Notes
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Institut français de géopolitique, Université Paris-VIII.
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[**]
Professeur en sciences politiques, Université d’État de Californie, Fullerton.
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[1]
Les territoires qui n’appartiennent pas à une ville, aux États-Unis, sont directement administrés par les autorités du comté. Si un territoire urbain souhaite acquérir son propre gouvernement local, c’est-à-dire devenir une municipalité avec un gouvernement élu, cela se fait par un processus appelé « incorporation ». Les territoires non incorporés sont donc ceux qui sont encore administrés directement par le comté. On en trouve autour et même à l’intérieur de la ville de Los Angeles.
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[2]
Le conseil municipal comprend également un conseiller et le maire, tous deux élus par l’ensemble de la ville.
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[3]
509 U.S. 630 (1993) Sans interdire la création de districts raciaux, la décision du 20 avril 1993 portant sur le redécoupage de la Caroline du Nord invitait l’État à un examen rigoureux des procédures de redécoupage électoral, estimant qu’un découpage fondé exclusivement sur la race n’était légitime qu’à condition de répondre à un intérêt gouvernemental impérieux.
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[4]
Confronté à une tentative de sécession d’une partie de son territoire, San Fernando Valley, le gouvernement de Los Angeles engagea une réforme majeure de ses institutions, qui fit l’objet d’intenses rivalités de pouvoir entre deux commissions et de débats épiques. Approuvée en 1999, la réforme eut notamment pour effets d’accroître la participation citoyenne au gouvernement et de renforcer les pouvoirs du maire.
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[5]
La loi interdisait aux propriétaires de refuser leur logement en raison de l’ethnicité, la religion, le sexe, le handicap physique ou le statut familial des personnes.
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[6]
Lors des primaires de juin 2008, on comptait à Oakland 132641 électeurs inscrits comme démocrates contre 13005 républicains.
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[7]
Entretien avec Kerman Maddox, juillet 2006.
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[8]
Il a depuis été condamné à 14 ans de prison.
1En juin 2006, l’ancien représentant au Congrès Ron Dellums, éminente figure politique noire à la retraite, fut élu maire d’Oakland, Californie. Il évita le second tour par 155 voix seulement contre son principal rival, le syndicaliste et conseiller municipal latino Ignacio De La Fuente. Tout juste un an après la victoire d’Antonio Villaraigosa à la tête de Los Angeles, il y eut quelques soupirs de soulagement au sein du leadership noir; pour cette fois encore, une autre grande ville californienne n’irait pas aux Latinos.
2Los Angeles et Oakland se trouvent confrontées à des évolutions similaires, sous la pression d’une immigration hispanique et asiatique massive et d’une forte mobilité de la population. Dans les deux villes, de nombreux quartiers qui se définissaient autrefois par leur population africaine-américaine très homogène deviennent de plus en plus mixtes. Dans le même temps, des enclaves ethniques se forment dans les quartiers d’accueil de nouveaux immigrants, majoritairement latinos ou asiatiques, où l’anglais n’est clairement plus la langue dominante. En conséquence, de nouvelles rivalités de pouvoir et tensions émergent au sein de la population et du leadership politique qui diffèrent substantiellement des dynamiques politiques entre Noirs et Blancs que connurent les décennies précédentes.
3En l’espace d’une dizaine d’années, Oakland et Los Angeles ont effectué la transition d’un système de coalition politique alliant des leaders noirs modérés aux Blancs progressistes – en opposition avec un leadership blanc conservateur, particulièrement à Los Angeles – pour évoluer vers un système beaucoup plus complexe et flexible de coalitions multiculturelles. Ces changements ont pour source première – mais non exclusive – les changements démographiques. Le poids démographique ne se traduit cependant pas automatiquement en poids politique, comme nous le verrons à propos des Asiatiques à Los Angeles. De nombreux facteurs entrent en compte pour susciter la mobilisation et l’organisation politique des nouvelles minorités, et permettre leur intégration dans la vie politique.
4La théorie sur l’intégration politique des minorités aux États-Unis [Browning, Marshall et Tabb, 1984; 2001] porte sur l’émergence des minorités noires et latinos dans la politique municipale à travers des coalitions qui combinent la mobilisation politique des Africains-Américains et de Blancs progressistes, ainsi que, parfois, des Hispaniques [Sonenshein, 1993]. Les études récentes analysent les rapports entre les quatre grands groupes (Latinos, Blancs, Africains-Américains et Noirs) et sont essentiellement basées sur des sondages décryptant l’attitude des uns par rapport aux autres et les sources potentielles de rivalité [Kauffman, 2003; McClain et Tauber, 1998].
5Cette étude comparée entre Los Angeles et Oakland se base sur l’analyse du comportement électoral des populations et du rôle des leaders politiques dans la construction de coalitions entre et au sein des groupes à l’ère de l’immigration. Elle apporte donc une dimension spatiale indispensable à la compréhension des dynamiques de rivalités de pouvoir entre les minorités. La concentration spatiale des minorités est souvent perçue comme un signe d’absence d’intégration des minorités. Or, paradoxalement, comme nous le verrons, elle permet justement, dans le cadre d’une démocratie représentative basée sur des circonscriptions électorales, l’émergence, la participation et la représentation politiques de ces minorités, même récentes.
6Nous proposons donc une étude de géopolitique électorale entre deux villes de taille différente, confrontées à des problèmes d’ordre de grandeur différents, mais aussi à des dynamiques similaires de compétition pour le pouvoir. Cette étude démontre l’importance cruciale du territoire et de la dimension spatiale des changements démographiques et politiques, à différents niveaux d’analyse, ainsi que la nécessaire prise en compte de la stratégie des acteurs et des rivalités de pouvoir entre groupes pour comprendre les comportements politiques.
7La ville de Los Angeles et toute sa métropole sont en prise directe avec l’économie globale et constituent l’un des premiers ports d’entrée de l’immigration au monde, ce qui induit un impact direct sur les dynamiques démographiques que peu de villes connaissent à ce point aux États-Unis. À plus grande échelle, la répartition spatiale des changements démographiques exerce une influence directe sur la représentation politique des minorités, dans un contexte d’élections par circonscription où la capacité d’un groupe ethnique à élire un représentant est largement déterminée par sa concentration spatiale et son regroupement au sein d’une même circonscription. De même, les choix des électeurs sont fortement conditionnés par leur perception de leur environnement et leur degré d’information. D’autre part, les représentations géopolitiques qui animent les acteurs sont pour part d’ordre idéologique mais puisent aussi largement dans l’histoire urbaine et politique locale, et dépendent grandement des conflits d’intérêts et des rivalités de pouvoir qui existent sur ces territoires.
8Or, dans le cadre des relations et des coalitions interraciales, les leaders politiques jouent un rôle fondamental dans l’articulation des conflits d’intérêts et des représentations [Sonenshein, 1993]. Car ceux-ci ne sont pas figés, ni dans le temps, ni dans l’espace, mais en redéfinition permanente. La personnalité et le charisme des acteurs sont déterminants pour élargir le champ des coalitions et définir la notion d’intérêt propre de leur communauté. Comme les Africains-Américains avant eux, les leaders hispaniques et asiatiques sont de plus en plus confrontés à des choix difficiles : faire cavalier seul; créer des alliances temporaires avec les uns ou les autres; ou encore bâtir des alliances à long terme. Les leaders noirs, pivots des anciennes coalitions, sont également amenés à se repositionner.
9La prépondérance des caractéristiques géographiques et politiques territoriales nécessite de comprendre ces évolutions dans leur contexte, ce qui n’empêche pas d’en tirer des enseignements pour analyser les évolutions dans d’autres contextes. De ce point de vue, la Californie est souvent perçue comme à l’avant-garde des changements du reste de la nation. L’immigration massive qui a transformé la Californie et le Sud-Ouest au cours des dernières décennies se diffuse désormais à l’ensemble du territoire, affectant sensiblement de nombreux centres urbains dont certains connaissent un renouveau démographique après une longue période de crise. Les évolutions communes de Los Angeles et d’Oakland, au-delà de leurs différences, peuvent ainsi préfigurer l’émergence de nouvelles dynamiques de conflits et d’alliances dans les villes où les relations entre minorités s’inscrivent désormais dans un contexte de plus en plus multiculturel, ébranlant ainsi les anciennes coalitions qui ont porté les administrations noires au pouvoir.
