefois que ce parti pris conduise à délaisser la problématique globale du développement rural et la question de l’élevage.
7À cette vision des besoins alimentaires nationaux maîtrisables par l’intensification agricole, les résultats très mitigés de la « Révolution verte » [Griffon, 2006] sont venus apporter un démenti. D’où un changement complet de perspective, dès le début des années 1980, avec l’avènement de politiques visant à faire du marché une fonction centrale de l’approvisionnement alimentaire des citadins comme des ruraux (Programme de restructuration du marché céréalier). La question agraire et agricole a ainsi peu à peu déserté le champ des politiques publiques, même si les États respectifs ont continué à légiférer. Les débats se sont davantage orientés vers la réduction de la pauvreté (via les Cadres stratégiques de lutte contre la pauvreté promus par la Banque mondiale). Et ce n’est que très récemment que le thème du développement rural a connu un regain d’intérêt [Banque mondiale, 2008].
8À partir de 2003, plusieurs textes maliens et sénégalais réactualisent cette problématique de la maîtrise totale de l’eau comme condition sine qua non d’une sécurité alimentaire durable (Stratégie nationale de sécurité alimentaire et Loi d’orientation agricole au Mali, Loi d’orientation agro-sylvo-pastorale au Sénégal). Les discours, comme les articles de journaux, mettant en avant les « immenses potentialités agro-sylvo-pastorales », les réserves cultivables, les ressources en eau mobilisables, fleurissent également. En octobre 2005, le chef de l’État malien parlait même d’« une trentaine de millions d’hectares de terre agricole dont plus de deux millions d’hectares à vocation hydroagricole [1] ».
9Cette idée « fixe » de développer la riziculture inondée est partagée par de nombreux représentants de l’État, d’agences de développement et des journalistes. Elle pourrait se réaliser dans le delta central du fleuve Niger au Mali, le long du fleuve Sénégal ou dans certaines plaines inondables dans le sud du Mali. Ce projet agricole embrasse également la figure du « petit paysan » dont il est utile de flatter les qualités d’adaptation, d’endurance et d’abnégation quand on ne le taxe pas d’immobilisme et d’archaïsme. Mais il fait l’impasse sur les goulots d’étranglement qui ont limité, depuis la période coloniale, le développement des périmètres agricoles encadrés par les sociétés de développement : le coût des aménagements de base (casiers rizicoles, routes), de la redevance hydraulique et des intrants qui pèse sur les familles. La volumineuse demande de financement (environ 114 milliards de francs CFA, soit 173,8 millions d’euros) par le gouvernement, adressée au printemps 2005 à la FAO, pour son Programme national de sécurité alimentaire, est elle-même d’ailleurs encore en suspens. Après avoir été au cœur des échecs agricoles dans les années 1970, la question de la mécanisation redevient à la mode. Il est prévu de favoriser les importations de matériel hydraulique (motopompe) ou de labour (motoculteur) indien ou chinois ou de créer des usines de montage (par exemple à proximité de Bamako et de Sikasso au Mali). « Selon moi, [...] dans deux ans, l’agriculture du Mali sera motorisée » (député malien, 21 septembre 2006). Car il faut « passer d’une agriculture de subsistance à une agriculture intensive » (Le Soir de Bamako, 20 septembre 2005) et faire du petit paysan un entrepreneur agricole. Dans cet état d’esprit, « relever le niveau de technicité des producteurs [...] » devient une priorité (Le Soleil, 9 juin 2008). N’est-ce pas oublier le caractère familial et transgénérationnel de l’agriculture sahélo-soudanienne ? Et Jacques Faye, sociologue à ENDA-Dakar, de déplorer : « Il est symptomatique que, dans sa conférence de presse, le président de la République n’ait pas eu un seul mot de compassion pour les paysans. La plupart sont tenaillés par la faim en ce moment [2]. »
10Au Mali comme au Sénégal, les brutales et fortes hausses des produits de première nécessité ont obligé les gouvernements à sortir de leur réserve. La nécessité d’une relance agricole d’envergure des productions nationales s’est peu à peu imposée dans les débats, mêlant indistinctement représentants religieux, élus politiques et chercheurs, tandis que certains ministres sénégalais vantaient les mérites du « consommer local ». Cette proposition paraît pleine de « bon sens » puisque importer massivement du riz est désormais économiquement insoutenable. En effet, le Sénégal importe environ 80% de ses besoins en riz (près de 900000 tonnes) contre moins de 270000 tonnes pour son voisin malien. Selon le ministère du Commerce, la facture aurait atteint 156 milliards de francs CFA en 2007 (environ 237,8 millions d’euros), à laquelle il faut ajouter environ 150 milliards de francs CFA liés aux récentes mesures de détaxation fiscale et douanière pour atténuer la hausse des prix de certaines denrées alimentaires de base. Comment en est-on arrivé là ? Cette dépendance s’est aggravée au fil des décennies avec la dégradation des sols et l’aridification progressive du climat sans soulever de réaction particulière. Les bas prix mondiaux du riz et les propos rassurants des bailleurs de fonds libéraux permettaient de voir venir.
11La réponse du président A. Wade à cette crise d’accessibilité, en avril 2008, a pris la forme très médiatique de la « Grande offensive agricole pour la nourriture et l’abondance » (GOANA). Grâce à une réforme du code d’investissement, elle prévoit d’injecter des capitaux publics et privés dans l’agriculture vivrière et fixe arbitrairement à chaque province et à chaque département des quotas très ambitieux de production (Walfadjiri, 22 juin 2008). Les chiffres de production espérés pour la campagne agricole en cours laissent pantois : 3 millions de tonnes de maïs, 2 millions de tonnes de manioc, 500000 tonnes de riz. Le tout devrait mobiliser environ 360 milliards de francs CFA sur trois ans (environ 548,8 millions d’euros). Après les échecs du plan « Retour vers l’agriculture » (REVA) et du programme Maïs, ce programme d’urgence semble relever de la mise en scène médiatique et de la prophétie autoréalisatrice. Le président Wade n’avait-il pas annoncé, lors des journées du monde rural en octobre 2002, que le développement agricole durable serait sa priorité ? L’objectif est sans doute aussi de désamorcer les éventuelles critiques politiques et manifestations sociales violentes qui ont secoué les régimes de plusieurs pays (Cameroun, Burkina Faso, Égypte) au printemps 2008. Comment raisonnablement parvenir à ces hausses rapides de production ? Plusieurs voies ont été imaginées : un plan de développement de la riziculture inondée dans la basse vallée du Sénégal avec l’appui de l’Inde, sur environ 240000 hectares, a été annoncé le 4 mai. Toutefois, afin de sécuriser les approvisionnements, un contrat de fourniture de 600000 tonnes annuelles de riz pendant six ans a été signé avec ce même pays (Le Soleil, 28 avril 2008), le temps pour le Sénégal de faire vivre son vieux rêve d’indépendance alimentaire. Ainsi, la question agricole et alimentaire sert habilement à développer une rhétorique messianique, dont les attendus politiques mobilisateurs sont évidents, quitte à magnifier une ruralité qui n’avait plus cours dans les agendas.
La reconquête étatique de l’urgence alimentaire
12Si les situations de crise sont propices aux déclarations d’intention, elles génèrent aussi des opportunités. À cet égard, le manque de disponibilités alimentaires en 2005 au Mali comme les difficultés économiques d’accès au Sénégal en 2008 ont permis aux États respectifs de reprendre partiellement la main dans un dispositif institutionnel de gestion des crises régulé par le marché (à l’issue d’un long processus d’ajustement structurel) et acquis à l’idée de cogestion participative avec les ONG et les organisations paysannes.
13L’État malien a le mérite de prendre la mesure du phénomène relativement tôt, appelant à un « sursaut national » pour faire face à un déficit « imprévu » des récoltes céréalières [Janin, 2008a]. Dans un contexte différent de crise, le gouvernement sénégalais incitait également, en avril 2008, à un « sursaut patriotique [3] ». Les associations collectaient localement des fonds tandis que les Maliens de l’étranger envoyaient des dons : pas moins de 6 milliards de francs CFA selon le gouvernement. De manière judicieuse, ce dernier a incité les ruraux des zones septentrionales les plus affectées par la sécheresse et la faim à rester sur place, évitant un exode massif vers Bamako. On a « préféré donner à manger sur place » (PROMISAM – USAID, 13 juin 2007) tout en médiatisant les distributions gratuites de nourriture même lorsqu’elles n’étaient pas le fait de l’État.
14Quant au Premier ministre malien, il rappelait en janvier 2006, non sans ironie, aux paysans la nécessité de « constituer des stocks [...] pour éviter la spéculation des commerçants et une forte demande en soudure. Sachez vendre. Ne bradez pas » (Propos rapportés par la commissaire à la Sécurité alimentaire, 19 janvier 2006). Ainsi, de technique, la question du stockage redevenait politique après deux décennies où l’option « tout marché », imposée par les développeurs, était censée réduire sensiblement l’insécurité alimentaire. La crise de 2005 a rappelé que « le problème de sécurité alimentaire [...] c’est d’abord d’avoir le ventre plein ». Et, de même que « le chef de famille peut lever la main sur le grenier [...] », le chef de l’État « est le chef de la grande famille malienne » (commissaire adjoint, 2 juin 2005). Cette culture du commandement explique l’implication personnelle du président Amani Toumani Touré, ancien militaire de carrière. Sans doute est-ce aussi parce que le risque de crise politique majeure était prégnant : « Les risques de famine sont énormes ici [...] on a failli sauter. C’était une bombe. On a eu très peur de la situation. » (Ibid.) Dès le mois d’août 2005, le CSA s’empressait de créer environ deux cents banques de céréales en milieu rural et urbain. Elles étaient environ sept cent cinquante à la fin 2006 pour un volume de céréales de l’ordre de 20000 tonnes en mai 2007. Leur installation dans les régions méridionales (zone cotonnière ou région de Sikasso) aux productions agricoles diversifiées ne semble pas relever de l’urgence immédiate. En revanche, à Bamako, elle est pertinente car la précarité alimentaire, forte et ancienne, y a toujours été peu étudiée et combattue (y compris par le Programme alimentaire mondial jusqu’en 2006), la lutte s’organisant essentiellement en milieu rural.
15La question du stockage céréalier constitue inévitablement un enjeu stratégique pour un gouvernement confronté à un risque aggravé de faim. Elle apporte logiquement une première réponse « à la souffrance des populations et à la demande des élus ». L’acheminement, en temps opportun et en quantité suffisante, de denrées importées l’est tout autant, comme l’ont montré les polémiques sur le rôle ambigu des grands commerçants dans les deux pays étudiés. Mais, tout bien considéré, le stockage est aussi un enjeu fondamental de souveraineté dans un système de gestion des crises étroitement contrôlé par les bailleurs de fonds étrangers et, à ce titre, inévitablement instrumentalisé [Poussart-Vanier, 2005].
16L’argumentation malienne, dans ce domaine, a le mérite d’être claire et efficace. Le stock national de sécurité (SNS), maintenu « arbitrairement » par les bailleurs de fonds à environ 35000 tonnes de céréales (pour une capacité théorique maximale de 58000 tonnes), serait insuffisant pour couvrir les besoins nationaux d’urgence, même si les avis des bailleurs de fonds, membres du Programme de restructuration du marché céréalier (PRMC), divergent. C’est pourquoi, comme « le gouvernement tient à sa souveraineté alimentaire, même si on ne le dit pas clairement, [...] on est en train de constituer des stocks de sécurité alimentaire à partir de la production nationale, dans tout le pays ! » (CSA, 19 janvier 2006). Ce stock d’intervention (SI), parallèle, d’abord réduit à 5000 tonnes en 2005, a fortement crû pour atteindre environ 35000 tonnes en 2007. Il est géré, en toute libéralité, par la Primature, qui peut effectuer des distributions gratuites en province ou venir renflouer, selon les besoins, son propre réseau de banques de céréales. Environ 32000 tonnes d’aliments ont été redistribuées en 2005. Pour les observateurs, on assiste donc bien à une instrumentalisation politique de l’urgence alimentaire, un effort particulier étant réalisé dans la région natale du président.
« C’est [...] autant un message politique d’apaisement qu’une “cotisation” politique pour les prochaines élections présidentielles de 2007. [...] Sans doute est-ce pour gérer certains engagements ou privilèges politiques ou régionaux. [...] On doit donc distinguer le Système d’alerte précoce (SAP), orienté vers des interventions réelles en cas de déficit alimentaire, et un SAP, destiné à des interventions plus électoralistes » (Conseiller en développement rural, ambassade du Canada, 19 janvier 2006).
« Le maire peut utiliser ces stocks (des banques de céréales communales) comme instrument de campagne politique » (Coordonnateur de l’ONG Afrique verte-Mali, 4 juin 2007).
18Cette bipolarisation de l’urgence alimentaire a sensiblement modifié le champ des collaborations et des confrontations. En élargissant le cercle des pays traditionnellement pourvoyeurs d’aide financière et alimentaire au Japon et à l’Inde, l’État malien desserre quelque peu l’étau des conditionnalités prévalant à son usage. De même, en exerçant des actions médiatiques de plaidoyer autour de la souveraineté alimentaire (cf. la mobilisation citoyenne et paysanne du Forum social en janvier 2006 et du Forum pour la souveraineté alimentaire en février 2007), les « acteurs sociaux intermédiaires » (ONG, organisations paysannes, associations) ont gagné en reconnaissance et en légitimité, puisque le président ATT s’en faisait fort habilement l’écho tout en l’orientant vers des objectifs porteurs pour sa réélection d’avril 2007 (lutte contre les Accords de partenariat économiques). On retrouve bien là l’opportunisme politique dont il avait déjà fait preuve lors des élections présidentielles de 2002, appuyé par le Mouvement citoyen, apolitique et spontané, à l’instar de la génération sopi ayant appuyé A. Wade aux élections de 2000.
« Je pense que le président croit à la souveraineté alimentaire. [...] il a demandé ce que cela signifiait. [...] quand on lui a expliqué, il a dit : c’est mieux que la sécurité alimentaire, c’est ce qu’il nous faut » (Président de la Confédération nationale des organisations paysannes, 7 juin 2007).
20Par comparaison, le cas sénégalais détonne. Certes, les deux pays sont riverains, appartiennent à la zone sahélo-soudanienne, ont presque le même nombre d’habitants (11,3 millions en 2007 contre 12,4 pour le Mali), possèdent une frange méridionale propice à l’agriculture pluviale (Casamance et région de Sikasso). Mais si, au Mali, la sécurité alimentaire n’a visiblement cessé de préoccuper les gouvernements depuis la sécheresse de 1973-1974, au point d’en « centraliser » sa gestion (le CSA, créé en 2004, est rattaché à la présidence), le Sénégal semble avoir choisi une voie plus libérale. N’en déplaise aux nombreux décrets et aux déclarations de politique agricole, la sécurisation alimentaire des populations urbaines et rurales a été déléguée, au sens propre du terme, au marché : la brisure de riz servant à la préparation du plat national (tiep bou diène) est, en effet, intégralement importée d’Asie. Quant au CSA, sans beaucoup de moyens, il n’intervient presque pas dans les débats et les arbitrages. À l’instar du cas malien, les collaborations entre le gouvernement, les médias et les acteurs sociaux (ONG, associations, fédérations paysannes...) restent ténues et problématiques. La sécurité alimentaire semble surtout servir de caisse de résonance politique, chaque acteur cherchant à mettre en scène chaque action tentée ou à dénoncer l’immobilisme de ses partenaires. Les difficultés d’approvisionnement aidant, on a assisté au printemps 2008 à la réactualisation de la rhétorique de l’autosuffisance alimentaire et du « consommer local » citoyen. Le décalage entre les élites politiques et la population urbaine dakaroise paraît réel, pour ne pas dire consommé : si les membres du gouvernement ont exprimé leur satisfaction complaisante pour la « diplomatie économique » conjoncturelle (« le bateau de riz venant d’Inde vers le Sénégal est le fruit du travail de notre ambassadeur en poste », Le Soleil, juillet 2008), les témoignages journalistiques sur les difficultés quotidiennes des ménages (pénurie de riz, coupures d’eau et d’électricité) sont saisissants. Ceci n’est pas de nature à rassurer les institutions internationales (Banque mondiale en premier), également inquiètes de la dégradation des finances publiques. L’annonce d’un dépassement d’environ 110 milliards de francs CFA (soit 167,7 millions d’euros) entraînera le limogeage du ministre du Budget en août. Quant à la région casamançaise, qui aurait judicieusement pu servir de « grenier utile », à l’instar du delta central du Niger au Mali, elle ne pourra pas être mobilisée avant plusieurs années, pour des raisons à la fois géographiques (enclavement relatif) et géopolitiques (irrédentisme régionaliste).
Les approches techniques objectivées de la faim
21Même si le système de prévention des crises alimentaires n’est pas un système d’action (Union européenne, 26 septembre 2006), l’information, plus ou moins standardisée, sert de cadre aux interventions d’urgence localisées. C’est pourquoi les analyses sont de plus en plus en plus précises tout en offrant une objectivité apparente systématisée et parfois hermétique. C’est la rançon d’une professionnalisation croissante de l’action humanitaire avec, pour corollaires, une technicisation des discours et des outils et une médiatisation accrue des actions. Cette dérive a deux objectifs : rassurer les donateurs et les évaluateurs sur les compétences des intervenants, rendre aléatoire toute investigation critique. De surcroît, en travaillant de manière participative, auprès de communautés ciblées, les actions sont nécessairement porteuses de sens.
Le culte des données chiffrées
22La cause est entendue. Les approches empiriques et qualitatives, les analyses intimistes n’ont pas encore la cote, même si « la tendance maintenant [...] c’est de sortir du quantitatif pour entrer dans le qualitatif » (coordonnateur de l’ONG Action contre la faim, 16 janvier 2006). Les mesures quantitatives ont encore la préférence même si elles peuvent faire l’objet de manipulations techniques : on peut modifier les typologies ou les classes, faire varier les seuils et les échelles, recalculer les scores et les indicateurs afin de renforcer ou de limiter l’extension statistique et spatiale de tel ou tel phénomène. Cet engouement pour les indicateurs semble participer d’une montée en gamme « scientifique » de certaines ONG internationales, confortée par l’appétit des décideurs et des médias pour ce type d’informations facile à recycler. Quant aux enquêtes directes, s’appuyant sur un robuste plan de sondage, elles sont souvent hors de portée des autres ONG, faute de moyens, de temps et de compétences. Et, lorsqu’elles le sont, elles servent à valider les acquis des programmes exécutés (sans diagnostic ex ante) plus qu’à nourrir une réflexion fondamentale. La production de données participerait donc à la reproduction du système dans son ensemble tout en assurant à son fournisseur une légitimité d’autant plus grande que l’information est relayée en boucle :
« Il n’y a pas de débat “humanitaire” versus “développement” à OXFAM, car OXFAM a toujours fait les deux. Mais on va plus loin que les ONG qui ne font que de l’humanitaire. [...] Par exemple, on mène actuellement une réflexion sur les mécanismes sous-jacents aux crises » (ONG OXFAM-GB, 20 janvier 2006).
24Plusieurs critères stratégiques jouent pour favoriser la diffusion d’un indicateur d’insécurité alimentaire : sa précocité, sa pertinence, son actualité. Avec une conviction partagée que l’anticipation est de nature à permettre un meilleur traitement des situations d’insécurité, de faim et de malnutrition. Encore faut-il que ces données collectées soient fiables, transmises en temps opportun et analysées par les « bons » destinataires.
25Ainsi, l’ONG Afrique verte-Mali apporte un soin particulier à la préparation et la diffusion de son bulletin saisonnier sur la situation alimentaire au Sahel (Mali, Burkina Faso, Niger). Il vient judicieusement compléter les bulletins du Réseau de prévention des crises alimentaires (CILSS), du Famine Early Warning System (FEWS), même si les destinataires diffèrent quelque peu. C’est également à cette intention qu’ont été mis en place, à l’issue des crises climatiques et agricoles précédentes, les systèmes de prévention des crises (Système d’alerte précoce, Système d’information sur les marchés [4] ). Peuvent-ils pour autant jouer « ce jeu de régulation du marché céréalier [...] pour que les acteurs puissent [...] prendre les meilleures décisions d’achat et de vente », comme le pense le directeur de l’Observatoire du marché agricole (22 septembre 2006)? On peut en douter. De nombreuses études ont montré que ces dispositifs étaient, au mieux, redondants avec les informateurs des réseaux marchands, au pire inexploitables par les petits agriculteurs, faute de moyens de transport et faute de pouvoir négocier lors des transactions. Quel que soit le contenu des dispositifs de prévention, affiné et enrichi au fil des années (la tendance est ainsi à l’intégration de données nutritionnelles), de tels discours relèvent de la croyance idéologique plus que de l’analyse de faits réels. En dépit de ces écueils, les dispositifs géoréférencés de diagnostic (SIG), multipliant la collecte d’indicateurs dans tous les domaines (climat, hydrologie, état de santé, infrastructures de base, prix...), sont très à la mode auprès des institutions internationales, des gouvernants et des ONG. Ils fournissent une information apparemment fiable et précise, quitte à compiler un peu à la hâte et dans la confusion un maximum d’informations disparates. Sait-on jamais.
26La lecture attentive d’un Bulletin du système d’alerte précoce est riche d’enseignements [5]. Formaté à l’identique dans tous les pays du Comité interétatique de lutte contre la sécheresse au Sahel (organisme créé en 1974), il prétend mettre à disposition des données actualisées et localisées, assorties d’une brève mise en perspective. Lorsqu’on sait les difficultés matérielles rencontrées par les services administratifs chargés de la collecte, on peut légitimement s’interroger sur leur qualité et leur fiabilité. En fin de compte, l’essentiel n’est peut-être pas là, comme le reconnaissaient plusieurs interlocuteurs. Sur le marché de la prévention des crises alimentaires, chaque intervenant est aussi là pour prouver sa compétence, acquérir une légitimité grâce à un discours expert sur le risque, ses causes et les possibles scenarii de sortie de crise.
