Hérodote 2008/3 n° 130

Couverture de HER_130

Article de revue

Hérodote a lu

Pages 251 à 254

English version

Sous la direction de Pierre Gentelle, Géopolitique du monde contemporain, Nathan, 2008,288 pages.

1Cet ouvrage auquel ont contribué de fort bons géographes qui se soucient de géopolitique (la moitié d’entre eux ont écrit dans Hérodote) vient de paraître chez Nathan dans une collection de manuels coordonnés par Vincent Thébault (professeur de classe préparatoire) qui traitent de géopolitique en fonction du programme de préparation aux concours des écoles de commerce, Géopolitique de l’Afrique et du Moyen-Orient, Géopolitique des Amériques, Géopolitique de l’Asie, Géopolitique de l’Europe (les auteurs étant des professeurs de Prépa et des universitaires). C’est une bonne chose que la géopolitique « à la française » tienne désormais une bonne place dans les programmes des écoles de commerce et on le doit notamment à Laurent Carroué (désormais inspecteur général), qui s’en est préoccupé depuis plusieurs années, tout comme il a orienté le programme scientifique du Festival international de la géographie à Saint-Dié.

2Il est un peu déroutant que les noms des auteurs des différents chapitres de ce manuel ne soient pas indiqués dans la table des matières. C’est effectivement une tradition éditoriale dans les manuels, mais dans cet ouvrage, qui est plus qu’un manuel, on aurait aimé savoir qui a fait quoi. Certes il est évident que c’est Jean-Luc Racine qui a écrit sur l’Inde, Philippe Pelletier sur le Japon, Pierre Gentelle sur la Chine, et Hervé Théry sur le Brésil, Roland Pourtier sur l’Afrique. Sans doute est-ce Foucher qui a écrit le dernier chapitre puisqu’il traite surtout des frontières. Mais il m’est plus difficile d’attribuer la paternité d’autres chapitres.

3Peut-être est-ce Gentelle qui a écrit le premier chapitre « La géopolitique »? Je dirai que je le trouve un peu trop consensuel car sa présentation de la géopolitique englobe un peu tous les aspects de la géographie humaine, qu’elle soit sociale, économique, culturelle, politique. « La géopolitique s’intéressant d’abord aux territoires » (dit-il au début de sa toute première phrase, c’est tout autant le cas de la géographie tout entière), « elle est en amont de la politique étrangère qui est une action volontiers axée sur les relations entre les sociétés » (qu’est-ce que la « politique étrangère »?). « La géopolitique est un des piliers de l’unité sociale » tel, est le titre écrit en rouge, celui du premier grand paragraphe. Je serais beaucoup plus prudent, car si l’on avait rappelé dans ce manuel l’histoire du mot géopolitique (ce qui est prudemment passé sous silence) on verrait qu’affirmer que « la géopolitique est un pilier de l’unité sociale » est dans le droit fil du totalitarisme géopolitique hitlérien Blut und Boden. Et qu’est-ce que l’« unité sociale »? de quels groupes s’agit-il ? des tribus ? des États-nations ? La géopolitique « s’interroge sur les rapports entre identité nationale et culture régionale ». Se manifeste dans ce début la tendance actuelle qui fait de la géopolitique un terme à la mode pour désigner un peu n’importe quoi.

4Le deuxième chapitre débute par « La métagéographie, arrière-fond de la géopolitique ». Mais qu’est-ce donc que la « métagéographie »? Du grec meta, « au-dessus ». Et de citer Charles-Pierre Péguy qui était un géographe charmant mais qui s’intéressait essentiellement à la climatologie : c’est ce qui se passe effectivement au-dessus de la surface du sol. « À quoi sert ce concept ?» titre un paragraphe, mais on n’en saura pas tellement davantage. On titre sur le « choc des territoires » (métaphore géologique audacieuse : la « tectonique » est récemment devenue une danse très à la mode) pour se poser aussitôt la question en sous-titre « la fin des territoires ?» (métaphore non moins métaphysique). Bref ces deux premiers chapitres de présentation donnent une idée très floue et très mon daine (et mondiale) de la géopolitique. Il n’est pas question de « rivalités de pouvoirs sur des territoires ».

5Avec les deux chapitres sur les États-Unis, on entre dans le solide et les thèmes classiques « Unilatéralisme ou multipolarisation ?», « Les gendarmes du monde », « L’Alliance atlantique », « la guerre des Étoiles ». C’est bizarre, on parle de la « fin du castrisme » mais on ne parle pas de l’Irak (et à peine vers la fin du livre, p. 239). Les deux chapitres sur la Chine sont évidemment du bon « Pierre Gentelle » (avec les schémas chorématiques de ses livres précédents) et ils montrent « la Chine dans la recomposition mondiale ».