Les dynamiques des anciennes coalitions à Los Angeles et Oakland
10Les villes de Los Angeles et d’Oakland diffèrent par la taille (près de 4 millions d’habitants pour la première, 400000 pour la seconde; 1290 km2 contre 202 km2 pour Oakland), l’envergure économique et la population, mais partagent néanmoins une histoire similaire. Au début du XXe siècle, Los Angeles put s’étendre grâce à une politique d’annexion alors qu’Oakland était coincée par des obstacles naturels (collines d’un côté et Baie de l’autre) et l’existence d’autres villes établies. Ceci contribua sans doute aux caractéristiques raciales de la politique à Oakland. Ne pouvant s’étendre géographiquement, la ville ne put englober des zones résidentielles plus blanches, comme le fit Los Angeles. En ce sens, le développement d’Oakland est relativement similaire à celui de villes moyennes de la côte est comme Neward (New Jersey), à forte proportion noire et entourée de banlieues blanches.
11Les deux villes se sont fortement développées à partir de la Seconde Guerre mondiale, qualifiée de véritable « deuxième ruée vers l’or » par le San Francisco Chronicle en 1943, à la faveur de l’industrie de guerre, des contrats de recherche de la Défense, d’une agriculture florissante et d’une qualité de vie offerte par l’abondance d’espace, le développement de services publics de qualité et un climat avantageux, agrémenté par la climatisation.
12Los Angeles et Oakland connurent à ce moment-là un afflux de population noire venue du Sud qui s’est rapidement concentrée dans des ghettos. À Oakland, le taux de logements surpeuplés passa de 15% en 1940 à 31% en 1950 et la détérioration des conditions de vie dans les ghettos d’East et West Oakland donna lieu à de fortes tensions raciales. Dans les années 1960, le chômage, l’absence d’opportunités économiques et la pauvreté dans les ghettos contrastaient avec la prospérité insolente de la société américaine d’après-guerre. Les relations extrêmement tendues avec la police servirent de déclencheur aux émeutes de Watts à Los Angeles, un déchaînement de violence qui se solda par 34 morts, plus de 1000 blessés, 4000 arrestations et près de 1000 bâtiments détruits. Des centaines de villes à travers le pays s’enflammèrent de la sorte entre 1965 et 1968, accélérant le départ vers les nouvelles banlieues des ménages – essentiellement blancs – qui en avaient les moyens. L’administration fédérale s’en émut et choisit de cibler quelques villes pour prévenir de nouvelles émeutes par une intervention urbaine massive, à vocation d’exemple. Oakland fut choisie et s’en trouva transformée, malgré l’impact limité de programmes qui se heurtèrent à la résistance de l’administration blanche et républicaine en place et souffrirent de la multiplicité des acteurs et administrations impliqués. Oakland ne brûla effectivement pas mais surtout, en exigeant des autorités locales qu’elles impliquent les leaders des communautés dans le processus de décision pour percevoir les financements, l’administration fédérale força la déségrégation politique de la ville et encouragea la mobilisation et l’organisation politiques de la communauté noire.
13Oakland connut à la même période une radicalisation du mouvement noir sans équivalent à Los Angeles, avec la naissance des Black Panthers. Il faut préciser qu’entre 1940 et 1970 la population noire d’Oakland passa de moins de 3% à 34% de la population totale (et augmenta jusqu’à 46% en 1980) alors que dans le même temps, sur le territoire bien plus vaste et peuplé de Los Angeles, la population noire n’atteignait que 18% de la population totale en 1970, seuil qu’elle n’a pas dépassé depuis. Les transformations démographiques furent ainsi proportionnellement bien plus rapides et brutales à Oakland, encourageant une radicalisation sans doute nécessaire pour combattre la résistance du pouvoir en place. Et ce même si, en valeur absolue, la population noire de Los Angeles en 1970 (500000 habitants) était nettement supérieure à la population totale de la ville d’Oakland (362000). Or cet aspect est fondamental car le poids numérique des minorités, en valeur absolue, est indispensable à la mobilisation politique [Browning, Marshall et Tabb, 1984; 2001].
14C’est pourtant Los Angeles qui fut la première à élire un maire noir en 1973, car sa base électorale démocrate était bien plus grande que celle d’Oakland, notamment en raison de la présence d’une large communauté juive. Par ailleurs, Los Angeles abritait déjà une très large communauté latino-américaine. C’est une coalition de démocrates modérés juifs et africains-américains, soutenus par des Latinos, qui porta Tom Bradley au pouvoir et lui permit de s’y maintenir pendant 20 ans.
Évolution de la population d’Oakland
Évolution de la population d’Oakland
Évolution de la population de Los Angeles
Évolution de la population de Los Angeles
CARTE – LES QUARTIERS D’OAKLAND, CALIFORNIE
CARTE – LES QUARTIERS D’OAKLAND, CALIFORNIE
15Le combat fut plus long pour les leaders noirs d’Oakland, qui réussirent à élire leur premier maire, Lionel Wilson, en 1977, soutenus par des progressistes blancs, et se maintinrent au pouvoir pendant 20 ans également, disposant rapidement non seulement d’un maire mais d’une majorité de conseillers municipaux africainsaméricains (5 sur 9).
16À peine installées au pouvoir, les administrations noires des deux villes durent faire face à une forte accélération de l’immigration en provenance d’Amérique latine et d’Asie, puis à l’émergence d’une force politique latino.
La montée du pouvoir hispanique
17Entre 1980 et 1990, la ville d’Oakland vit sa population asiatique doubler et sa population hispanique augmenter de moitié, alors que le nombre de Noirs stagnait et que la population blanche continuait de décliner. Le quartier de Chinatown du centre-ville s’étendit progressivement vers l’est pour accueillir les immigrants chinois et les Asiatiques du Sud-Est et vers le nord, dans les basses collines rebaptisées China Hill, une ascension spatiale attestant de l’ascension sociale. Les immigrants latino-américains, majoritairement mexicains, s’installèrent prioritairement dans le quartier de Fruitvale et dans les ghettos noirs d’East et West Oakland. Ceux-ci perdirent de leur homogénéité, d’autant que la classe moyenne noire s’installait de plus en plus sur les collines sud de la ville. Seuls les Blancs les plus pauvres restèrent vivre parmi les minorités dans les flatlands, alors que la grande majorité s’était installée dans les quartiers aisés des collines nord de la ville, au-dessus de l’autoroute 580, véritable frontière urbaine entre les collines et les flatlands. Ces tendances se poursuivirent dans la décennie suivante. Entre 1980 et 2000, la population noire diminua de 20000 habitants, passant de 43 à 35% de la population. Bénéficiant de l’emballement du marché immobilier, comme nous le verrons plus bas, beaucoup s’installèrent en banlieue. Selon les estimations du Bureau du recensement, la population noire ne serait plus que de 33% en 2006 contre 26% d’Hispaniques, 24% de Blancs et 16% d’Asiatiques.
18Los Angeles vit ses populations blanche et noire décliner après 1970, de manière relative en raison de l’immigration internationale, mais aussi en valeur absolue en raison de leur départ vers d’autres communes périphériques, d’autres régions voire d’autres États [Douzet, Kousser et Miller, 2008]. Entre 1970 et 2005, la popu-lation blanche passa de 1,7 à 1,1 million et la population noire de 504000 à369000. Le déclin est encore plus important en valeur relative étant donné l’accroissement du nombre d’immigrants et de la population totale. En 2005, la population comptait 49% de Latinos (dont 34% de Mexicains), 29% de Blancs, 11% d’Asiatiques et plus que 10% d’Africains-Américains. La carte de LosAngeles montre la géographie balkanisée des groupes ethniques. Les Blancs dominent les quartiers de classes moyennes et aisées, le long de la côte et au pied des collines. En 2005, ils avaient évacué l’essentiel des quartiers du centre ainsi que l’est de San Fernando Valley pour se fixer essentiellement dans l’ouest de la ville, dans quatre zones distinctes : l’ouest de San Fernando Valley, les collines de Santa Monica, West Los Angeles (quartiers de Palm, Mar Vista, Rancho Park...) et Westchester. Les quelques quartiers blancs subsistant en centreville sont situés dans les collines d’Hollywood et les quartiers de Hancock Park-Fairfax et Silver Lake. Les Latinos se concentrèrent dans les quartiers fortement peuplés autour du centre-ville et dans le couloir industriel de San Fernando Valley; les quartiers de l’est comme Boyle Heights et Lincoln Heights étant le cœur historique des populations latinos. Ils investirent également les quartiers noirs du sud de la ville, notamment à l’est du Harbor Freeway. Les Africains-Américains, bien qu’encore concentrés dans le sud de la ville, commencèrent à franchir les frontières municipales. Pendant la Seconde Guerre mondiale, ils s’étaient installés dans les quartiers du sud de la ville, dont Watts, à proximité des zones industrielles. À partir des années 1970, ils migrèrent à l’ouest dans les quartiers de Crenshaw et West Adams, auparavant dominés par les Blancs, alors que les Latinos s’installaient dans les quartiers est de South Central. Les Noirs sont désormais plus dispersés spatialement et à travers les entités administratives. Ils sont majoritaires dans certaines zones non incorporées du comté comme View Park-Windsor Hills, West Compton ou West Adams [1], ainsi que dans les petites villes qui bordent Los Angeles comme Inglewood ou Compton, où leur majorité démographique est de plus en plus menacée par l’arrivée d’immigrants latinos.
Le redécoupage électoral, moteur de la mobilisation politique
19Le passage d’une force démographique à une force politique pour les Latinos prit des tournures différentes dans les deux villes. À Oakland, c’est la démocratisation du processus de découpage électoral qui permit l’émergence politique des nouvelles minorités. Influencé par les représentations inclusives et généreuses du multiculturalisme, le maire Elihu Harris estimait qu’il était indispensable de valoriser la diversité comme une richesse et d’offrir une place politique à toutes les minorités pour assurer la paix sociale dans sa ville. Tous les dix ans aux États-Unis, à l’occasion du recensement de la population, les frontières des circonscriptions des différentes entités administratives sont redéfinies afin de représenter au mieux la population. La loi sur le droit de vote de 1965 et particulièrement son amendement de 1982 stipulent que chaque groupe a droit à une représentation politique en rapport avec son poids démographique. Or, à Oakland, les changements démographiques avaient bouleversé la carte électorale. Les Hispaniques comme les Asiatiques se trouvaient à cheval sur plusieurs circonscriptions électorales et donc dans l’incapacité de peser dans l’élection du moindre conseiller municipal. Elihu Harris choisit de mettre le processus entre les mains des citoyens, invités, après une formation par un expert et la distribution des données, à dessiner leur propre carte afin de redécouper les 7 circonscriptions (districts) de la ville [2].
CARTE – LES QUARTIERS DE LOS ANGELES
CARTE – LES QUARTIERS DE LOS ANGELES
20Alors que plusieurs groupes africains-américains firent des propositions séparées, les leaders asiatiques et hispaniques s’entendirent rapidement sur une carte commune. Ils partageaient le même sentiment de n’avoir aucun accès au pouvoir dans une ville dominée économiquement par les Blancs et politiquement par les Noirs. Cette représentation était d’autant plus vive que nombre d’emplois municipaux étaient occupés par des Africains-Américains, particulièrement les emplois peu qualifiés distribués à défaut d’autre chose en période de pénurie. Leur visibilité était accrue par la présence à la plupart des guichets administratifs. Les Asiatiques et Hispaniques estimaient par ailleurs se heurter constamment au « plafond de verre », c’est-à-dire à l’impossibilité d’accéder à des postes de responsabilité élevés malgré leurs compétences. Les leaders noirs ne partageaient pas tous la vision d’Elihu Harris, considérant s’être battus très dur pour combattre la ségrégation politique de la ville et obtenir la réparation de préjudices subis dont les racines remontent à la période de l’esclavage. Ils admettaient difficilement que des immigrants récemment et volontairement arrivés puissent ainsi prendre le train en marche et réclamer leur part du gâteau.
21Le débat public final confronta trois cartes : celle de la coalition hispanoasiatique qui créait un district à majorité hispanique et un district à majorité relative asiatique, altérant sérieusement au passage la composition du district 3, à majorité noire; celle d’un groupe d’Africains-Américains modérés, proches du pouvoir, qui défendait plus ou moins le statu quo; et celle d’un groupe d’Africains-Américains plus radicaux, ignorant totalement la demande des autres minorités et maximisant la représentation politique des Noirs. Le compromis fut proche de la carte de la coalition hispano-asiatique, restaurant toutefois la majorité noire du district 3. Les débats furent houleux. Les conseillers municipaux les plus virulents furent les représentantes des districts 2 et 3, largement redessinés pour accueillir les nouvelles majorités. Mary Moore (district 2) brandit en pleine séance le compte rendu de la décision de la Cour Suprême Shaw v. Reno [3], décrétant que les Blancs étaient devenus une minorité à Oakland. Venue en renfort, une activiste du quartier accusa publiquement la commission d’avoir passé son district au napalm, un choix de mot des plus maladroits dans une négociation avec des leaders asiatiques... La nouvelle carte fut adoptée en juillet 1993.
22Le redécoupage n’eut dans un premier temps qu’un impact limité, en raison du faible taux de citoyenneté et d’inscription sur les listes électorales des immigrants. Mais il permit leur mobilisation politique et leur émergence en tant qu’acteurs, de la même façon que les exigences de participation des leaders communautaires aux programmes financés par le gouvernement fédéral avaient encouragé la mobilisation et l’organisation politiques des Noirs dans les années 1960. À plus long terme, il participa à l’effondrement de la représentation des Noirs, qui chutèrent de 5 conseillers municipaux et le maire, à seulement 2 conseillers municipaux en 1998. Les Asiatiques gagnèrent deux sièges – dont celui attribué par l’ensemble des électeurs – et les Latinos un siège, celui du leader Ignacio De La Fuente.
23L’absence d’une telle réforme à Los Angeles handicapa fortement les Asiatiques. La ville comprend 15 districts électoraux, soit seulement le double d’Oakland pour une population 10 fois supérieure. Les circonscriptions sont donc à la base beaucoup plus vastes. De plus, les Asiatiques sont répartis sur plusieurs circonscriptions et dispersés géographiquement dans la ville, au lieu d’être regroupés en une ou deux circonscriptions.
24Dans les années 1980 cependant, Mike Woo, grâce à une personnalité attractive au-delà de son seul groupe ethnique, fut élu dans le 13e district où il servit comme conseiller municipal et président de la commission au plan pour l’ensemble de la ville entre 1985 et 1993. Premier Asiatique du conseil municipal de Los Angeles, il était aussi le dernier arrivé et lorsqu’une décision de justice imposa la création d’une circonscription à majorité latino, les autres conseillers municipaux tentèrent de redécouper la sienne pour préserver leurs sièges. Le maire Tom Bradley, qui avait toujours entretenu de bonnes relations avec le leadership asiatique, y compris au début de sa carrière politique, mit son veto et protégea le siège de Mike Woo. Lorsque Bradley prit sa retraite, en 1993, c’est Mike Woo qui reprit le flambeau de la coalition et fut candidat, sans succès, au poste de maire. Au cours de cette campagne, contrairement aux dynamiques du conflit d’Oakland, Woo obtint son plus fort soutien de la part des électeurs noirs, en raison de ses positions progressistes et de sa forte opposition au chef de la police, le conservateur Daryl Gates. En tant que maire, Bradley avait offert d’exceptionnelles opportunités professionnelles, en termes d’emploi et d’avancement de carrière, aussi bien aux Noirs qu’aux Asiatiques et aux Hispaniques [Sonenshein, 1993].
25Au début des années 2000, la commission de réforme de la charte municipale [4] [Sonenshein, 2004] tenta de faire voter deux mesures permettant l’élargissement du conseil municipal de la ville et donc la création de circonscriptions plus petites. Ces mesures devaient conduire à un accroissement substantiel de la représentation asiatique et hispanique. Elles se heurtèrent à une double opposition : celle des conseillers municipaux noirs qui craignaient la dilution spatiale de leur poids électoral, et celle des conservateurs blancs qui sont idéologiquement hostiles à l’expansion du gouvernement. D’un autre côté, la nouvelle charte proposée au vote créa un nouveau système de conseils de quartier qui en théorie devaient ouvrir la voie pour accroître la représentation des communautés immigrantes. Une fois créé, cependant, il semble que ce système ait surtout favorisé la représentation des Blancs, en particulier des propriétaires, plutôt que des minorités et communautés immigrantes.
26Le résultat est qu’il n’y a plus aucun représentant asiatique au conseil municipal depuis 1993. Les Latinos, en revanche, par leur seul poids démographique, furent en mesure de remporter de nombreux sièges. Actuellement, des Latinos occupent le poste de maire, d’avocat général de la ville (city attorney) – soit deux des trois postes d’élus à l’échelle de toute la ville – et 5 des 15 sièges de conseillers municipaux, élus par circonscription. Au moins 4 de ces sièges sont dans des circonscriptions disposant d’une si forte majorité latino (2 en centre-ville et 2 à San Fernando Valley) qu’ils sont susceptibles de rester occupés par des représentants latinos pour les années à venir.
Démocratie directe et mobilisation politique
27L’émergence du pouvoir latino resta cependant longtemps bridée par les faibles taux de citoyenneté et d’inscription sur les listes électorales des immigrants, particulièrement à Los Angeles où leur poids démographique aurait pu les conduire plus rapidement à des positions de pouvoir. Paradoxalement, c’est une tentative par les conservateurs blancs d’exploiter les ressentiments liés à l’immigration qui conduisit à la montée en puissance politique des Latinos. En 1994, un groupe de citoyens californiens récolta suffisamment de signatures pour porter au vote une proposition de loi (Proposition 187) intitulée « Save Our State », proposant de priver les immigrants clandestins d’accès aux services publics tels que la santé, l’éducation ou l’aide sociale. La proposition exigeait même des personnels, scolaires ou médicaux, qu’ils signalent aux services de l’immigration toute personne susceptible d’être en situation irrégulière. La loi fut approuvée par 59% des citoyens californiens. Les sondages de sortie des urnes témoignaient d’un regain de nativisme dans la population blanche mais qui n’épargnait ni les immigrants de première génération ni les Noirs. La proposition aurait ainsi recueilli l’approbation de 55% des électeurs noirs, 55% des asiatiques et 31% des hispaniques [LA Times, 8 novembre 1994].
28Elle fut cependant rapidement perçue comme une stigmatisation de l’ensemble de la population immigrante, un calcul politique risqué pour le gouverneur Pete Wilson qui l’avait ardemment défendue en espérant, outre relancer sa campagne de réélection, emporter la nomination républicaine pour l’élection présidentielle de 1996. Au lieu de cela, bien qu’elle fût rapidement invalidée par les cours fédérales, la proposition entraîna une vague sans précédent de demandes de naturalisation et de mobilisation politique à travers tout l’État. Et ce d’autant qu’en 1996 la réforme de l’aide sociale élaborée par l’administration Clinton limitait les avantages sociaux des immigrants légaux. Les électeurs latinos imputèrent ces changements au Congrès très conservateur dominé par les Républicains. On estime ainsi que, dans les années 1990, plus d’un million de Latinos se sont inscrits sur les listes électorales, ce qui s’est retourné contre le parti républicain, qui perdit du terrain, et encouragea l’élection de candidats latinos. De plus, l’adoption de la Proposition 140 en 1990 limita les sénateurs californiens à deux mandats de quatre ans et les représentants à l’Assemblée à trois mandats de deux ans. Cette loi engendra un grand renouvellement du personnel politique dans un État où les candidats sortants sont réélus à près de 90% et permit l’élection de nombreux Hispaniques et Asiatiques. Les Asiatiques réussirent particulièrement bien à se faire élire comme représentants dans la législature de l’État, en contraste avec leur absence totale de la politique de Los Angeles. Très peu de ces victoires électorales vinrent d’ailleurs des circonscriptions de Los Angeles.
29En ce sens, la Proposition 187 permit de structurer politiquement la communauté latino – et plus généralement immigrante – dans son combat pour l’accès au pouvoir à Los Angeles. On peut de ce point vue comparer son impact à celui de la Proposition 14 qui renversa une loi votée par l’État contre la discrimination dans le logement en 1964, le Rumford Fair Housing Act de 1963 [5] [Wolfinger and Greestein, 1968]. La Proposition 14 aurait ainsi permis la poursuite de la discrimination raciale dans le logement. Elle fut invalidée par la Cour suprême des États-Unis trois ans plus tard. Cette proposition radicalisa l’électorat et encouragea la mobilisation politique des minorités menacées par la loi, afin d’assurer une représentation au plus haut niveau pour contrer les effets de « retour de bâton » des Blancs.
30La Proposition 187 posa les bases de la nouvelle coalition ethnoraciale qui émergea en 2001 et 2005 autour de la candidature d’Antonio Villaraigosa. Bien qu’elle n’en soit pas l’unique déterminant, elle participa à l’effondrement de l’ancienne coalition Bradley, de la même façon que l’émergence politique de la coalition hispano-asiatique à Oakland contribua à affaiblir la coalition construite autour du leadership noir. La majorité relative noire d’Oakland (46% à son apogée en 1980), comparée à la plus faible proportion de la population à Los Angeles (18% au plus), restreignit sans doute le cadre de l’émergence d’une coalition multiculturelle au début des années 1990, ce qui eut des répercussions des années plus tard. D’un autre côté, le sentiment partagé d’exclusion du pouvoir des minorités immigrantes à Oakland contribua à les rapprocher, ce qui ne se produisit pas de la même façon à Los Angeles. Le simple poids démographique offrit aux Latinos de Los Angeles la possibilité d’avancer rapidement et de dépasser l’obstacle du faible taux de citoyenneté et de participation. Bien qu’ambivalents face à cette montée en puissance du pouvoir latino, les Africains-Américains acceptèrent, comme nous le verrons plus bas, de voter pour le candidat latino au second tour des élections municipales de 2005, alors que les Asiatiques soutinrent le maire blanc contre le candidat latino dans les deux élections (2001 et 2005).