27Les ONG étrangères (telles OXFAM, CARE-Mali, Christian Aid) disposant d’importantes ressources matérielles et humaines se sont, par exemple, engouffrées dans les diagnostics basés sur la mesure des « moyens d’existence » et des « genres de vie » [Janin 2008b] (directeur de l’ONG CARE-Mali, 27 janvier 2006; Christian Aid, 31 mai 2007). ACF a, de son côté, élaboré un système cartographique de caractérisation des potentialités agro-sylvo-pastorales, à l’instar de ce que réalise la coopération italienne en collaboration avec Aghrymet et le CILSS (système de suivi de la vulnérabilité au Sahel), dans sa zone d’intervention (Kidal, Gao), complété par des classiques enquêtes nutritionnelles (mesure du périmètre brachial). Le but poursuivi est de permettre un meilleur ciblage géographique de l’insécurité alimentaire car celui réalisé par le PAM « utilise le système administratif et traditionnel [...] sans arbitrage, ciblage scientifique, technique, rationnel ». Mais analyser la masse des données recueillies reste difficile.
«[...] je suis en train d’essayer de traiter les indicateurs [...] on n’y comprend rien (rires gênés). [...] Je ne suis pas capable de faire apparaître quoi que ce soit. [...] Je me retrouve avec des taux d’admission dans les centres [de santé] dans les zones où le mil est le moins cher et là où il l’a toujours été. [...] les taux de malnutrition les plus élevés sont dans la zone agro-pastorale. Non, dans la zone pastorale. Non, dans la zone agricole [...] » (ACF, 16 janvier 2006).
29Par ailleurs, les ONG ont de plus tendance, en matière de lutte contre l’insé - curité alimentaire, à répondre à la demande des communautés et des élus et à venir appuyer des actions étatiques. Beaucoup mettent en place les mêmes volets sectoriels : microcrédit, embouche animale, maraîchage, artisanat, banques de céréales, éducation de base, hydraulique. Parallèlement, « le discours a évolué; on s’adapte à l’évolution de la situation » (Afrique verte-Mali, 4 juin 2007). C’est en quelque sorte à une surenchère permanente qu’est livré le monde de l’aide et du développement, répondant aux souhaits des donateurs privés, se réappropriant les nouvelles exigences et les mots pour le dire (gouvernance, capacité, participation). C’est pourquoi, pour obtenir des subventions publiques, il est actuellement fortement conseillé d’adjoindre un volet d’éducation et de suivi nutritionnels. Le ministère malien du Développement rural comme son homologue sénégalais ont d’ailleurs intégré la nutrition à leur stratégie nationale de sécurité alimentaire (Lettre de politique de développement de la nutrition de juin 2006). Au siège malien de l’Union européenne, on justifie ainsi ce choix : « la nutrition est un bon point d’entrée dans la mesure où c’est une donnée objective qui fait l’objet de standards internationaux et qui, en termes politiques, ne souffre aucune discussion » (26 septembre 2006). Cette affirmation mériterait toutefois discussion compte tenu des normes fluctuantes de satisfaction nutritionnelle. Pour le coordonnateur d’ACF, cette évolution tombait sous le sens puisque « la sécurité alimentaire, c’est essayer de faire en sorte que les gens ne tombent pas en malnutrition » (16 janvier 2006). De fait, désormais, la « mesure du tour de bras », utilisée par les nutritionnistes et les médecins pour détecter les cas de malnutrition, est considérée comme un indicateur probant, objectif et universel, d’insé - curité alimentaire.
« Pour nous, en parlant de sécurité alimentaire, il faut forcément parler de sécurité nutritionnelle » [...] Il ne faut pas se leurrer, Afrique verte n’a aucune expertise en matière de nutrition. [...] Il faut impérativement s’associer avec un partenaire local qui est spécialisé [...]. Si vous restez dans le champ des échanges céréaliers, c’est sûr que vous n’aurez aucun financement » (Afrique verte-Mali, 4 juin 2007).
31Comment expliquer cette prise de position ? Nous penchons pour une double explication. Si les experts biomédicaux effectuent une irruption brutale dans le champ de la sécurité alimentaire, c’est parce que les approches disciplinaires antérieures – d’abord géoagronomique via l’amélioration des biodisponibilités, puis économique via les politiques de lutte contre la pauvreté – ont prouvé leurs limites. Souhaitons seulement qu’ils n’aient pas la tentation de la « pensée hégémonique ». Rien n’est moins sûr au vu des résultats privilégiant les outils et les protocoles au détriment de l’analyse de la complexité. Tant il nous paraît évident que les inégalités de statuts et de pouvoir ouvrent des perspectives intéressantes d’analyse en la matière [Janin, 2008c].
La participation villageoise comme nouveau credo
32En matière de lutte contre l’insécurité alimentaire, il est également difficile de résister au recyclage des termes à la mode. Ainsi, il vaut mieux dire que l’on travaille sur la « gouvernance participative des ressources locales » plutôt qu’à l’amélioration d’écotypes locaux résistants de mil et de sorgho. Désormais, c’est « au contact avec les populations de base » qu’il faut se situer pour être réactif et reconnu. La commune constituerait donc le laboratoire social idéal pour repenser la lutte contre la faim (et plus généralement le sous-développement). « On est plus à l’écoute des populations que de l’État à proprement parler [...] on est en train de s’orienter vers la structuration du monde rural », relevait le coordonnateur d’ACF (16 janvier 2006). « La décentralisation a tellement été décrite comme une panacée », reconnaissait d’ailleurs un des responsables de Christian Aid (31 mai 2007). Cette évolution (qui tient aussi de la posture) aurait les vertus suivantes : rompre avec une programmation centralisée souvent inefficace, permettre aux sociétés paysannes de « refonder l’État à leur manière » (AFD, 25 janvier 2006).
33Le « local » devient ainsi, avec un bel unanimisme, l’échelle privilégiée d’analyse et de représentation de l’insécurité alimentaire [Janin, 2009]. Le village – devenu « commune rurale » par le miracle de la décentralisation – devient ainsi le point focal pour des actions de prévention et de réponse. Même si « la méthode actuelle ne permet pas d’arriver au niveau du ménage » (PROMISAM – USAID, 18 septembre 2006), un diagnostic « village par village » est indiqué, « parce que chaque village a ses problèmes, ses contraintes, ses atouts » (FAO, 26 septembre 2006). Il limite d’autant le risque de dispersion géographique et d’erreur pour le ciblage des catégories les plus vulnérables. Force est de reconnaître, en effet, que le dispositif national d’alerte précoce, avec un maillage administratif plus lâche et une absence de couverture des zones méridionales, a montré ses limites lors de la crise alimentaire de 2005 [Janin, 2008a], alors même que l’existence de formes cachées d’insécurité alimentaire dans les villes soudanaises et en zone cotonnière était progressivement reconnue. Les actions décentralisées devraient également permettre de réduire peu à peu les charges de l’État et de favoriser l’émergence d’espaces de concertation (entre élus locaux, élites administratives, responsables d’ONG, représentants paysans). Il est aussi de nature à favoriser la prise en compte des dynamiques lentes, des aspects structurels généralement mis de côté dans les dispositifs actuels de gestion des crises conjoncturelles. C’est sans aucun doute un point clé, puisque la crise alimentaire aiguë qu’a connue le Niger en 2005 a montré qu’elle s’enracinait dans un processus continu de dégradation des moyens d’existence.
« Par chance, la coopération suisse est très ancrée sur le terrain. Nous avons donc des réseaux d’information assez puissants. Nous travaillons beaucoup avec les organisations paysannes locales ou régionales. [...] L’idée que nous avons émise, c’est d’essayer de tirer profit d’une telle situation pour essayer de faire un pas vers le structurel » (Délégué-représentant à la coopération suisse, 7 juin 2005).
35Les ONG, l’État comme les agences internationales s’appliquent donc de plus en plus, depuis quelques années, à renforcer les « capacités » des communautés villageoises vulnérables. Certains groupes sociaux a priori plus vulnérables, sont ciblés. On cherche en priorité à faire dans la discrimination positive des femmes, jeunes (et certains types de personnes âgées), pénalisées par le système social ou oubliées des développeurs. Il peut s’agir de renforcer l’autonomie alimentaire (maraîchage de contre-saison, banque de céréales) ou la capacité financière de l’intéressé (petit commerce, microcrédit, embouche animale). Ces actions volontaristes n’ont toutefois pas que des avantages. Modifiant parfois brutalement les rapports de pouvoir existants entre les sexes et les générations, en désignant parfois un individu comme bénéficiaire, elles s’exposent à des dérives imprévues. Après le piège du « tout communautaire » des décennies précédentes, les programmes individualisés peuvent aggraver les tensions. Un de nos interlocuteurs avait d’ailleurs l’honnêteté de reconnaître que leur rationalité est plus « politique et historique » que technique (Christian Aid, 26 septembre 2006). Il était toute-fois bien seul à ne pas verser dans l’autosatisfaction, partant du principe qu’un humanitaire est à la fois bon gestionnaire, bon prescripteur et bon thérapeute ! Néanmoins, une telle proximité peut aussi s’avérer utile en cas de dérive, les « bénéficiaires » pouvant demander des comptes.
36Certaines questions méthodologiques, éthiques et techniques restent en suspens. Comment leurs intervenants parviendront-ils à combiner les dimensions conjoncturelles et structurelles, étant entendu que leur distinction est artificielle ? Comment, en outre, éviter que le processus de décentralisation (décisionnelle et matérielle) ne renforce pas les luttes d’influences au détriment de l’urgence alimentaire ? Car si « la décentralisation peut changer les choses [...] on est toujours dans la sectorialité, au niveau local » (président de l’Association des municipalités du Mali, 7 juin 2007), chaque ministère restant jaloux de ses prérogatives.
37À cet égard, la lecture d’un plan communal de sécurité alimentaire – généralisé par le CSA depuis 2006, avec l’appui de l’USAID – laisse perplexe. Identique dans chaque village, après une rapide description des atouts et contraintes du terroir, il propose une sorte de catalogue d’actions à mener, par thème et secteur d’activité. La faisabilité réelle de telles initiatives de moyen terme reste néanmoins problématique tant il paraît difficile de « décentraliser la sécurité alimentaire structurelle », selon un de ses instigateurs (PROMISAM – USAID, 30 mai 2007). « Durer » sera également un des objectifs, tant matériel que politique, du réseau de banques de céréales étatiques; elles ne pourront survivre sans « un système de gouvernance autour [...] au niveau local » (AMM, 7 juin 2007), ce moyen de lutte ayant montré ses limites depuis la période coloniale. La montée en puissance du « local » comme échelle d’expérimentation de stratégies de proximité souffre enfin d’un handicap majeur : le manque de moyens financiers et humains. « Les communes n’ont pas l’expertise pour gérer l’éducation, la santé, les problèmes de sécurité alimentaire » (Afrique verte-Mali, 4 juin 2007). Comment, dès lors, donner de la consistance au processus de décentralisation – illustré par l’élargissement relatif du spectre des acteurs – dans le champ de la sécurité alimentaire ? Pour plusieurs d’entre eux, c’est en instaurant une cogestion du système local de pouvoir et des ressources, car « accumuler de l’information locale ne dit pas si les gens ont besoin d’assistance » (Union européenne, 26 septembre 2006). Vaste programme.
« Dans cette évolution, il faut souligner la dynamique de la société civile et la grande importance de l’évolution démocratique : on a de plus en plus de partenaires dans la sécurité alimentaire. Le gouvernement malien a sa politique et son cadre stratégique de sécurité alimentaire, [mais] intervenons en synergie, de manière coordonnée, de manière à collaborer avec les ONG » (CSA, 19 janvier 2006).
39Si la participation des populations est, sans aucun doute, un atout majeur pour la réalisation des « chantiers », est-elle, pour autant, une condition suffisante ? À terme peut-être. Dans l’immédiat, le doute est permis à entendre évoquer, par divers interlocuteurs, les conflits de compétences, de pouvoir et de légitimité qui émaillent les rapports entre les différents protagonistes impliqués dans la gestion des situations locales d’insécurité alimentaire. Les « élites administratives » (gouverneurs, préfets) s’opposent ainsi encore fréquemment aux « élus locaux » (députés et maires), tandis que les agents des différents ministères (Santé, Environnement, Agriculture) fonctionnent encore de manière sectorielle. Quand ce ne sont pas les ONG elles-mêmes qui organisent la concurrence territoriale, dans un climat d’indifférence réciproque trop pesant pour ne pas être feint. Désormais la mode est au recueil des « dires d’acteurs », selon la terminologie consacrée; expression ambiguë s’il en est. Quels sont-ils ? Comment leurs desiderata sont-ils recueillis ? Qui hiérarchise les priorités ? Car « le danger de l’engouement pour la décentralisation, c’est de conduire à passer du “tout État” au “tout local”» (directeur de l’AFVP, 18 janvier 2006).
Les discours de connivence et de dénonciation
40Depuis 2005, les pays pauvres à déficit vivrier sahélo-soudaniens (PPDV) doivent faire face à un ensemble de facteurs aggravant la pénurie alimentaire : sécheresse ou inondations localisées, attaques de criquets et de parasites, hausse des prix des denrées alimentaires importées, réexportations de récoltes, faible réactivité des gouvernants. Presse écrite et radio en ont fait leurs choux gras, dénonçant les arrangements tacites et les rapprochements d’intérêts. Au Mali en 2005, les pratiques de certains commerçants-importateurs ont été dénoncées, tandis que le ministre du Commerce servait de victime expiatoire. En 2008, au Sénégal, en période de tensions sociales et alimentaires, on retrouvait les mêmes ingrédients, le chef de l’État, Abdoulaye Wade, se réservant la primauté d’une dénonciation du système onusien. Tentons un parallèle : à la dénonciation de l’autre, dans les systèmes sociaux à base communautaire où le contrôle social constitue l’essence même du pouvoir, la quête du bouc émissaire ne répondrait-elle pas dans le champ du politique ?
L’économie morale de la connivence et ses « bonnes pratiques »
41En règle générale, sauf en cas de crise, les ONG choisissent de ne pas intervenir dans les mêmes lieux et auprès des mêmes populations. Cette pratique renvoie au souci de visibilité médiatique et de reconnaissance individualisée, les autorités et les populations locales étant presque toujours « preneuses » d’actions de terrain. Il en résulte, ipso facto, une sorte de territorialisation des influences et le souvenir, plus ou moins durable et bénéfique, des actions menées. Toutefois, lorsque le besoin s’en fait sentir, des alliances peuvent être recherchées afin d’accéder à des ressources publiques : appels d’offres locaux du PAM ou du Commissariat à la sécurité alimentaire pour la fourniture de céréales ou leur redistribution; Consolidated Appeal Program sous l’égide du bureau onusien régional OCHA, associant ONG et institutions internationales. Les États eux-mêmes ne procèdent pas différemment pour financer leurs programmes : en 2005, le CSA a ainsi longuement fait la cour à la FAO pour financer son Programme national de sécurité alimentaire, inspiré du Programme spécial de sécurité alimentaire développé depuis 1999 par ce même organisme dans les pays du CILSS.
42Les expressions – « on contribue », « on collabore » – souvent prononcées par les agents des ONG (Agro Action allemande, OXFAM, CARE, Action contre la faim, Christian Aid) ne sont pas que des figures de style, certaines participant à la cogestion du dispositif institutionnel de suivi des crises alimentaires par des échanges d’informations lors de réunions, par des prestations de sous-traitance lors des redistributions alimentaires. « Nous avons de très bonnes relations avec le CSA. Ils nous ont énormément soutenus pour le Forum de la souveraineté alimentaire et ils ont même participé à son financement » (CNOP, 4 juin 2007). Afin d’affirmer leur influence politique, ces ONG s’efforcent aussi parfois de mener des actions conjointes de plaidoyer et de lobbying.
« Nous sommes liés avec Afrique verte (l’AFVP siège à leur comité directeur). Avec Afrique verte, nous avons été dans la short list pour une opération de périmètres irrigués. [...] L’organisation CCA-ONG regroupe les ONG étrangères et maliennes intervenant au Mali. Elle favorise le regroupement et la concertation » (AFVP, 18 janvier 2006).
44Mais ces rapprochements restent souvent ponctuels; le marché de l’aide humanitaire reste fondamentalement concurrentiel. C’est pourquoi, lors d’entretiens approfondis, certains interlocuteurs optent pour un ton nettement moins accommodant. Ainsi, analysant le rôle de l’ONG OXFAM lors de la crise alimentaire de 2005, le coordonnateur d’ACF estimait que le rapport d’alerte avait le mérite d’être précoce (décembre 2004) mais « le problème c’est qu’il n’était pas quantitatif : il était qualitatif et beaucoup trop axé sur les criquets » et aurait masqué l’ampleur de la sécheresse (16 janvier 2006). Cette posture d’évaluateur critique et de prescripteur éclairé est fréquente dans ce milieu : Médecins sans frontières pouvait elle aussi organiser, dans un ouvrage récent [Jézéquel et Crombé, 2007], bien documenté, une autoévaluation plutôt complaisante de son succès et de son impertinence politique vis-à-vis du gouvernement nigérien et du PAM. À Bamako, les écueils du système de redistribution de l’aide, mis en place par le PAM, étaient également pointés du doigt.
«[...] Le ciblage de l’aide alimentaire est, soit réalisé par les Centres de Santé Communautaires, soit par le PAM, mais ni l’un ni l’autre n’ont la capacité réelle de faire un diagnostic » (Coopération suisse, 7 juin 2005). « Nous, on a commencé à intervenir au mois de mai. [...] Le PAM a commencé à intervenir en termes de distribution [...] plus tard [...]. Ils utilisent le système administratif et traditionnel. [...] Donc automatiquement pas d’arbitrage, de ciblage scientifique, technique, rationnel. Nous, on n’a pas voulu rentrer dans ce système-là » (ACF, 16 janvier 2006).
46Une analyse fine des entretiens réalisés en 2006 et 2007 semble malheureusement montrer que ces déclarations relèveraient de positionnements tactiques, bien compréhensibles dans le champ de l’aide, plus que d’oppositions réelles. À certains égards, les rapports entre les différents acteurs opérant au sein du système de gestion des crises peuvent être considérés comme relevant d’une économie morale de la connivence et de la confiance.
« J’ai construit deux banques de céréales dans ces communes [...]. Comme je n’ai fait qu’une seule année (2005), il n’y a pas eu de problème. Mais, en 2006, je ne peux pas vous donner une idée de la pérennité de la chose. [...] Celui qui me remplace suit. Je fais confiance à cette personne promue à ce poste » (Responsable des ressources humaines, ONG World Vision, 26 septembre 2006).
48Parlant de l’appui financier apporté à l’État malien pour acheter des céréales, lors de l’été 2005, le responsable du service de coopération et d’action culturelle de l’ambassade de France à Bamako déclarait, en janvier 2006 : «[...] on sait où tout ça a été distribué. [...] C’est vrai que nous n’y sommes pas allés. Je l’ai su par des représentants de l’État; cela vaut ce que cela vaut, [...], mais on est suffisamment en bons termes pour qu’il ne me raconte pas d’âneries. Oui, ça a bien été distribué, oui c’est bien arrivé, oui c’est formidable ! ». Quant aux rares documents dressant le bilan des distributions gratuites réalisées par le CSA malien, à la fin de l’été 2005, à partir du stock « politique et souverain » d’intervention, ils restaient particulièrement laconiques quant à leurs modalités (quantités, date, lieux, destinataires). Ce cas n’est pas isolé, puisque la directrice d’Agro Action Allemande reconnaissait, pour les ventes subventionnées réalisées dans la zone de Nara : «[...] nous n’avons pas encore fait de recherche systématique, d’évaluation systématique. C’est ce que nous allons faire cette année [...] » (29 septembre 2006).
49Cette idéologie du « faire confiance » va de pair avec la parcellisation des tâches au sein du système. Chacun a le sentiment, pire peut-être la certitude, de « bien travailler », accomplissant avec sérieux une tâche précise, en fonction d’objectifs prédéfinis, respectant des procédures validées. Cette culture de la segmentarité interdit par définition toute vision globale du système et, par conséquent, toute possibilité d’en percevoir les dysfonctionnements comme les éventuels détournements de l’aide destinée à être donnée et vendue sur le marché.
50Cette idée de connivence est aussi illustrée par la proximité ancienne, et non fortuite, entre élites politiques et milieux marchands, les termes de « collusion » (AFD, 25 janvier 2006) et d’« alliance politique » étant même prononcés (coopération suisse, 7 juin 2005). Elle s’explique par le faible renouvellement des élites en Afrique subsaharienne ainsi que par la diversité de leurs activités professionnelles. Et le président de l’Association des municipalités d’ajouter qu’à la limite « chaque gouvernement vient avec ses commerçants ». Ces « grands » commerçants ne financeraient pas, à proprement parler, les partis politiques mais seraient plutôt indirectement « financés » par chaque gouvernement en place et par les institutions internationales, dans le cadre de leurs appels d’offres par exemple. « Parce qu’elles peuvent bénéficier d’avantages au niveau du gouvernement, ce sont les personnes les plus chouchoutées par le gouvernement » (op. cit., 20 janvier 2006). Dans ce domaine, une relative opacité semble régner. Ni les agents du PAM interrogés, ni les coordonnateurs d’ONG interrogés répondant aux appels d’offres du PAM n’ont ainsi souhaité se prononcer. Si les critères formels d’accès à la liste réduite des commerçants sélectionnés semblent clairement établis (capacité de stockage, crédibilité bancaire...), sont-ils réellement appliqués ? La capacité réelle d’exercice du métier de commerçant de céréales est-elle un élément discriminant ? On l’ignore. Y aurait-il d’autres critères implicites ? Peut-être. En revanche, la liste serait périodiquement renouvelée afin de diversifier les sources d’approvisionnement et d’éviter une situation oligopolistique. Mais il n’est pas impossible que des mêmes fournisseurs travaillent pour le PAM ou pour d’autres organismes depuis de très longues années, voire que certains commerçants et/ou transporteurs maliens soient les sous-traitants de sociétés européennes ayant établi une relation directe avec le siège du PAM à Rome. Ce qui est totalement contraire à la réglementation des appels d’offres locaux (d’après un vérificateur aux comptes du PAM, 20 septembre 2006). Tous ces éléments tendent donc à confirmer l’idée d’un pilotage « par le haut », en fonction d’objectifs politiques prédéfinis négociés sans que les réalités sociales, géographiques et économiques ne soient intégrées [Enten, 2007].
51La question de l’évaluation des actions menées soulève également quelques interrogations. En optant généralement pour des bilans-diagnostics réalisés « en interne », les intéressés (spécialistes de l’urgence alimentaire) réduisent d’autant les risques d’« évaluation non censurée » (Arditi 2005), quitte à être juge et partie.