6Chapitres 7-8 : « L’Union européenne comme puissance civile », c’est – et pour cause – très économique et fort peu géopolitique, y compris pour la Méditerranée qui n’a droit qu’à un peu plus d’une page. Les deux chapitres de Philippe Pelletier sur le Japon sont extrêmement intéressants, avec notamment une page entière d’un tableau montrant (p. 124) les « rôles d’hommes politiques sortant de la Chambre de 1942 » avant la guerre et après la guerre. « Le Japon puissance retenue », dit Philippe Pelletier qui traite avec brio de l’« antiwestphalisme japonais » qu’il compare au westphalisme occidental, notion chère aux théoriciens des relations internationales.

7Les chapitres sur la « Russie ancienne et nouvelle » se lisent bien avec de bonnes pages sur la « politique des tubes : une lecture géopolitique directe ». Excellent chapitre de Jean-Luc Racine (comme on pouvait s’y attendre) sur « Géopolitique de l’Inde émergente »: les fondements de la construction nationale, la dialectique de l’un et du multiple, la crise des années 1980 et le tournant des années 1990. Bons chapitres sur le Brésil en quête d’un nouveau statut international, sur les « stratégies latino-américaines : entre regroupement et éclatement » et sur « L’Amérique latine et le monde » (axe idéologique antiaméricain).

8Le chapitre XVII : « Moyen-Orient, Méditerranée sud et est » me paraît confus avec beaucoup de formules qui ne veulent pas dire grand-chose : « des sociétés rivales, bloquées dans leur territoire », « une absence/ présence au monde », mais presque rien sur le pétrole. Chapitre « L’Afrique et le monde : le syndrome des ressources naturelles »: je ne comprends pas très bien la raison du mot syndrome.

9Bon passage sur « L’Afrique du Sud : un contre-modèle » et sur la « bombe démographique ». Le livre se termine par un cha - pitre XX : « Retour des frontières » (je ne savais pas qu’elles avaient disparu, du moins hors de l’Union européenne) et « pérennité des États » – c’est au moins une bonne nouvelle, mais on traite de « La mondialisation des États-Nations ». C’est peut-être un peu trop mélanger l’Économie mondialisée avec la Géopolitique, comme au début de ce livre.

10Yves Lacoste

David Dufresne, Maintien de l’ordre, Enquête, Hachette, Paris, 2007,335 p.

11Voici un excellent livre. Une histoire contemporaine de France, passionnante, construite au travers d’une analyse détaillée des contestations politiques et sociales. Ces contestations sont habituellement évoquées rapidement, chaque mouvement étant considéré comme un tout, sans entrer dans le détail de leur déroulement. Quelques auteurs s’attardent, à propos de mai 1968, sur le déroulement de cette crise politique, écrivant son histoire au travers des négociations, réunions, hésitations, du rôle de quelques personnalités et des événements qui produisent un basculement... Mais il existe une autre dimension, déterminante dans le déroulement de ces crises dont l’issue peut être majeure (élections gagnées ou perdues, carrières politiques lancées ou brisées).

12Il s’agit de la stratégie policière de gestion et d’emploi de la violence. Imaginons un instant les conséquences d’un mort sur les barricades de mai 1968 ou de 2006 (mouvement contre le CPE), ou pendant les grandes émeutes de 2005.

13Cet ouvrage procède à cette analyse tactique du maintien de l’ordre, mais ne s’y limite pas. C’est donc un apport extrêmement précieux, et l’on constate à chaque page ou presque à quel point sont importants le territoire, sa configuration, sa maîtrise, et aussi les représentations qu’en ont responsables policiers et politiques. Les territoires d’ordre de grandeur très petit qui sont ceux du maintien de l’ordre (de l’ordre de la dizaine de mètres, de la centaine de mètres et exceptionnellement du kilomètre) sont finement analysés. Dès les premières pages, on comprend par exemple à quel point fut déterminante la représentation erronée selon laquelle la place des Invalides à Paris serait un lieu propice à la dispersion d’une manifestation contre le CPE, alors qu’en fait elle manquait d’accès au métro, de rues utilisables du fait de l’implantation à proximité de l’Élysée, de l’Assemblée nationale et de nombreux ministères. Cette erreur d’analyse du territoire, qui relève de considérations tactiques dignes des batailles napoléoniennes (encerclements, prises de position des points névralgiques, anticipations des mouvements adverses, choix des unités déployées et de leur armement, etc.), a eu pour conséquence des affrontements graves dont ont été victimes les jeunes manifestants pacifiques, souvent mineurs, laissés à la merci de groupes venus les dépouiller dans une extrême violence.