L’effondrement du leadership noir à Los Angeles et Oakland
31Les villes de Los Angeles et Oakland se trouvèrent confrontées à une période particulièrement difficile au début des années 1990 qui précipita l’effondrement des coalitions au pouvoir. La récession économique naissante fut aggravée par la fermeture de plusieurs bases militaires – dont une à Oakland – et de sévères restrictions budgétaires dans les contrats de défense. Les tensions sociales et raciales s’ajoutèrent aux frustrations accumulées par les électeurs des villes, au cours des deux décennies précédentes, face à l’impuissance des administrations à enrayer la dégradation de l’emploi peu qualifié et la montée de la criminalité subies de plein fouet par les deux villes. L’élection des deux maires noirs s’était produite à une période particulièrement défavorable. Les deux chocs pétroliers de 1973 et 1979 provoquèrent une restructuration massive de l’économie américaine qui engloutit de nombreux emplois industriels. Les villes industrielles se trouvèrent en proie à des taux de chômage exorbitants et à la fermeture de nombreuses usines. Elles assistèrent à l’accélération du départ des populations blanches et aisées vers les banlieues, progressivement suivies par la classe moyenne noire bénéficiaire des mesures de lutte contre la discrimination et par les commerces et entreprises s’installant à proximité des populations plus qualifiées et fortunées. La compétition avec les nouveaux territoires en développement s’intensifia. Le choc fiscal fut brutal pour des villes privées d’une bonne part de leurs revenus au moment où les problèmes sociaux s’aggravaient, d’autant qu’en 1978 les conservateurs californiens faisaient voter la Proposition 13. Surnommée la « Révolte des contribuables », la nouvelle loi imposa une limite sévère à l’impôt foncier, conduisant à une réduction drastique des revenus de l’État. Dans le même temps, la qualité des écoles publiques des villes-centres déclina fortement, alors que la criminalité violente, dopée par l’arrivée du « crack » et des armes automatiques dans les ghettos, augmentait de façon inversement proportionnelle.
32Jouant de malchance, la ville d’Oakland fut également frappée par deux cata - strophes naturelles : le tremblement de terre Loma Prieta en 1989, qui ravagea de nombreux bâtiments de la ville et une portion d’autoroute, causant 90 millions dedollars de dommages, et un incendie en 1991, qui détruisit 3000 des plus belles maisons de la ville, situées dans le quartier le plus aisé des collines, entraînant le départ temporaire d’autant de familles.
33La ville de Los Angeles vécut un cataclysme d’un tout autre ordre avec les émeutes de 1992, déclenchées par l’acquittement des policiers blancs accusés, preuve vidéo à l’appui, d’avoir roué de coups un automobiliste noir suite à une course-poursuite. Le département de police de Los Angeles (LAPD) était connu pour ses méthodes brutales et sa discrimination raciale. Les images tournées par un amateur firent le tour de monde alors que le quartier de South Central s’enflammait. Le bilan fut lourd : 6 jours d’émeutes et 53 morts, dont 25 Africains-Américains, 16 Latinos, 8 Blancs, 2 Asiatiques, un Algérien et un Indien. Cette fois-ci, il s’agissait de violences multiraciales où les Hispaniques et les Noirs s’attaquèrent avec violence aux petits commerces asiatiques, particulièrement coréens, symboles des différences d’ascension économique entre les minorités et d’accès aux prêts pour création d’entreprise.
34En 1993, le candidat asiatique Mike Woo tenta de prendre la succession de Tom Bradley. Il devait être porté par la même coalition, l’électorat blanc progressiste – notamment les Juifs – et les électeurs asiatiques et africains-américains. En raison des difficultés économiques et des tensions raciales, c’est la coalition adverse des blancs conservateurs qui emporta le pouvoir, avec l’élection du républicain modéré Richard Riordan. Relativement populaire auprès des Latinos, il fut réélu en 1997. Ce fut sans doute la dernière heure de gloire des Blancs républicains à Los Angeles, dont la proportion ne cessa par la suite de diminuer.
35Dans le même temps, le maire d’Oakland, Elihu Harris, perdit progressivement la confiance des électeurs au cours des années 1990, faisant face à des accusations de piètre management suite à quelques opérations financièrement désastreuses – notamment la construction d’une patinoire et la rénovation du Colisée – et à l’hémorragie continue des entreprises. Bien que l’administration ait peu de prise sur les mutations économiques structurelles, l’image d’Oakland devint catastrophique : celle d’une ville noire, violente, économiquement sinistrée et gouvernée par des incompétents. Un homme d’affaires asiatique, Ted Dang, effectua un bon score contre lui au premier tour en 1994. Mais, sur les conseils de son directeur de campagne, il s’attaqua si violemment et maladroitement à Elihu Harris que la campagne prit une tournure raciale. Nombre de leaders communautaires ravalèrent leurs critiques et se rallièrent massivement derrière le maire noir. Quatre ans plus tard, en revanche, l’ancien gouverneur de Californie Jerry Brown fit son entrée en campagne 8 mois avant l’élection. Il l’emporta dès le premier tour avec 59% des voix contre une bonne dizaine de candidats, noirs pour la plupart. La carte des résultats électoraux montre que sa base se situe clairement dans les collines, où il dépassa 60% des voix dans la plupart des bureaux de vote, mais il obtint une majorité dans tous les bureaux de vote de West Oakland (sauf un) et de fortes majorités dans le quartier asiatique. Ses scores furent plus faibles dans le quartier hispanique, en raison de la candidature d’Ignacio De La Fuente qui emporta la plupart de ces bureaux de vote, et dans le ghetto noir d’East Oakland, où il gagna tout de même plusieurs bureaux de vote et dépassa 40% des voix quasiment partout.
36Outre son charisme et sa popularité, Brown apportait à Oakland une attention médiatique sans précédent et, surtout, l’espoir de faire renaître la ville. Or cet espoir n’était porté par aucun nouveau candidat noir d’envergure à Oakland. Leleadership noir, à Oakland comme à Los Angeles, se trouva confronté à un problème de génération, la relève dans la jeune génération n’étant pas assurée. Les deux villes traversèrent alors une période de transition où les Blancs avaient repris le pouvoir, dans des coalitions de type différent. L’administration Riordan fut cependant bientôt remplacée par une coalition d’un type plus proche de celle de Brown, conduite par James K. Hahn, élu maire en 2001.
La transition blanche
37La phase de transition entraîna une situation paradoxale où les Blancs, dans un contexte de rivalités entre plusieurs groupes ethniques en mesure de peser électoralement, redevenaient un groupe pivot dans des villes où ils étaient désormais largement minoritaires, représentant moins de 30% de la population.
38Jerry Brown et Jimmy Hahn étaient, cela dit, particulièrement appréciés des minorités, de père en fils. Pat Brown, également ancien gouverneur de Californie, et Kenneth Hahn, pendant des années représentant de South Los Angeles pour le conseil municipal et le County Board of Supervisors, avaient ardemment défendu la cause des Noirs et transmettaient ainsi un capital de confiance à leurs fils. Entant que gouverneur, Jerry Brown avait également veillé aux intérêts des minorités, notamment par sa politique de recrutement, et gagné en popularité.
39Soucieux de revitaliser sa propre carrière à l’échelle nationale, après trois tentatives ratées pour se présenter à l’élection présidentielle, Jerry Brown lança des opérations de revitalisation de la ville, sans grande consultation des leaders communautaires. Arrivé dans un contexte économique particulièrement dynamique et favorable, il bénéficia de la baisse généralisée de la criminalité aux États-Unis à partir du milieu des années 1990 et de la pénurie de logement dans la baie de San Francisco pour développer son plan de construction de 10000 logements en centre-ville. Les investisseurs et promoteurs immobiliers, rassurés par sa présence et à l’affût d’opérations dans la région, le suivirent. Le quartier de West Oakland connaissait par ailleurs un début de gentrification avec l’installation des réfugiés économiques de San Francisco, essentiellement des couples sans enfants à double salaire venus retaper les vieilles maisons victoriennes plus ou moins à l’abandon du quartier. Des leaders associatifs furent dans un premier temps inquiets du risque de déplacement des pauvres. Une mesure d’initiative populaire intitulée « Just Cause Eviction », combattue par le maire, fut approuvée par les citoyens, empêchant les expulsions pour simple raison lucrative. Pourtant, c’est surtout la classe moyenne noire que la gentrification poussa à quitter la ville. Alors que le nombre de logements sociaux était maintenu, nombre de propriétaires noirs avaient enfin les moyens de vendre leur bien à un prix décent pour partir s’installer dans les banlieues alentour comme Pittsburgh ou Antioch. Or les classes moyennes et aisées sont aussi celles dont le taux de participation politique est le plus élevé. Cette politique contribua donc à la dilution spatiale de l’électorat noir à travers la région, et donc à l’affaiblissement de la base électorale des Noirs dans la ville d’Oakland.
40Parallèlement, malgré ses promesses de campagne, Jerry Brown isola progressivement du pouvoir le leadership noir à Oakland. Il tenta de prendre le contrôle du district scolaire, entrant en vif conflit avec ses élus africains-américains – ce qu’Antonio Villaraigosa tenta à son tour sans beaucoup plus de succès en 2006 –, congédia le très populaire chef de la police pour en recruter un autre, certes noir mais à sa botte, et fut rapidement accusé de ne pas faire suffisamment bénéficier les entreprises noires des contrats de la Ville. Sa coalition politique se resserra autour du leader hispanique Ignacio De La Fuente, du représentant blanc du district d’Oakland au sénat de Californie Don Perata et des entrepreneurs de la ville, notamment asiatiques, ravis de voir la croissance économique revenir. La déception et la frustration croissantes de certains leaders noirs furent un moteur pour contrer la candidature d’Ignacio De La Fuente à la mairie en 2006.
41L’élection de Jim Hahn se plaça dans un tout autre contexte idéologique puisqu’il s’agissait de battre une coalition de Blancs conservateurs non soutenue par les Noirs – alors qu’à Oakland la base républicaine est désormais tellement faible que tous les candidats sont démocrates [6] et ont nécessairement – peut-être plus pour longtemps – besoin du soutien d’une partie de l’électorat noir. À Los Angeles, l’exode continu des Blancs contribua aussi à réduire la base conservatrice blanche, les électeurs blancs restants devenant nettement moins nombreux et nettement plus démocrates. Pour autant, le succès de Jimmy Hahn fut en partie dû à sa capacité à rallier une partie de l’électorat blanc conservateur, sachant que, pour la première fois dans l’histoire du Los Angeles moderne, les candidats du deuxième tour étaient tous deux démocrates.
42La succession de Bradley étant ouverte, de nouveaux types de coalitions entraient en compétition dans une ville transformée démographiquement, géographiquement et politiquement. En 1993, les Latinos ne représentaient que 8% des votants au premier tour des élections municipales, contre 25% en 2005. Signe de leur émergence politique, Antonio Villaraigosa se présenta en 2001 pour tenter de devenir le premier maire latino de la ville depuis 130 ans. Mais l’élection ne donna pas naissance à une coalition de couleur, démontrant au contraire de sérieuses rivalités entre les groupes ethniques.
43Jim Hahn réunit une coalition pour le moins inattendue, rassemblant les Blancs conservateurs et les Africains-Américains. Antonio Villaraigosa, en revanche, rallia l’électorat progressiste blanc et les Latinos. Il emporta le premier tour avec plus de 30% des voix, suivi de James Hahn (25,1%), talonné par le républicain juif Steve Soboroff (21,3%). Au deuxième tour, Hahn l’emporta par 53,5% des voix contre 46,5% pour Villaraigosa.
44La couleur divisait également les syndicats. En raison du déclin des commerces du centre-ville, les syndicats devinrent la force électorale la plus structurée de la ville. Mais les travailleurs se partageaient entre les syndicats d’employés municipaux (city employee unions), à forte proportion noire, et la Fédération du travail du comté (County Federation of Labor) qui rassemblait essentiellement des syn - dicats de travailleurs immigrants, pour la plupart latinos, du secteur privé. Les premiers apportèrent leur soutien à Hahn, alors que la Fédération du comté, diri gée par Miguel Contreras, appela à voter pour Villaraigosa. Après l’élection cependant, il fit amende honorable et rassembla ses forces pour soutenir Hahn en 2005.
45Malgré la défaite cuisante de Villaraigosa au second tour, la force électorale des Latinos ne se démentit pas. Rocky Delgadillo fut élu au poste d’avocat général de la ville, par le même électorat, alors qu’Alex Padilla devint président du conseil municipal, dont désormais un tiers des 15 membres étaient latinos. Il est intéressant de noter que, contrairement à Villaraigosa, Delgadillo bénéficia, lors de la même élection, du soutien de la majorité des Africains-Américains [Sonenshein et Pickus, 2005; Abrajano, Nagler et Alvarez, 2005]. Contrairement aux anciennes coalitions relativement stables qui portèrent l’élection d’Africains-Américains, les coalitions qui sous-tendent le succès de candidats latinos semblent plus flexibles et dépendantes du contexte.
46Doté d’une base électorale progressiste trop restreinte pour gagner l’élection en 2001, Villaraigosa parvint à construire une majorité bien plus large que ce que ses propres troupes avaient espéré, remportant l’élection par un raz-de-marée au second tour en 2005.
47À Oakland, en revanche, Ignacio De La Fuente ne parvint même pas à faire le plein des voix des électeurs latinos et la mairie revint à un ancien leader noir de 72 ans, tiré de sa retraite pour l’occasion, l’ancien représentant au Congrès Ron Dellums.
Les nouvelles coalitions multiculturelles ou la politique de la diversité
48Les élections municipales de 2005 et 2006 marquèrent un tournant dans l’histoire des relations interraciales des deux villes. En élisant Antonio Villaraigosa, Los Angeles s’affirmait comme une ville latino, alors qu’Oakland, avec Ron Dellums, rappelait qu’elle était bel et bien toujours une ville noire. Et pourtant, dans chacune des deux villes, chacun avait besoin du soutien d’au moins une partie de l’autre minorité.
Le triomphe d’Antonio Villaraigosa
49À Los Angeles, le soutien de la minorité noire à Antonio Villaraigosa n’était peut-être pas indispensable mais il permit de faire la différence entre ce qui aurait pu être une courte victoire (ou défaite) et ce qui fut un raz-de-marée électoral. Le succès de Villaraigosa à réunir une aussi large majorité autour de lui tient autant à son charme, son énergie et son charisme exceptionnels, qu’aux erreurs commises par son adversaire, qui, par seulement deux décisions, réussit à s’aliéner les deux piliers de sa coalition, à savoir les Africains-Américains et les Blancs conservateurs.
50En 2002, James Hahn décida de ne pas renouveler le contrat du chef de la police africain-américain Bernard Parks, dénonçant sa résistance à une super - vision civile des activités de la police et ses piètres relations avec ses agents. Le limogeage déclencha un feu de protestations au sein de la communauté africaineaméricaine, d’autant qu’au cours de sa campagne Hahn avait laissé entendre qu’il envisageait de réembaucher Parks. Sa popularité dégringola brutalement parmi les Noirs, qui après avoir constitué le socle de sa base électorale devirent ses plus fervents critiques, même s’il réussit à reconstituer une partie de son soutien pour l’élection de 2005.
51La même année, Hahn se trouva confronté au mouvement de sécession de San Fernando Valley, porté au vote par une mesure d’initiative populaire devant être approuvée à la fois par une majorité des habitants de la vallée et par la majorité des habitants de Los Angeles. La proposition était le produit de l’alliance peu commune entre les associations de propriétaires de la vallée et les chambres de commerce [Hogen-Esch, 2004], les Blancs conservateurs et modérés qui avaient massivement soutenu la candidature de Hahn en 2001. Leur tentative de sécession était motivée par le désir de mieux contrôler le développement urbain d’une zone autrefois très privilégiée de la ville mais en proie à une très forte immigration latino pauvre, et par une désolidarisation financière du reste de la ville. Ils clamaient ne pas recevoir de services municipaux à la hauteur des impôts qu’ils versaient, supérieurs à la moyenne de la ville; autrement dit, ils ne souhaitaient plus que leurs impôts servent à aider les quartiers les plus pauvres du reste de la ville. Hahn mit toute son énergie à combattre cette tentative de sécession, ce qui se retourna contre lui. Des rumeurs de corruption au sein de son administration contribuèrent par ailleurs à ternir son image déjà peu reluisante. Les taux de satisfaction à son égard ne dépassaient guère 45% – les plus élevés se trouvant ironiquement parmi l’électorat latino – et sa personnalité était à peu près aussi enthousiasmante que celle de l’ex-gouverneur Gray Davis, destitué en 2003 au profit d’un candidat plus exaltant, Arnold Schwarzenegger.
52En contraste, Antonio Villaraigosa galvanisait les foules et rassemblait autour de lui d’enthousiastes leaders communautaires. Son travail de terrain porta ses fruits. Il vint à la rencontre des habitants dans les ghettos noirs et déploya de grands moyens pour éviter qu’ils se sentent menacés par sa candidature. L’accueil qui lui fut réservé dans les églises noires témoigne de sa grande popularité. Il serrait les mains, embrassait les bébés, déclenchait la liesse et magnétisait littéralement les foules, comme aucun autre leader non noir à l’exception de Bill Clinton, selon les observateurs [7].
53Villaraigosa se fit élire conseiller municipal en 2003, en même temps que Bernard Parks. Tous deux se présentèrent au premier tour de l’élection, de même que Richard Alarcon, sénateur de l’État et ancien conseiller municipal de San Fernando Valley, ainsi que Bob Hertzberg, connu comme réformateur du temps de sa présidence de l’Assemblée de Californie et très populaire auprès de l’électorat juif et de San Fernando Valley. Comme en 2001, on comptait donc deux candidats latinos, un Juif populaire dans la vallée, Hahn et Villaraigosa. Mais, cette fois, le candidat noir Bernard Parks était également de la partie. Les résultats du premier tour furent très similaires à ceux de 2001. Villaraigosa l’emporta par 33%, Hahn finit deuxième avec 24%, talonné par le candidat juif avec 22%. Parks n’obtint que 13% mais entama sérieusement l’électorat de Hahn, captant 54% de l’électorat noir contre 23% pour Hahn.
54Entre les deux tours, les choses s’envenimèrent pour Hahn. Le décès brutal du leader syndicaliste Miguel Contreras qui s’était rallié à lui après l’élection de 2001 le priva du soutien d’un des leaders les plus influents du monde du travail. Trois des cinq membres de sa fédération votèrent unanimement pour Villaraigosa. Les ralliements à Villaraigosa se multiplièrent, notamment ceux des deux journaux principaux, le Times et le Daily News, habituellement divergents. Trois leaders noirs, dont Bernard Parks, ainsi que la quasi-totalité des élus latinos lui apportèrent leur soutien. Hertzberg se rallia également, suivi par de nombreux leaders associatifs de la San Fernando Valley et par l’ancien maire Richard Riordan.
55Villaraigosa écrasa son adversaire au second tour, gagnant par une marge de 18 points de pourcentage. Selon les sondages de sortie des urnes, il emporta 84% du vote latino, 50% des Blancs, 55% des Juifs et 48% des Africains-Américains. Il obtint 67% des démocrates, 59% des indépendants et 27% des républicains. Il progressa également parmi les syndicalistes, avec 60% des voix contre 48% en 2001. À l’inverse, Hahn remporta une majorité des républicains (73% contre 79% en 2001), avec un net recul auprès des Blancs conservateurs (79% contre 88% en 2001). Par rapport à 2001, Hahn avait perdu ses larges majorités parmi les Blancs (50% contre 59% en 2001), les Noirs (52% contre 80% en 2001) et les syndicalistes, au profit de Villaraigosa. Celui-ci réussit ainsi à étendre le cœur de sa coalition – Blancs progressistes et Latinos, avec un bel accroissement de leurs taux de participation pour cette élection – aux électeurs juifs et à une bonne partie des syndicalistes et des Noirs.
Le retour d’un maire noir à Oakland
56À Oakland, en revanche, le leader latino Ignacio De La Fuente ne réussit pas pareil exploit. Le poids électoral des Latinos était certes moindre et Oakland restait, en 2006, une ville à majorité relative noire. Implanté de longue date dans la ville, Ignacio De La Fuente aurait pourtant pu gagner la confiance d’une partie substantielle des électeurs noirs, mus par une communauté d’intérêts de classe ouvrière. La comparaison de ses performances aux élections de 1998 et 2006 montre cependant que ses progrès restèrent trop limités et qu’il ne réussit pas à gagner de terrain au sein de sa propre communauté.
57Contrairement à 1998, où ses voix se limitaient strictement aux quartiers hispaniques, De La Fuente obtint des scores honorables à travers toute la ville. Il réalisa ses meilleurs scores dans les quartiers aisés des collines et un peu plus bas dans les quartiers de classe moyenne, dans le quartier de Chinatown, ainsi que dans sa circonscription de base de Fruitvale. Il n’y fit cependant pas le plein des voix, n’atteignant plus de 50% que dans quelques bureaux, alors que Dellums remportait la majorité dans nombre d’entre eux. Malgré la candidature de la conseillère municipale de West Oakland, Dellums remporta très largement les bureaux du quartier où il naquit et grandit, ainsi que la totalité de ceux d’East Oakland. Il obtint également la majorité dans les collines sud où se trouve la classe moyenne noire. Il obtint en revanche moins de 35% des voix dans tous les bureaux de vote des collines blanches et aisées.
CARTE – LES ÉLECTIONS MUNICIPALES DE 2001 ET 2005 À LOS ANGELES
CARTE – LES ÉLECTIONS MUNICIPALES DE 2001 ET 2005 À LOS ANGELES
58Bien qu’Oakland ait connu une véritable revitalisation économique et une transformation physique de son centre-ville au cours des mandats de Jerry Brown, les conditions de vie des populations les plus pauvres ne s’étaient guère améliorées, tan dis que nombre de leaders noirs se sentaient marginalisés par l’admi - nistration en place. Président du conseil municipal et dauphin de Jerry Brown, De La Fuente incarnait clairement la continuité de l’administration. Très focalisé sur le développement économique, il fut longtemps président du comité de développement économique et de quartier de la ville. Bien qu’il jouât un rôle déterminant dans la réhabilitation du quartier hispanique de Fruitvale, la lenteur des travaux lui valut quelques critiques. Son ascension professionnelle d’ouvrier puis leader syndicaliste et enfin homme politique force le respect et le place au cœur des intérêts de la classe ouvrière. Dans une biographie de 32 pages diffusée aux électeurs, il racontait ses débuts comme plongeur jusqu’à sa vice-présidence d’un syndicat ouvrier international (Glass, Molders, Pottery, Plastics, et Allied Workers International Union). Il apparaît pourtant comme très acquis aux intérêts des entrepreneurs et les accusations de corruption dont il fit l’objet, comme son allié Don Perata, entamèrent largement sa crédibilité.
CARTE – SUFFRAGES OBTENUS PAR DE LA FUENTE
CARTE – SUFFRAGES OBTENUS PAR DE LA FUENTE
CARTE – SUFFRAGES OBTENUS PAR DELLUMS
CARTE – SUFFRAGES OBTENUS PAR DELLUMS
59La personnalité même de De La Fuente est tout aussi énergique mais nettement moins chaleureuse et fédératrice que celle de Villaraigosa. Il affiche une ambition et une détermination qui intimident, voire incommodent, une partie de l’électorat. En outre, les déboires juridiques de son fils, accusé de plusieurs crimes dont des viols et violences sexuelles, lui firent sans aucun doute du tort dans sa propre communauté, qui accorde une grande importance aux valeurs familiales [8].
60Au-delà de sa contre-performance personnelle, Ignacio De La Fuente fut aussi victime de l’écart qui persiste entre le poids démographique et le poids électoral des Latinos à Oakland, dont beaucoup sont d’immigration très récente et donc pas en mesure de voter. Il persiste une population noire non négligeable dans le quartier hispanique d’Oakland qui pèse d’autant plus dans l’électorat qu’elle est habilitée à voter et qu’elle était particulièrement motivée. Le taux de participation (45%) fut nettement plus élevé que lors de la précédente élection, un piètre record il est vrai (33%). De La Fuente faisait par ailleurs face à une rude compétition, entre une star politique noire et une candidate blanche, Nancy Nadel, implantée de longue date.
61Ron Dellums bénéficiait d’un capital de confiance extrêmement élevé et, contrairement à ses deux principaux rivaux, ne mena pas de campagne très active. Représentant de la circonscription d’Oakland au Congrès des États-Unis de 1971 à 1998, il était connu des électeurs pour avoir mené une longue carrière sans scandale majeur. Beaucoup d’électeurs misèrent sur ses réseaux politiques et sa capacité à obtenir de l’aide de l’État et du gouvernement fédéral pour améliorer la situation de la ville. Une fois de plus, les électeurs attendaient un sauveur alors que Jerry Brown semblait s’être désintéressé de la ville depuis quelques années déjà, préparant la suite de sa carrière comme avocat général de l’État, et que la pauvreté et la criminalité étaient de nouveau sérieusement à la hausse. En 2006, laville d’Oakland enregistra 148 meurtres pour moins de 400000 habitants, quasi-ment exclusivement localisés dans les flatlands, principalement dans les ghettos noirs et le quartier hispanique de Fruitvale. La candidature de Ron Dellums ravivait aussi la flamme de l’identité noire à Oakland, grâce à l’envergure et la légitimité politiques de son candidat. Ron Dellums comme De La Fuente jouèrent cependant d’une grande prudence pour éviter la racialisation de la campagne, conscients de la nécessité d’engranger des voix au-delà de leur simple communauté.
62Le deuxième tour ne fut évité que d’une poignée de voix, comptées et recomptées pendant deux semaines avant que Dellums soit déclaré vainqueur par 50,2% des voix contre 33% pour De La Fuente et 13% pour Nadel. Un deuxième tour eût sans doute conduit à une recomposition très intéressante – et largement imprévisible – des alliances. Or le futur des coalitions à Oakland dépendra sans doute largement de ce qui se passera au cours du mandat de Ron Dellums, dont le taux de popularité s’est rapidement écroulé en raison du manque de dynamisme de son administration. Ses critiques estiment qu’il n’est pas complètement sorti de sa retraite, ce qui pourrait nuire à sa succession. Or le futur rôle politique des Africains-Américains dans la ville dépendra en grande partie de leur capacité à faire émerger de nouveaux leaders susceptibles de rallier une majorité multiculturelle.
Conclusions
63Les deux villes connaissent ainsi des transitions démographiques et politiques similaires, où l’on observe que les coalitions relativement stables nées dans les années 1960 se sont substantiellement effritées sous la pression de l’immigration et des changements démographiques. Elles n’ont pas complètement disparu mais des alliances plus souples, plus flexibles et plus temporaires, dont les dynamiques et les caractéristiques restent à déterminer, s’y surimposent.
64L’exemple d’Oakland et Los Angeles montre que les alliances dépendent fortement des questions en jeu, les intérêts de chaque groupe semblant primer sur l’idéologie, particulièrement dans un contexte où les républicains pèsent de moins en moins. Elles dépendent aussi du rapport de forces électoral existant entre les différents groupes et de leur contexte spatial.
65Les deux villes ont cependant en commun de faire du groupe ethnique prédominant le pivot incontournable des nouvelles coalitions. Dans les deux cas, les Africains-Américains semblent tirer leur épingle du jeu. Mais il semble clair que, si les tendances démographiques se poursuivent, les Latinos constitueront ces coalitions dans les années à venir. Les Asiatiques, en revanche, en raison de leur plus grande dispersion géographique et de leur moindre force démographique, ne pourront gagner en représentation dans les deux que par un système d’alliances, particulièrement à Los Angeles où ils ne sont en mesure d’emporter aucune circonscription. Pour l’instant, étant donné le décalage entre le poids démographique et le poids politique des Latinos, les Africains-Américains se trouvent en position de peser clairement dans l’élection.
66À Oakland, où ils ont longuement dominé le pouvoir et représentent encore une part substantielle de l’électorat, ils doivent cependant veiller à pratiquer une politique inclusive, pour ne pas fédérer de coalition entre les autres minorités contre eux, comme ce fut le cas lors du redécoupage électoral de 1992. La communauté noire d’Oakland, comme celle de Los Angeles, est cependant traversée par des divisions de classe qui rendent improbable un vote strictement sur des bases ethniques. L’expérience montre d’ailleurs que les électeurs ne votent pas uniquement selon des critères ethniques. Nombre d’entre eux semblent être entrés dans l’ère politique de la diversité, notamment à Oakland où les coalitions multiculturelles ont commencé à se construire dès le début des années 1990, mais aussi à Los Angeles où la communauté noire s’est divisée en deux.
67Les défis restent pourtant nombreux et les tendances n’émergeront clairement qu’avec le temps. Elles risquent de dépendre grandement de la qualité des leaders de chaque ville, qui portent la responsabilité d’accroître ou de restreindre la notion de conflits d’intérêts entre communautés. Or leur travail est constamment soumis à la pression des tensions qui peuvent émerger entre communautés, qu’il s’agisse de conflits sanglants entre gangs, de discriminations, ou de rivalités pour l’accès à l’emploi, au logement ou à l’éducation dans un contexte de sensibilité identitaire exacerbée et d’inégalités raciales persistantes à la dimension historique pesante.
68Les leaders affichent la volonté de construire des coalitions muticulturelles sur la base d’une communauté d’intérêts de classe mais sont en prise constante avec les rivalités et tensions communautaires qui tirent dans l’autre direction. Et ce tandis que d’autres groupes d’intérêts courtisent de plus en plus l’électorat latino, dont le positionnement idéologique n’est pas figé. Les leaders latinos vont ainsi setrouver de plus en plus confrontés à l’impératif de répondre aux aspirations d’ascension socio-économique et politique des Latinos tout en devant composer avec les différents acteurs dont le positionnement à leur égard dépend d’un contexte spatial et politique plus large.
Bibliographie
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Notes
-
[*]
Institut français de géopolitique, Université Paris-VIII.
-
[**]
Professeur en sciences politiques, Université d’État de Californie, Fullerton.
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[1]
Les territoires qui n’appartiennent pas à une ville, aux États-Unis, sont directement administrés par les autorités du comté. Si un territoire urbain souhaite acquérir son propre gouvernement local, c’est-à-dire devenir une municipalité avec un gouvernement élu, cela se fait par un processus appelé « incorporation ». Les territoires non incorporés sont donc ceux qui sont encore administrés directement par le comté. On en trouve autour et même à l’intérieur de la ville de Los Angeles.
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[2]
Le conseil municipal comprend également un conseiller et le maire, tous deux élus par l’ensemble de la ville.
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[3]
509 U.S. 630 (1993) Sans interdire la création de districts raciaux, la décision du 20 avril 1993 portant sur le redécoupage de la Caroline du Nord invitait l’État à un examen rigoureux des procédures de redécoupage électoral, estimant qu’un découpage fondé exclusivement sur la race n’était légitime qu’à condition de répondre à un intérêt gouvernemental impérieux.
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[4]
Confronté à une tentative de sécession d’une partie de son territoire, San Fernando Valley, le gouvernement de Los Angeles engagea une réforme majeure de ses institutions, qui fit l’objet d’intenses rivalités de pouvoir entre deux commissions et de débats épiques. Approuvée en 1999, la réforme eut notamment pour effets d’accroître la participation citoyenne au gouvernement et de renforcer les pouvoirs du maire.
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[5]
La loi interdisait aux propriétaires de refuser leur logement en raison de l’ethnicité, la religion, le sexe, le handicap physique ou le statut familial des personnes.
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[6]
Lors des primaires de juin 2008, on comptait à Oakland 132641 électeurs inscrits comme démocrates contre 13005 républicains.
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[7]
Entretien avec Kerman Maddox, juillet 2006.
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[8]
Il a depuis été condamné à 14 ans de prison.