« Nous avons un département chargé de la conception, du suivi et de l’évaluation des projets après un cycle de trois ans. C’est une évaluation interne. En plus de cela, nous avons l’audit opérationnel interne. C’est toujours des employés qui sont ici. On prend des gens d’un projet A qui vont évaluer un projet B. Nous pensons que leur jugement est impartial. En plus de cela, il y a l’audit opérationnel qui a lieu chaque deux ans. Ce sont des gens désignés par nos partenaires extérieurs. Mais ce sont toujours de gens internes » (World Vision, 26 septembre 2006).
« Au Mali, nous avons une approche qualitative poussée pour évaluer tout ce que nous avons réalisé » (CARE-Mali, 27 janvier 2006).
53De même, l’usage croissant de la photo et du film vidéo, et de l’audiovisuel en général, par des chargés de communication, de plus en plus présents et de plus en plus nombreux dans les organismes des Nations unies afin d’en démontrer le bon fonctionnement, vient renforcer une tendance déjà forte à limiter les vérifications « sur le terrain » et la collecte d’informations précises auprès des « bénéficiaires ».
La quête de boucs émissaires comme dérivatif
54Au cours de la crise alimentaire de l’été 2005, polémiques et dénonciations se sont multipliées : l’État malien aurait mal apprécié la crise des disponibilités céréalières, les commerçants auraient aggravé la pénurie par leurs pratiques spéculatives alors même qu’ils bénéficiaient d’exonérations douanières pour importer en urgence des céréales [Janin, 2008a]. Ce dernier point est sans aucun doute celui qui a été le plus médiatisé et politisé.
55L’idée que les commerçants chercheraient systématiquement à spéculer a la vie dure [Janin, 2006b] mais elle n’a rien de surprenant puisque, « par définition, les commerçants sont des spéculateurs » (AFD, 25 janvier 2006)! « Il faut constituer des stocks pour éviter la spéculation des commerçants et une forte demande en soudure », ajoutait le coordonnateur d’Afrique verte (20 janvier 2006). Toute-fois, aucune précision n’est jamais fournie pour définir les niveaux de prix économiquement supportables et socialement acceptables. Qui plus est, « la tendance s’est désormais inversée. Ce sont les organisations paysannes (OP) qui font maintenant plus de spéculation que les commerçants » (op. cit., 4 juin 2007). Si le « pourquoi » de telles spéculations est arbitrairement levé, le « comment » reste obscur. Un responsable d’un programme satellite de l’USAID, peu suspect d’altermondialisme, avancera que « le marché libéralisé a trop bien fonctionné », faisant référence aux exportations (et réexportations) céréalières susceptibles d’aggraver des situations de pénurie localisée. Et d’autres d’enfourcher cette antienne antilibérale : « on ne peut pas laisser la gestion de la sécurité alimentaire aux commerçants » (CNOP, 15 septembre 2006). La hausse des prix alimentaires de détail n’en serait que la confirmation et le point d’achoppement. « Ils ont empoché une marge scandaleuse sur les prix » (ibid.), oubliant un peu vite que les commerçants assurent, bon an mal an, depuis des décennies, l’approvisionnement des marchés urbains comme des ruraux enclavés, en période de soudure, là où aucun autre opérateur n’est en mesure d’intervenir [Janin, 2006]. L’État n’ayant plus les moyens d’assurer une protection efficace (si tant est qu’il ait jamais pu), à qui éventuellement se vouer pour les plus vulnérables ? Il serait sans doute plus difficile d’expliquer aux consommateurs maliens que le système favorise ce type de pratique, avec l’accord tacite de nombreux protagonistes : agents de l’État ou élus locaux distribuant les céréales du stock d’intervention pour assurer leur promotion politique; responsables de l’Office des produits agricoles du Mali revendant, à bas prix, à des commerçants une partie du stock de sécurité avant de racheter, aux mêmes, ces céréales beaucoup plus chères.
« Au Mali, les transporteurs sont très impliqués dans le système. [...] Chaque personne, à son niveau de responsabilité, à son poste de pouvoir, a comme premier souci de réussir à capter les ressources de sa mission, à privatiser l’espace de pouvoir dans lequel il se trouve ancré. [...] Ce qui a pour effet de renchérir toutes les prestations [...]. [...] D’après les informations [...], c’est en aval que se seraient développées de véritables mafias autour des pôles de distribution. [...] On a ainsi retrouvé sur le marché local des sacs de céréales, initialement achetés à 10000 francs CFA, revendus au prix fort, compris entre 20000 et 27500 francs CFA » (Coopération suisse, 7 juin 2005).
57Revenons aux faits. Afin de faire face à une situation de pénurie céréalière, le gouvernement malien avait autorisé dans l’urgence, en juin 2005, l’importation massive de riz et de maïs détaxés. Afin de limiter la hausse des prix de détail, une exonération totale de droits de douane, d’une valeur globale de 3,6 milliards (soit 5,488 millions d’euros), avait été accordée pour trois mois. Deux opérations avaient été réalisées : 60000 tonnes de riz en juillet, 100000 tonnes de maïs et 50000 tonnes de riz en août. Malgré cela, le volume espéré n’aurait jamais été atteint et les prix pratiqués n’auraient pas diminué : le riz détaxé aurait été vendu à un prix de détail équivalent au riz importé. «[...] ce qui a choqué la population, c’est qu’ils [les importateurs] étaient venus à la télévision proclamer officiel - lement, devant le peuple malien et aux côtés du ministre du Commerce et de l’Industrie, qu’en raison de la situation difficile le prix du kg de riz, à 240 francs avant la crise, ne dépasserait jamais 260 francs dans leurs entrepôts ! » (journaliste, 23 janvier 2006).
58Pris à partie par les médias, « diabolisés » par l’opinion publique et le gouvernement, les importateurs et grossistes ont d’abord fait le « gros dos » avant d’attaquer, refusant de servir de boucs émissaires : «[...] c’est le commerçant. Tous les problèmes du Mali, c’est le commerçant », s’offusquait d’ailleurs l’un d’entre eux (député, 21 septembre 2006). « Il n’y a pas de crise de riz et de sucre à Bamako ! affirme Bakoré Sylla » (le premier importateur de riz au Mali), titrait Le Soir de Bamako (30 septembre 2005). Les grossistes accusaient les détaillants de gonfler les prix; ces derniers dénonçaient la compromission des autorités nationales (qui accréditaient la version des importateurs-grossistes) et les prix élevés (de gros) qu’on leur imposait. Pour finir : tout le monde accusait tout le monde tout en dénonçant des cabales croisées ! Quant à l’État, il aura sans doute péché par excès de confiance, ne jouant pas son rôle d’arbitre et de régulateur, selon Le Soir de Bamako du 15 septembre 2005; il se serait « laissé piéger par les commerçants » (équipe technique du système d’alerte précoce, 18 janvier 2006), accordant les exonérations douanières sans exiger de prix plafonné pour la vente : «[...] il y aurait dû avoir une convention avec les opérateurs », renchérissait la présidente de l’Association des consommateurs du Mali (20 janvier 2006).
59Sorti de sa réserve, le chef de l’État paraissait étonnamment magnanime, se bornant à faire part de son regret que les importateurs « n’aient pas assumé leur part de responsabilité » (L’Indépendant, 22 septembre 2005). Plus d’une cinquantaine de commerçants feront cependant l’objet d’une interpellation (Info-Matin du 15 septembre 2005). Les ministres du Commerce et des Finances de l’époque seront vivement pris à partie dans les médias. Quant à la commissaire à la sécurité alimentaire, elle n’était pas épargnée par les soupçons lors de l’attribution du principal marché d’importation à l’importateur Bakoré Sylla. Elle-même tenant en retour des propos peu amènes sur les commerçants (L’Indépendant, 22 septembre 2005).