14Ce livre, minutieux et précis, procède d’entretiens et de descriptions précises, de diachronies et de diatopie quand c’est utile à l’analyse (par exemple, comment l’échec d’une stratégie mise en œuvre face à des marins-pêcheurs en 1994 change la manière d’intervenir en ville, sur le plan de l’armement, de l’équipement et des tactiques). L’auteur tient compte de l’impact politique des actes, des faits, des discours et des rivalités de pouvoir. Il prend en considération les représentations en vigueur dans la société (ou une partie de la société) à un moment donné (légitimité des manifestants ou des forces de l’ordre), leur manipula - tion (infiltration, équipes de provocateurs) et leur retournement parfois (suite à un événement précis comme la mort de Malik Oussékine). L’ouvrage insiste enfin sur la part essentielle qu’a prise la communication médiatique dans les opérations de maintien de l’ordre. Indiscutablement, cet ouvrage est un apport considérable à une géopolitique du maintien de l’ordre en France.

15Au-delà de ces qualités générales, l’élément probablement le plus important de cet ouvrage porte sur les émeutes de 2005. En suivant précisément la presse à l’époque, ayant une certaine expérience des relations police-jeunesse des cités et de leurs explosions, et après plusieurs discussions après coup avec des acteurs de terrain, je m’étais forgé la conviction que ce qui avait déclenché l’embrasement, c’était deux choses : les agressions verbales de Nicolas Sarkozy en direction de la jeunesse des cités, et un changement radical de la doctrine d’emploi des forces de maintien de l’ordre face aux « violences urbaines ». L’ouvrage de David Dufresne le démontre sans équivoque.

16Face aux événements de ClichysousBois, et alors qu’ils étaient sur le point de prendre fin, Nicolas Sarkozy a décidé d’envoyer les CRS au contact, pour interpeller, alors qu’habituellement ils ne se limitaient qu’à circonscrire le périmètre des troubles, en attendant l’apaisement. L’ouvrage nous offre à ce propos des éléments extrêmement détaillés, comme par exemple les schémas précis de la nouvelle organisation tactique des CRS.

17Revenant sur la chronologie, l’ouvrage met à nu l’impact terrible de la communication du ministre de l’Intérieur alors en campagne. L’intervention trop rapide, moins de 24 heures après le décès des deux adolescents, qui plus est pour affirmer des mensonges qui seront rapidement révélés, mais maintenus envers et contre toutes les évidences, transforme le fait divers en affaire d’État, et la colère locale en enjeu national.

18Pour de nombreux habitants des cités, il est évident que le ministre, en campagne, choisit de couvrir les policiers. Ce qui explique qu’ensuite, et quoi qu’en dise le ministre, on constate sur le terrain que les émeutes sont le fait de jeunes très majoritairement inconnus des services de police, qui font foule, et donc émeute et non simplement délinquance. Et aussi tous ces badauds observant sans intervenir, mais gênant la police, et soutenant de fait les émeutiers, partageant leur colère. Après la tactique, la communication est donc bien le second axe fort de l’ouvrage. Il relève que les jeunes émeutiers interrogés par la presse ont trois griefs, tous dirigés contre Nicolas Sarkozy : ministre de la police et à ce titre responsable du harcèlement quotidien qu’ils subissent; mentant à propos de la mort de deux jeunes, il a sali leur mémoire; puis l’affaire de la mosquée touchée par une grenade lacrymogène tirée par des policiers, à propos de laquelle il n’a jamais présenté d’excuses; avec les mots de Kärcher et racaille, il les a collectivement insultés. Il révèle aussi la censure ou l’autocensure à propos des images de bavures filmées et diffusées pendant les événements, mais aujourd’hui introuvables, et que les chaînes refusent de vendre ou de diffuser à nouveau.

19Les mensonges à propos de l’affaire initiale maintenus dans la durée (il n’y a pas eu de poursuite; puis les jeunes poursuivis avaient cambriolé un chantier), puis la mise en scène à Toulouse, le 8 novembre, organi - sée par Nicolas Sarkozy qui déclare, dramatisant à outrance, que c’est la bataille finale entre la loi des bandes et la loi de la République qui est en train de se jouer... L’auteur apporte une démonstration convaincante de la stratégie de story-telling mise en œuvre autour de l’idée qu’il s’agit exclusivement de délinquants (et d’étrangers), qui a pour objectif de justifier l’option exclusivement répressive développée par Nicolas Sarkozy en matière d’ordre public. Dans cette affaire, l’impact des rivalités Sarkozy-Villepin est déterminant, l’auteur le montre, mais de façon malheureusement un peu moins appuyée.

20Jérémy Robine


Date de mise en ligne : 08/10/2008

https://doi.org/10.3917/her.130.0251

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.9.175

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions