Hérodote 2006/4 no 123

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Article de revue

Les FARC : longévité, puissance militaire, carences politiques

Pages 9 à 40

Notes

  • [*]
    Directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales.
  • [1]
    Au début des années 1980, un groupe appréciable s’est cependant détaché des FARC. Sous le nom de front Ricardo Franco, il s’est établi dans le Cauca où il a recruté plusieurs centaines de combattants et noué des liens étroits avec le M19. L’histoire s’est mal terminée : ses deux dirigeants, soupçonnant que des informateurs s’étaient introduits dans l’organisation, ont exécuté de sang froid plus de 200 membres, des adolescents d’origine indienne pour la plupart. Une autre petite scission s’est produite à la fin des années 1980 quand un commandant des FARC a rejoint l’EPL avec armes et bagages. Pour le reste, les désertions n’ont pas manqué, y compris vers les rangs paramilitaires.
  • [2]
    Les cartes et les graphiques sont empruntés aux travaux réalisés par Camilo Echandia dans le cadre de l’Observatorio para la Paz de la présidence de la République. Je tiens à le remercier, une fois de plus, pour la générosité avec laquelle il donne accès à ces données.
  • [3]
    Un livre de la journaliste Juanita León (2005), qui porte il vrai sur la période actuelle, invite à ne pas idéaliser ces régulations et ce système de justice. Selon les témoignages qu’elle a recueillis, les FARC auraient ainsi fait procéder à un test de VIH sur la population du municipe de Vistahermosa et exécuté ceux dont le test était positif.
  • [4]
    L’ELN a par exemple pratiqué l’enlèvement de plus de 100 personnes qui assistaient à une messe à Cali et des passagers d’un avion d’Avianca qu’elle avait détourné.
  • [5]
    Pour 2002, les chiffres sont les suivants : 12 maires et 60 conseillers municipaux assassinés, 399 maires demandent à être relevés de leur fonction, 300 doivent gouverner en étant réfugiés dans une grande ville ou une garnison militaire, 6000 conseillers municipaux (sur un total de 12000 ont été l’objet de menaces dont 1800 ont démissionné).
  • [6]
    Chiffres de l’Observatorio para la Paz. Il faut souligner que les pertes des forces de l’ordre oscillent entre 1995 et 2002 à 600 ou 800 par an. Le rapport approximatif de un à deux entre les pertes des forces de l’ordre et les guérillas illustre la capacité de ces dernières.
  • [7]
    Le commandement des FARC a donné l’ordre aux fronts d’abattre les otages au cas où les forces de l’ordre tenteraient de les libérer. L’ordre a été mis à exécution en particulier dans deux cas, celui d’une très populaire leader du département du Cesar et ancienne ministre de la Culture et celui simultané du gouverneur de l’Antioquia et d’un ancien minstre de la Défense, tous deux convertis à la non-violence et qui avaient été enlevés au cours d’une marche pour la paix. Le tollé a été bien sûr très général.
  • [8]
    L’évocation des gallinas et des marramos donne le ton d’une grande partie du discours. Bien des commentateurs ont voulu y voir un habitus paysan. En fait, la « mentalité paysanne » de Marulanda consiste surtout en ce que les Colombiens appellent la « malice indigène » qui consiste à jouer le naïf pour mieux tromper l’autre.

1Cet article ne porte pas sur l’ensemble des conflits qui secouent la Colombie depuis plusieurs décennies. Il a seulement trait aux FARC (Fuerzas Armadas Revolucionarias de Colombia, Forces armées révolutionnaires de Colombie). Il s’agit, il est vrai, d’une guérilla qui a une longévité surprenante, un demi-siècle, et qui a connu un essor non moins étonnant : on lui attribue des effectifs de plus de 15000 combattants et ses actions touchent la moitié des municipes de la Colombie. Fait non moins remarquable : elle a toujours préservé sa cohésion [1].

2Mon propos est ici d’expliquer cette longévité et cette cohésion. Si j’évoquerai les assises sociales qui y ont contribué, je mettrai surtout l’accent sur les stratégies que l’organisation a mises en œuvre. Ces stratégies ne répondent pas à un dessein tracé dès le départ et immuable, même si les dirigeants de la guérilla aiment à le faire croire. Elles renvoient davantage aux diverses ressources d’action que les FARC se sont procurées et ont mises à profit. Rigides dans leur fonctionnement et leur mode d’emprise sur la population, aucunement enclines aux débats doctrinaux, les FARC ont fait de l’action un substitut de discours. Si elles ont su faire preuve de pragmatisme pour s’adapter à des rapports de force changeants, les pratiques auxquelles elles recourent ont cependant altéré de plus en plus leur image. Un second constat servira de fil conducteur à mon analyse : le contraste entre leur capacité militaire et la faiblesse de leur crédibilité politique.

3Étudier les stratégies des FARC de manière isolée induit, cela est clair, une simplification. Ces stratégies ne sont intelligibles qu’en considérant les interactions de cette organisation avec les autres organisations armées illégales – guérillas d’autres tendances, narcotrafiquants, paramilitaires, bandes urbaines – et avec les institutions, en premier lieu les forces armées. Le champ du conflit est un champ fragmenté et qui ne cesse de se transformer en fonction des interférences entre une multiplicité de protagonistes. Il ne se résume pas en une confrontation entre les guérillas et l’État.

4Il reste que depuis des décennies les FARC constituent un des acteurs majeurs de la scène colombienne. Dans le flux événementiel, parfois chaotique, qui a caractérisé celle-ci, elles font figure de roc quasi immobile, et cela en dépit de leurs mutations conjoncturelles. Cela mérite bien qu’on y regarde de plus près.

Brève rétrospective historique

5Les conflits internes qui ont secoué la Colombie depuis les années 1930 et continuent encore aujourd’hui ne peuvent se déchiffrer en termes ethniques, religieux, régionaux. Leur lecture en termes d’antagonismes sociaux est souvent possible mais elle se révèle tôt ou tard insuffisante : les combattants sont loin de se différencier toujours socialement et les étiquettes politiques qu’ils brandissent ne renvoient que par moments à des oppositions de classe. Les conflits mettent en revanche presque toujours en jeu des identités politiques opposées et peuvent prendre l’aspect d’une véritable guerre civile. Cela a été le cas dans plusieurs régions lors de l’épisode de la Violencia entre 1946 et 1960 et par ailleurs la division a alors touché l’ensemble des Colombiens. Mais les intérêts interfèrent fréquemment avec les identités et ces dernières cessent parfois de définir des contours tranchés entre deux camps. En fonction des intérêts, les protagonistes peuvent se multiplier et la division ami-ennemi perdre de sa netteté. Même lorsque les protagonistes sont séparés politiquement, des transactions entre eux sont susceptibles de se produire durant et après les conflits.

6Ces conflits se sont de surcroît déroulés dans le cadre d’un régime politique qui a presque continûment revendiqué une légitimité démocratique. Certes les règles démocratiques ont été presque toujours amplement bafouées, que ce soit par l’adoption de dispositifs d’exception, par l’usage de la violence ou par le poids des clientèles. Il n’empêche qu’aucun système autoritaire n’est parvenu à se consolider et que d’amples espaces, à la fois régionaux et d’expression, ont toujours échappé à l’emprise de l’État central. La fragmentation géographique du territoire, traversé par les trois cordillères des Andes, la multiplicité des pôles urbains, le mouvement permanent de colonisation des périphéries, y ont contribué (voir carte 1). L’État n’est jamais étranger aux phénomènes de violence mais ceux-ci sont aussi presque toujours alimentés par les carences de régulation étatique et acquièrent vite une connotation « sociétale » : la mise en cause de l’État par certains des acteurs finit par se réfracter dans une diversité d’affrontements à l’intérieur de la société [Pécaut, 1987].

CARTE 1.

LA COLOMBIE

CARTE 1.
CARTE 1. – LA COLOMBIE

LA COLOMBIE

7Depuis 1980, les phénomènes de violence atteignent une nouvelle fois un niveau exceptionnel. Massacres, homicides, disparitions, enlèvements se sont banalisés. En 2006, on estime le nombre des personnes déplacées à deux ou trois millions. Il n’est cependant pas évident que l’on puisse parler de « guerre civile ». L’hétérogénéité des protagonistes en armes se traduit dans la complexité des dimensions du conflit. La majeure partie de la population ne s’identifie pas à un camp.

8De cette situation de violence, les FARC sont l’un des acteurs les plus anciens et les plus importants. Selon le récit fondateur qu’elles ont élaboré et qui est devenu une sorte de vulgate en Colombie, les FARC sont nées en réponse à l’attaque lancée en 1964 contre Marquetalia, l’une des zones d’autodéfense paysanne constituées sous l’égide du parti communiste au sortir de la Violencia. Cette attaque s’est inscrite dans l’horizon de la guerre froide : des aviateurs américains y ont participé dans le cadre des programmes antisubversifs du Pentagone. Avant cette attaque, le parti communiste colombien, par ailleurs assez faible, avait innové en adoptant dès 1961 comme ligne la « combinaison de toutes les formes de lutte ». En 1964, un « Bloc Sud » de guérilla avait vu le jour. Deux ans plus tard, et sous l’égide du parti, le regroupement des noyaux d’autodéfense donne officiellement naissance aux FARC [Pizarro Leóngomez, 1991; Alape, 1998].

9L’implantation du parti communiste dans certains milieux paysans remonte en réalité aux années 1930. Quant à la mise en place de formes d’autodéfense (rudimentairement) armées, elle est le résultat des années de la Violencia. Le traumatisme suscité par cette expérience et le sentiment d’humiliation éprouvé par des secteurs qui s’étaient laissé entraîner par les élites dans des affrontements fratricides, constituent le véritable arrière-fond de la poursuite de groupes d’autodéfense, qui constatent, une fois la Violencia terminée, que les structures rurales continuent à être régies par les rapports de force.

10Au moment de leur naissance, les FARC élaborent du reste des revendications de réforme agraire qui n’ont rien de révolutionnaire : elles visent avant tout à permettre l’accès à la terre de ceux qui en sont privés; dans beaucoup de régions les latifundia n’ont cessé de s’étendre, au détriment de la paysannerie, par faveur politique ou par voies de fait.

