Hérodote 2004/3 N°114

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Article de revue

Roissy et le troisième aéroport : réalités économiques et manipulation géopolitique

Pages 122 à 180

Notes

  • [*]
    Géographe, Institut français de géopolitique, université Paris-VIII.
  • [1]
    Le trafic des aéroports parisiens est alors très faible et ne progresse que lentement : 2 millions de passagers en 1955,5 millions de passagers en 1965, un an après la mise en service d’Orly-Sud. Il sera multiplié par dix entre 1965 et le début des années 1990.
  • [2]
    Au recensement de 1999 la population de l’Île-de-France était « seulement » de 11 millions et celle de l’agglomération parisienne de 9,3 millions d’habitants.
  • [3]
    L’exposition au bruit est déterminée en fonction d’un indice complexe et spécifique, l’indice psophique (IP). Le niveau de cet indice détermine les limites apportées à l’urbanisation nouvelle : –dans les zones A et B (IP > 89), qui correspondent à des espaces longs de trois kilomètres et larges de moins d’un kilomètre dans le prolongement des pistes, la construction de maisons individuelles est interdite, mais la construction d’hôtels ou d’immeubles d’habitation (zone B) est possible; –dans la zone C (IP compris entre 78 et 89), qui est trois à quatre fois plus étendue, des maisons individuelles peuvent également être construites à condition de ne pas être groupées (les lotissements sont donc interdits), d’être situées dans des secteurs déjà urbanisés et de n’entraîner qu’une faible augmentation de la population; enfin dans la zone D (IP < 78) les constructions sont autorisées si elles respectent des normes spécifiques d’isolation.
  • [4]
    De plus de 50% entre 1982 et 1990, d’après le rapport Douffiagues.
  • [5]
    Ce plafond de 200 000 créneaux effectifs correspond à 250 000 créneaux « officiels » accordés aux compagnies aériennes, celles-ci ayant l’habitude de ne pas utiliser une partie des créneaux qu’elles réservent, en général 20%.
  • [6]
    Le rejet des nuisances aériennes est visiblement moins fort dans d’autres régions, plus durement touchées par le chômage que l’Alsace. Moins d’une semaine après la manifestation du 14 septembre 1996 à Strasbourg, le Conseil régional de Lorraine publie une pleine page de publicité dans la presse nationale sous le titre « Bienvenue à DHL » et le Territoire de Belfort signale son intérêt. En février 2000, le premier avion de fret de DHL se pose à l’aéroport de Metz-Nancy-Lorraine. Ici aussi des manifestations ont accueilli l’annonce de l’implantation du transporteur, mais beaucoup moins fréquentées ( 250 manifestants pour celle de mai 2000).
  • [7]
    Le futur A 380 à 555 sièges pourra accueillir 40% de passagers de plus qu’un Boeing 747-400 et ses 395 sièges, et la version à 800 passagers, plus de 10% de plus que le Boeing 747-300.
  • [8]
    Un Airbus A 320 fait 128 fois moins de bruit que n’en émettait une Caravelle 3 dans les années 1960. La zone de nuisance sonore d’un Boeing 707, construit avant 1970, s’étendait sur 120 kilomètres carrés, celle d’un Airbus actuel sur seulement 3,5 kilomètres carrés.
  • [9]
    À noter enfin que la croissance de l’aéroport est très largement autofinancée par ADP et par les entreprises publiques ou privées : la création de la gare TGV, par exemple, d’un coût de 350 millions d’euros, a été financée à 40% par ADP, à 10% par la région Île-de-France (qui a pris en charge le prolongement de la ligne du RER B jusqu’à la gare) et à 50% par la SNCF, qui en a retiré un chiffre d’affaires conséquent, avec 1,5 million de passagers par an.
  • [10]
    En 1997, par exemple, à la veille de se lancer dans un important programme d’investis-sements, avec la construction de deux nouvelles pistes et de deux nouveaux terminaux (CDG 2 F et E), ADP a autofinancé 70% de ses investissements, 2,2 milliards de francs cette année-là, soit 335 millions d’euros. Son endettement atteignait 7,4 milliards de francs, plus de 1,1 milliard d’euros, l’équivalent de son chiffre d’affaires et de ses capitaux propres. Une situation qui ne laisse à l’entreprise qu’une marge réduite.
  • [11]
    Abu Dhabi, Dacca, Shanghai, Le Caire, Djakarta, Manille, Conakry, Dar-es-Salam, Bordeaux, Pointe-à-Pitre, Montpellier, Nice 2. D’autres projets sont en cours, comme le terminal 3 de Moscou-Cheremetievo, les terminaux 2 et 3 de Dubaï, la base de maintenance de la flotte d’Emirates Airlines.
  • [12]
    Deux décisions de la Commission européenne ont encore renforcé la nécessité pour ADP de développer le trafic de Roissy : la suppression du commerce hors taxe (duty-free) pour les passagers intracommunautaires, qui réduit les redevances payées par les commerces, et l’obligation d’accueillir un troisième opérateur pour assurer les service d’assistance aéroportuaire, qui obligera ADP et Air France à partager ce marché de services aux compagnies.
  • [13]
    Au total le trafic aérien de l’ensemble des aéroports britanniques devrait plus que doubler d’ici à 2020 (avec 460 millions de passagers en 2020, contre 189 en 2002). Depuis 1970 le nombre d’atterrissages et de décollages a déjà été multiplié par trois ( 2 millions contre 670000).
  • [14]
    En 1997 deux cents ecowarriors ont mené une lutte acharnée contre le projet de construction d’une deuxième piste, prévue pour désengorger l’aéroport de Manchester.
  • [15]
    La situation de l’autre grande compagnie française, Air Inter, contrôlée par Air France depuis 1990 à la suite du rachat d’UTA, n’était guère meilleure avec plus de 250 millions de francs de déficit en 1993 et plus de 650 en 1995.
  • [16]
    Ces investissements ont été rendus possibles par l’injection de 3 milliards d’euros par l’État en 1994; la Commission européenne ayant donné son feu vert en échange d’un engagement du gouvernement français de privatiser l’entreprise « après que la situation économique et financière aura été rétablie ». L’ouverture du capital, refusée une première fois à Christian Blanc par Lionel Jospin en septembre 1997, ce qui entraîna la démission du président d’Air France, a finalement été concédée à son successeur en février 1999, sous la pression, une nouvelle fois, de la Commission. La part de l’État est tombée à 54,4%. Le gouvernement Raffarin a décidé une nouvelle baisse de la participation de l’État, retardée en raison de la situation du transport aérien, mais qui finalement a résulté des modalités de la fusion avec KLM, puisque celui-ci ne contrôle plus que 44% de la holding Air France-KLM ( 19% revenant aux actionnaires de KLM et 37% aux autres actionnaires d’Air France, dont les pilotes et les petits porteurs).
  • [17]
    Le terme décrit le fonctionnement d’un système où des liaisons depuis plusieurs aéroports secondaires font converger des passagers vers un aéroport principal, comme les rayons d’une roue reliés à son moyeu ( hub en anglais).
  • [18]
    Heathrow (Londres), Roissy-CDG, Francfort, Amsterdam, Gatwick (Londres), Zürich, Madrid, Malpensa (Milan) et Bruxelles.
  • [19]
    En effet ces petites compagnies sont menacées de disparition en raison de la concentration du trafic au profit des grandes compagnies (voir le sort de Sabena, compagnie nationale belge, et celui de Swissair).
  • [20]
    Cependant quelques rares communes ont fait preuve d’une certaine prudence, comme Gonesse, qui affiche un peu moins de 2000 habitants supplémentaires et 8 points de croissance entre 1982 et 1999.
  • [21]
    Voir en particulier les travaux du collectif Santé-nuisances aériennes, à partir de quesetionnaires auprès des praticiens du Val-d’Oise.
  • [22]
    Voir notamment : Étude de la qualité de l’air autour des plates-formes aéroportuaires de Roissy-Charles-de-Gaulle et du Bourget, Airparif, décembre 2003.
  • [23]
    La part de l’activité aéroportuaire varie de 50% (monoxyde de carbone et benzène) à 84% (oxyde d’azote) des émissions de polluants dans la zone étudiée par Airparif; l’essentiel provenant des émissions des avions volant à basse altitude (moins de 3 000 pieds, environ 3900 mètres) dans les phases d’atterrissage et de décollage. Le reste de la pollution est d’origine automobile, principalement due au trafic de l’A 1. Il faut noter qu’une partie importante des Hérodoteusagers de l’autoroute entre Paris et Roissy sont des usagers du transport aérien.
  • [24]
    Ces schémas, prévus par la loi d’orientation pour l’aménagement et le développement du territoire du 25 juin 1999, sont au cœur de la politique d’aménagement du territoire respectueuse de l’environnement que Dominique Voynet veut mettre en œuvre. Ils sont censés fixer les orientations stratégiques de l’État, notamment en matière de transports, pour les vingt années suivantes.
  • [25]
    Parler de « site candidat » est une commodité de langage, qui a le tort de masquer les contradictions locales que révèlent ces candidatures. Ce n’est pas, bien sûr, le site qui est candi- dat, puisqu’il n’est qu’un espace avec une série de caractéristiques techniques (superficie, localisation, dessertes, type et densité d’occupation, etc.). Ce n’est pas non plus le « territoire » qui le propose, car les acteurs (élus, entreprises, institutions, habitants) qui agissent et vivent sur ce territoire sont en général loin d’être unanimes. Concrètement la candidature d’un site est proposée, selon les cas, soit par des élus locaux (le Conseil général pour Beauvilliers et Vatry) – mais ceux-ci ne sont pas nécessairement unanimes –, soit par un député, appuyé par les milieux patronaux locaux (Chaulnes), soit par une CCI (Montdidier, Reims-Grandes Loges et Bertaucry), soit par la DGAC (Juvincourt, Hangest-en-Santerre).
  • [26]
    Comme François-Michel Gonnot, vice-président DL du Conseil général de l’Oise : « Les habitants de la région ne comprendraient pas que Paris réussisse là où les Allemands ont échoué. Nos villages, on les a déjà rasés, les populations, on les a déjà évacuées, et les Allemands ont construit un aéroport au nord de Montdidier » (cité par Libération, 4 octobre 2001). Pour mieux comprendre ce type de discours, voir l’article de Damien Framerie, cité dans la note suivante. De manière plus plaisante une association propose une chanson sur l’air de La Marseillaise : « Allons enfants de Picardie, luttons contre l’aéroport, contre nous de la CCI, les avions refusés (bis). »
  • [27]
    En 2001 une rumeur court dans le département, qui veut que l’État ait provoqué les inondations de la Somme en y transférant, via l’Oise, les eaux excédentaires de la Seine, pour épargner Paris. Techniquement impossible, mais très révélateur de la psychologie régionale. Voir l’article de Damien Framerie [ 2003].
  • [28]
    Aux côtés du député socialiste Vincent Peillon, de la Fédération régionale des travaux publics, de l’Union des industries des métiers de la métallurgie et de la Confédération générale des petites et moyennes entreprises !
  • [29]
    Le TGV Lyon-Turin est programmé officiellement pour 2015, mais sa réalisation à cette date paraît peu réaliste. Le TGV Côte d’Azur entre Marseille et Nice, qui permettra de relier Paris à Nice en quatre heures, n’est pas envisagé avant l’horizon 2015-2020. Sa mise en service et celle de la ligne Bordeaux-Toulouse-Narbonne achèveront de mettre l’ensemble des métropoles régionales en liaison TGV directe avec Paris. Le marché des vols intérieurs sera alors très fortement réduit par la concurrence du TGV.
  • [30]
    À l’inverse la concurrence des compagnies à bas coût (low cost), qui contrôlent 10% du marché européen (chiffres 2002) et pourraient, selon certains experts, en détenir 25% d’ici 201030, n’a pas d’effet à la baisse sur la croissance du trafic aérien des grands aéroports. En effet, les low-costs vivent d’une clientèle qui n’aurait pas pris l’avion au tarif des compagnies classiques; elles sont donc un facteur de croissance supplémentaire du trafic aérien global. En outre, si une partie d’entre elles, comme Ryanair, utilisent de petits aéroports de province ou situés à la périphérie des grandes agglomérations (Beauvais pour Paris, Charleroi pour Bruxelles), en manque de trafic et donc prêts à subventionner leur venue, d’autres, comme EasyJet, sont présentes sur les plus grandes plates-formes aéroportuaires, comme Roissy, Orly, Toulouse ou Nice, et contribuent à la croissance du trafic de ces aéroports. Voir dans ce numéro l’article de Jean-Pierre Giblin.
  • [31]
    En Europe aucun aéroport n’est à plus de 50 kilomètres de la ville qu’il dessert : Francfort est situé à 15 kilomètres du centre-ville, Schiphol à 10 kilomètres, Barajas à Madrid à 13 kilomètres et le nouvel aéroport prévu à Campo Real à 15 kilomètres, Arlanda à Stockholm à 42 kilomètres, Malpensa à Milan, qui a connu de nombreuses difficultés de démarrage, est à 48 kilomètres, tout comme Gatwick à Londres, les nouveaux aéroports d’Athènes (Spata) et de Lisbonne (Ota) sont respectivement à 25 et 45 kilomètres.
  • [32]
    En 1997, au bout d’une vingtaine d’années, les vols internationaux ont finalement été rapatriés sur l’ancien aéroport de Dorval, suivis en 2003 par les vols charters. Aujourd’hui une seule compagnie continue de fonctionner à Mirabel.
  • [33]
    En 1998 les autorités italiennes avaient tenté de transférer les compagnies concurrentes d’Alitalia sur le nouvel aéroport de Malpensa à Milan, laissant à la compagnie nationale seule le droit d’atterrir sur l’ancien aéroport, Linate, plus proche de la ville. La Commission européenne avait condamné cette réglementation en raison de ses conséquences discriminatoires. Par contre les compagnies extra-européennes, en théorie, peuvent être affectées autoritairement à un aéroport, sous réserve qu’aucun accord bilatéral entre la France et leur pays d’origine ne les protège. Elles ne représentent, en tout état de cause, que 15% du trafic des deux aéroports parisiens.
  • [34]
    Qui permettent aux avions d’attendre en vol que les pistes se libèrent.
  • [35]
    Le président du Comité, maire d’une petite commune, est un ancien commandant de bord de Concorde. Les pilotes et les salariés des compagnies aériennes sont nombreux à avoir fait construire dans ces communes jusque-là préservées et à se mobiliser contre les nouveaux couloirs aériens.
  • [36]
    Les opposants au développement du trafic des aéroports parisiens et aux nouvelles routes d’approche bénéficient du soutien clair et proclamé de la majorité gauche-Verts du Conseil régional. Le programme de Jean-Paul Huchon lors des dernières élections régionales du printemps 2004 exigeait « un strict plafonnement du trafic aérien et une réduction des nuisances sonores ». Une position réaliste du point de vue de l’arithmétique électorale et des équilibres internes à la majorité régionale (sans les Verts – 33 conseillers – et le PC – 20 conseillers –, les socialistes sont minoritaires), mais contradictoire avec l’objectif affiché par ailleurs d’un développement de l’économie et de l’emploi (si chaque million de passagers supplémentaire continue à se traduire par 2600 emplois directs et induits, le passage de 73 à 125 millions de passagers pour l’ensemble Roissy-Orly signifierait la création de plus de 130000 emplois !).