60Tous ces procès d’intention auront contribué à égarer le citoyen malien. Plus sérieusement, on peut incriminer certains points techniques pour expliquer cette crise. Le premier concerne la mauvaise estimation des récoltes céréalières (et donc des besoins d’importation) qui n’aura pas permis d’anticiper sur la demande de consommation. Le second porte sur les délais d’acheminement très courts fixés (deux mois pour la première opération, un mois pour la seconde). Plus prosaïquement, le responsable du PROMISAM-USAID (25 janvier 2006) estime que l’aggravation de la crise est liée au faible niveau de concurrence commerciale entre des importateurs trop peu nombreux, faute d’avoir pu accéder à des crédits bancaires pour préfinancer leurs opérations d’achat sur le marché international.
61Les mêmes dérivatifs médiatiques ont été relevés au Sénégal, dans un contexte économique et social difficile. Une passe d’armes a opposé, en juillet 2008, certains membres du gouvernement aux grands commerçants-importateurs céréaliers. Elle rappelle fortement les dénonciations croisées de l’été 2005 à Bamako. Ainsi, le ministre du Commerce, Mamadou Diop Decroix, aurait laissé entendre de manière quelque peu surréaliste que des commerçants auraient stocké 75000 tonnes de riz dans la ville sainte de Touba afin de créer une pénurie sur le marché dakarois et accélérer la hausse des prix de détail ! Le syndicat des commerçants (Unacois) a réagi immédiatement en dénonçant l’incapacité du gouvernement à honorer son engagement à subventionner le prix du riz : la compensation ne devant être versée aux importateurs qu’après transaction, elle rend difficile leur poursuite sur fonds de roulement propres, déclarait Moustapha Tall, un des plus gros importateurs, le 18 août 2008 (Le Pop). De ce fait, depuis le début du mois de juin 2008, la ville de Dakar connaît une pénurie relative de riz. Elle s’explique d’abord par la tension du marché international (prix et demande en hausse) se traduisant par des problèmes d’approvisionnement. Parallèlement, les commerçants rencontraient des difficultés à écouler leurs stocks puisque les consommateurs peinent à encaisser les hausses pratiquées. Plus récemment, en juillet 2008, c’est un réseau utilisant des titres d’exonération commerciale du PAM pour importer des vivres en période de soudure alimentaire (riz, huile, sucre et farine), impliquant des agents du Commissariat à la sécurité alimentaire, des transitaires, des commerçants, qui a été démantelé (hebdomadaire Le Témoin du 30 juillet 2008). Et, pour finir, le gouvernement décidait de libérer intégralement les prix des ressources énergétiques (essence, gaz, électricité) et des denrées de base (riz, huile, sucre, lait). C’était chose faite pour le riz le 14 août : le kilo de brisures passait brutalement de 250 francs CFA en juin 2007 à 325 francs CFA au prix officiel (Le Pop, 19 août; Le Soleil, 20 août 2008) et jusqu’à 400 francs « à la boutique ».
62Dans ce contexte dégradé, le président sénégalais a tenté deux actions médiatiques, plus ou moins destinées à faire oublier l’incurie relative des gouvernements successifs : en avril, l’offensive de la GOANA et, en mai, une attaque en règle de la FAO et de son représentant sénégalais, Jacques Diouf, dont il en demandait rien moins que la démission et la suppression par suite de gabegie et de « non-assistance à pays en danger ». Cette charge a été renouvelée lors du sommet de la FAO à Rome sur la crise alimentaire mondiale, début juin. Or le Fonds international de développement agricole (FIDA), à la réputation et à la légitimité non moins sujettes à caution, trouvait étrangement grâce aux yeux d’Abdoulaye Wade. Relevons en passant que l’ire présidentielle touchait plus particulièrement son directeur sénégalais, avec lequel les relations ont pendant longtemps été très cordiales.
63« Pour moi, la sécurité alimentaire, c’est une utopie », déclarait une mère, responsable d’une association familiale (25 septembre 2006); « au moment des élections, on se préoccupe beaucoup [...] de sécurité alimentaire », rappelait le responsable d’ACF (16 janvier 2006). Ces deux déclarations « à chaud » symbo - lisent bien les paradoxes de la faim : la lente amélioration de la sécurité alimentaire globale ne profite pas nécessairement aux individus vulnérables; les difficultés alimentaires d’une population sont banalisées si elles ne sont pas mises en scène politiquement ou médiatiquement.
64Comment expliquer que les dispositifs de lutte contre l’insécurité alimentaire, de plus en plus performants, soient aussi imparfaits ? La masse croissante d’informations à traiter et à diffuser y est sans doute pour quelque chose. La variabilité des risques et des aléas pesant sur des territoires et des populations hétérogènes aussi. On peut aussi chercher du côté des comportements faiblement coopératifs des acteurs (leurs logiques et leurs intérêts propres) impliqués dans la reproduction du marché de l’aide alimentaire. La sécurité alimentaire apparaît donc comme un champ d’action fortement politisé, à hauts risques (social, économique et politique), à tel point que la lutte contre l’insécurité alimentaire est condamnée, dans le meilleur des cas, à ne rester qu’un « succès partiel ».
65La mise en scène systématique de la lutte contre l’insécurité alimentaire au Mali et au Sénégal nous semble confirmer l’hypothèse – après deux décennies d’un traitement économique via les politiques de lutte contre la pauvreté – d’une repolitisation de la question alimentaire [Janin et Suremain, 2005] dont les formes les plus visibles seraient l’apparition de forums de négociation et d’interpellation (Forum social mondial, Forum de Sélingué) impliquant de nouveaux acteurs (fédérations d’ONG, organisations paysannes, réseaux associatifs). Pour d’autres, en revanche, rien n’est moins sûr car, si les textes existent bel et bien, les politiques alimentaires n’y ont jamais eu beaucoup de contenu.
66Cette politisation est liée à un contexte porteur. L’arrivée au pouvoir de A. Toumani Touré en 2002 et de A. Wade en 2000 a réactivé les procédures de mise en scène volontariste et populiste de la figure providentielle du « père ». Parallèlement, la fin du discrédit idéologique pesant sur l’État en Afrique, lié au revirement des agences internationales de développement, permet de redonner une certaine légitimité à l’action publique en période de crise. Celle-ci se concrétise par la quête d’autonomie alimentaire à l’échelle nationale (avec tous les discours souverainistes et nationalistes qui l’accompagnent) et par la gestion territorialisée participative de l’insécurité alimentaire au niveau local (comme « nouvelle frontière »).
67Enfin, la politisation s’inscrit aussi dans les agendas politiques à mesure que le fatalisme alimentaire des populations (renforcé par le sentiment religieux) connaît des ratés. Sur fond d’inégalités criantes, frustration et désarroi constituent des menaces à ne pas négliger pour les gouvernants respectifs. Il n’est pas sûr que les ambitieux programmes annoncés, les vagues propositions des institutions internationales et les actions localisées des ONG seront suffisants pour les apaiser.
Bibliographie
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- GRIFFON M. (2006), Nourrir la planète. Pour une révolution doublement verte, Odile Jacob, Paris.
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Notes
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[*]
Chargé de recherches à l’IRD, UMR 201 « Développement et sociétés », IEDES-Université de Paris I-IRD, 45 bis avenue de la Belle Gabrielle, 94736 Nogent-sur-Marne cedex.
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[1]
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[2]
(hhttp :// www. sudonline. sndu 25 avril 2008).
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[3]
(http :// www. sudonline. sn).
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[4]
(http :// www. resimao. org/ html. )
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[5]
(http :// www. csa-mali. org/ sa/ syntavr08/ Syntpays_avr08. pdf).