11La formule de la « combinaison de toutes les formes de lutte » ne renvoie pas véritablement, à l’époque, à un projet de conquête du pouvoir par les armes même si le parti en évoque parfois l’éventualité à long terme. Au sortir d’une période de proscription, ce parti est plutôt un modèle d’orthodoxie. Il se situe aux antipodes du radicalisme idéologique qui s’empare en 1960 d’une bonne partie de la jeunesse étudiante. Ce ne sont pas les FARC mais d’autres organisations de guérilla qui vont recueillir les retombées de cette radicalisation : l’ELN (Ejercito de Liberación Nacional) avec son inspiration guévariste et l’influence de la théologie de la libération, l’EPL (Ejercito Popular de Liberación) avec son orientation maoïste et, un peu plus tard, le M19 avec son style tupamaro au début, puis son ralliement à une stratégie surtout militaire. Dans une large mesure ces organisations surgissent en réaction à ce qu’elles considèrent comme le « réformisme » du parti communiste et des FARC.

12La « combinaison de toutes les formes de lutte » est avant tout une manière de prendre en compte l’existence des foyers d’autodéfense paysanne. Pour le reste, les dirigeants du parti attendent, conformément aux vieux schémas, que le développement des forces productives engendre une classe ouvrière sans laquelle la révolution est impensable. Ils meublent cette attente en affichant bien haut leur anti-impérialisme et en se consacrant à des alliances électorales avec des fractions du parti libéral pour obtenir une représentation dans les organismes locaux. Aux accusations de « réformisme » dont ils sont l’objet de la part des autres organisations révolutionnaires, ils rétorquent en dénonçant leur « aventurisme petit-bourgeois ».

13Pendant longtemps toutes les organisations armées formées dans les années 1960 vont en fait rester très périphériques. Les institutions politiques centrales demeurent hors de leur atteinte et leurs actions ne préoccupent qu’exceptionnellement les gouvernants. Vers 1975, si on laisse de côté le M19, qui n’en est encore qu’à ses premiers balbutiements, les autres organisations armées sont au bord de la faillite. L’ELN a été pratiquement détruite en 1973 après une opération malheureuse. L’EPL ne parvient pas à gagner du terrain en raison d’un dogmatisme qui lui aliène la population rurale. Les FARC piétinent. Elles ont subi en 1967 un revers dont elles ont eu du mal à se relever, ne rassemblent que quelque 700 ou 800 combattants dont beaucoup à mi-temps, disposent d’un armement des plus rudimentaires acquis à travers l’attaque de postes de police. En 1975, elles envisagent même leur démobilisation. En somme le destin des guérillas colombiennes ne paraît pas très différent de celui des autres guérillas latino-américaines alors même qu’elles n’ont pas eu à affronter une dictature.

14Au début des années 1980, le panorama se transforme brutalement : toutes les organisations de guérilla, y compris l’ELN, accroissent leurs effectifs et leur présence territoriale. Elles inaugurent des opérations d’envergure. Le M19 donne à cet égard l’exemple, réalisant face à l’armée des actions ambitieuses qui ont un écho national. Les FARC ne se métamorphosent guère moins : au cours de leur VIIe conférence, en 1982, elles décident de passer à des actions offensives et dessinent un plan pour arriver au pouvoir en huit ans. Comme pour symboliser leur mutation, elles ajoutent les lettres « EP » (Ejercito Popular) à leur sigle. Rapidement elles doublent le nombre des « fronts » et s’implantent dans de nouvelles régions. C’en est bien fini des tactiques d’autodéfense et des escarmouches fugaces contre les postes de police. Sous le même nom, les guérillas sont devenues des organisations d’un tout autre calibre. Elles captent désormais des ressources financières considérables. Chaque guérilla a sa spécialité à cet égard : l’économie pétrolière dans le cas de l’ELN, la production-exportation de bananes dans celui de l’EPL, la coca dans celui des FARC, les aides externes dans celui du M19. Toutes recourent aussi aux enlèvements et aux extorsions. Elles ont donc accès au marché international des armes.

15La situation politique qui prévaut en Colombie entre 1977 et 1982 favorise l’expansion des guérillas. Elle est en effet marquée par l’adoption de dispositifs d’exception renforcés, la répression brutale de tous les mouvements contestataires et l’usage de la torture à l’encontre de ceux qui y militent. Les organisations armées disposent donc d’une ample sympathie. De son côté, la conjoncture centre-américaine, caractérisée par les guerres au Salvador, au Nicaragua et au Guatemala, fait que les guérillas colombiennes se sentent parties prenantes à une vaste lutte révolutionnaire.

16Le panorama tant national qu’international se modifie cependant une nouvelle fois à la fin des années 1980. Les ouvertures que le régime colombien a esquissées depuis 1984 se concrétisent avec la convocation d’une Assemblée constituante à la fin de 1990. Cette Assemblée va élaborer en 1991 une nouvelle Charte fondamentale qui, entre autres dispositions, garantit beaucoup mieux la protection des libertés et promeut la reconnaissance des droits des minorités ethnico-culturelles. La chute du mur de Berlin en 1989 et le piétinement des conflits d’Amérique centrale bouleversent de leur côté les schémas intellectuels de la gauche. Les guérillas ne peuvent échapper à une interrogation sur la poursuite de leur combat. Le M19, puis l’EPL et d’autres organisations, dont le font Quintin Lame et une fraction de l’ELN, vont décider de se démobiliser. Seules les FARC et l’ELN poursuivent la guerre. Aux justifications anciennes de leur action, elles ajoutent désormais la dénonciation du tournant néolibéral pris par le gouvernement à partir de 1990.

17Elles vont pourtant vite découvrir qu’elles n’ont plus seulement à se battre contre les forces armées et les institutions de l’État : elles sont aussi confrontées à un adversaire moins visible, les groupes paramilitaires. Ceux-ci n’ont certes pas attendu 1990 pour entrer en action. En association avec les narcotrafiquants, ils ont depuis 1985 frappé pêle-mêle militants de gauche, défenseurs des droits de l’homme. Ils ont réussi, on y reviendra, à exterminer une grande partie des membres d’une formation politique, l’Union patriotique, que les FARC et le parti communiste avaient créée en 1985. Ils sont aussi responsables de l’assassinat de leaders politiques de premier plan – dont trois des candidats à l’élection présidentielle de 1990 : le libéral Luis Carlos Galán, grand favori; le leader de l’Union patriotique, Bernardo Jaramillo; le dirigeant démobilisé du M19, Carlos Pizarro. Pour beaucoup de ces assassinats, narcotrafiquants et paramilitaires ont pu compter sur la collaboration de membres de forces de l’ordre et de politiciens.

18La majeure partie de ce qui a été qualifié de « guerre sale » s’est déroulée dans les villes. La nouveauté à partir de 1993 est que les groupes paramilitaires, toujours mélangés avec des narcotrafiquants et souvent dirigés par certains d’entre eux, entreprennent de reprendre aux FARC et à l’ELN les territoires dans lesquels elles s’étaient implantées. En 1997, ces groupes épars se donnent une esquisse de coordination avec la constitution des AUC (Autodefensas Unidas de Colombia). Ils disposent de divers atouts par rapport aux guérillas : le financement assuré directement par les narcotrafiquants; la tolérance de larges secteurs des forces de l’ordre, quand ce n’est pas leur soutien; la solidarité de politiciens et de possédants régionaux.

19Entre-temps l’économie de la drogue a permis l’émergence de toutes sortes de bandes armées : les sicarios à la solde des trafiquants, des bandes de quartier, des mafias liées au monde politique. Elle a aussi conduit à une corruption qui corrode presque toutes les institutions.

20Dès lors, les FARC et l’ELN se retrouvent immergées dans un champ conflictuel complexe, fluide, fragmenté et hétérogène. Sa dimension politique n’est plus associée à la seule relation aux institutions. Elle se calque tout autant sur la diversité sociétale.

L’expansion géographique des FARC

21La décision des FARC en 1982 de multiplier le nombre de leurs « fronts » et de leurs combattants se traduit peu après sur le terrain. D’une quinzaine de fronts en 1982, les FARC passent à une quarantaine en 1990 et à plus de 60 en 2000. De 2000 en 1982, leurs effectifs passent à 8000 en 1990 et 17000 en 2000.

22Le résultat en est que leur implantation déborde rapidement leurs zones de présence première pour affecter une grande partie du territoire, comme on le voit sur les cartes ci-après [2].

CARTE 2.

ÉVOLUTION DES FRONTS DES FARC (1964-1995)

CARTE 2.
CARTE 2. – ÉVOLUTION DES FRONTS DES FARC (1964-1995)

ÉVOLUTION DES FRONTS DES FARC (1964-1995)

23Une telle expansion rend vain de vouloir encore chercher des corrélations entre des types de structure agraire et les zones d’action des FARC. Sans doute, celles-ci continuent à exercer une emprise relativement stable dans les régions de colonisation du sud du pays, comme le Caqueta. Mais les régions de colonisation se sont diversifiées à mesure que des nouveaux pôles de production économique attiraient des flux de migrants. C’est dire que les « conditions objectives » comptent de moins en moins et que les calculs stratégiques deviennent déterminants. De multiples travaux l’ont amplement souligné [Echandia, 1999; Rangel, 1998; Salazar, 2001].

24Ces calculs stratégiques visent en particulier à assurer aux FARC le contrôle de six objectifs :

  1. La cordillère orientale des Andes est celui qui a été au premier plan dès le début des années 1980 : elle permet de contrôler le passage entre le Meta, zone de présence ancienne de la guérilla, et les environs de Bogotá.
  2. Les pôles d’accumulation économique. Nous y reviendrons plus loin à propos des ressources financières des FARC.
  3. Les couloirs de communication destinés à relier des bastions des FARC avec les routes d’importation des armes et de sortie de la drogue. Parmi ces couloirs, les plus importants sont celui qui va du Caqueta et du Huila vers la côte Pacifique en passant par le Cauca et le Nariño, celui qui jusqu’à la fin des années 1990 va vers l’Uraba qui sert de débouché sur l’Atlantique et, depuis que l’Uraba est tombée sous la coupe des paramilitaires, celui qui va vers le Chocó avec ses débouchés sur les deux océans. La vallée du Moyen-Magdalena constitue un autre couloir traditionnel.
  4. Les zones de frontière terrestre. Celle avec le Venezuela revêt un particulier intérêt, ce qui explique l’âpreté du conflit dans la chaîne de Perrija, au nord-est, la région de Tibú dans le Santander du Nord, et dans l’ensemble de l’Arauca. Ces derniers temps, la frontière avec l’Équateur, qui sert à la fois de zone refuge et de route d’accès au Pacifique, est aussi devenue le théâtre de nombreux affrontements.
  5. Les environs des métropoles et de certaines villes secondaires. De 1993 à 2002, le dessein de « conquête du pouvoir » s’est traduit notamment par une tentative d’encerclement de Bogotá, de Medellín et de Cali.
  6. Les zones en crise économique et sociale. Par exemple, la région de culture du café, célébrée autrefois comme modèle d’une région de petits et moyens paysans relativement prospères, a connu une phase de décomposition sociale, à la suite de la baisse des cours, avec des niveaux de violence parmi les plus élevés de la Colombie.