1 Depuis plus de dix ans l’activité de la plate-forme aéroportuaire de Paris est au centre d’un conflit important, qui oppose les riverains et les élus locaux aux dirigeants d’Aéroports de Paris (ADP), l’établissement public qui gère Orly et Roissy-Charles-de-Gaulle, à la DGAC – Direction générale de l’aviation civile du ministère des Transports – et aux gouvernements successifs. L’objet de ce conflit se résume à une question simple  : faut-il développer le trafic de cette plate-forme, et en particulier celui de l’aéroport Roissy-CDG, pour répondre à la croissance du transport aérien et aux besoins de cette ville mondiale qu’est Paris, ou le limiter, pour réduire les nuisances dont souffrent de nombreux habitants de la région ÎledeFrance ? L’enjeu est considérable en termes d’emplois, d’attractivité économique, de dynamisme du secteur du transport aérien. L’avenir d’Air France en particulier dépend partiellement des réponses apportées à cette question. Il l’est aussi en termes de qualité de vie pour des centaines de milliers de personnes.

2 Le conflit aéroportuaire parisien est exemplaire de toutes ces situations d’affrontement – de plus en plus nombreuses depuis les années 1980 – qui voient s’opposer logique de développement économique et logique de protection de l’environnement, sur des objets d’aménagement aussi divers que l’implantation d’une usine, la construction d’une nouvelle autoroute ou celle d’une éolienne. Le transport aérien est devenu l’une des causes principales de ce type de conflit, parce que le trafic mondial explose (le nombre de passagers/kilomètres transportés dans le monde a doublé de 1990 à l’an 2000), que ses nuisances sont de moins en moins tolérées et que les territoires concernés, et donc les effectifs de population touchés, sont particulièrement importants. En France, les riverains ont réussi en 1996 à empêcher l’implantation à Strasbourg de l’une des principales entreprises mondiales de transport de fret aérien express, DHL. Et il n’est pratiquement pas un projet d’extension (Lyon-Saint-Exupéry) ou de création d’aéroports (Toulouse, Nantes, troisième aéroport parisien) qui ne suscite une forte mobilisation des opposants. Ailleurs en Europe éclatent des conflits similaires, particulièrement au Royaume-Uni (développement d’Heathrow à Londres, construction d’une deuxième piste à Manchester). Et l’on se souvient des affrontements très violents qu’avait suscités dans les années 1970 l’extension des aéroports de Francfort en Allemagne et de Narita au Japon. Nulle part cependant cette mobilisation n’a atteint l’ampleur qui est la sienne autour de Roissy-Charles-de-Gaulle, avec des manifestations à répétition, regroupant des milliers de participants, autour des aérogares et des pistes ou dans Paris même. Nulle part elle n’a eu des conséquences politiques locales aussi visibles. Nulle part, enfin, elle n’a débouché sur un scénario semblable, puisque l’opposition des riverains franciliens a suscité un projet de « troisième aéroport » pour accueillir le trafic supplémentaire, mais cette fois-ci en dehors de l’Île-de-France; que ce projet a fait l’objet d’une procédure de concertation particulièrement lourde, un débat public de plusieurs mois; et qu’il a provoqué à son tour une série de petits conflits locaux dans chacun des territoires candidats à l’implantation de ce troisième aéroport, tandis que d’autres secteurs de l’Île-de-France, de nouvelles populations et de nouveaux élus entraient dans la danse d’un conflit devenu multiterritorial et extrêmement difficile à gérer pour le pouvoir politique.

Roissy et ses riverains, douze années d’un conflit hors normes

Le choix de Roissy dans les années 1960

3 La plate-forme aéroportuaire de Paris est composée de deux aéroports principaux : Orly, le plus ancien, 25 millions de passagers par an, ouvert en 1961 pour prendre le relais du Bourget, et Roissy-Charles-de-Gaulle, inauguré en mars 1974, qui assure désormais l’essentiel du trafic, avec 48 millions de passagers.

4 Le paradoxe est que la question des nuisances est justement l’un des éléments qui ont présidé au choix de Roissy dans les années 1960, pour accueillir ce qu’on appelle alors l’aéroport de « Paris-Nord ». Lorsqu’ils travaillent sur la localisation du futur nouvel aéroport, les responsables de l’époque ont deux objectifs en tête. Il s’agit d’abord de donner à l’agglomération les moyens de répondre à une croissance du trafic aérien que l’on prévoit très forte, avec l’avènement du transport aérien comme phénomène de masse [1]. Tous les voyants sont alors au vert. L’économie française connaît une croissance extrêmement rapide et ininterrompue depuis la Libération. Rien n’annonce et personne, économiste ou responsable politique, ne prévoit la crise mondiale qui surviendra dix ans plus tard. En moins de quinze ans, entre 1954 et 1968, l’Île-de-France a gagné 1,9 million d’habitants (+ 25%). Les responsables du district, sous la direction de Paul Delouvrier, qui élaborent au même moment le Schéma directeur d’aménagement et d’urbanisme de la région parisienne de 1965, s’appuient donc sur l’hypothèse d’une agglomération de 14 millions d’habitants en l’an 2000, qui résulte du simple prolongement des courbes démographiques – un chiffre qui ne sera jamais atteint [2]. Tous les projets d’aménagement sont surdimensionnés, à commencer par les villes nouvelles, destinées à accueillir une grande partie de cette population supplémentaire. Et le projet de nouvel aéroport n’échappe pas à la règle. La taille de l’équipement est proportionnée à la croissance attendue de l’agglomération, de l’économie française et donc du trafic aérien, censé résulter de ces deux facteurs. Mais le gigantisme du nouvel aéroport ne se comprend pas sans référence au climat idéologique qui prévaut dans cette France des années 1960, du moins jusqu’au mois de mai 1968, et même à vrai dire, bien que fragilisé par la révolte de la jeunesse, jusqu’en 1973-1974 – sous l’influence de Georges Pompidou, Premier ministre de 1962 à 1968, puis président de la République de 1969 à 1974. Le pays s’engage dans un ambitieux projet de modernisation et s’équipe à tout va pour rattraper son retard sur le voisin allemand et sur le modèle américain. C’est l’époque, entre autres, du lancement de l’opération de La Défense, destinée à doter la France d’un centre d’affaires de dimension internationale, du démarrage du programme autoroutier, de l’aménagement des grandes zones industrialo-portuaires, Fos, Dunkerque et LeHavre, du Concorde et du Plan Calcul.

5 Il faut également éviter de répéter l’erreur qui vient d’être commise avec Orly, construit trop près de Paris, sur l’emplacement d’un aérodrome ancien à l’activité très modeste, à dix kilomètres seulement du périphérique, et déjà cerné par l’urbanisation. Pourtant si la gêne des riverains d’Orly est probable, elle ne se traduit pas encore par une quelconque agitation ou le moindre militantisme. La qualité du cadre de vie et la protection de l’environnement n’ont pas encore émergé comme préoccupations majeures des Français. La volonté de limiter les nuisances du nouvel aéroport ne relève donc pas d’une nécessité politique, comme ce sera le cas dans les décennies suivantes, mais d’une conception technicienne, qui veut qu’il faille maximiser les avantages d’un équipement et en minimiser l’impact négatif. Tant qu’à construire un aéroport, autant le concevoir aussi peu gênant que possible.

6 Le choix du site découle de ces deux impératifs. Il faut s’éloigner de Paris, à la fois pour disposer d’une grande superficie, qui permettra l’accueil de dizaines de millions de passagers, et pour se tenir à distance des zones urbanisées. Enfin une localisation au nord s’impose, parce que Orly est au sud et que le nouvel aéroport doit permettre de compléter l’offre, en desservant l’Europe et l’Amérique du nord et le Japon par le pôle nord, de mieux gérer un espace aérien de plus en plus fréquenté au-dessus du Bassin parisien et parce que la banlieue s’étend moins dans cette direction que vers l’est ou l’ouest de la région parisienne.

7 Les premières études remontent à 1958. Les responsables de l’époque hésitent alors entre Roissy et Beauvais, dans l’ouest du département de l’Oise, à soixante kilomètres de Paris. Le site de Roissy est finalement retenu parce qu’il est beaucoup plus proche de la capitale, à vingt kilomètres de la Porte de la Chapelle, sur le tracé de la future autoroute A 1, tout en étant situé dans une zone agricole vouée à la grande culture céréalière, de faible densité humaine, et à plusieurs kilomètres de la limite nord de l’agglomération. Seule une poignée de villages ou de petites villes doivent être victimes des nuisances, Roissy-en-France, Le Mesnil-Amelot, Mitry-Mory, Goussainville et Gonesse. Quelques milliers d’habitants, à comparer aux 250000 qui vivent aujourd’hui dans la zone de bruit d’Orly. L’emprise du futur aéroport est définie pour permettre un développement que l’on prévoit spectaculaire : 3 250 hectares, s’inscrivant dans un rectangle de dix kilomètres sur quatre, soit le tiers de Paris intra-muros et plus de deux fois Orly ( 1500 hectares). La première aérogare (CDG 1) est conçue pour accueillir des avions de 800 à 1 000 places et des supersoniques, dont on attend la mise en service prochaine. A relativement court terme ( 1985), le nouvel aéroport est censé accueillir cinq pistes (dont une nord-sud) et cinq aérogares circulaires, construites sur le modèle de CDG 1, pour 55 millions de passagers par an. Roissy est donc un excellent choix technique, au moment où il est fait et selon les critères retenus : optimisation du potentiel de développement et limitation des nuisances.

1984-1992 : l’apparition de la contestation

8 Les premiers signes d’un rejet de l’aéroport par son environnement géographique apparaissent au milieu des années 1980. Ils ne proviennent pas des communes limitrophes de Roissy, pourtant les plus exposées aux nuisances, mais de communes de la vallée de Montmorency, à vingt-cinq kilomètres des pistes, jusque-là épargnées, mais qui commencent à être affectées par le bruit des avions. En 1984, dix ans après la mise en service de la première aérogare, un cadre habitant Saint-Gratien, Georges Savage, crée, avec une poignée d’amis, l’Association de défense du Val-d’Oise contre les nuisances aériennes de Roissy (ADVOC-NAR). Leurs revendications portent principalement sur la limitation du trafic et l’interdiction des vols de nuit (comme à Orly où ces vols sont proscrits depuis 1968), qui représentent environ 10% du trafic de Roissy. Progressivement l’audience de ces opposants s’accroît. Du côté des autorités des réponses commencent à être apportées. La loi du 11 juillet 1985 relative à l’urbanisme au voisinage des aéroports instaure des commissions consultatives de l’environnement et surtout des plans d’exposition au bruit (PEB), qui interdisent ou limitent l’urbanisation dans les zones les plus proches des pistes. Mais les décrets d’application mettent près de trois ans à sortir et les PEB sont rapidement critiqués pour leur timidité. Ils ne prennent en compte que les zones exposées à de très fortes nuisances et laissent totalement de côté les zones de nuisances moyennes ou fortes, dans lesquelles l’urbanisation peut se poursuivre [3]. ADP, de son côté, adopte, avec un certain retard, en 1992, un « plan environnement », qui comporte une série de dispositions pour limiter les nuisances sonores et améliorer la transparence de l’information... et l’efficacité de sa communication sur cette question (création d’une « Maison de l’environnement » à Roissy et Orly, publication d’un rapport annuel). Pendant ce temps le trafic et les nuisances continuent de croître [4]. Une première manifestation est organisée par l’ADVOCNAR devant les pistes en 1992, sans les élus locaux. Ceux-ci finissent par se regrouper et menacent d’attaquer l’État en justice, sans pour autant passer à l’acte. L’opposition au développement de Roissy ne prend en fait vraiment de l’ampleur qu’à partir de 1993, quand le gouvernement d’Édouard Balladur décide la construction d’une troisième piste pour faire face à l’augmentation du trafic.

9 La croissance du transport aérien au cours des années 1980 et 1990 est beaucoup plus lente et moins linéaire que prévu, en raison de la crise de l’économie mondiale à partir de 1973 – au moment même où Roissy entre en service –, de la hausse du prix du kérosène et de la première guerre du Golfe, en 1991, qui entraîne une chute de plus de 3% du trafic de la plate-forme. Roissy est également touché, plus spécifiquement, par les difficultés d’Air France au début des années 1990. Le modèle de l’aérogare circulaire est abandonné au profit d’un système modulaire, construit au fur et à mesure de l’apparition des besoins et permettant donc de suivre au plus près une croissance irrégulière et difficile à anticiper longtemps à l’avance. La mise en service des quatre premiers bâtiments de l’aérogare 2 s’étale sur treize ans ( 1981-1993). En 1992, Roissy atteint les 25 millions de passagers – très en deçà des prévisions initiales. L’aéroport est désormais le premier aéroport parisien, devant Orly, malgré la mise en service d’Orly-Ouest en 1971, qui accueille essentiellement des vols intérieurs. Le nombre de mouvements d’avions (atterrissages et décollages) dépasse cette même année les 300000 par an, soit environ un toutes les deux minutes et bien davantage (un toutes les trente secondes) aux heures de pointe. Roissy-CDG est désormais le deuxième aéroport européen, derrière Heathrow (qui dessert Londres) et le quatorzième mondial. En 1994 l’inauguration de la gare d’interconnexion TGV, sur la ligne qui relie le TGV Nord au TGV Sud-Est, en contournant l’agglomération par l’est, renforce encore l’attractivité de l’aéroport, désormais à une heure de Lille, deux heures de Lyon et à partir de 1999 une heure vingt-cinq de Bruxelles, par le train Thalys. Une zone de fret de 400 hectares ( 1/8e de la plate-forme aéroportuaire) est créée pour accueillir un trafic de marchandises en plein essor ( 1,1 million de tonnes en 1995, 1,7 en 2002). Les 35 millions de passagers sont atteints en 1997, avec l’ouverture du cinquième terminal de la nouvelle aérogare, CDG 2; ce qui place Roissy au 8e rang mondial, une place qui est encore la sienne aujourd’hui. Aller plus loin, vers les 55 millions de passagers programmés lors de la conception, ou au-delà, vers les 80 ou 90 millions de passagers que les dimensions du site de Roissy autorisent, implique la construction de nouvelles pistes, s’ajoutant aux deux pistes mises en service depuis 1974. Et c’est sur cette question des nouvelles pistes que le conflit va véritablement démarrer.

1993-1994 : la menace d’une troisième piste, l’entrée en lice des élus et la montée en puissance de la mobilisation des riverains

10 Le premier épisode se déroule durant l’année 1994. Le ministre des Transports, Bernard Bosson, a pris l’année précédente la décision de construire une troisième piste à Roissy, avec comme objectif une mise en service en 1997. Conformément à la procédure de révision de l’avant-projet de plan de masse de Roissy, une centaine de communes concernées sont consultées. Une majorité d’entre elles, principalement les communes rurales situées au nord et à l’est de l’aéroport, donnent un avis favorable, mais la plupart des communes urbaines – Gonesse, Goussainville, Mitry-Mory, Tremblay, Garges-lès-Gonesse et Sarcelles – se prononcent contre. Cherchant à désamorcer l’opposition, le ministre commande une mission d’expertise complémentaire, qui propose d’améliorer le projet, en décalant la nouvelle piste vers l’est et en pénalisant plus lourdement les avions les plus bruyants. Peine perdue. Sentant monter le mécontentement des riverains, les neuf députés de droite et le président UDF du Conseil général du Val-d’Oise, Jean-Philippe Lachenaud, prennent à leur tour publiquement position contre le projet. La proximité des municipales du printemps 1995 n’est sans doute pas étrangère à cette soudaine montée au créneau. Reçus par le Premier ministre, Édouard Balladur, aux côtés de Michel Giraud, le président RPR de la région Île-de-France, ils défendent l’option d’un troisième aéroport international dans le Bassin parisien. L’idée de ce troisième aéroport est née au Conseil régional d’Île-de-France et Michel Giraud n’a eu aucun mal à la vendre à ses collègues des régions voisines. Le ministre de l’Équipement, Bernard Pons, décide de geler le projet de troisième piste en attendant les conclusions d’une mission d’étude confiée à un ancien ministre des Transports, Jacques Douffiagues. De son côté l’ADVOCNAR, qui fédère désormais une centaine d’associations locales, organise deux manifestations devant l’aéroport, coup sur coup, à l’automne 1994, qui rassemblent 3 000 à 4 000 participants. Visiblement la mobilisation prend. Le projet de troisième piste lance véritablement le mouvement de contestation, parce qu’il crédibilise la perspective d’un doublement du nombre de mouvements d’avions, de 275 000 à plus de 800000 à terme, si Roissy finit par accueillir 80 millions de passagers par an.

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L’AÉROPORT ROISSY -CHARLES-DE -GAULLE

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L’AÉROPORT ROISSY -CHARLES-DE -GAULLE

11 Une manifestation similaire est organisée à Orly, qui mobilise d’autant plus qu’un Airbus de la compagnie roumaine Tarom a failli s’écraser, quelques semaines plus tôt, sur Villeneuve-le-Roi et que l’ouverture à la concurrence de nombreuses lignes depuis Orly semble annoncer une forte augmentation du trafic. Les opposants remportent une première victoire : le gouvernement décide par décret que le nombre annuel de mouvements d’avions sur Orly ne pourra pas dépasser les 200000 [5], un peu en dessous du niveau atteint en 1993 ( 205000); par ailleurs le nombre de créneaux de décollage et d’atterrissage en début et en fin de journée, dans les heures proches du couvre-feu, est diminué de moitié. Cette décision est prise d’autant plus facilement par le ministère des Transports qu’elle permet de refuser à British Airways les créneaux que la compagnie britannique réclame à cor et à cri pour relier Paris et Londres.

Le rapport Douffiagues ( 1995): deux nouvelles pistes et l’hypothèse d’un troisième aéroport

12 Localement la contestation anti-aéroport commence à avoir des répercussions politiques. Aux municipales du printemps 1995, les maires de droite des deux principales communes affectées par les nuisances aériennes sont battus par leurs opposants de gauche. Le socialiste Jean-Pierre Blazy s’empare de la mairie de Gonesse et le communiste Michel Toumazet de celle de Goussainville. Jean-Pierre Blazy progresse très fortement par rapport aux municipales précédentes en 1989 (+ 7 points par rapport au total des listes de gauche). Trois mois plus tard, en octobre, il organise une consultation pour ou contre l’extension de l’aéroport, à laquelle participent 30% des habitants de Gonesse, qui donne sans surprise une majorité écrasante aux opposants (plus de 95%).

13 Entre-temps le rapport de la mission Douffiagues a été rendu public, en juin 1995. Ses conclusions suscitent la colère des riverains et des nouveaux élus. Ilse prononce en effet pour la construction, non pas d’une, mais de deux nouvelles pistes à Roissy, pour faire face à la croissance du trafic de la plate-forme aéroportuaire de Paris. L’argumentation est principalement économique : il s’agit d’éviter de laisser partir sur Londres, Francfort, Amsterdam ou Bruxelles les emplois qu’apportera la hausse attendue du trafic et d’affaiblir Air France face à British Airways, Lufthansa et KLM. Le doublement des pistes actuelles est censé améliorer la situation sur le plan du bruit. Les deux nouvelles pistes (les « doublets »), plus courtes, seront réservées à l’atterrissage. Elles permettront de fluidifier le fonctionnement de l’aéroport, donc d’éviter les embouteillages d’avions tournant en rond au-dessus de la vallée de Montmorency en attendant qu’une piste se libère, enfin d’ouvrir un nouveau couloir d’accès à Roissy par le sud, donc de répartir géographiquement les nuisances. Enfin le rapport propose que les deux nouvelles pistes soient décalées de 600 mètres vers l’est de façon à ce que les avions à l’atterrissage survolent moins longtemps, à basse altitude, les communes du Val-d’Oise. Dans le même temps, il recommande que l’État réserve le site de Beauvilliers, au sud de Chartres, pour accueillir, à terme ( 2010-2015), un éventuel troisième aéroport. Soucieux de calmer le jeu, le gouvernement reprend à son compte l’idée du troisième aéroport, qui n’est pourtant dans l’esprit des rapporteurs qu’une hypothèse, et encore à long terme (il s’agit pour eux de rendre possible la construction de cet aéroport s’il s’avère nécessaire, non de la décider). Cela ne suffit pas à désarmer les opposants, qui ne retiennent que l’annonce du doublement des pistes à Roissy. Une nouvelle manifestation est organisée le 15 octobre 1995 autour de l’aérogare 2, à laquelle participent 3 000 à 4 000 personnes et de nombreux élus, de droite comme de gauche.

14 S’ensuit une période confuse, où coexistent des signes, réels, d’un développement du trafic et des concessions, mineures, de la part du gouvernement et d’ADP. Le ministre des Transports annonce la constitution d’un groupe de travail et propose aux riverains d’y participer. Mais dans le même temps Aéroports de Paris décroche l’implantation à Roissy de Federal Express, numéro un mondial de la messagerie ( 120000 emplois dans le monde, une flotte de plus de 500 avions et une présence sur plus de 300 aéroports), ce qui signifie des vols supplémentaires, dont certains de nuit, surtout si les projets de développement de Fedex se réalisent. En avril 1996, l’entreprise choisit en effet Paris pour y implanter sa plate-forme de redistribution (autrement dit son hub) pour l’Europe, par laquelle transiteront tous les colis de ses clients européens en provenance ou à destination des autres continents. Ce nouveau hub européen complétera ses plates-formes de Memphis aux États-Unis, de Subic Bay aux Philippines et de Dubaï au Moyen-Orient. L’État et ADP ont multiplié les concessions et les aides pour attirer le géant américain, qui annonce son intention de créer 3000 emplois en quelques années, dont 1800 directs.

15 Du côté de l’enquête publique sur la construction des deux nouvelles pistes, les choses se passent plutôt mal pour les opposants, puisque la commission d’enquête émet un avis favorable, en novembre 1996, sans tenir compte des opinions hostiles exprimées par la majorité des participants. Du coup les associations dénoncent dans la procédure d’enquête publique une « mascarade » et dans les concessions de l’État et d’ADP de la « poudre aux yeux ».

Des élus divisés

16 Le soutien des élus faiblit, si l’on excepte les maires de Gonesse, le socialiste Jean-Pierre Blazy, et de Goussainville, le communiste Michel Toumazet, très combatifs et toujours au premier rang des protestataires. Le vice-président du Conseil régional chargé de l’Environnement, le RPR Didier Julia, s’inquiète des prévisions de trafic et réclame un « contrat d’objectif pour la maîtrise des nuisances sonores », confié à une institution indépendante et impartiale – une proposition reprise, d’ailleurs, par les commissaires enquêteurs. Mais une quinzaine de maires de droite de la vallée de Montmorency annoncent qu’ils se désolidarisent de l’action de Jean-Pierre Blazy et Michel Toumazet, animée, selon eux, par des « a priori politiciens » et se déclarent désormais favorables à l’extension de Roissy, sous condition que « le nombre total des mouvements et leur incidence globale en termes de nuisances sonores [soient] bien maîtrisés et limités ». Le président UDF du Conseil général du Val-d’Oise, l’UDF Jean-Philippe Lachenaud, et le député RPR de Gonesse, Marcel Porcher, adoptent également une attitude conciliante vis-à-vis du gouvernement, tout en manifestant leurs réserves vis-à-vis des nouvelles pistes et en continuant à réclamer la réalisation d’un troisième aéroport. Les élus de droite tentent le grand écart entre la solidarité avec le gouvernement et la prise en compte du mécontentement de leurs électeurs. Une position contradictoire, dont ils ne vont pas tarder à payer le prix. À gauche, le front de l’opposition se fissure également. La fédération du Val-d’Oise du Parti socialiste publie un communiqué qui s’abstient de condamner la construction des deux nouvelles pistes et se contente de réclamer que le nouvel aménagement aéroportuaire s’accompagne simultanément d’une réduction de l’ensemble des nuisances et d’une « meilleure intégration économique et sociale des activités du site dans le département ». Les préoccupations économiques jouent à l’évidence un rôle important dans le positionnement des élus locaux, qu’ils soient de droite ou de gauche, et l’emportent sur les préoccupations environnementales, au fur et à mesure que l’on s’éloigne des pistes. Il n’est pas indifférent que l’un des hommes forts du PS dans le Val-d’Oise, et l’un des plus modérés vis-à-vis de la décision de construire les deux nouvelles pistes, soit Alain Richard, sénateur-maire rocardien de Saint-Ouen-l’Aumône, une commune proche de Cergy, à près de trente kilomètres à l’ouest de Roissy, donc trop loin pour souffrir réellement des nuisances mais dont les perspectives de développement, comme celles de toute la ville nouvelle, sont directement liées à la croissance de Roissy. Michel Coffineau, maire de Bouffémont, pourtant deux fois plus près de l’aéroport et bien davantage touché par les nuisances, est sur une position similaire. Visiblement le rapport de forces se dégrade aux dépens des opposants, du moins sur le plan institutionnel. Le 28 mars 1997, deux mois avant les élections législatives, le Premier ministre, Alain Juppé, signe le décret de déclaration d’utilité publique (DUP) autorisant la construction des deux nouvelles pistes.

DHL à Strasbourg : la preuve qu’une victoire des opposants est possible

17 Les opposants au développement de Roissy sont cependant encouragés par la victoire que leurs homologues alsaciens remportent au même moment contre l’implantation d’un autre géant du fret aérien express, DHL. Tout au long de l’été 1996 les manifestations se succèdent à Strasbourg pour empêcher l’arrivée du transporteur sur l’aéroport d’Entzheim, sur une partie des 280 hectares qu’utilisait l’ancienne base de l’armée de l’air, fermée en 1994. La plus importante regroupe entre 12 000 et 15 000 participants – un chiffre jamais atteint à Strasbourg, hors manifestations d’agriculteurs, depuis 1953 (procès d’Oradour) et le cortège de soutien au général de Gaulle en 1968. Le projet, défendu par la Chambre de commerce et d’industrie et soutenu par l’État, la communauté urbaine, le Conseil général et le Conseil régional, doit pourtant se traduire par la création de 350 emplois directs immédiatement et de 1 000 emplois en 2002,1 700 emplois étant annoncés à terme ( 2014). Il aurait également pour avantage de conforter la plate-forme aéroportuaire, alors que Strasbourg a le plus grand mal à défendre son statut de capitale européenne, siège du Parlement, avec Bruxelles et Luxembourg, justement en raison de la mauvaise qualité de ses liaisons aériennes. Mais l’activité de la base de DHL se traduirait par de nombreux vols de nuit, une soixantaine de communes seraient concernée par les nuisances, peuplées d’une centaine de milliers de personnes, tout comme l’hôpital de Strasbourg et ses 3 000 lits. Ajoutons que le taux de chômage est particulièrement bas en Alsace, grâce aux emplois transfrontaliers, et que le courant écologiste y est influent (un effet de la proximité de l’Allemagne ?). Devant cette levée de boucliers la maire socialiste de Strasbourg et présidente de la Communauté urbaine, Catherine Trautmann, retire son soutien au projet, suivie de la Chambre de commerce et d’industrie [6]. Il est donc prouvé désormais que le développement des nuisances n’est pas inéluctable et que les riverains peuvent l’emporter dans leur combat contre la logique du « toujours plus d’avions ».

Jean-Claude Gayssot et le plafond des 55 millions de passagers

18 Les législatives de 1997 semblent modifier complètement la donne sur le dossier de Roissy. Deux opposants notoires sont élus députés, le Vert Yves Cochet dans la 7e circonscription du Val-d’Oise et Jean-Pierre Blazy dans la 9e, contre les sortants RPR et en améliorant très nettement les scores de la gauche en 1993 (+ 4 points pour Yves Cochet, + 6 points pour Jean-Pierre Blazy, les deux victoires étant acquises dans le cadre de triangulaires avec la droite et le Front national). Les Verts sont une composante essentielle du nouveau gouvernement de la gauche plurielle, où ils détiennent, avec Dominique Voynet, le portefeuille de l’Environnement et de l’Aménagement du territoire. Et surtout Lionel Jospin nomme au ministère de l’Équipement et des Transports un communiste, Jean-Claude Gayssot. Certes Drancy, la commune de Seine-Saint-Denis dont il est député-maire, n’est pas directement concernée par les nuisances, mais l’on imagine mal le nouveau ministre désavouer les autres maires communistes de la banlieue nord, qui depuis le début « collent » aux revendications des riverains. Dans un premier temps, Jean-Claude Gayssot décide de temporiser, stoppe dès juillet les travaux, qui étaient sur le point de commencer, et réunit une table ronde pendant l’été 1997. En septembre pourtant, il se rend aux arguments d’ADP, d’Air France, des acteurs économiques – et probablement de la CGT –, et donne le feu vert à la mise en chantier immédiate des deux nouvelles pistes, pour une livraison fin 1999.

19 Cette décision est assortie d’une série de mesures d’accompagnement, qui portent sur la maîtrise des nuisances, la transparence de l’information et des compensations financières ou en termes d’emplois en faveur des communes victimes des nuisances. Les amendes infligées aux compagnies aériennes, lorsqu’elles ne respectent pas les couloirs d’approche ou les altitudes réglementaires, sont alourdies : jusque-là dérisoires ( 250 francs), elles passent à 10 000 francs pour les pilotes et 50000 pour les compagnies. La taxe « bruit », payée par les compagnies à chaque décollage et destinée à financer des aménagements d’insonorisation, est augmentée de 20%. Une autorité indépendante de contrôle des nuisances sonores aéroportuaires est créée, sur le modèle du Conseil supérieur de l’audiovisuel, l’ACNUSA, composée d’experts indépendants. Les essais de moteurs sont désormais interdits entre 22 heures et 6 heures du matin. Les avions bruyants se voient imposer des procédures particulières et leur interdiction est annoncée pour la fin 2000 en vol de nuit. Un fonds local est créé en faveur de ces communes. Le périmètre de gêne sonore est élargi de 20% et inclut désormais Gonesse et son hôpital. Un système plus équitable de redistribution de la taxe foncière et de la taxe professionnelle est mis en place et des mesures décidées pour favoriser l’accès des chômeurs et des jeunes des communes proches aux emplois du site aéroportuaire (mise en place d’un service de bus fonctionnant 24 heures sur 24, actions de formation). Ultime concession, l’autoroute A 16, qui relie l’ÎledeFrance à Calais et au tunnel sous la Manche, ne sera pas prolongée à travers la Seine-Saint-Denis jusqu’à l’A 86. La présence d’une telle décision dans un panel de mesures portant sur le fonctionnement de Roissy peut surprendre, car cette autoroute n’a aucun rapport direct avec la question de l’aéroport et de ses nuisances. Elle vise à convaincre les maires et les habitants des communes riveraines, qui s’opposent à ce prolongement depuis plusieurs années, qu’ils n’ont pas tout perdu et que le gouvernement se soucie de leur bien-être. Ces mesures annoncées par Jean-Claude Gayssot ne sont pas négligeables et constituent une avancée réelle dans la prise en compte de l’environnement dans la politique de croissance de la plate-forme aéroportuaire. Mais elles ont surtout une logique, qui est d’affaiblir la mobilisation que la décision de construire les deux nouvelles pistes ne va pas manquer de provoquer.

20 Le feu vert de Jean-Claude Gayssot est enfin assorti d’une promesse qui constitue en fait la pièce principale du dispositif de neutralisation des opposants, car elle est la seule véritable contrepartie qui peut conduire les riverains et les élus locaux à accepter la construction des nouvelles pistes. Le ministre prend solennellement l’engagement de limiter le trafic de Roissy à 55 millions de passagers et à 495 000 mouvements d’avions par an (soit 100000 de plus qu’en 1997). La décision de construire le troisième aéroport n’est pas annoncée explicitement (elle ne le sera qu’en octobre 2000 par Lionel Jospin), mais elle est contenue implicitement dans la promesse de Jean-Claude Gayssot. Les opposants au développement de Roissy vont se transformer immédiatement en chauds partisans du troisième aéroport (alors que d’autres riverains, autour des sites prospectés, s’y opposent farouchement), car celui-ci est la seule garantie qu’ils aient de voir tenue la promesse de Jean-Claude Gayssot. Sans troisième aéroport la croissance du trafic de Roissy-CDG a toutes les chances de se poursuivre.

Une décision éminemment politique

21 La forme que prend l’engagement du ministre des Transports mérite qu’on s’y attarde. Pour les spécialistes du transport aérien, s’engager sur un nombre de passagers en prétendant limiter les nuisances n’a guère de sens. En effet, ce ne sont pas les passagers qui font du bruit, mais les avions, leurs décollages et leurs atterrissages. Or un même nombre de mouvements d’avions peut correspondre à un trafic de passagers en forte augmentation. Il suffit pour cela que les avions aient un meilleur taux de remplissage (en termes techniques : que l’emport moyen soit plus élevé; un avion dont les sièges sont occupés à 75% transporte moitié plus de passagers supplémentaires qu’un avion rempli à 50%), ou que ces avions aient une capacité plus importante [7]. En second lieu, on ne peut pas traduire mécaniquement en termes de nuisances le nombre de mouvements d’avions. En effet, les nouveaux modèles mis en service au fil des ans sont à la fois plus silencieux et plus puissants – ce qui leur permet d’atteindre plus rapidement des altitudes élevées, où le bruit qu’ils émettent ne gêne plus personne [8]. Les avions les plus bruyants sont progressivement retirés, sous l’effet des réglementations de plus en plus sévères adoptées par les autorités aéroportuaires ou simplement parce qu’ils consomment beaucoup plus de kérosène que les modèles plus récents. Autrement dit : il est possible d’accueillir davantage de passagers avec un nombre de mouvements d’avions stable et même d’organiser davantage de mouvements d’avions sans augmenter ce que les techniciens d’ADP appellent « l’enveloppe sonore » de l’aéroport. La seule approche qui permette de rendre compte de la problématique des nuisances aériennes est celle d’« énergie sonore » mesurant les niveaux de bruit émis. Le problème de ce critère est qu’il est totalement incompréhensible pour le commun des mortels, surtout quand ils sont riverains de Roissy. Car les victimes des nuisances sonores de l’aéroport se fient d’abord à leur perception, évidemment subjective, et sont persuadées, « d’expérience », que la situation s’est fortement dégradée avec la montée en puissance de l’aéroport et que « plus de trafic signifie nécessairement plus de bruit ». Annoncer un plafond de 55 millions de passagers frôle le non-sens en termes de technique aéronautique. En termes de technique de communication et en termes de gestion politique du conflit, c’est le seul choix efficace, le seul qui ait une chance d’être entendu.

22 Mais la promesse est hasardeuse : si le trafic de Roissy se poursuit au rythme des années précédentes les 495 000 mouvements seront atteints en quatre ou cinq ans, dès 2002. Or, la mise en service du troisième aéroport ne peut intervenir avant 2015. Les délais de réalisation d’un tel équipement sont en effet considérables, si l’on tient compte, outre le temps des travaux eux-mêmes, de l’ensemble des phases en amont (définition du projet, choix du site, expropriations, procédure de sélection des entreprises et de passage des marchés). Sans compter les retards, qui, sur ce type de chantiers, sont monnaie courante.

La rupture entre les riverains et les partis de gauche

23 L’engagement de Jean-Claude Gayssot a donc surtout une fonction tactique et ne résout en rien le problème de fond. Il sert à gagner du temps, le temps de construire les deux nouvelles pistes. Les opposants ne s’y trompent pas : ils sont 7 000 à 10000 à défiler en octobre 1997, entre la place de la République et celle du Colonel-Fabien (où se situe le siège du comité central du parti communiste), en réclamant la démission du ministre des Transports. Le sentiment de trahison est à la hauteur des espoirs mis dans la victoire de la gauche et des Verts aux législatives de juin. L’extension de Roissy était au cœur de la campagne électorale et les candidats de la gauche plurielle n’ont jamais manqué une occasion d’affirmer leur opposition au projet. Robert Hue lui-même, secrétaire national du parti communiste et maire d’une commune du Val-d’Oise, Cormeilles-en-Parisis, était venu apporter son soutien, fin avril, à la vingtaine d’élus locaux réunis à Goussainville, commune communiste (« si la gauche l’emporte il conviendra de revenir sur ces décisions inacceptables »). Au même moment où le socialiste Jean-Pierre Blazy, avec sept autres maires, déposait devant le Conseil d’État un recours en annulation de la déclaration d’utilité publique des deux nouvelles pistes.

24 Dominique Voynet n’est pas épargnée par les critiques des opposants. Elle n’a en réalité rien tenté pour empêcher Jean-Claude Gayssot de donner son accord aux deux nouvelles pistes, se bornant, dans un communiqué, à regretter une décision « de nature à mettre en péril vingt ans d’effort pour déconcentrer l’Île-de-France » et à proposer une batterie de mesures pour limiter les nuisances. Cette attitude s’explique d’abord par le fait que le dossier n’est pas de sa compétence administrative, mais de celle de son collègue des Transports, et que celui-ci a obtenu le soutien et un arbitrage favorable du Premier ministre. Elle s’explique aussi et surtout par le fait que Dominique Voynet a obtenu de Lionel Jospin l’abandon de deux autres projets, contre lesquels les Verts se battent avec acharnement depuis plusieurs années, et qui sont bien plus emblématiques à leurs yeux que celui de Roissy (où ils doivent partager les bénéfices de la lutte avec d’autres élus de gauche et des associations indépendantes): Superphénix (symbole de la politique nucléaire de la France et de la toute-puissance du lobby électronucléaire) et le canal Rhin-Rhône, auquel Dominique Voynet, élue de Dôle dans le Jura, doit en grande partie sa notoriété politique. L’extension de Roissy et l’adoption du projet Port 2000 auHavre sont la contrepartie de ces deux victoires. Les travaux peuvent donc reprendre. Les recours en annulation déposés par les élus devant le Conseil d’État sont rejetés au printemps 1998. Les deux pistes sont mises en service, respectivement en 1999 et en 2000. L’inauguration des terminaux 2F et 2E (en 1997 et 2003), puis celle des satellites 3 et 4 qui parachèveront l’aérogare CDG 2 (qui pourrait intervenir à partir de 2007 pour le satellite 3), permettent de traiter sans difficulté 20 à 30 millions de passagers supplémentaires, portant le trafic de l’aéroportà plus de 65 ou 75 millions de passagers, très au-delà du plafond fixé en 1997. L’unité entre élus et riverains ne survivra pas à l’épisode Gayssot. En mai 2000 une nouvelle manifestation rassemble difficilement 3 000 participants (dont des riverains d’Orly et des communes du reste de l’Île-de-France survolées par les couloirs aériens). Yves Cochet, qui tente de se joindre au cortège, est obligé de rebrousser chemin sous les huées des participants. Le combat contre les nuisances aériennes semble perdu, à moins que le troisième aéroport ne soit réalisé.

Stratégies et logiques des acteurs du conflit

L’impact économique régional du développement de Roissy-Charles-de-Gaulle

25 Le conflit autour de la croissance du trafic aérien en Île-de-France est né de la contradiction entre deux logiques, qui structurent le système des acteurs en deux camps bien identifiés. Les deux aéroports sont d’abord et incontestablement des facteurs de développement économique et de création d’emplois pour les communes proches et pour l’ensemble de la région. Roissy emploie directement plus de 75000 salariés (chiffres 2002), dont 30000 sont salariés d’Air France, qui y a déménagé son siège social en 1995,8000 d’ADP et 37000 de 1500 autres sociétés, dont la moitié est installée sur place. Ces chiffres sont en évolution rapide. En 1997, le nombre d’emplois directs n’était que de 44 000 et celui des entreprises « sur site » de seulement 500. Les responsables d’ADP estiment le nombre d’emplois induits à plus de 100000 et l’impact économique de l’aéroport de 7% à 9% du produit régional. Toujours d’après eux, chaque million de passagers supplémentaire se traduit par 1 300 emplois directs de plus et autant d’emplois induits. Le site de l’aéroport et ses abords immédiats voient se multiplier les constructions d’hôtels, d’entrepôts et les implantations d’entreprises liées plus ou moins directement au trafic aérien – prestataires de services pour les compagnies aériennes (ce qu’on appelle dans le jargon du transport aérien des sociétés de handling), entreprises du secteur du fret aérien ou entreprises de tout type, attirées par la proximité d’un aéroport international. Roissy n’est plus un simple aéroport, mais forme désormais ce que l’on commence à appeler une « aéroville ». L’impact local est considérable, car les trois quarts des salariés de l’aéroport habitent à proximité, en raison des horaires décalés, en majorité dans le Val-d’Oise, la Seine-Saint-Denis, la Seine-et-Marne et l’Oise. Quatre départements où la situation de l’emploi est particulièrement difficile. S’y ajoutent les retombées financières sur les communes riveraines de la plate-forme : en 2001, ADP et les entreprises implantées sur le site de Roissy ont versé 79 millions d’euros d’impôts locaux. L’impact d’Orly est également important : 30000 emplois sur le site de l’aéroport et 37000 emplois induits.

26 En termes d’aménagement du territoire, Roissy constitue un atout essentiel pour Paris dans la compétition avec Londres, l’autre ville mondiale européenne. Les deux villes sont en concurrence pour accueillir les sièges opérationnels pour l’Europe des entreprises multinationales américaines et asiatiques. Londres bénéficie d’un avantage certain, en raison du rôle financier de la City et de son statut de ville anglophone. Paris s’appuie principalement sur l’importance de son offre de bureaux – avec 33 millions de mètres carrés à Paris et dans la petite couronne –, son appartenance à la zone euro et la qualité de ses infrastructures. Il est donc essentiel pour les Français de ne pas se laisser distancer en matière de transport aérien et de rattraper leur retard dans ce domaine en multipliant les liaisons avec l’ensemble des destinations internationales. Le développement de Roissy est enfin un moyen de rééquilibrer l’agglomération vers le Nord et l’Est. Avec la zone d’activités Paris-Nord II, Garonor et le parc des Expositions de Villepinte, le site aéroportuaire forme un pôle logistique d’un extraordinaire dynamisme et le principal facteur de développement du quart nord-est de l’Île-de-France. Cet impact économique et stratégique explique le lobbying très actif que les responsables économiques, notamment la Chambre régionale de commerce et d’industrie (CRCI), n’ont jamais cessé d’exercer pour obtenir la poursuite du développement de l’aéroport. Objectif sur lequel ils retrouvent les syndicats de salariés et notamment laCGT [9].

ADP, une entreprise mondiale

27 Aéroports de Paris est loin d’être un acteur neutre, qui se contenterait d’appliquer les décisions du ministre des Transports. L’entreprise a des intérêts qui lui sont propres et cherche à mettre en œuvre une stratégie basée sur trois « fondamentaux » : la nécessité d’un développement du trafic parisien, le lien avec Air France, le caractère éminemment concurrentiel du marché du trafic aérien.

28 Depuis sa création en 1945, ADP est un établissement public industriel et commercial. Ce statut juridique mêle un contrôle de l’État, qui nomme les membres du conseil d’administration et les principaux dirigeants de l’entreprise et exerce sa tutelle, via le ministère des Transports, et une réelle autonomie de gestion, avec notamment l’obligation d’équilibrer dépenses et recettes de fonctionnement. Cette autonomie s’est accrue dans les faits, depuis les années 1960, après que l’État eut supprimé ses subventions d’équipement. Avec une conséquence capitale : ADP doit autofinancer ses investissements [10], qui sont considérables – en moyenne plus de 600 millions d’euros par an –, ce qui ne peut se faire qu’en augmentant ses produits, et donc son activité, à un rythme soutenu.

29 En réponse à cette situation ADP a développé progressivement une culture d’entreprise publique dynamique, conquérante, qui cherche à accroître son chiffre d’affaires et sa rentabilité, comme n’importe quelle grande entreprise mondialisée. L’aspect le plus spectaculaire et le plus médiatisé de cette stratégie de croissance est le développement d’une activité d’ingénierie, sous l’influence de Paul Andreu, architecte en chef d’Aéroports de Paris pendant plus de trente ans, entre 1969 et 2002. ADP est intervenu comme maître d’œuvre, en France et à l’étranger – en particulier en Chine et dans les pays du Golfe –, dans la conception et la construction d’une douzaine d’aéroports [11], de plusieurs stades (Casablanca, Canton), de bâtiments industriels hors normes (chaîne de montage de l’A 380 à Toulouse, usine d’assemblage de l’A 400M à Séville, centrale nucléaire de Cruas), de centres commerciaux (Roissytech), de bâtiments publics (Canton, terminal français du tunnel sous la Manche), voire d’opéras (Pékin) ou de musées (Oriental Art Center de Shanghaï, centre culturel de Suzhou). Une filiale spécialisée a même été créée en 2000, ADP-Ingénierie, qui affichait en 2003 un chiffre d’affaires de 33,5 millions d’euros, en rapide augmentation d’une année sur l’autre. ADP exporte également son savoir-faire dans la gestion des aéroports, à travers une autre filiale, ADP Management, fondée en 1990 avec le groupe de travaux publics et de services urbains Vinci, actionnaire à hauteur de 34%. ADP Management exploite plusieurs aéroports mexicains, une vingtaine de petits aéroports africains, ceux de Pnom Penh et Siem Reap au Cambodge et participe à l’exploitation de celui de Pékin.

Développer le trafic, une nécessité impérieuse pour ADP

30 Ces diversifications ne représentent cependant que moins de 5% d’un chiffre d’affaires de 1,4 milliards d’euros ( 2003). L’activité d’ADP continue donc d’être extrêmement dépendante de celle des deux plates-formes de Roissy et Orly, en particulier des taxes d’atterrissage (environ 30% du chiffre d’affaires), ainsi que des prestations d’assistance aux compagnies aériennes, du produit des opérations immobilières, des loyers et des parkings, enfin des redevances versées par les hôtels, boutiques et bars [12]. Dans cette perspective l’augmentation de la capacité de Roissy apparaît à la fois comme une condition sine qua non pour accueillir un trafic aérien en croissance rapide, qui menace l’aéroport de saturation – et en cela ADP est dans la logique de sa mission d’établissement public (fournir les infrastructures nécessaires à la desserte aérienne de l’Île-de-France, dans des conditions de fonctionnement optimales, notamment en matière de sécurité) et comme le moyen d’augmenter l’activité de l’entreprise, son chiffre d’affaires et sa rentabilité (le bénéfice net s’élevait en 2002 à 11 millions d’euros) – et en cela ADP est dans une logique d’entreprise du secteur concurrentiel. Autrement dit : accroître la capacité de l’aéroport, c’est à la fois résoudre un problème pour le compte de l’État et s’emparer de parts de marché pour le compte de l’entreprise. La perspective d’un changement de statut et d’une privatisation partielle, envisagés dès les années 1989-1990 par les dirigeants d’ADP et dont le principe a été adopté par le gouvernement Raffarin – ADP devrait être transformé en société anonyme par un vote du Parlement à l’automne 2004 et partiellement privatisé en 2005 –, ne peut que renforcer cette culture d’entreprise concurrentielle.

31 Si le lien entre ADP et Air France est stratégique, les intérêts des deux groupes ne se confondent pas totalement. ADP peut théoriquement jouer d’autres cartes que l’alliance avec Air France, en passant des accords avec des compagnies concurrentes. Quand Air France était au plus mal, au milieu des années 1990, les dirigeants d’Aéroports de Paris, se préparant à un fort recul de leur activité, avaient envisagé une cession des créneaux de la compagnie nationale à British Airways et à Lufthansa. Plus récemment British Airways a annoncé étudier la possibilité de délocaliser une partie de ses vols vers Paris, et même son quartier général, si le gouvernement britannique n’augmentait pas rapidement la capacité des aéroports londoniens. Mais ces alternatives restent largement virtuelles. La stratégie de développement d’Aéroports de Paris continue d’être basée sur une alliance privilégiée avec Air France, ne serait-ce que parce que la compagnie française contribue pour plus de la moitié à l’activité de Roissy et d’Orly. Et ce lien s’est encore renforcé depuis qu’Air France a implanté son hub à Roissy.

La concurrence Paris-Londres

32 Dernier point : le contexte de forte concurrence avec Londres et, de manière moins déterminante, avec d’autres aéroports européens, essentiellement Amsterdam et Francfort. L’enjeu principal de la compétition est de savoir qui, de Londres ou de Paris, sera dans l’avenir la première porte d’entrée aérienne (en anglais aéroportuaire : gateway) en Europe. Londres occupe aujourd’hui cette place, et avec une forte avance ( 110 millions de passagers contre 73 à Paris), grâce à ses cinq aéroports, Heathrow (à vingt-quatre kilomètres à l’ouest de Londres, 64 millions de passagers en 2001, presque autant que Roissy et Orly réunis), Gatwick (à quarante-six kilomètres au sud), Stansted (à quarant-neuf kilomètres au nord-est), Luton (à cinquante kilomètres au nord-ouest), spécialisé dans les vols charter, et London City Airport (à dix kilomètres du centre-ville, dans le secteur des Docklands), qui accueille le trafic affaires. L’ouverture d’un cinquième terminal en 2001 à Heathrow a donné à l’aéroport londonien une capacité supplémentaire de 30 millions de passagers. Le plan présenté en février 2003 par le secrétaire d’État aux transports de Tony Blair, Alistair Darling, prévoit une croissance exponentielle du trafic aérien dans les deux prochaines décennies, au prix de lourds investissements, notamment une troisième piste et un sixième terminal à Heathrow ainsi qu’une deuxième piste à Gatwick et à Stansted [13]. Mais la réalisation de ces projets, que le gouvernement britannique justifie par l’importance du transport aérien pour l’économie du Royaume-Uni, risque de se heurter à une opposition de plus en plus forte, sous des formes plus ou moins légales [14], de la part des riverains et des écologistes. Ceux-ci s’inquiètent des nuisances ainsi que des risques de congestion automobile et ferroviaire de l’agglomération, et réclament que Londres « délègue » une partie de son rôle de plaque tournante à d’autres aéroports européens, notamment Bruxelles et... Paris. Les élus des communes proches des aéroports londoniens se préparent, de leur côté, à contester la légalité de la décision du gouvernement devant les tribunaux, avec l’appui implicite de la Commission royale de la pollution. Les caractéristiques géographiques des aéroports londoniens sont a priori moins favorables au développement du trafic que celles de Roissy, en raison de la forte densité d’occupation du territoire, de l’étendue de l’agglomération (quand celle de Paris demeure beaucoup plus compacte) et de la proximité des zones urbanisées –Heathrow étant, de ce point de vue, dans une situation plus proche de celle d’Orly que de celle de Roissy. Par contre les conditions politiques sont outre-Manche bien plus favorables à la croissance du trafic aéroportuaire : les conservateurs et les travaillistes se rejoignent pour accorder une priorité absolue au développement économique, les écologistes ne disposent d’aucun député au Parlement (leur seul représentation se situe au Parlement européen) et ne pèsent d’aucun poids dans la constitution des majorités politiques nationales. Avec Francfort et Amsterdam la concurrence est moins féroce. Les deux plates-formes sont moins importantes que Paris ( 49 millions de passagers pour Francfort en 2000,39 pour Amsterdam), sauf pour le fret, où Francfort fait jeu égal avec Paris. Elles sont surtout handicapées par des problèmes spécifiques : les limites du marché néerlandais pour Amsterdam, la concurrence d’autres aéroports en Allemagne pour Francfort (notamment Munich et Berlin), et, pour les deux, la densité de l’urbanisation et la mobilisation des riverains et des écologistes.

33 Comparé à ses concurrents, Roissy au contraire possède des réserves de capacité largement inexploitées et il est très difficile, aussi bien aux ingénieurs qu’aux commerciaux, qui composent la direction d’ADP, de renoncer à utiliser ce potentiel.

Roissy, au cœur de la stratégie de développement d’Air France

34 Air France est dans une logique similaire. Au début des années 1990 la compagnie est moribonde, en situation de faillite virtuelle, sous l’effet conjugué de conflits sociaux à répétition (une très longue grève en octobre 1993 entraîne le départ du PDG, Bernard Attali), d’un déficit qui ne cesse de se creuser ( 620 millions de francs en 1991,8,5 milliards deux ans plus tard, pour un chiffre d’affaires de 55 milliards de francs) et d’un endettement toujours plus lourd ( 33 milliards de francs en 1993, soit plus de 5 milliards d’euros) – endettement et déficit s’alimentant l’un l’autre [15]. À partir de 1993, sous la direction de Christian Blanc, puis après 1997 de Jean-Cyril Spinetta, la compagnie aérienne a basé son renouveau sur cinq éléments : la constitution d’un hub, c’est-à-dire d’une plate-forme de correspondance, inauguré en mars 1996, sur le site de Roissy, Air France suivant avec retard l’exemple des compagnies nord-américaines et de son principal concurrent en Europe, British Airways; une politique de réduction drastique des coûts (en fermant certaines lignes non rentables, en investissant dans de nouveaux appareils, plus économes en carburant, et en gelant les salaires), s’accompagnant, à l’inverse de ses concurrents, d’une augmentation de capacité, y compris après 2001 [16]; le renouvellement de la politique commerciale (mise en place de navettes entre Paris et Marseille, Nice et Toulouse) et une politique tarifaire agressive; un accord stratégique de longue durée (dix ans) signé en 1999 avec la troisième compagnie américaine, Delta Airlines, suivi, en 2000, de la création d’une alliance, Skyteam, qui regroupe autour d’Air France et de Delta quatre autres compagnies (Alitalia, AeroMexico, la tchèque CSA, Korean Airlines) et devrait s’élargir rapidement à KLM, Northwest et Continental à l’automne 2004 – l’adhésion du russe Aeroflot étant prévue pour 2005-2006; enfin, l’élargissement du groupe Air France, d’abord par l’absorption d’Air Inter ( 1997), puis par un rapprochement avec Alitalia (entamé en 2001, mais resté incomplet), et surtout avec l’accord passé entre la compagnie française et le néerlandais KLM en octobre 2003.

35 Cette politique a permis, en une dizaine d’années, de redresser complètement la situation d’Air France. La compagnie est aujourd’hui au cinquième rang mondial pour le nombre de passagers (avec 100 milliards de passagers/kilomètres transportés en 2003), derrière les quatre grandes compagnies américaines (United, American, Delta et Northwest Airlines). En résistant beaucoup mieux que les autres à la crise que traverse le transport aérien mondial depuis 2001 (beaucoup mieux en particulier que British Airways, très touchée par l’effondrement du trafic transatlantique), elle est désormais la compagnie aérienne la plus rentable d’Europe, avec 153 millions d’euros de bénéfice en 2001-2002, malgré le 11 septembre, plus de 160 millions en 2002-2003 et 132 millions en 2003-2004, alors que British Airways et Lufthansa affichaient des pertes de respectivement 333 et 633 millions d’euros (chiffres 2001). Avec 17,6% de parts de marché Air France est devenue la première compagnie européenne, alors qu’en 1997 elle ne détenait que 13% de parts de marché et British Airways 24%!

36 L’impact du hub

37 Le hub[17] est la pièce maîtresse de ce dispositif et le principal facteur du redressement de la compagnie. La formule améliore en effet considérablement le taux de remplissage (l’« emport » moyen), et donc la rentabilité, des vols long courrier, en concentrant sur un seul aéroport le plus grand nombre possible de vols court et moyen courriers, qu’ils soient effectués sous le pavillon d’Air France ou sous celui de ses partenaires de Skyteam. Pour le passager le système du hub se traduit par une augmentation de la palette des destinations et de la fréquence des dessertes, mais en contrepartie par un allongement des voyages (puisque de nombreuses liaisons directes sont remplacées par des vols avec correspondance). Pour les aéroports le hub est un puissant facteur de concentration du trafic aérien en augmentant les mouvements d’avions sur les aéroports principaux. 80% des vols longs courriers au départ de l’Europe sont désormais concentrés dans neuf platesformes [18] et 50% dans les quatre premières. Cette concentration devrait s’accentuer dans les années à venir, avec la disparition progressive des liaisons internationales maintenues jusqu’à présent par les plus petites compagnies nationales (flagcarriers) sur les capitales de leur pays d’origine [19]. Pour les riverains le système du hub se traduit incontestablement par des nuisances supplémentaires, d’autant que les décollages et les atterrissages des vols court et moyen courriers, qui alimentent le hub en passagers venus d’aéroports proches, sont organisés autour de cinq « plages de rendez-vous », qui coïncident en partie avec les pointes de trafic en début, milieu et fin de journée, et avec les moments où les riverains sont chez eux.

38 Le potentiel de Roissy constitue pour la compagnie française un atout extraordinairement précieux : chaque semaine Air France propose plus de 16000 correspondances à Paris, davantage que Lufthansa à Francfort ( 10 000), KLM à Amsterdam ( 6 000) et British Airways à Londres ( 5 600). Bloquée dans son développement par les protestations des riverains d’Heathrow, British Airways a tenté de s’assurer l’usage d’un deuxième hub, celui d’Amsterdam, Schiphol, en essayant de prendre le contrôle de la compagnie néerlandaise KLM à trois reprises en 1989,1992 et 2000. Mais ces tentatives ont échoué et c’est Air France qui, finalement, s’est emparé de KLM et de sa plate-forme de correspondance.

39 La mise en place du hub de Roissy a donc eu comme conséquence de resserrer considérablement les liens qui unissent Air France et le principal aéroport français. Si la croissance du trafic de Roissy dépend très largement du développement d’Air France, l’avenir de la compagnie ne se conçoit plus sans son hub. Et le succès du hub, son développement futur, imposent que soient dégagés pour Air France de nouveaux créneaux horaires à Roissy, soit par l’augmentation des capacités del’aéroport, la construction de nouvelles pistes et de nouveaux terminaux (le rôle du terminal 2E et du futur satellite 3 est précisément d’accueillir le trafic du hub, le S3 étant dévolu au futur A 380), soit par le départ de compagnies concurrentes ou d’autres trafics (fret, charters, etc.) vers un éventuel troisième aéroport.

40 Le modèle du hub, adopté désormais par toutes les grandes compagnies aériennes dans le monde, est donc assez fortement en contradiction avec la perspective d’un plafonnement du trafic de Roissy exigé par les riverains, avec une conception plus décentralisée du système aéroportuaire français, avec le projet d’une meilleure répartition du trafic aérien à l’échelle nationale soutenu par les opposants au développement de Roissy, par les gestionnaires des grands aéroports de province (et les maires des villes concernées : Nantes et Lyon en particulier), enfin par certains responsables de la politique d’aménagement du territoire. Les responsables d’Air France ne cachaient pas à la fin des années 1990 que le maintien du plafonnement du trafic de Roissy à 55 millions de passagers signifierait la fin des ambitions d’Air France et mettrait en péril sa stratégie d’alliance avec Delta. En effet c’est principalement le potentiel de Roissy-Charles-de-Gaulle qui a séduit la compagnie américaine et l’a amenée à abandonner Swissair, son premier partenaire en Europe, et sa plate-forme de Zürich, pour nouer un partenariat avec Air France en 1999. Depuis Swissair a disparu, Delta connaît d’importantes difficultés et n’est plus dans la même position de force, mais la stratégie d’Air France, qui vise à former autour d’elle un des principaux pôles aériens européens, est toujours aussi dépendante du développement du hub de Roissy.

Des élus locaux sensibles aux retombées économiques et fiscales de l’aéroport

41 L’attitude des élus est plus ambiguë et varie en fonction de la localisation précise de leur commune. En effet la géographie des nuisances et celle des retombées économiques des deux aéroports ne coïncident pas. Les communes les plus proches sont évidemment plus exposées aux nuisances que les plus éloignées. Mais ce sont surtout celles qui sont situées à l’ouest des deux aéroports, qui souffrent du survol des avions, car les décollages et les atterrissages s’effectuent face au vent; lequel souffle la majeure partie du temps d’ouest en est. Lors de la consultation organisée en 1995 par le ministère des Transports sur l’ouverture d’une troisième piste à Roissy, le clivage était d’ailleurs assez net entre les communes du Val-d’Oise, très majoritairement hostiles, et celles de Seine-Saint-Denis et de Seine-et-Marne, beaucoup plus partagées voire favorables.

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LES RÉSULTATS DE LA CONSULTATION DE 1994 SUR L’OUVERTURE D’UNE TROISIÈME PISTE CoyeCoyeCoye Chapell-Chapell-Chapell- en-S.en-S.en-S. OISE VAL D'OISE Luzarches PlaillyPlaillyPlailly St-WitzSt-WitzSt-WitzMarly- la- Ville Moussy-Moussy-Mesnil-Mesnil- Moussy-Mesnil-le-N.le-N.AubryAubry le-N.Aubry Dammartin-Dammartin-Dammartin-Fontenay- en-G.en-G.VemarsVemars en-G.Vemars LouvresLouvresen-P. Louvres Domont Aéroport deroport deAéroport de GoussainvilleEcouen Roissy-Charles-Roissy-Charles-Roissy-Charles-de-Gaullede-Gaullede-Gaulle Roissy-Roissy- JuillyVilliers- Roissy-ThieuxThieuxen-F.en-F. Le Mesnil-A.Le Mesnil-A.St-Brice- Thieuxen-F. Le Mesnil-A. ss-F. le-Bel Tramblay-Tramblay-SarcellesSarcelles Tramblay-Sarcelles en-F.en-F.Gonesse en-F. Garges- Mitry-Moryles-G. Messy VillepinteVillepinteStainsStains VillepinteStains St-SouppletSt-SouppletSt-Soupplet SEINE- ET- MARNE Claye-SoullyClaye-SoullyClaye-Soully SevranSevranSevran Avis Favorable Le PinLe PinLe Pin SEINE- SAINT-DENIS Favorable avec réserves Lagny-Lagny-Lagny- sur-M.sur-M.sur-M. Défavorable avec réserves PARIS TorcyTorcyTorcy Défavorable Source: Le Monde, 9 septembre 1994.

Monde, 9 septembre 1994.

42 Car les communes sont aussi sensibles aux retombées économiques et notamment fiscales du développement de l’aéroport. Les principales bénéficiaires sont celles dont le territoire accueille des installations aéroportuaires ou des entreprises liées à l’aéroport, et qui touchent d’ADP et des entreprises implantées sur les sites aéroportuaires des sommes considérables sous forme de taxe professionnelle et de taxe foncière. Bien qu’une partie de ces flux financiers soit redistribuée, via des fonds départementaux, à d’autres communes affectées par les nuisances aériennes, le pactole reste conséquent. Roissy-en-France (qui accueille une partie de la piste 1, l’essentiel des zones d’entretien et la zone industrielle ouest de l’aéroport), Mauregard (aérogare CDG 1 et piste 1), Tremblay-en-France (avec les pistes 2 et 4, les terminaux A, B, C et D de l’aérogare CDG 2 et les zones de fret, mais aussi une partie de la zone d’activités Paris-Nord II, située le long de l’autoroute A 1), Mitry-Mory (pistes 2 et 4) et Le Mesnil-Amelot (terminaux 2E et 2F) jouissent ainsi d’une véritable « rente aéroportuaire ». L’impact est d’autant plus important quand ces communes ne comptent chacune que quelques centaines d’habitants ( 2 386 dans le cas de Roissy-en-France, 565 au Mesnil-Amelot, 237 à Mauregard, mais Tremblay et Mitry-Mory ont respectivement près de 34000 et 17000 habitants).

43 D’autres communes, qui n’ont pas eu la chance de voir une partie de leur territoire incorporée dans le périmètre de l’aéroport, profitent indirectement de sa proximité en remplissant de vastes zones industrielles, comme Villepinte, Le Thillay, Louvres, mais aussi Gonesse et Goussainville, par ailleurs en pointe dans la contestation des projets de développement de l’aéroport. Il n’est pas jusqu’aux villages du nord-est de la Seine-et-Marne (Moussy-le-Vieux, Moussy-le-Neuf, respectivement un peu plus de 2 000 et de 1 000 habitants) qui ne se soient dotés de zones d’activités pour recueillir les miettes de la présence de Roissy-Charles-de-Gaulle. Le même schéma prévaut au sud, pour les cinq communes qui abritent l’essentiel des installations de l’aéroport d’Orly (Paray-Vieille-Poste, Orly, Rungis, Villeneuve-le-Roi et Wissous) et qui ont su tirer profit de sa présence, en construisant des zones d’activités tout au long des deux voies, la nationale 7 et l’autoroute A 106, qui desservent l’aéroport (zone industrielle du Sénia à Orly, Orlytech à Paray-Vieille-Poste). La taxe professionnelle versée par Air France à la commune d’Orly ( 20 000 habitants), par exemple, représente environ 7 millions d’euros chaque année. Elle est même montée jusqu’à 73 millions de francs en 1999 ( 11 millions d’euros), avant que l’entreprise ne déménage la branche équipement d’Air France Industries sur la commune voisine de Villeneuve-le-Roi. Paray-Vieille-Poste ( 7000 habitants) reçoit chaque année environ 6 millions d’euros, qui finance une politique d’équipements à faire rêver bien des élus de communes plus importantes.

44 Le cas de Tremblay-en-France est très représentatif de cette ambivalence. Le député-maire communiste, François Assensi, peut difficilement, pour des raisons politiques, se démarquer de ses collègues hostiles au développement de Roissy, mais sa commune retire bien plus d’avantages que d’inconvénients de la présence de l’aéroport : la partie du territoire communal concernée par l’aéroport et ses nuisances (l’ancien village) est très peu peuplée ( 1200 habitants), 97% des habitants résident dans les quartiers situés au sud de l’autoroute A 104, une zone que les avions ne survolent que rarement. La commune a les emplois et les impôts mais pas les nuisances, bien qu’elle soit l’une des plus proches des pistes. À l’inverse les élus de communes un peu plus éloignées, mais dans l’axe des pistes, comme Jean-Pierre Blazy, maire socialiste de Gonesse, sont, comme on l’a vu, à la pointe de la mobilisation des riverains. Cette sensibilité des élus à l’importance économique de l’aéroport apparaît clairement lorsque les projets de réorganisation d’Air France et les difficultés d’AOM paraissent menacer le site d’Orly à l’automne 1998. Les Conseils généraux de l’Essonne (PS) et du Val-de-Marne (PC), appuyés par les élus locaux et les syndicats, prennent publiquement position pour la défense de l’emploi et la vocation d’Orly à accueillir des vols intercontinentaux.

Le choix d’urbaniser, malgré les nuisances

45 Dernier signe d’ambiguïté : la plupart des élus ont multiplié les projets d’aménagement au cours des deux dernières décennies et continuent à le faire. Car la présence de l’aéroport et de ses dizaines de milliers d’emplois génère une forte demande de logements. Roissy-en-France a ainsi gagné près de 1 000 habitants entre 1982 et 1999 (+ 70%), Mitry-Mory plus de 4 000 (+ 33%), Louvres 1 400 (+ 19%), Goussainville presque 4000 (+ 16%) [20]. À la veille de l’inauguration de la première aérogare, en 1973,750 pavillons bon marché (des « chalandonnettes ») ont été livrés à Louvres, à deux kilomètres de la piste. Dans la même commune un autre programme de 500 logements a été lancé au début des années 1990. L’ancienne municipalité de Goussainville n’a pas hésité à créer de nouveaux quartiers au nord de la commune. Et en mars 1998 le SIEVO, Syndicat intercommunal d’étude et de programmation de l’est du Val-d’Oise, a adopté un schéma d’aménagement local qui prévoit une forte augmentation de la population du secteur d’ici 2015 (+ 100000 habitants) et la création de 36000 emplois. Un seul élu, le maire communiste de Goussainville, Michel Toumazet (vainqueur en 1995 d’une municipalité de droite), s’est opposé à l’objectif. La municipalité de Tremblay-en-France a prévu de doubler, également d’ici 2015, la population de l’ancien village, le « Vieux-Pays », situé à moins de deux kilomètres au sud de la piste 4, en livrant 300 logements en accession et en location; une nouvelle école a été construite et des logements sociaux aménagés dans un ancien corps de ferme. Plus loin à l’ouest, mais dans l’axe des pistes, Ecouen (+ 60%), Saint-Brice-sous-Forêt (+ 31%), Saint-Leu-la-Forêt (+ 30%) ou Taverny (+ 20%), des communes proches de la forêt de Montmorency, à respectivement dix, vingt et vingt-trois kilomètres de Roissy, donc à une distance où le survol des avions est encore perçu par les riverains comme une gêne réelle, ont pourtant enregistré des croissances record.

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46 En réalité, dans leur très grande majorité, les élus locaux ont pratiqué un véritable double jeu, en refusant d’intégrer la question des nuisances dans leur politique de développement alors qu’ils ne cessaient par ailleurs de dénoncer ces nuisances sous la pression des associations et de leurs électeurs. Ils se sont, en règle générale, comportés, dans ce domaine, « comme si » ces nuisances n’existaient pas, en accueillant à bras ouverts les projets des promoteurs immobiliers ou en programmant eux-mêmes des opérations de logements. Cette attitude a été lourde de conséquences, en augmentant la population soumise aux nuisances aériennes. Elle s’explique sans doute par la culture des élus dans notre pays, qui fait de la croissance de la population de la commune la pierre de touche d’une politique municipale réussie. Voir « sa » population stagner, ou pire, diminuer, est, pour un élu, la preuve d’un échec : « une commune qui ne construit pas est une commune qui meurt ! ». Chacun a en fait misé sur une stabilisation des nuisances de l’aéroport, en espérant récolter les fruits de la présence de celui-ci – les emplois, les taxes, les habitants supplémentaires –, sans en payer le prix.

L’irresponsabilité des services de l’État en matière d’aménagement

47 Il est vrai que l’État n’a pas davantage su ou voulu, quand il le pouvait encore, mettre en place les outils réglementaires coercitifs qui auraient permis de geler l’urbanisation du secteur, en refusant par exemple que figurent des zones « à urbaniser » dans les plans d’occupation des sols des communes touchées par les nuisances sonores ou susceptibles de l’être dans l’avenir, avec la croissance du trafic. Ce qu’il pouvait parfaitement faire jusqu’aux lois de décentralisation du début des années 1980, puisque le préfet avait le contrôle du contenu des POS, et même après, moyennant des dispositions législatives dérogatoires ou la constitution d’un établissement public d’aménagement, comme ceux en charge de l’opération de La Défense ou de l’aménagement des villes nouvelles. Ce « laisser-faire » est d’autant plus stupéfiant que la question des nuisances avait été intégrée au moment du choix du site du nouvel aéroport, comme on l’a vu, et que la progression du trafic aérien n’a pris personne par surprise, puisqu’elle a même été moins rapide que ce que prévoyaient ADP et la DGAC. Présente au départ dans la réflexion des planificateurs la question des nuisances a ensuite disparu, comme oubliée, et n’a resurgi que lorsque les riverains ont commencé à se rebeller. Ce qui prouve, une fois de plus, que les nuisances sont autant une question géopolitique qu’une question technique.

figure im4

48 La sous-estimation de la question des nuisances aéroportuaires par les représentants de l’État s’explique également par la prédominance d’une certaine culture technicienne chez les fonctionnaires – gestionnaires de l’aéroport, ingénieurs d’ADP et des Directions départementales de l’Équipement et responsables de la DGAC –, fondée sur les performances techniques et l’idéologie d’une croissance quantitative, au détriment d’une autre culture technique qui intégrerait les dimensions qualitatives et environnementales (reprises sous le terme de « développement durable »). Il ne faut pas négliger non plus le climat qui a suivi l’entrée en vigueur de la décentralisation à partir de 1981. La nouvelle loi, en opérant un transfert massif de compétences de l’État vers les communes en matière d’aménagement, a considérablement renforcé la légitimité politique des élus locaux, dans une période où celle de l’État et des techniciens en général commençait à être affectée par une série de scandales politico-sanitaires (vache folle, sang contaminé, etc.) et leur impuissance à lutter contre la crise économique. L’ambiance était donc beaucoup moins favorable que dans les années 1960 à toute démarche qui aurait été qualifiée de « dirigiste », comme la création d’un établissement public, type EPAD (à La Défense) ou EPA des villes nouvelles, dont la fonction était précisément de priver les élus du contrôle sur l’aménagement du territoire de leurs communes. L’ensemble des fonctionnaires, appelés à travailler au contact des élus, ont intégré, à ce moment-là, les nouveaux rapports de force entre les élus et l’État et adopté une posture plus modeste ou plus timide. La création d’une structure de planification pour maîtriser la croissance démographique des communes riveraines de Roissy ne pouvait venir que du gouvernement (sous la forme d’un établissement public) ou des élus eux-mêmes (sous la forme d’un syndicat ou d’une communauté de communes). Et l’on a vu que c’était beaucoup leur demander.

Priorité au développement du trafic aérien et au redressement d’Air France

49 La lutte contre les nuisances aériennes n’était de toute façon pas, dans ces années 1980-1990, une priorité pour les gouvernements successifs, de droite comme de gauche. Aussi longtemps du moins que ces nuisances et les réactions qu’elles suscitaient dans la population vivant à proximité des aéroports n’ont pas constitué un obstacle au développement du trafic aérien. Le renforcement des atouts économiques du pays, et en particulier de sa capitale, dont il est clair qu’elle constitue une chance pour la France dans la compétition internationale, la création d’emplois, puis, à partir du début des années 1990, le sauvetage d’Air France, étaient perçus, sans conteste, comme des enjeux politiques bien plus importants. Le développement du trafic des aéroports parisiens coïncide en outre avec une période de refonte presque totale des règles du jeu du transport aérien, avec l’ouverture à la concurrence des lignes intérieures voulue par la Commission de Bruxelles ( 1990), la pression que celle-ci exerce pour qu’Air France soit privatisée ( 1993), la mise en place de grandes alliances entre compagnies aériennes ( 1997-2000) qui dans un premier temps révèlent l’isolement d’Air France, la généralisation du modèle du hub, l’exacerbation des rivalités entre compagnies aériennes et aéroports sur fond d’investissements massifs et de crise du transport aérien mondial. L’époque, indéniablement, est dangereuse. La préoccupation première des responsables du transport aérien en France est de permettre aux entreprises françaises du secteur de survivre à tous ces bouleversements. La crise d’Air France au début des années 1990, la disparition d’une série de compagnies étrangères (PanAm, Swissair, Sabena, etc.) et la succession de faillites que vont connaître les autres compagnies françaises (Air Lib, Air Littoral, Aéris, etc.) au début de la décennie suivante, montrent qu’il ne s’agissait pas d’une clause de style. Dans ces conditions la question des nuisances est perçue comme tout à fait accessoire, tant que les riverains ne l’imposeront pas comme une donnée fondamentale du débat.

Les ressorts de la contestation anti-aéroport

50 Pour les opposants, Roissy est d’abord une source de nuisances, en raison principalement du bruit des avions, en second lieu de l’important trafic routier que génère la présence de l’aéroport, qu’il s’agisse des salariés se rendant à leur travail, des passagers prenant leur avion ou des poids lourds desservant les entreprises aéroportuaires, enfin de la pollution atmosphérique produite par le trafic aérien et routier. On sait que 25000 personnes habitent dans la zone de bruit de l’aéroport, et sont soumises à des nuisances sonores élevées. De 500000 à un million de Franciliens souffriraient d’une « gêne sonore », selon les associations. Ces derniers chiffres sont à prendre avec précaution, car ils recouvrent des expositions au bruit très variables et sont basés sur une perception très largement subjective. Mais que cette gêne soit quantifiable ou qu’elle relève d’une intolérance nouvelle au bruit et aux nuisances importe finalement peu, à partir du moment où elle transforme l’habitant d’un pavillon en manifestant. L’opposition au développement du trafic aérien en Île-de-France dispose d’un potentiel de mobilisation important, ce que les nombreuses manifestations et la création d’une multitude d’associations n’ont pas tarder à prouver.

51 Le thème de la pollution sonore est évidemment le plus important, parce qu’il est le seul susceptible de mobiliser et de fédérer les opposants très largement, à l’échelle d’une grande partie de l’Île-de-France. Le bruit des avions a des conséquences sanitaires réelles (troubles du sommeil, stress cardio-vasculaire), qui dépassent la simple gêne, mais qui ne font l’objet d’études épidémiologiques qu’à partir de la fin des années 1990 [21]. La pollution atmosphérique, mesurée elle aussi de façon précise assez tardivement par Airparif [22], l’association chargée de suivre la pollution de l’air dans l’agglomération, concerne un périmètre beaucoup plus restreint : la plate-forme elle-même, les abords immédiats des grandes infrastructures autoroutières (A 1 et A 104) et les communes immédiatement riveraines, en fonction du vent. L’impact de l’aéroport sur la qualité de l’air est réel : Airparif estimait en 2001 que Roissy-CDG produisait 9,2 tonnes d’oxyde d’azote par an, un peu plus que le périphérique parisien ( 8 tonnes); localement le niveau de polluants est comparable à celui que l’on trouve au centre de l’agglomération, en petite couronne (pour le monoxyde de carbone et le benzène) ou dans la capitale (pour les oxydes d’azote). Et la responsabilité de l’activité aéroportuaire dans cette pollution est confirmée [23]. Mais ces émissions représentent moins de 5% du total produit par l’ensemble du trafic routier en Île-de-France. Le thème de la pollution atmosphérique figure en bonne place dans l’argumentaire des opposants. Mais le secteur géographique touché est finalement très réduit et cette pollution se fond dans un phénomène plus large, celui de la qualité de l’air dans l’ensemble de l’agglomération, avec des causes diverses (principalement le trafic routier), ce qui en affaiblit l’efficacité mobilisatrice. La question de l’impact du transport aérien sur l’effet de serre, quant à elle, ne mobilise que les militants écologistes convaincus. Par contre le risque d’accident, ravivé par le crash du Concorde peu après son décollage de Roissy en juillet 2000 ( 112 morts, dont trois employés d’un hôtel de Gonesse), joue, semble-t-il, un rôle dans la mobilisation des riverains, alors que la probabilité d’un nouvel accident est objectivement très faible. En effet il amène les populations travaillant ou résidant à proximité de l’aéroport à percevoir celui-ci comme une menace vitale, un danger, et non comme une simple gêne.

L’impact des nuisances sur la croissance démographique

52 Le rapport entre nuisances et croissance démographique est en fait contradictoire et complexe à analyser : les nuisances freinent sans aucun doute l’arrivée d’une certaine population et entraînent probablement le départ d’une partie des habitants des communes touchées, mais elles sont en même temps, paradoxalement, un facteur de croissance démographique, car, en exerçant une pression sur les prix fonciers et immobiliers, elles attirent dans ces communes des candidats à l’accession à la propriété qui ne pourraient pas payer le prix des mêmes biens dans d’autres secteurs de l’agglomération. Autrement dit : une partie de la population bénéficie des nuisances en profitant de prix plus bas à l’achat; une autre partie, les vendeurs, sont au contraire victimes de cette décote, puisqu’ils vendent moins cher un bien qu’ils ont parfois acheté au prix fort, avant que les nuisances aériennes n’atteignent leur commune; enfin tous à la fois souffrent du bruit des avions et profitent de la proximité des emplois, et dans certaines communes des rentrées fiscales, donc des équipements, liées à la présence de l’aéroport.

53 Globalement le secteur géographique directement concerné par le trafic de Roissy, c’est-à-dire les communes situées dans un rayon de huit à dix kilomètres autour de l’aéroport et celles de la vallée de Montmorency jusqu’aux abords de la ville nouvelle de Cergy, a connu entre 1982 et 1999 une croissance démographique un peu plus faible que la moyenne des départements de grande couronne, mais l’écart n’est pas considérable ( 15,9% contre 19,8%). On ne peut pas cependant en conclure que ce déficit de croissance d’un cinquième représente le « coût démographique » des nuisances aériennes. En effet d’autres facteurs interviennent également, qui brouillent l’analyse : une offre de logements plus ou moins importante, qui est elle-même le produit des politiques d’aménagement et qui est donc variable d’une commune à l’autre, l’attractivité du pôle d’emplois de Roissy, qui se traduit par la venue d’habitants plus nombreux, la composition sociologique, qui peut se traduire par une plus ou moindre grande sensibilité aux nuisances, etc. Ce qui pourrait expliquer que la croissance démographique soit, paradoxalement, particulièrement forte dans les communes proches des pistes, situées à l’est et au sud de Roissy-CDG (+ 39,6% en Seine-et-Marne, + 26,2% pour Tremblay-en-France et Villepinte).

Le troisième aéroport, une solution à la question aéroportuaire en Île-de-France ?

54 Avec le projet de troisième aéroport, le conflit autour de la question aéroportuaire entre dans une nouvelle phase : il s’étend géographiquement à de nouveaux territoires, ceux des différents sites proposés, chaque candidature entraînant la création d’associations de riverains violemment hostiles au projet; et il prend une nouvelle dimension, celle d’une compétition entre des acteurs désireux d’obtenir pour leurs territoires respectifs ce grand équipement, dont ils attendent la création de milliers d’emplois et l’arrivée de nombreuses entreprises. Le projet de troisième aéroport a pour effet d’élargir le conflit aux régions voisines, qui se trouvent désormais en situation de rivalité, et de le démultiplier en une série de conflits locaux, copies conformes, en réduction, du conflit initial entre les riverains de Roissy et ADP. Au conflit entre logique de développement économique et logique de protection de l’environnement et des riverains, qui résume assez bien l’affaire de Roissy depuis 1984, se superpose, à partir de 1994-1995, une rivalité entre territoires concurrents pour attirer le troisième aéroport.

55 Pour compliquer le tout, la question du troisième aéroport, de son opportunité et de sa localisation (faut-il un troisième aéroport ?et si oui, où faut-il le construire ?) est posée deux fois : par le gouvernement Juppé ( 1995-1997), Bernard Pons étant ministre de l’Équipement et Anne-Marie Idrac, secrétaire d’État aux Transports –c’est l’épisode du rapport Douffiagues; puis par le gouvernement Jospin ( 1997-2002), avec Jean-Claude Gayssot comme ministre des Transports, qui décide dans la foulée de sa décision d’octobre 1997 de remettre le dossier complètement à plat et de recommencer la consultation à zéro, en organisant un grand débat public. Et à chaque fois, le site retenu est différent.

ActeI ( 1995-1997): la compétition entre le Centre et la Picardie et le choix de Beauvilliers

56 L’idée d’un troisième aéroport parisien situé au-delà des limites de l’ÎledeFrance dans une des régions limitrophes du Bassin parisien est défendue par Michel Giraud, le président du Conseil régional d’Île-de-France, depuis le début des années 1990. Elle a été reprise dans la Charte associant l’Île-de-France et les sept autres régions du Bassin parisien signée en 1994 avec Charles Pasqua, ministre de l’Aménagement du territoire, alors que la DATAR deux ans plus tôt, dans le Livre blanc du Bassin parisien (avril 1992), excluait la création d’un troisième aéroport, en raison de l’importance de la « réserve offerte par Roissy et [de] la concurrence progressive du réseau des TGV ». Jacques Douffiagues, dans le rapport d’étape qu’il avait remis en juillet 1995, s’était bien gardé pourtant de reprendre l’idée à son compte et s’était prononcé seulement pour un « développement mesuré de Roissy-Charles-de-Gaulle », parallèlement à « un desserrement et un redéploiement du trafic dans une perspective intermodale »; ce qui semblait plutôt indiquer un recours au TGV pour diminuer la pression du trafic aérien. De son côté ADP exprimait publiquement ses réserves, en notant qu’« il n’y a aujourd’hui aucun aéroport dans le monde situé à plus de 80 kilomètres de la ville desservie ». Pourtant le ministre des Transports du gouvernement Juppé, Bernard Pons, tranche dès la mi-octobre en faveur de l’option d’un troisième aéroport, sans attendre la remise du rapport final prévue pour la fin du mois. Ce timing n’est pas innocent. La décision intervient trois jours avant une nouvelle manifestation des riverains de Roissy, très remontés depuis l’annonce, qui vient d’être faite, de la construction des deux nouvelles pistes. Le caractère politique du projet et son instrumentalisation au service d’objectifs tactiques sont d’ores et déjà visibles. Le troisième aéroport n’est pas un projet de techniciens, c’est un projet de politiques, qui sera ensuite repris et soutenu par les associations de riverains et les élus locaux de Roissy. Il a une fonction essentielle, qui est de calmer les opposants.

57 D’autres politiques s’emparent très vite du projet. Ce sont les responsables de deux régions limitrophes de l’Île-de-France, le Centre et la Picardie. Leurs motivations sont différentes de celles de Michel Giraud. Celui-ci veut la paix avec les riverains, car il est minoritaire au Conseil régional depuis les régionales de 1992 et doit composer avec les élus de Génération Écologie. Son pouvoir est fragile et il ne peut que craindre une montée en puissance de l’opposition de gauche (qui parviendra effectivement en 1998 à s’emparer de l’exécutif régional, lors des élections suivantes). Pour Maurice Dousset, président UDF-DL de la région Centre depuis 1985, le troisième aéroport est une occasion, qu’il ne peut laisser échapper, de soutenir le développement de la région et de lui donner le projet fédérateur qui lui manque. Dès janvier 1994 (plus d’un an et demi avant la remise du rapport Douffiagues et avant même que celui-ci reçoive sa lettre de mission), il profite de la venue de Charles Pasqua à Orléans pour annoncer la candidature du Centre. Très vite il reçoit le soutien de Jean-Pierre Sueur, le maire d’Orléans, et de Jack Lang, maire de Blois, tous deux socialistes mais qui pensent d’abord à l’impact économique que pourrait avoir l’aéroport sur leurs villes respectives. Le maire de Chartres, Georges Lemoine, également socialiste, est plus réservé. Il craint que le nouvel aéroport n’ait pour effet de « banlieuriser » l’est de son département et défend une implantation au sud de la Loire.

58 Avec un temps de retard le président de la Région Picardie, Charles Baur, lui aussi UDF, se lance dans la compétition en recourant aux services d’une agence de communication parisienne, dont le directeur possède un excellent carnet d’adresses. Chacune des deux régions en concurrence se livre à un travail de lobbying acharné, s’efforçant de crédibiliser sa candidature en faisant appel à des experts, si possible bien introduits dans l’entourage du ministre des Transports, et de se trouver des alliés. Charles Baur marque des points en faisant appel à un ancien directeur général de l’aviation civile pour réaliser ses études techniques et reçoit, pour des raisons opposées, le soutien de la Région Nord-Pas-de-Calais, présidée par l’écologiste Marie-Christine Blandin, et du président RPR du Conseil général des Yvelines (et ministre de l’Industrie) Franck Borotra; l’une est intéressée par les retombées économiques pour sa région d’un aéroport picard, l’autre est soucieux d’éviter un aéroport en Eure-et-Loir dont il craint les nuisances. Maurice Dousset, de son côté, se vante du soutien de l’IATA, l’association internationale des compagnies aériennes, et fait appel à des bureaux d’études qui en sont proches. Avantage non négligeable, Jacques Douffiagues a été maire d’Orléans, ce qui garantit aux élus régionaux du Centre une certaine qualité d’écoute. Chacun comprend bien qu’il lui faut vaincre les réticences d’Aéroports de Paris, qui redoute que la gestion du futur aéroport ne lui échappe si le site choisi est au-delà de son cercle de compétence géographique. Les sites trop éloignés (Arrou-Courtalain dans le Perche pour la région Centre, Hangest-en-Santerre et Vermandovilliers à quatre-vingt-quinze et cent dix kilomètres de Paris pour la région Picardie) sont donc abandonnés au profit de localisations aux portes de l’Île-de-France (Santeuil puis Beauvilliers dans l’Eure-et-Loir, et Rouvilliers dans l’Oise). Les deux camps peaufinent leurs arguments : les retombées en termes d’aménagement du territoire d’un aéroport situé au sud-ouest de Paris, en direction de l’« Arc Atlantique », la possibilité à terme de prendre le relais d’Orly en cas de fermeture progressive de cet aéroport, loin des risques d’embouteillages aériens du triangle Paris-Londres-Bruxelles, pour le Centre; l’emplacement « au milieu de 25 millions d’habitants », à proximité de la mythique « banane bleue », et la complémentarité avec Roissy, situé à quinze minutes en TGV, pour le projet picard. Et chaque camp s’efforce de jouer la partie la plus habilement possible, en ne dévoilant son site définitif qu’au tout dernier moment pour éviter que la contestation des riverains n’ait le temps de s’organiser. Ainsi Santeuil, à l’est de Chartres, est remplacé, trois mois avant la date de rendu du rapport Douffiagues, par un autre site, douze kilomètres plus au sud, Beauvilliers.

Là aussi, la contestation des riverains

59 L’inconvénient du départ précoce de la candidature du Centre est en effet que les opposants locaux ont le temps de s’organiser et d’intervenir à leur tour dans le débat. Il y a là, à côté du combat principal qui oppose le Centre et la Picardie, un autre enjeu, important, parce qu’une contestation bruyante est de nature à décourager le gouvernement, lui qui cherche précisément à réduire la contestation des riverains de Roissy. Un millier de personnes défilent dans les rues de Chartres, dès mars 1996, pour demander que le troisième aéroport ne soit pas construit dans la Beauce. L’opposition vient à la fois d’agriculteurs qui refusent de perdre leurs terres (environ 3000 hectares doivent être expropriés) et d’anciens citadins, venus chercher le calme. La perspective d’hériter des nuisances sonores n’enchante évidemment personne, mais d’autres thématiques se mêlent dans le discours des opposants : l’attachement paysan au patrimoine, lentement constitué de génération en génération, hectare par hectare, la mythification de la terre (« La terre c’est comme une femme. On ne la viole pas »), la peur d’être rattrapé par l’urbanisation et ses malheurs, la banlieue, « ses voyous et ses immigrés » ( Libération, 14 mars 1996).

60 Le refus de l’aéroport est suffisamment puissant pour que Maurice Dousset, député de la circonscription où se situe Beauvilliers, perde son siège aux élections législatives de 1997, au profit d’une quasi-inconnue, Marie-Hélène Aubert, dont le seul mandat est d’être conseillère régionale pour les Verts depuis 1992. L’opposition au projet ne cesse de monter, localement, depuis que le Conseil régional a fixé son choix sur Beauvilliers, entraînant la création d’une association, Beauvilliers Beauce sans avions. La circonscription a cependant une telle réputation de conservatisme que les socialistes l’ont laissée sans regret à cette candidate des Verts. Celle-ci est sans attache locale (elle est documentaliste à Chartres) et n’a connu jusqu’ici que des échecs électoraux aux quatre coins du département. Son discours sur un autre modèle d’agriculture semble avoir bien peu de chances de séduire les riches agriculteurs beaucerons, avec leurs fermes de 100 à 200 hectares et leurs pratiques intensives. Maurice Dousset paraît imbattable, lui l’exploitant agricole, député depuis 1973 après avoir gravi toutes les marches, conseiller municipal en 1953 puis maire en 1965 d’une petite commune proche de Châteaudun, avant de devenir conseiller général en 1979 puis président de la région en 1985. Aux élections précédentes il avait été élu avec 67% des voix, face à un candidat du Front national, ce qui indique bien la tonalité politique de la circonscription. À la surprise générale, pourtant, Marie-Hélène Aubert arrive en tête du premier tour et l’emporte au second avec cinq points et près de 2000 voix d’avance. Le troisième aéroport n’est pas sans doute le seul facteur qui explique cette défaite de Maurice Dousset – il y a également l’usure de l’élu, au bout de quatre mandats, et ses démêlés avec le maire RPR de Châteaudun, Alain Viénot, et avec son ancien suppléant. La victoire de la candidate des Verts sera sans lendemain : aucun des deux candidats qu’elle soutient aux cantonales suivantes ne dépassera les 10% et elle-même échouera à prendre la mairie de Châteaudun en mars 2001 (avec seulement 30% des voix) et à se faire réélire députée en 2002 ( 41,5%), une fois écartée la menace du troisième aéroport. Mais il ne fait guère de doute qu’il y a contribué. L’opposition prend également de l’ampleur dans l’Oise, avec à sa tête le maire de Compiègne. Sous sa pression le Conseil régional retire la candidature de Rouvillers, tandis que la Chambre de commerce et d’industrie propose un nouveau site, celui de Montdidier-Sud, dans la Somme, plus éloigné que Rouvillers (soixante-dix-huit kilomètres, soit à la même distance que le concurrent Beauvilliers), mais dans une zone peu peuplée et avec un fort potentiel de développement (quatre pistes possibles, soit 50 millions de passagers).