25En 2002, comme on peut le constater sur la carte suivante, l’activité des FARC continue à se concentrer dans les zones de culture de coca, les frontières terrestres et les couloirs menant vers les Océans.

26Ces zones sont disputées depuis 1997 par les paramilitaires. Les départements de l’Antioquia et de l’Arauca sont des théâtres majeurs d’opération des groupes illégaux. Le graphique suivant permet de noter que le Cauca, le Nariño, le Meta, le Chocó le sont aussi devenus dans les dernières années au titre de couloirs ou de pôles de culture de coca.

CARTE 3.

LOCALISATION DES ZONES DE PRÉSENCE ACTIVE DES FARC

CARTE 3.
CARTE 3. – LOCALISATION DES ZONES DE PRÉSENCE ACTIVE DES FARC Source: Police nationale.

LOCALISATION DES ZONES DE PRÉSENCE ACTIVE DES FARC

GRAPHIQUE 1.

ACTIVITÉS DES GROUPES ILLÉGAUX PAR DÉPARTEMENTS

GRAPHIQUE 1.
GRAPHIQUE 1. – ACTIVITÉS DES GROUPES ILLÉGAUX PAR DÉPARTEMENTS ANTIOQUIA ARAUCA CAUCA META NARINO NORTE SANTANDER CAQUETA CUNDINAMARCA TOLIMA HUILA PUTUMAYO SANTANDER VALLE CASANARE CESAR CHOCO BOLIVAR BOYACA SUCRE MAGDALENA CALDAS RISARALDA GUAJIRA GUAVIARE QUINDIO VAUPES VICHADA CORDOBA 2002-2005 GUAINIA 1998-2001 ATLANTICO AMAZONAS 0 100 200 300 400 500 600 700

ACTIVITÉS DES GROUPES ILLÉGAUX PAR DÉPARTEMENTS

CARTE 4.

LOCALISATION DES HOMICIDES (2003)

CARTE 4.
CARTE 4. – LOCALISATION DES HOMICIDES (2003) Source: Police nationale.

LOCALISATION DES HOMICIDES (2003)

27On ne sera pas étonné de constater que ces zones sont celles dans lesquelles les homicides sont les plus nombreux, étant bien entendu qu’ils concernent bien plus encore les centres urbains.

28Parmi les organisations de guérilla, les FARC sont toujours, et de loin, les auteurs de la plus grande quantité d’actions armées. En certaines conjonctures, leur propos n’est pas seulement de poursuivre ou préserver leur implantation territoriale mais de riposter globalement aux décisions militaires du gouvernement. Le graphique 2, qui représente l’évolution de l’intensité des affrontements depuis 1980, fait apparaître, outre une tendance constante à l’accroissement de leurs actions à partir de 1985 et leur multiplication au moment des changements de gouvernement, leur envolée en 1990-1991 après l’occupation par l’armée du siège de leur Secrétariat à La Uribe et à nouveau en 1993-1994 après que le gouvernement Gaviria eut lancé la consigne de « guerre intégrale » contre les guérillas. En multipliant les actions dans tout le pays, elles obligent les forces armées à se disperser. De 1995 à 1998, elles arrivent, on le verra, à infliger des revers spectaculaires à plusieurs des unités militaires d’élite.

GRAPHIQUE 2.

AFFRONTEMENTS ENTRE L’ARMÉE ET LES GUÉRILLAS

GRAPHIQUE 2.
GRAPHIQUE 2. – AFFRONTEMENTS ENTRE L’ARMÉE ET LES GUÉRILLAS ( JANVIER 1988- MARS 2004) 250 Actions de la guérilla Affrontements forces armées/guérilla 200 100 Nombred’actions 150 50 1998 1989 1990 1991 1992 1993 1994 1995 1996 1997 1998 1999 2000 2001 2002 2003 04 0 JanvierJuillet JanvierJuillet JanvierJuillet JanvierJuillet JanvierJuillet JanvierJuillet JanvierJuillet JanvierJuillet JanvierJuillet JanvierJuillet JanvierJuillet JanvierJuillet JanvierJuillet JanvierJuillet JanvierJuillet JanvierJuillet Janvier

AFFRONTEMENTS ENTRE L’ARMÉE ET LES GUÉRILLAS

29Les FARC se sont en fait dotées de ressources d’action qui leur permettent de développer des stratégies multidimensionnelles.

Les ressources sociales : les types de lien avec la population

30Une manière classique d’expliquer l’expansion d’une guérilla consiste à évoquer le soutien qu’elle obtient parmi certaines franges de la population, sa capacité à prendre en charge leurs revendications, à canaliser leur mobilisation, à donner forme à leurs expériences et à leur mémoire, à offrir un cadre d’interprétation à leurs sentiments d’injustice et à proposer des voies pour y remédier. Pour que les FARC aient pu recruter jusqu’à 17000 combattants, il faut bien qu’elles aient disposé de solides ancrages sociaux.

31Dans les années 1960-1970, il n’est pas douteux que les FARC sont directement en prise avec des secteurs ruraux des anciennes et nouvelles zones de colonisation. Certains d’entre eux ont depuis les années 1930 été immergés dans la sociabilité engendrée par les réseaux communistes et les syndicats paysans autour du problème de la terre, presque tous ont connu ensuite l’expérience de la Violencia [Marulanda,1973].

32Chassés par la force ou la misère, désireux de se soustraire à la domination des grands propriétaires, parfois aussi obligés de se déplacer à la suite d’opérations militaires de répression, ces colons gagnent des zones périphériques, largement soustraites au contrôle de l’État [Gonzalez Arias et Marulanda Alvarez, 1998]. Ils ont pu connaître déjà avant un encadrement par des guérillas paysannes; de 1964 à 1970, ces guérillas organisent parfois des départs et des réinstallations collectifs. On parle souvent à ce propos de « colonisation armée » [Ramirez Tobón, 1990]. Dans une telle situation, il s’agit bien d’une quasi-osmose entre population et organisation armée [Molano, 1989].

33Les traces de cette époque subsistent. Il ne manque pas de régions dans lesquelles plusieurs générations successives ont vécu en s’identifiant aux FARC, en leur fournissant des recrues et, en tout cas, en adhérant à leurs conceptions de l’injustice et de la justice. La guérilla leur apporte aussi, plus simplement, un principe d’ordre social local : elle impose des régulations collectives, règle les litiges interindividuels, assure une certaine stabilité des possessions foncières malgré l’absence fréquente de titres de propriété. Telle est la situation qui a longtemps prévalu dans la partie du Meta et du Caqueta d’où le gouvernement d’Andrés Pastrana a accepté de retirer les forces de l’ordre à l’occasion de la négociation qu’il entreprenait avec les FARC [3]. Cette zone continue toujours à servir dans une large mesure de base arrière à ces dernières.

34D’autres périphéries ont cependant surgi, qui ont attiré à leur tour des vagues de migrants. Plusieurs centaines de milliers de paysans pauvres se sont ainsi installées dans la partie antioqueña de l’Uraba et dans la vallée du Moyen-Magdalena. D’autres flux se sont ensuite dirigés vers les diverses zones dans lesquelles se développaient de nouvelles activités économiques : agriculture commerciale, charbon, pétrole et, à partir de 1980, cultures de coca. Le profil de ces migrants est bien plus hétérogène que celui des colons de 1960 : si ceux d’origine rurale sont toujours majoritaires, il n’en manque pas qui viennent du monde urbain, attirés par l’espoir de trouver emplois et revenus. En particulier, les zones de culture de la coca nourrissent souvent parmi les vagues de nouveaux venus l’illusion d’un enrichissement rapide et ont vu surgir avec les raspachines, les collecteurs de feuilles de coca, une sorte de sous-prolétariat hétéroclite.

35La guérilla se retrouve donc face à des situations qui ne sont plus celles du processus de colonisation de 1960. Les nouveaux colons ne sont plus en quête de terre mais de moyens pour survivre. Sans doute les illusions des migrants ne durent guère. La plupart du temps, ces pôles de production économique, fugaces ou non, se caractérisent par une carence en services publics, des inégalités criantes et un niveau très élevé de violence quotidienne ou politique. Il arrive exceptionnellement que les conditions existent pour une mobilisation collective face à ce contexte, mobilisation que les guérillas entretiennent, suscitent ou renforcent. Quand il s’agit d’activités économiques contrôlées par de puissantes entreprises légales, les travailleurs peuvent s’organiser et la guérilla leur offrir des moyens de pression supplémentaires. C’est ainsi que dans les plantations bananières de l’Uraba ont surgi entre 1985 et 1991 deux puissants syndicats, l’un lié aux FARC, l’autre à l’EPL, qui ont obtenu une transformation profonde des conditions de travail. Dans l’enclave pétrolière de Barrancabermeja, FARC et ELN se sont longtemps disputé l’hégémonie sur un mouvement syndical doté d’une longue tradition de lutte. Des mobilisations plus ponctuelles peuvent aussi se produire dans les zones nouvelles de colonisation, y compris de la part des cultivateurs et collecteurs de feuilles de coca : en 1995-1996, d’immenses protestations ont eu lieu lorsque les campagnes de destruction des cultures par aspersion aérienne ont commencé à se développer dans le sud du pays, protestations largement orchestrées par les FARC. Entre la population et la guérilla, il n’y a pas osmose mais conjonction autour de mêmes logiques d’action. Une conjonction susceptible de se défaire quand la violence devient insupportable en raison de la répression et de l’intervention des groupes paramilitaires.

36La guérilla peut, certes, mettre en place une logique de « protection » telle que celle analysée par D. Gambetta [1993] dans le cas de la mafia italienne. Elle repose sur l’imposition d’une contrainte collective, les coûts que celle-ci implique en termes de liberté étant compensés par les bénéfices qu’elle assure en termes d’intérêts [Pécaut, 2001]. Les cultivateurs de coca peuvent difficilement se passer d’une telle protection, qui empêche que prévale un état d’anomie et qui constitue une indispensable médiation dans les transactions avec les réseaux de narcotrafiquants, qu’elles concernent la fixation des prix de vente ou la sécurité.

37Dans les régions d’extraction minière, la logique de protection peut aussi s’exercer mais va moins de soi. À la différence du cas antérieur, les habitants savent bien que la guérilla est l’un des responsables de la violence, seule ou en concurrence avec d’autres forces légales ou illégales. Et cela est encore plus vrai dans les régions d’agriculture commerciale. La dose de contrainte destinée à produire l’obéissance est en conséquence généralement plus considérable. La protection peut devenir une manière de pacte hobbesien dans lequel la survie implique le renoncement à toute marge de manœuvre personnelle.

38Cette contrainte apparaît au grand jour en certaines occasions où les FARC, au nom d’objectifs politiques conjoncturels, font subir aux habitants des souffrances considérables. Il en va ainsi lorsqu’elles paralysent plusieurs jours, voire plusieurs semaines, les activités d’une zone et interrompent ses approvisionnements dans le cadre de ce qu’elles qualifient de paros armados: l’Arauca, le Putumayo, le Caqueta en ont été à plusieurs reprises le théâtre.

39Par ailleurs, il est de multiples circonstances dans lesquelles les guérillas se révèlent incapables d’acquérir ou préserver la confiance de la population locale. Leurs exactions, qui sont loin de toujours ne concerner que les « riches », peuvent être ressenties comme intolérables et incliner à entériner la présence de « protecteurs » alternatifs. Les FARC se sont par ailleurs avérées incapables de s’accommoder de phénomènes autonomes de construction identitaire. Depuis trente ans, les populations indiennes du Cauca, en même temps qu’elles récupéraient leurs droits sur de vastes terres, n’ont cessé d’avancer dans le sens d’une affirmation de leur spécificité culturelle. La Constitution de 1991 la leur a amplement reconnue. Cela ne les a pas seulement exposées aux violences des latifundistes et à présent des paramilitaires, mais aussi à celles des fronts des FARC implantés dans leur région et qui ont perpétré à leur encontre assassinats ciblés et même massacres. Les organisations indiennes ont ainsi été conduites à développer face à la guérilla comme face aux militaires et paramilitaires différents modes de résistance. La même difficulté à s’accommoder d’une construction identitaire autonome se manifeste depuis 2000 face aux populations afro-colombiennes du Chocó et du Nariño. Également bénéficiaires des dispositions de la Constitution de 1991, elles sont désormais parmi les plus exposées aux massacres et déplacements forcés, les FARC et les paramilitaires se disputant le contrôle des routes de trafic qui traversent leur territoire.

40La logique de protection ne fonctionne en fait qu’aussi longtemps que d’autres protagonistes – forces armées et/ou paramilitaires – ne la mettent pas en échec en recourant à la terreur contre la population civile. Nombreuses sont désormais les régions d’où les FARC et l’ELN ont dû se retirer, quitte à abandonner leurs anciens sympathisants à leur sort. Depuis 2002, leur tendance au repli géographique est incontestable. Sauf en certaines régions, les frontières entre les camps deviennent plus fluides et mouvantes. À l’occasion de ces changements territoriaux, il arrive de surcroît souvent que des guérilleros passent dans le camp paramilitaire et lui servent d’indicateurs. Le traumatisme qui en résulte fait que, de plus en plus, les populations hésitent à accorder leur confiance et calculent au plus juste celle qu’ils doivent à leur protecteur.

41Il reste que la puissance des FARC vient de ce qu’elles peuvent puiser dans le vaste vivier d’une population rurale diversifiée mais fréquemment dépourvue de perspectives. Selon certaines estimations, 90 % des combattants des FARC en proviennent, même si certains ont eu également une socialisation dans des bourgades urbaines [Ferro Medina et Uribe Ramón, 2002]. La misère, la tradition militante, l’attrait des armes, le goût de la discipline, la mésentente avec la famille, autant de facteurs qui ont toujours eu un rôle dans le ralliement à la lutte armée et qui continuent encore à en avoir un. Leur influence s’est pourtant amoindrie ces dernières années. Le recours à diverses modalités de recrutement forcé est devenu de plus en plus fréquent. Il en va de même du recrutement d’adolescent(e)s de moins de quinze ans, ce qui contrevient aux prescriptions du droit humanitaire international. Leur niveau d’éducation est des plus faibles : les commandants admettent qu’il est pour beaucoup proche de l’analphabétisme. Une fois enrôlés, ils n’ont pratiquement aucune porte de sortie. Dans ces conditions, la discipline et l’autoritarisme ne rencontrent guère d’obstacle.

42Les commandants sont eux-mêmes issus en grand nombre du monde rural. Manuel Marulanda en est évidemment la meilleure illustration et son aura tient en partie à son « allure paysanne ». Le Secrétariat, instance suprême des FARC, comprend actuellement six autres membres dont l’expérience urbaine se réduit souvent à leur familiarité avec des bourgades secondaires ou à leur séjour occasionnel en ville. Environ la moitié des 25 membres actuels de l’état-major se classent eux-mêmes comme ruraux et, dans une proportion significative, n’ont pu terminer l’école primaire : leur formation s’est surtout réalisée dans les écoles de cadres des FARC. Le fait que les dirigeants partagent avec le gros de leurs troupes ces racines rurales ou semi-rurales contribue à préserver la considérable homogénéité des FARC. L’ancienneté des membres du Secrétariat – la plupart sont au sommet de la hiérarchie depuis deux décennies – et de beaucoup des membres de l’état-major leur assure une forte autorité, garantit leur conformité et les protège contre les tentatives d’infiltration.

43L’éventualité de scissions internes a été de la sorte singulièrement atténuée. En cela les FARC se différencient des autres guérillas, ELN, EPL et M19, qui recrutent une partie importante de leurs cadres parmi les étudiants des universités publiques et les milieux urbains radicalisés, et ont été ainsi exposées aux surenchères dogmatiques et aux divisions. Les FARC se sont, elles, toujours méfiées des « petits-bourgeois » impatients et leur ont imposé une mise à l’épreuve qui les décourageait fréquemment.

44L’ethos ruraliste a sans doute dû s’infléchir également en fonction des mutations relatives du monde rural. Les transformations des mentalités ont été toute-fois inégalement profondes selon les zones et les soubassements du ruralisme n’ont pas disparu : les situations de dislocation sociale ont été plus nombreuses que celles de recul de la misère, la concentration de la terre s’est encore accentuée dans les années 1990 avec la « contre-réforme agraire » provoquée par les narcotrafiquants. En tout état de cause, la revendication d’une transformation radicale des structures agraires est restée une constante des programmes élaborés par les FARC avec des modulations qui ont évolué dans le temps.

45Cependant l’univers urbain est à présent celui de plus de 70 % de la population colombienne. Les FARC en sont très conscientes. Leur ruralisme ne les empêche aucunement de se fixer depuis vingt ans pour objectif le contrôle des villes. Leurs relatifs insuccès pour y arriver montrent néanmoins que leurs pratiques ne suscitent pas aisément l’adhésion des masses urbaines.

Les ressources financières : coca, enlèvements, « impôts »

46Il ne suffit pas que des groupes sociaux accordent leur soutien, volontaire ou involontaire, à une organisation de lutte armée pour que celle-ci se développe et en arrive à défier militairement l’État. Encore faut-il qu’elle dispose de ressources financières pour acquérir l’armement nécessaire. Or les FARC n’ont jamais disposé d’une aide matérielle extérieure substantielle. Jusqu’à 1975, les FARC, on l’a vu, piétinent et conservent leur profil initial d’autodéfense. Tout change au tournant des années 1980 : leur expansion devient manifeste, elles entreprennent en 1982 de doubler le nombre de leurs fronts puis les multiplient progressivement sur presque tout le territoire, et notamment en direction des nouveaux pôles ruraux de production économique. Il est peu vraisemblable que cela soit dû principalement à l’accroissement spontané de la sympathie à leur égard. L’accroissement des ressources financières compte bien davantage.

47Le recours aux enlèvements avec rançon ne date pas de 1980 mais il est longtemps demeuré exceptionnel. Or les guérillas se mettent progressivement à en faire une pratique systématique. Dans le climat de violence généralisée qui s’installe alors en Colombie – terrorisme des narcotrafiquants, qui usent aussi des enlèvements contre la menace d’extradition vers les États-Unis brandie par le gouvernement, formation des premiers groupes paramilitaires, assassinats de leaders politiques et de journalistes, etc. –, la pratique des enlèvements se banalise vite. L’ELN en devient une adepte sous toutes les formes possibles [4]. Mais ce sont les FARC qui en détiennent le plus souvent le record annuel. Entre 1998 et 2003, on leur en attribue chaque année entre un et deux milliers. À ceux qu’elles réalisent directement s’ajoutent ceux qu’elles sous-traitent auprès de bandes de délinquants urbains. Vers 1998, elles commencent à pratiquer les « pêches miraculeuses » à l’occasion des barrages qu’elles installent quelques heures sur les axes routiers. En 2002, quand l’échec des négociations avec le gouvernement Andres Pastrana devient évident, elles en effectuent quelques-uns pour lesquels elles inventent la catégorie de « séquestrés politiques », parmi lesquels celui d’Ingrid Betancourt et de Clara Rojas. Elles justifient cette pratique, qu’elles euphémisent en la qualifiant de « rétention », par un souci de redistribution économique. Pendant longtemps, ces enlèvements ne suscitent que des réactions timides : les familles des séquestrés, confrontées fréquemment à une interminable et incertaine attente, ne peuvent que négocier les rançons chacune pour son compte et n’ont aucune possibilité de protestation collective; l’Église joue les intermédiaires et la plupart des ONG de défense des droits de l’homme hésitent à dénoncer trop fort les abus du camp « progressiste ». Arrive cependant le moment où cette pratique jette un discrédit de plus en plus fort sur la guérilla.

48Les modalités d’extorsion n’ont cessé, quant à elles, d’évoluer au fil des ans. Le racket en échange de « protection », en particulier dans les zones d’élevage bovin et d’agriculture commerciale mais parfois aussi dans les villes, les prélèvements sur les commerçants et les transporteurs, ne datent pas des années récentes. Les FARC recourent, là aussi, aux euphémismes en parlant de « taxes » ou d’« impôts ». En 2000, au moment où elles se trouvent au zénith de leur puissance et comme si elles exerçaient déjà un double pouvoir, elles promulguent même une « loi », la loi 002, qui généralise une telle « imposition » à tous les détenteurs d’un certain capital. Après que la guérilla s’est assuré une emprise sur les zones minières ou d’agriculture d’exportation, les modalités d’extorsion se modifient. La guérilla peut ne pas se limiter à prélever une taxe sur les firmes productrices et les firmes sous-traitantes mais intervenir également sur les contrats publics conclus par les élus locaux : les commissions qu’elle perçoit lui assurent un complément notable de revenus et, dans la mesure où elle s’en sert au bénéfice de la population locale, lui permettent de se constituer une clientèle, à l’image des réseaux politiques traditionnels.

49Mais c’est avant tout le développement des cultures illégales et du trafic de drogue qui a procuré aux FARC les moyens de leur expansion. Si le boom de la marihuana colombienne dans les années 1970 n’a été que passager – ce qui ne signifie pas que la production ne continue pas jusqu’à maintenant – et si les cultures de pavot, apparues ici et là dans les années 1980, n’ont eu qu’une diffusion réduite, l’économie de la coca a prospéré sans arrêt depuis la fin des années 1970. Dans un premier temps, la Colombie abritait surtout les laboratoires et les routes de transport de la coca produite en Bolivie et au Pérou. Tout en continuant à remplir ce rôle, elle a bientôt concurrencé, puis dépassé les deux pays voisins dans la superficie cultivée et la quantité de cocaïne produite. Les FARC ont joué à cet égard un rôle clé, l’implantation des cultures et des laboratoires correspondant pendant longtemps à leurs zones d’implantation stable dans le sud du pays. Qu’elles en aient orchestré la diffusion ou qu’elles aient seulement pris acte que cela offrait aux colons un moyen de survie, elles formaient de toute façon un rempart contre l’intrusion des forces armées. En 2002, la superficie cultivée était estimée à 169000 ha.

50Les FARC ont longtemps prétendu n’en bénéficier que par le biais du pourcentage – le « gramaje » – qu’elles exigeaient des cultivateurs, et ce pourcentage n’était selon elles que la rétribution de la protection qu’elles apportaient et de leur contribution à la rationalisation de la production. Elles obligeaient les colons à maintenir sur leur lopin une part de culture vivrière et, surtout, agissaient comme intermédiaires avec les narcotrafiquants. Il est cependant devenu vite clair qu’elles intervenaient dans l’expansion des cultures dans de nouvelles régions, contrôlaient maints laboratoires et pistes d’aviation clandestines, possédaient leurs routes de transit de la cocaïne jusqu’aux frontières, disposaient de canaux d’exportation via le Brésil, le Venezuela, l’Équateur et le Panama. Sur tous ces plans, elles sont en concurrence avec les réseaux directement administrés par les narcotrafiquants même si leur part est moindre.

51En 1995, on estime que les revenus des FARC proviennent à 40 % de la cocaïne, 25 % des enlèvements, 30 % des extorsions, et le reste d’activités diverses y compris celles liées à l’économie légale. En 2003, selon un article de la revue Semana paru en 2005, l’économie de la drogue leur aurait rapporté 11 milliards de dollars. Depuis 2003, la part de la cocaïne a sans doute augmenté en raison de la diminution du nombre des enlèvements et, en raison de la perte de territoires, de celle des extorsions. Comme dans le passé, les FARC sont financièrement autosuffisantes et peuvent se procurer l’armement dont elles ont besoin.

52Le montant de ces revenus et les pratiques qu’implique leur obtention ne rendent que plus surprenant le maintien de la cohésion des FARC. Sans doute il n’a pas manqué au début de guérilleros pour arborer des colliers en or ni par la suite de commandants pour acquérir de puissants 4 ? 4. Les cas de guérilleros ayant déserté avec un magot existent aussi. Mais, dès 1985, le Secrétariat des FARC se souciait de centraliser la gestion des revenus et d’éviter des disparités excessives entre fronts riches et pauvres. Les dirigeants n’ont pas adopté le style de vie des narcotrafiquants et les combattants de base ne peuvent espérer des gratifications personnelles. Le moral et le comportement de certains fronts ont pu se ressentir de la situation. Le constat global est pourtant bien que la solidité de l’organisation n’en a guère été affectée. En revanche l’importance conférée à l’obtention de revenus a eu pour les FARC deux conséquences non prévues.

53En premier lieu, elle a induit une singulière complication du champ conflictuel. Pour que fonctionne l’économie de la drogue, il faut aussi accepter des transactions avec les narcotrafiquants, qui continuent à maîtriser la majeure partie des routes d’exportation. Ces transactions routinières peuvent aussi donner lieu à des litiges, voire à des règlements de comptes terribles. Au plan local, les combattants des FARC sont souvent amenés à livrer la coca produite dans la partie rurale des municipes aux trafiquants et paramilitaires qui contrôlent les chefs-lieux situés en contrebas, mais les hostilités entre eux peuvent se rallumer soudain. Depuis 2000, les FARC et les narco-paramilitaires sont en guerre permanente pour le contrôle de nombreuses zones de culture, en particulier le Putumayo, le Nariño, le Santander du Nord, avec sa séquelle de massacres et de déplacements forcés. En second lieu, le primat donné à l’obtention de ressources financières a souvent relégué à un plan secondaire le souci de construire des appuis solides au sein de la population. Le travail de politisation, on le verra, est en conséquence de plus en plus précaire.

54Ce n’est donc pas l’organisation en tant que telle qui a souffert des pratiques de prédation. Si les FARC connaissent actuellement des difficultés, c’est surtout en raison de la fragmentation du champ de conflit et de la volonté toujours plus manifeste de leurs anciens protégés de s’en tenir à l’écart.

55Les travaux de Paul Collier [2000] et d’autres économistes de la Banque mondiale sur les conflits locaux actuels ont diffusé l’idée que la plupart ne répondaient pas à des « revendications » mais à l’opportunité de « prédation ». Ils en déduisent qu’ils sont rapidement voués à perdre de vue leurs objectifs politiques, à supposer qu’ils en aient eu au départ. On ne voit cependant pas pour quelle raison « revendications » et « prédation » s’opposeraient si nettement ni pour quelle raison les objectifs politiques disparaîtraient si complètement. La dimension de prédation est évidente dans le cas des FARC, elle n’occulte cependant pas la dimension de revendication. S’il est bien vrai, par ailleurs, que la logique militaire tend chez elles à prendre le dessus sur la logique de renforcement de la crédibilité politique, cette logique militaire demeure politique puisqu’elle continue à viser en définitive la « conquête du pouvoir ».

Les ressources militaires : entre tactiques de guérilla et tactiques d’armée révolutionnaire

56En accordant le primat à une stratégie proprement militaire, les FARC ont remporté pendant vingt ans des succès impressionnants et trouvé un autre moyen de maintenir leur cohésion. Il s’agit donc d’un choix très rationnel. Mais un choix qui est sans doute moins le produit d’une vision stratégique fixée une fois pour toutes que de l’art de tirer parti des circonstances, à commencer par celles tenant aux carences des forces de l’ordre.

57Sans doute les FARC ont-elles énoncé presque d’emblée leur dessein de « prendre le pouvoir » et, à tout le moins, d’arriver à contraindre le pouvoir institutionnel à reconnaître leur pouvoir de facto. Mais, comme les autres guerres internes récentes, le conflit colombien n’obéit pas à un schéma clausewitzien, sauf à ne retenir de celui-ci que ce qui a trait aux « frictions » et aux effets inattendus.

58On a vu précédemment certains des moments où les FARC affirment le plus nettement leur stratégie offensive, comme la conférence de 1982 et la riposte à la prise par l’armée du siège du Secrétariat à La Uribe. Il faut y ajouter la conférence de 1993, qui met l’accent sur la constitution de « blocs » régionaux rassemblant de nombreux fronts, l’organisation de « colonnes mobiles », la réalisation d’attaques massives et surtout la conversion des principales villes en cibles privilégiées. Pardelà les divers objectifs géographiques, le projet militaire global tourne autour de deux ambitions : menacer le pouvoir central et consolider l’emprise territoriale.

59Si la vision ruraliste demeure, les FARC sont parfaitement conscientes que le rapport de forces se joue d’abord dans les villes. La priorité des FARC à partir de 1993 est bien d’arriver à y asseoir leur emprise. Et cela de deux manières : en les encerclant progressivement et en s’y infiltrant. Bogotá est dans cette phase la première cible. Installées depuis des décennies sur la cordillère orientale, dont les contreforts arrivent jusque dans la périphérie de la capitale, les FARC prennent aussi pied peu à peu dans d’autres zones du Cundinamarca à l’ouest. Elles menacent simultanément les accès de Medellín. Elles organisent par ailleurs des « milices urbaines » recrutées parmi les bandes des quartiers marginalisés, force d’appoint moins disciplinée que la guérilla mais aussi moins repérable. À Medellín, ces milices se substituent, souvent au grand soulagement de la population, aux bandes de sicarios liées aux cartels de la drogue. En 2002, les FARC parviennent même à infiltrer des guérilleros dans un ou deux quartiers de ces métropoles.

60Un autre objectif de la stratégie militaire est de jeter les bases de « zones libérées » dans des régions périphériques comme le Caqueta et le Putumayo. En détruisant les postes de police – en 2002,172 municipes se retrouvent sans présence policière et beaucoup de ces municipes sont très étendus et comprennent de nombreux hameaux –, en assassinant ou séquestrant une partie du personnel politique local [5], en obligeant l’autre partie à se soumettre, se démettre ou se réfugier dans les capitales départementales, les FARC visent à mettre en place « un État en formation », selon un de leurs commandants. Dans ces mêmes régions, elles interdisent à diverses reprises aux habitants de se rendre aux urnes. Ce sont de vastes zones dans lesquelles l’État n’avait déjà qu’une présence des plus fragiles et qui se trouvent de fait placées sous la seule autorité de la guérilla. Les 42000 km2 inclus dans la zone démilitarisée établie de 1998 à 2002 dans le cadre des négociations avec le gouvernement ne font que s’y ajouter. Fait surprenant : dans toutes ces zones, les FARC n’entreprennent pas de jeter les bases d’une société alternative ni d’installer les infrastructures élémentaires qui font fréquemment défaut.

61La diversité de ces plans a aussi l’avantage pour la guérilla d’entraîner la dispersion des efforts des forces armées et, en conséquence, d’augmenter leur vulnérabilité. Ces plans convergent en fait vers un même objectif d’ensemble : montrer la capacité des FARC à changer le rapport de forces militaires en leur faveur en infligeant des revers cuisants aux forces de l’ordre. De 1995 à 1998 rien n’a manqué à la démonstration : non seulement la prise de bases militaires importantes et la destruction de bataillons militaires d’élite mais aussi la capture de plusieurs centaines de militaires et de policiers, l’occupation quelques heures de Mitu, capitale du Vaupés, le sabotage d’infrastructures importantes. Ces succès démontrent une grande capacité logistique – plusieurs centaines de guérilleros, voire un millier, participent aux attaques – et une considérable mobilité. Les FARC sont passées de la guerre de guérilla à une guerre de mouvement. Aux yeux de certains observateurs, en 1998 le rapport de forces paraît effectivement pencher du côté de la guérilla.

62L’habileté stratégique des FARC n’est toutefois pas la seule raison de leurs succès. Ceux-ci tiennent aussi aux circonstances. Les louvoiements et les faiblesses des gouvernements sont en cause. Ceux-ci ne cessent d’hésiter entre des politiques contradictoires, et cela au cours d’un même mandat présidentiel. Leur autorité a chancelé de 1987 à 1992 sous les coups du terrorisme des cartels de la drogue. En 1995, la mise en accusation du président Samper, convaincu d’avoir accepté la contribution des narcotrafiquants à sa campagne, entraîne un vide de pouvoir. La crise politique qui s’ensuit sème les doutes et l’attentisme parmi tous les secteurs sociaux, forces armées comprises. Frappée de stupeur par les avancées des FARC, l’opinion ne rêve plus que de nouvelles négociations, dussent-elles s’ouvrir dans les conditions les plus défavorables. Rares sont ceux qui n’applaudissent pas à la décision d’Andres Pastrana de les entamer et même de les inaugurer en allant rencontrer Manuel Marulanda Vélez chez lui. Le rapport de forces va pourtant bientôt se retourner à nouveau, cette fois au détriment de la guérilla.

63La contre-offensive territoriale, à partir de 1997, des multiples organisations paramilitaires locales, rassemblées sous le sigle AUC, en est la première raison. Commencée dans l’Uraba, poursuivie dans le Moyen-Magdalena – la prise de Barrancabermeja à la fin de 1999 marque un tournant décisif –, atteignant rapidement après le sud de la Colombie, leur progression ne tient pas tant à une capacité militaire, qui demeure bien inférieure à celle de la guérilla, qu’à leur usage systématique de la terreur et aux soutiens qu’elles trouvent dans l’armée et, de plus en plus, dans la population. Ces soutiens débouchent dans certaines régions sur une emprise politique que les guérillas n’ont qu’exceptionnellement réussi à mettre en place.

64Par ailleurs les succès militaires des FARC tenaient beaucoup aux carences des forces de l’ordre. Elles ne sont en réalité pas prêtes à affronter une armée qui serait dotée de technologies plus sophistiquées. Bien qu’elles soient pourvues d’un important armement classique – en une seule livraison, elles ont reçu en 1998 10000 fusils modernes en provenance de Jordanie –, elles n’ont pas de missiles sol-air ni de rockets de fabrication récente. La preuve en est qu’elles continuent à recourir, en guise d’artillerie, au lancement de bonbonnes de gaz qui, lors des attaques de postes de police, entraîne des dégâts collatéraux très néfastes à leur image. Si par ailleurs elles commettent de nombreux actes terroristes et de multiples massacres et sabotages, elles n’entrent pas dans l’ère des attentats-suicide ni dans celle d’une destruction systématique du potentiel économique du pays.

65Les carences des forces de l’ordre ont cependant permis l’essor des FARC. Carences en termes de budget : jusqu’à 1994, les dépenses militaires n’ont guère dépassé 1 % du PIB, taux faible même pour un pays qui ne connaît pas de phénomènes de violence. Carences en termes d’équipement : les forces de l’ordre ne disposaient que de rares hélicoptères. Carences en termes de formation : les effectifs combattants étaient surtout composés de conscrits mal préparés. Carences en termes d’efficacité : l’esprit bureaucratique l’emportait chez les officiers supérieurs et la coordination entre les unités était défaillante. Carences en termes de moralité : l’impunité face aux violations des droits de l’homme était manifeste. Les États-Unis eux-mêmes ne faisaient pas confiance à l’armée et préféraient aider les forces de police.

66Le tournant intervient surtout à partir de 1998. Les dépenses militaires font plus que doubler. Une modernisation rapide se produit. Les forces armées font de plus en plus appel à des soldats de métier, créent plusieurs brigades mobiles, des bataillons de haute montagne et des patrouilles fluviales mieux équipées. Elles acquièrent des hélicoptères, y compris des hélicoptères d’attaque Black Hawks, qui leur permettent enfin d’intervenir avec une relative rapidité sur les théâtres d’opération. Surtout, elles reçoivent des moyens de surveillance aérienne – drones, etc. – et de communication qui réduisent la liberté de mouvement des guérillas. La coordination interarmes progresse.

67L’effort est le fait du gouvernement colombien. Mais le lancement en 2000 d’un « plan Colombie » supervisé par les États-Unis y contribue puissamment. En cinq ans, il va déverser une manne de près de cinq milliards de dollars. L’aide américaine à la Colombie devient la troisième dans le monde, devancée seulement par celles accordées à Israël et l’Égypte (en laissant de côté celle liée après 2003 à l’Irak). En principe cette aide n’est pas destinée au combat contre les guérillas mais à la destruction des cultures de coca, le trafic de drogue ayant été érigé en problème de sécurité nationale. Mais les stratèges américains estiment aussi que la diminution des ressources économiques des guérillas est le meilleur moyen de réduire leur capacité militaire. Le Congrès des États-Unis autorise aussi la venue en Colombie de 400 puis de 800 « conseillers » militaires, sans compter les centaines de mercenaires chargés des aspersions aériennes. Il entérine même l’engagement direct des « conseillers » dans la protection des oléoducs, l’une des cibles favorites des guérillas.

68Cinq ans après le bilan de la « guerre contre la drogue » est décevant. Si la superficie de cultures de coca a diminué – elle ne serait plus que de 100000 ha –, leur dispersion géographique les rend moins vulnérables et l’accroissement des rendements permet le maintien des revenus des trafiquants. En revanche, l’aide a sous-tendu la modernisation des forces de l’ordre.

69Les FARC n’ont pas tardé à en sentir les effets. Dès la seconde moitié de 1998, alors qu’elles ont continué à lancer des opérations avec des centaines de combattants, elles se laissent surprendre par la riposte aérienne militaire et enregistrent à cette occasion de lourdes pertes. De plus en plus, elles sont donc obligées d’en revenir aux tactiques habituelles de guérilla. À partir de 2002, et de l’élection d’un Alvaro Uribe qui fait de l’affrontement avec la guérilla l’axe de son action, les forces armées entreprennent la récupération de zones stratégiques. Grâce à un travail patient de renseignement, elles délogent les FARC de leurs positions dans le Cundinamarca aux abords de Bogotá et de celles qu’elles tenaient près de Medellín. Elles reprennent possession, avec il est vrai le concours des paramilitaires, des quartiers de ces métropoles où les guérillas s’étaient infiltrées. Elles sécurisent les axes routiers les plus importants. Simultanément le gouvernement implante des postes de police dans les municipes qui en étaient dépourvus. Le repli territorial des FARC est indiscutable.

70Les pertes subies par les FARC sont importantes. Selon les sources officielles, elles se seraient élevées à 2300 de 1998 à 2001, à 5400 de 2002 à 2005 [6]. Selon ces mêmes sources, le nombre de désertions aurait été aussi croissant jusqu’à atteindre plusieurs milliers par an. Même si ces chiffres sont gonflés, ils révèlent que les FARC doivent renouveler leurs effectifs. Or leurs difficultés diminuent leur attraction et le recours toujours plus fréquent au recrutement forcé ne suffit pas pour combler les vides, tout en suscitant toujours plus de résistance.

71Malgré, cela, les actions des FARC restent très nombreuses en 2004 et 2005. Elles ne semblent guère avoir été affectées par le « plan patriote » lancé par Uribe pour frapper leurs bases arrière. Bien des avancées des forces armées sont surtout le fait des paramilitaires et les cas de collusion entre les deux demeurent très nombreux. Les effectifs et le budget militaires paraissent loin de suffire pour quadriller le pays et atteindre les groupes les plus aguerris des FARC.

72Le retournement du rapport de forces militaire n’est peut-être que relatif. Ce qui ne l’est pas, c’est le rapport de forces politique. La popularité d’A. Uribe ne s’est pas démentie pendant tout son premier mandat. Sa réélection en 2006 a confirmé que l’opinion était avec lui.

Les ressources politiques : de l’orthodoxie communiste à l’Union patriotique et de l’Union patriotique à la « chaise vide »

73On a précédemment souligné l’importance de l’ethos ruraliste dans la cohésion des FARC. La thèse complémentaire que l’on soutiendra maintenant est que cette cohésion tient aussi au fait que les FARC ont tendu à reléguer au second plan l’élaboration d’une stratégie proprement politique et ont évité toute délibération interne à ce sujet. La seule phase où il en a été autrement est celle où, de 1985 à 1990, elles se sont associées à la création d’une force politique, l’Union patriotique. L’entreprise s’est mal terminée et elles ont été confortées pour des années dans le choix de donner le primat à l’action militaire. Cela n’implique évidemment pas que leur objectif ultime, la reconnaissance de leur pouvoir, ait cessé d’être politique. Il n’est même pas sûr qu’elles aient jamais complètement pensé que le pouvoir était « au bout du fusil ». Elles ont cependant assez délaissé l’action politique pour donner l’impression qu’elles le pensaient.

74Jusqu’au milieu des années 1980, les FARC n’ont pas eu à s’embarrasser de fixer elles-mêmes une ligne politique : le parti communiste, auquel elles étaient explicitement subordonnées, s’en chargeait. Un parti qui, tout en se targuant d’avoir prôné dès 1981 la « combinaison de toutes les formes de lutte », n’en faisait pas moins preuve, on l’a dit, d’une grande orthodoxie vis-à-vis de l’Union soviétique et d’une grande méfiance envers le « volontarisme gauchiste ».

75L’équilibre politique entre parti et guérilla ne commence à s’inverser que vers 1985, pendant le processus de négociation lancé par le gouvernement Betancur. Après tout, la négociation signifie que l’organisation armée est devenue le véritable interlocuteur. Quand les deux s’associent pour créer l’Union patriotique (UP) et veulent y attirer plus amplement des sympathisants de gauche, plusieurs commandants des FARC, profitant de la trêve, y occupent des postes importants. Jacobo Arenas en personne envisage un moment de se présenter à l’élection présidentielle de 1986. Dans la « combinaison de toutes les formes de lutte », la politique paraît prendre le dessus.

76D’ailleurs les amples mesures de décentralisation entreprises en 1985, avec en particulier l’élection au suffrage universel des maires jusque-là nommés par les gouverneurs départementaux, offrent à l’UP une opportunité pour conquérir officiellement des positions locales. Les résultats de la première élection de ce type en 1986 le confirment puisque l’UP obtient un nombre de voix bien supérieur à celui généralement recueilli par le parti communiste, et de nombreux postes dans des administrations locales. Pour les guérillas, les FARC en premier lieu, c’est l’occasion espérée d’étendre leur influence territoriale [Sánchez et Chacón, 2006].

77Passé un temps d’observation, l’attitude des FARC face à l’UP a pourtant été vite ambiguë : des tensions de plus en plus vives ont vite surgi entre les cadres de la guérilla, pour lesquels la nouvelle force politique devait surtout faciliter le recrutement de combattants dans les villes, et ceux des sympathisants de l’UP qui croyaient dans les chances d’une nouvelle force politique. Très vite il est apparu que les FARC entendaient mettre la trêve à profit pour accélérer leur expansion militaire. Ce faisant elles mettaient en danger tous les sympathisants de l’UP. L’histoire de l’UP se termine en effet en tragédie. Ses deux premiers présidents, presque tous ses élus au Congrès, nombre de ses élus locaux, des centaines de ses militants sont assassinés. Selon des sources officielles, le chiffre total des victimes dépasse 2500. Paramilitaires, politiciens locaux, forces de l’ordre donnent la mesure de leur violence. Parmi les survivants, beaucoup n’ont plus qu’à gagner la clandestinité. D’autres, ayant le sentiment d’avoir été manipulés, prennent définitivement leurs distances avec la guérilla et même avec le parti communiste.

78Si l’on ajoute à ce désastre l’attaque en 1990 du siège de La Uribe – sorte de permanence où ont résidé pendant les années 1980 Marulanda, Arenas et beaucoup de commandants, et qui par sa stabilité facilitait les contacts avec l’extérieur –, il n’est pas étonnant que les FARC aient mis l’accent sur la voie militaire. Sans doute ont-elles souvent espéré qu’une « insurrection populaire » compléterait l’action du fusil. Déjà en 1985, Jacobo Arenas en évoquait la possibilité. Chaque grève, chaque manifestation suscitent la conviction que les masses vont se soulever. Mais l’extermination de l’UP fait encore davantage croire à une riposte sous forme d’insurrection. De 1996 à 2000, durant la profonde crise économique et sociale traversée par la Colombie – les experts estiment que le niveau de vie des classes populaires est revenu trente ans en arrière –, la guérilla imagine à nouveau qu’une révolte peut se produire. Les milices populaires organisées depuis 1990 dans les villes doivent en fournir l’encadrement. Mais le soulèvement n’est pas au rendez-vous.

79C’est donc une manière d’« adieu à la politique » [Valencia, 2002] pour plusieurs années. Les FARC sont d’ailleurs mal préparées pour intervenir sur le plan politique. Après s’être déchargées sur le parti communiste du soin de définir une ligne, elles ne se livrent qu’avec parcimonie à des prises de position politiques autres que conventionnelles. La délibération politique n’est pas leur fort, encore moins si elles doivent en donner un écho public. Elles ne se sont jamais souciées non plus de créativité doctrinale. Si Jacobo Arenas a pu se faire quelques illusions sur lui-même à ce sujet, le relais n’a pas été pris. Manuel Marulanda, le leader historique, le « Mono Jojoy », la principale figure militaire actuelle des FARC, et Raul Reyes, le porte-parole, se targueraient plutôt de n’être en rien des « intellectuels ». En raison de son passage par l’Université Nationale dans les années 1960, Alfonso Cano, membre du Secrétariat, a parfois été décrit sous cette dénomination mais il a de plus en plus choisi d’être surtout un commandant militaire régional. En guise de doctrine et de justification de leur action, les FARC se contentent d’arborer en permanence le récit mythique de leur origine, reprennent le marxisme sommaire professé autrefois par le parti, continuent à dénoncer le pouvoir de l’« oligarchie » comme si la composition de celle-ci n’avait pas connu bien des avatars.

80La plupart du temps, les FARC n’ont pas pâti de ces carences politiques. Il en a été différemment dans les conjonctures où l’opinion attendait d’elles qu’elles proposent des perspectives politiques. En dehors du cas de leur participation à l’UP, cela s’est notamment produit à l’occasion des deux principaux processus de négociation avec le gouvernement, celui entrepris de 1982 à 1985 pendant le mandat de Belisario Betancur et celui mené de 1998 à 2002 lors de la présidence d’Andrés Pastrana. Ce n’est pas le lieu ici d’établir la part qui revient dans leur échec aux diverses forces d’extrême droite. Il faut seulement noter que les FARC se révèlent incapables, dans les deux occasions, de mettre à profit la tribune politique qui leur est ouverte. Elles ne font pas les gestes qui leur gagneraient la sympathie de l’opinion, ne formulent pas des propositions qui permettraient une avancée du dialogue, ne respectent pas les quelques engagements qu’elles prennent à propos du respect du droit humanitaire international, par exemple en 1984 leur promesse de renoncer aux enlèvements. En janvier 1999, à l’ouverture solennelle de la négociation à San Vicente del Caguán en présence de Pastrana et de nombreux ambassadeurs, Manuel Marulanda s’abstient au dernier moment de venir, laisse le président face à une chaise vide et fait lire son discours par un commandant. Si les discussions à la table de négociations piétinent d’emblée, la guérilla, qui a invité d’innombrables secteurs de la société à se rendre à San Vicente pour formuler leurs conceptions sur les transformations du pays, impose un style de congrès soviétique et ne paraît pas se soucier des suggestions proposées. Lors des deux processus elle donne vite l’impression de mener double jeu et d’utiliser la négociation pour consolider sa présence militaire. La conséquence en est que dans les deux cas une large partie de l’opinion qui militait en faveur d’une solution négociée au conflit accuse les FARC d’être responsables de l’échec. En 1985, les classes moyennes commencent à se détourner de la lutte armée. En 2002, la déception est encore plus grande et va entraîner le ralliement massif à la candidature d’Alvaro Uribe, partisan de la guerre frontale contre la guérilla. Le fait de disposer d’une tribune politique se solde ainsi par un discrédit. Après l’expérience de l’UP, leur travail politique est condamné à être toujours plus clandestin. En 1997, elles lancent le « mouvement bolivarien », placé sous la direction d’Alfonso Cano. Dans la même période elles créent un parti encore plus clandestin, le PCCC (Parti communiste clandestin de Colombie). Aucune des deux initiatives ne peut aller très loin. Elles constituent plutôt un mécanisme de sélection des militants et engendrent des barrières avec « les masses ». La politique de la chaise vide apparaît comme l’expression de l’impréparation des FARC à manier la parole politique.

81Les phases de négociation ne sont pas les seules où cette impréparation est mise en lumière. Le refus d’assumer clairement la responsabilité de l’assassinat de trois « indigénistes » nord-américains au moment où un haut responsable de l’administration des États-Unis venait de prendre contact avec les FARC au Costa Rica, comme celui de divers otages qui militaient pour la paix [7], leur incapacité à discerner l’exaspération que provoquent leurs exactions et qui va jusqu’à la tolérance croissante envers les paramilitaires, en sont quelques-unes des autres manifestations. De surcroît les FARC, contrairement à l’ELN, affichent sans relâche leur défiance envers la notion de « société civile » et ceux qui s’en réclament. S’il est vrai que la notion peut recouvrir pêle-mêle dominants et dominés, c’est parmi les activistes de cette société que se recrutent les partisans les plus résolus d’une solution négociée. Mais les FARC n’hésitent pas à se présenter comme la vraie société civile, la « société civile en armes ».

82Sans doute les FARC n’ont-elles jamais joui d’une forte popularité dans l’ensemble du pays. Si les sondages d’opinion ne peuvent en donner qu’une mesure très discutable – à les en croire, la guérilla n’aurait presque jamais dépassé le seuil de 3 % contre 60 % ou plus pour l’armée –, leur discrédit politique est perceptible même dans les zones où elles sont depuis longtemps présentes. Les sabotages à répétition et l’excès de coercition engendrent la lassitude. À la différence, là encore, de l’ELN, elles ne prétendent nullement y susciter des embryons de pouvoir populaire ni même y consulter les habitants. La prohibition faite à plusieurs reprises de participer aux élections est mal vécue dans un pays où, malgré un niveau chronique très élevé d’abstention et les pressions clientélistes, le vote constitue l’un des seuls droits pour ceux qui n’en ont pas.

83Depuis la seconde moitié des années 1990, les FARC demeurent, avec l’ELN, la seule organisation de guérilla en activité mais ce sont elles qui ont l’essentiel du potentiel militaire. D’être isolées ne semble pas les inquiéter outre mesure. Elles ont en fait toujours aspiré à exercer une hégémonie sur les autres organisations armées, y compris quand celles-ci menaient des actions plus spectaculaires qu’elles. En 1987, une coordination entre ces organisations a été mise en place sous le nom de Coordination guérillera Simon Bolivar. Elle n’a jamais vraiment fonctionné en raison de cette prétention hégémonique des FARC. Quand l’EPL s’est démobilisée en 1991 dans l’Uraba, les FARC ont impitoyablement poursuivi ses anciens membres, quitte à les pousser dans les bras des paramilitaires. Depuis que l’ELN songe à une nouvelle négociation, les FARC s’efforcent de contrôler certains de ses noyaux et se livrent à une véritable guerre à leur encontre dans le département de l’Arauca.

84Il en va de même au plan politique. Les FARC ont toujours voulu avoir le monopole de la lutte contre le régime. Elles n’ont jamais apprécié la concurrence de formations politiques radicales et moins encore réformistes. Leur hostilité envers le secteur « civiliste » de l’UP en témoigne, et aussi leur méfiance envers le maire de Bogotá, « Lucho » Garzón, issu du parti communiste et du syndicalisme pétrolier mais critique acerbe des FARC et de leur incapacité politique. Pourtant, s’il est clair qu’elles ont perdu en influence à chaque fois qu’elles ont eu accès à la scène politique, il ne l’est pas moins qu’elles s’asphyxient en l’absence d’un espace d’expression publique. Les phases de négociation leur ont valu au moins la reconnaissance de leur qualité d’acteur politique, ce qui pouvait être un pas vers la reconnaissance de la place qu’elles pourraient avoir dans le système politique.

85Cataloguées désormais comme « organisation terroriste » par les États-Unis et par l’Union européenne, elles ont des raisons de se durcir plus encore. D’autant que la même qualification n’empêche pas les paramilitaires, parmi lesquels se sont glissés les plus gros narcotrafiquants, de négocier avec le gouvernement Uribe des conditions singulièrement favorables de réincorporation à la société et, par ailleurs, de préserver l’emprise politique qu’ils ont conquise.

86L’incapacité politique des FARC n’implique pas, on l’a dit, qu’elles ne forment pas une organisation politique. Au long de quarante ans de lutte armée, les FARC ont toujours eu l’ambition de parvenir au « pouvoir » même si elles ne précisaient pas ce qu’elles entendaient par là. À tout le moins ont-elles été mues d’un bout à l’autre par le projet d’imposer des transformations sociales, et, en premier lieu, la transformation des structures agraires. Il faut bien constater que leur stratégie n’a pas donné les résultats escomptés. Elles se retrouvent face à un pays où les inégalités n’ont jamais été aussi profondes et où les actions des paramilitaires et des narcotrafiquants ont provoqué une concentration de la terre sans précédent. Stigmatisées lors de leur création comme un ramassis de bandoleros, les FARC le sont à présent comme un ramassis de bandidos (terme couramment utilisé par A. Uribe et les militaires). Alors que la Colombie penche à droite plus qu’elle ne l’a jamais fait depuis 1948, la crédibilité des FARC se réduit comme peau de chagrin. Pour obtenir la « reconnaissance » après laquelle elles courent depuis si longtemps, on comprend qu’elles soient tentées de se reposer sur leur seule capacité militaire, même si elle est entamée elle aussi. Peut-être espèrent-elles surtout, comme cela leur est arrivé souvent, que la conjoncture politique des pays voisins les aide à sortir de leur isolement. Le bolivarianisme dont elles se réclament n’est-il pas le langage officiel du pays le plus proche ?

Conclusion

87Il faut revenir au point de départ. J’ai parlé d’ethos ruraliste. Maints commentateurs ont mis l’accent sur la temporalité lente du monde paysan et ont souligné qu’elle s’incarnait dans la figure de Manuel Marulanda Vélez. Des dizaines de gouvernements se sont succédé et ont préconisé tour à tour la conciliation et l’affrontement. Ils ont tous eu face à eux, en arrière-fond, la silhouette immobile de Marulanda.

88En réalité, les FARC ont très bien réussi à combiner cette temporalité lente avec les temporalités du monde actuel : celle de la modernité, orientée vers l’accumulation des moyens matériels et portée par l’opposition entre le progrès et le passé; celle d’après la guerre froide avec la prise en compte d’une durée plus hachée et aléatoire constituée à l’entrecroisement de phénomènes débordant le cadre national. Ni l’économie de la drogue ni le commerce des armes n’appartiennent à la tradition paysanne colombienne.

89Les FARC, avec leur chef légendaire, s’enracinent plutôt dans l’univers de la Violencia de 1950. Non qu’elles perpétuent la forme de guérilla de l’époque ni que les modalités de la guerre soient comparables. Mais la manière dont Marulanda et ses proches dénoncent les injustices porte la marque de l’humiliation éprouvée par d’amples secteurs, principalement ruraux, un demi-siècle auparavant. Quand, le 7 janvier 1999, la parole de Marulanda s’élève depuis une chaise vide, avec pour auditoire le président de la Colombie et les ambassadeurs, quand elle évoque l’histoire écoulée comme si la destruction de ses poules et de ses cochons [8], en était le point de départ, c’est bien la dimension du ressentiment qui affleure comme dimension centrale du politique, un ressentiment qui dépasse de beaucoup les référents domestiques ruraux.

90Ce jour-là, Marulanda absent mais omniprésent triomphe. Les référents domestiques ruraux lui servent à formuler son sentiment de revanche. L’« oligarchie » doit prendre acte de sa puissance et lui donner une « reconnaissance » conquise de haute lutte. Les volontaristes gauchistes, ces idéologues « de ville », ceux-là mêmes qui l’ont considéré longtemps avec tant de commisération, ne peuvent que faire de même, eux qui dans leur majorité se sont ralliés au régime et ont renoncé aux armes. Le ressentiment ne concerne pas les seuls dominants, il vise tous ceux qui n’ont pas connu l’humiliation tout en prétendant la refléter.

91Les FARC n’ont cependant pas réussi, quand elles avaient accès à une tribune publique, à convertir leur ressentiment en perspectives politiques. Elles semblent à cet égard s’être laissé gagner par une sorte d’inertie. Peut-être est-ce là encore vers Marulanda qu’il faut se tourner pour avoir une explication. À soixante-seize ans, il est possible qu’il se satisfasse de l’œuvre accomplie. On a connu d’autres leaders révolutionnaires historiques qui, à la fin de leur règne, ont fait de l’immobilisme une vertu et, interdisant toute délibération parmi leurs proches, ont cru et fait croire que le monolithisme garantissait la pérennité de leur œuvre.

92Quand s’ouvrira la succession, on voit mal comment les FARC pourraient facilement continuer à combiner les logiques engendrées sur la base de ressources d’action aussi diverses. Le fossé entre leur capacité militaire et leur crédibilité politique pourrait bien conduire à beaucoup de désordre si elles ne se décidaient pas à lutter pour se faire une place sur la scène politique.

Bibliographie

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Notes

  • [*]
    Directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales.
  • [1]
    Au début des années 1980, un groupe appréciable s’est cependant détaché des FARC. Sous le nom de front Ricardo Franco, il s’est établi dans le Cauca où il a recruté plusieurs centaines de combattants et noué des liens étroits avec le M19. L’histoire s’est mal terminée : ses deux dirigeants, soupçonnant que des informateurs s’étaient introduits dans l’organisation, ont exécuté de sang froid plus de 200 membres, des adolescents d’origine indienne pour la plupart. Une autre petite scission s’est produite à la fin des années 1980 quand un commandant des FARC a rejoint l’EPL avec armes et bagages. Pour le reste, les désertions n’ont pas manqué, y compris vers les rangs paramilitaires.
  • [2]
    Les cartes et les graphiques sont empruntés aux travaux réalisés par Camilo Echandia dans le cadre de l’Observatorio para la Paz de la présidence de la République. Je tiens à le remercier, une fois de plus, pour la générosité avec laquelle il donne accès à ces données.
  • [3]
    Un livre de la journaliste Juanita León (2005), qui porte il vrai sur la période actuelle, invite à ne pas idéaliser ces régulations et ce système de justice. Selon les témoignages qu’elle a recueillis, les FARC auraient ainsi fait procéder à un test de VIH sur la population du municipe de Vistahermosa et exécuté ceux dont le test était positif.
  • [4]
    L’ELN a par exemple pratiqué l’enlèvement de plus de 100 personnes qui assistaient à une messe à Cali et des passagers d’un avion d’Avianca qu’elle avait détourné.
  • [5]
    Pour 2002, les chiffres sont les suivants : 12 maires et 60 conseillers municipaux assassinés, 399 maires demandent à être relevés de leur fonction, 300 doivent gouverner en étant réfugiés dans une grande ville ou une garnison militaire, 6000 conseillers municipaux (sur un total de 12000 ont été l’objet de menaces dont 1800 ont démissionné).
  • [6]
    Chiffres de l’Observatorio para la Paz. Il faut souligner que les pertes des forces de l’ordre oscillent entre 1995 et 2002 à 600 ou 800 par an. Le rapport approximatif de un à deux entre les pertes des forces de l’ordre et les guérillas illustre la capacité de ces dernières.
  • [7]
    Le commandement des FARC a donné l’ordre aux fronts d’abattre les otages au cas où les forces de l’ordre tenteraient de les libérer. L’ordre a été mis à exécution en particulier dans deux cas, celui d’une très populaire leader du département du Cesar et ancienne ministre de la Culture et celui simultané du gouverneur de l’Antioquia et d’un ancien minstre de la Défense, tous deux convertis à la non-violence et qui avaient été enlevés au cours d’une marche pour la paix. Le tollé a été bien sûr très général.
  • [8]
    L’évocation des gallinas et des marramos donne le ton d’une grande partie du discours. Bien des commentateurs ont voulu y voir un habitus paysan. En fait, la « mentalité paysanne » de Marulanda consiste surtout en ce que les Colombiens appellent la « malice indigène » qui consiste à jouer le naïf pour mieux tromper l’autre.
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