61 Malgré cette ultime tentative c’est finalement le site de Beauvilliers qui est suggéré par le rapport Douffiagues. Il bénéficie d’une excellente desserte terrestre : le site est longé par le TGV Atlantique et n’est qu’à une quinzaine de kilomètres des autoroutes A 10 et A 11. De ce point de vue la situation de Rouvillers est comparable (autoroute A 1 et TGV Nord), mais Montidider ne sera desservi par le TGV que si la ligne directe Paris-Amiens-Tunnel sous la Manche est un jour construite). Beauvilliers est situé dans une zone quasi déserte – 3000 personnes vivent dans la zone de bruits rasés (moins de 10 000 à Montidider, 40 000 à Rouvillers), 120 devraient être déplacées et seulement trois hameaux rasés –, ceci sous un ciel beaucoup moins encombré que les deux sites picards. En juin 1996, Bernard Pons, à la sortie d’un Conseil des ministres, annonce que le gouvernement a retenu la candidature de Beauvilliers. Le préfet d’Eure-et-Loir prend dans les mois qui suivent un certain nombre de mesures de précaution pour éviter la spéculation et l’apparition de lotissements : lancement d’un Schéma directeur d’aménagement et d’urbanisme, mise en place d’un observatoire foncier et arrêté lui permettant de refuser des permis de construire dans la zone concernée par leprojet.

ActeII ( 2000-2001): le débat public

62 Le changement d’équipe gouvernementale, suite à la victoire de la gauche plurielle aux législatives de 1997, et l’arrivée de Jean-Claude Gayssot au ministère des Transports ont pour conséquence de relancer la compétition. Le troisième aéroport est, comme on l’a vu, une des pièces principales du dispositif imaginé par le ministre et ses conseillers pendant l’été 1997 pour gérer la crise politique que, localement, la décision de construire deux nouvelles pistes à Roissy ne peut manquer de provoquer. Depuis le projet n’a pas avancé. Une décision du ministre est annoncée à plusieurs reprises en 1999 et 2000 et à chaque fois repoussée. En vérité rien ne presse puisque le troisième aéroport a déjà rempli son rôle principal, qui est d’offrir un dérivatif à la colère des riverains de Roissy, et que choisir un site implique des risques politiques. Jusqu’au crash du Concorde sur Gonesse, en juillet 2000, qui ravive la mobilisation des habitants et des élus du Val-d’Oise et oblige le gouvernement à sortir de l’attentisme.

63 Le troisième aéroport devient alors l’une des causes d’affrontement entre Jean-Claude Gayssot et la ministre de l’Environnement et de l’Aménagement du territoire, Dominique Voynet, dont les relations se sont fortement dégradées en septembre 2000, lors du conflit des routiers. Pour éviter l’épreuve de force avec les grévistes et la paralysie du pays, le gouvernement avait alors décidé de renoncer purement et simplement à la politique de hausse progressive du prix du gasoil, que défendait la ministre écologiste [Subra, 2001]. Celle-ci, qui cherche avant tout à faire passer ses « schémas de services collectifs [24] », est contrainte d’entériner la décision de construire le troisième aéroport, que défend son collègue communiste et que Lionel Jospin soutient. Elle se trouve ainsi en porte à faux par rapport à son camarade de parti, Noël Mamère, député de la Gironde, qui, quelques jours plus tôt, avait annoncé qu’elle pourrait démissionner « si la logique économique imposée par les grandes compagnies aériennes » devait l’emporter. Elle ne démissionne pas, mais obtient que la décision portant sur le site du troisième aéroport soit précédée « d’un débat ouvert et transparent ». Le choix de Beauvilliers est donc annulé. Tout est à refaire.

Quand la volonté de concertation débouche sur une multiplication des conflits

64 Pour organiser cette vaste consultation, il n’est pas possible de faire appel à la Commission nationale du débat public (CNDP), mise en place trois ans plus tôt en application de la loi Barnier de janvier 1995 [Subra, 2003]. En effet ses règles de fonctionnement ne lui permettent de se saisir que des projets d’aménagement dont la localisation est déjà fixée. Le gouvernement décide dont de créer une structure de concertation ad hoc, la DUCSAI (pour « démarche d’utilité concertée pour un site aéroportuaire international »), tout en en confiant l’animation au nouveau président de la CNDP, Pierre Zémor. La mission de la DUCSAI est d’éclairer le choix du gouvernement quant au site devant accueillir le futur troisième aéroport, en organisant de mai à octobre 2001 une série de débats décentralisés dans les principales villes du Bassin parisien, les grandes métropoles régionales qui accueillent les principaux aéroports de province, et finalement autour des sites candidats.

65 La machine qui se met en branle est particulièrement lourde. Outre le maître d’ouvrage (le ministère de l’Équipement et des Transports, via la DGAC), pas moins d’une cinquantaine de types d’acteurs ont été répertoriés pour être consultés et associés au débat : sept ministères et la DATAR, les parlementaires et les différentes collectivités territoriales (Conseils régionaux, généraux et certaines villes et agglomérations), toute une série de chambres consulaires et d’organismes socio-économiques, les opérateurs aéroportuaires, compagnies aériennes et autres entreprises de transport (dont la SNCF et Réseau ferré de France), les syndicats de personnel du transport aérien, et bien sûr les associations de toute sorte, grandes associations nationales (comme la Fédération nationale des usagers des transports, FNAUT, ou l’Association de défense contre les nuisances des aéronefs, UFCNA) et petites associations locales regroupant des riverains. La démarche doit répondre non seulement à la question « où construire le nouvel aéroport ?», mais aussi, en amont, à la question de la nature et de l’ampleur des besoins, du type de plateforme et donc d’une certaine façon à celle de l’opportunité du projet.

66 La DUCSAI est présidée par l’ancien député socialiste Bernard Poignant, mais son animation est assurée par le président de la CNDP, Pierre Zémor, un conseiller d’État, technicien du débat public, fondateur en 1989 de l’association Communication publique, qui regroupe les responsables de communication des institutions publiques telles la SNCF, la RATP ou RFF. C’est en même temps un militant politique (conseiller pour la communication de Michel Rocard de 1974 à 1988), un familier des cabinets ministériels de la gauche (notamment au Plan et à l’Aménagement du territoire en 1981 et à Matignon en 1988), enfin un élu, en tant que conseiller régional PS d’Île-de-France pendant de longues années.

67 Avec le lancement du débat public le conflit change d’échelle. Il y a d’abord une multiplication des candidatures – une quinzaine au départ, dont certaines sont rapidement retirées. Le site de Beauvilliers est de nouveau candidat, tout comme Rouvillers dans l’Oise [25]. La Picardie présente également trois autres sites dans la Somme, Hangest-en-Santerre, qui avait été proposé en 1995-1996 avant de disparaître du panel, Montdidier (qui avait été le dernier choix des Picards), ainsi qu’un nouveau venu, Chaulnes. La DGAC, de son côté, propose un cinquième site picard, Juvincourt dans l’Aisne, et le Conseil général de l’Aisne fait également acte de candidature (avec le site de Corbin à l’extrême sud du département), avant de faire volte-face devant la mobilisation des riverains et du maire de Château-Thierry. S’y ajoute enfin une proposition un peu particulière, puisqu’il s’agit de l’aéroport de Vatry dans la Marne, dont le Conseil général a financé en partie l’aménagement (avec une filiale du Crédit Lyonnais) sur l’emplacement d’une ancienne base aérienne, en espérant y attirer une partie du fret aérien de Roissy. Un an après son inauguration, en juin 2000, l’opération est en train de tourner au fiasco ( 1,2 milliard de francs d’investissements, 200 employés désœuvrés et en moyenne un avion par jour). La candidature de l’« Europort » de Vatry, défendue par les présidents du Conseil général de la Marne, le député UDF Charles-Amédée de Courson, et du Conseil régional de Champagne-Ardennes, le RPR Jean-Claude Étienne, vise-t-elle réellement l’implantation du troisième aéroport ?Ou sert-elle à prendre date, au cas où le troisième aéroport ne se ferait pas, pour obtenir un transfert du trafic fret de Roissy et permettre à la plate-forme de décoller. La liste des sites potentiels varie en réalité pratiquement d’un mois sur l’autre, ce qui ne favorise ni la clarté, ni la sérénité des débats, jusqu’à l’été 2001 où une liste de huit sites présélectionnés est annoncée.

68 Sereines, les réunions organisées à proximité des sites candidats ne le sont guère. L’assistance est en général nombreuse et souvent survoltée, comme à Montdidier, le 2 octobre, où les opposants couvrent de lazzis l’intervention du président de la Chambre de commerce et d’industrie (CCI) d’Amiens et conspuent les représentants de l’État. Les militants des associations locales sont parmi les plus bruyants, mais certains élus locaux ne sont pas en reste, qui donnent dans des raccourcis douteux [26]. Sans verser systématiquement dans la caricature et l’épreuve de force verbale, les réunions organisées par la DUCSAI sont fréquemment houleuses. Les manifestations se multiplient : en février près de Compiègne, contre la candidature de Rouvillers ( 5 000 manifestants), en mars à Amiens, contre l’éventuel choix de Chaulnes, puis près de Château-Thierry dans l’Aisne, etc. Les Conseils municipaux des petites communes rurales votent des motions hostiles, tandis que les pétitions circulent parmi les habitants et recueillent de très nombreuses signatures ( 30000 dans l’Oise).

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LES SITES CANDIDATS À L’ACCUEIL DU TROISIÈME AÉROPORT ChaulnesChaulnesSOMMESOMME ChaulnesSOMME AmiensAmiensAmiens Saint-QuentinSaint-Quentin Charleville-MCharleville-MézizièresresHangest-en-SanterreHangest-en-Santerre Saint-Quentin Charleville-MézièresHangest-en-Santerre AISNEAISNEA 1A 1 AISNEA 1 Montdidier-SudMontdidier-SudMontdidier-Sud LaonLaonLaon Juvincourt-AmifontaineJuvincourt-AmifontaineD Juvincourt-AmifontaineD CompiCompiègnegneO CompiègneO RR BeauvaisBeauvaisRouenRouen OISEOISEBeauvaisRouen OISE BertaucryBertaucryBertaucry SoissonsSoissonsA 16A 16 et)T G SoissonsA 16 et)T G ReimsReims Grandes-Grandes-(p roj Reims Grandes-(p roj A 4A 4ST A 4ST LogesLogesV E LogesV E TGTG ÉvreuxvreuxÉvreux ChChâlons-en-lons-en-MARNEMARNE Châlons-en-MARNE PARISPARISPARISPARIS ChampagneChampagnePARIS Champagne VatryVatryVatry EURE-ET-LOIREURE-ET-LOIREURE-ET-LOIR MelunMelunMelun ChartresChartres A 26A 26Chartres A 26 TroyesTroyesTroyes BeauvilliersBeauvilliersA 11A 11 BeauvilliersA 11 TTT GEST G VV A 5A 5SV OU A 5S UU A 6A 6 DTGV A 6 DTGV OUES ChChâteaudunteaudunChâteaudun OrlOrléansansOrléans Aéroports existants Sites candidats

Le positionnement des élus entre la colère des riverains et les promesses de développement

69 La position des élus varie fortement d’un site candidat à l’autre et parfois autour du même site. On retrouve d’abord le phénomène, observé dans le Vald’Oise à propos de Roissy-CDG, qui veut que les élus les plus proches du site proposé soient plus sensibles aux nuisances et ceux dont la commune est hors de portée des avions, mais assez près pour espérer bénéficier des retombées économiques de l’aéroport, plus souvent favorables à l’implantation. Mais d’autres facteurs entrent en jeu, qui viennent soit renforcer, soit contrarier cette logique géographique, comme la personnalité de l’élu, son itinéraire personnel, ses ambitions, ce qu’il croit être l’intérêt de son électorat, et ce qu’on pourrait appeler sa « culture d’élu », c’est-à-dire l’ensemble des représentations qui structurent sa conception de l’intérêt général et qui varient en fonction du courant politique auquel il se réfère. S’y ajoute, enfin – et ce n’est pas le facteur le moins important –, sa perception des rapports de force dans l’opinion locale et au sein du Conseil municipal. Chacun a bien sûr en tête la défaite de Maurice Dousset en 1997.

70 Les élus des villages directement concernés par les expropriations et immédiatement dans le prolongement des pistes suivent presque toujours leurs électeurs dans un refus virulent du projet d’aéroport et parfois se placent à la tête des opposants. Ceux des villes assez proches pour se sentir menacées par les nuisances adoptent la même position, comme le sénateur-maire RPR de Compiègne, Philippe Marini, ou le maire de Château-Thierry, le socialiste Dominique Jourdain.

71 Le choix est plus difficile quand la ville a tout à gagner, sur le plan économique, de l’arrivée du troisième aéroport, mais que toute une partie de l’opinion locale est persuadée, parfois à tort, qu’elle sera victime des nuisances. Ainsi dans le cas d’Amiens, à plus de trente-cinq kilomètres à l’ouest de Chaulnes, donc suffisamment loin pour être à l’abri de nuisances importantes. Le député-maire d’Amiens, l’UDF Gilles de Robien, choisit de s’opposer à la candidature de Chaulnes, pourtant soutenue par une partie du patronat local, notamment parce que son électorat y est hostile. Il est suivi par le Conseil général de la Somme. Dans le cas de la Picardie le refus du troisième aéroport parisien s’appuie également sur une tradition de victimisation et un reproche permanent à l’égard de Paris, accusé de déverser en Picardie ses déchets de toute sorte [27]. À l’inverse le député communiste et conseiller municipal d’opposition Maxime Gremetz soutient le projet de troisième aéroport à Chaulnes depuis 1996 [28], car il y voit une opportunité de création d’emplois, alors que la Picardie souffre d’un taux de chômage important, notamment dans les couches populaires, parce que, dans sa culture politique, le développement économique est prioritaire et l’environnement très secondaire (voir ses positions sur le conflit autour de la chasse au gibier d’eau), enfin parce qu’il a toutes les raisons de soutenir ses camarades de parti, le ministre Jean-Claude Gayssot et les maires communistes du nord de l’ÎledeFrance, qui ont fait du troisième aéroport leur cheval de bataille.

72 D’autres élus changent de position au cours du conflit, en plaidant la bonne foi et en prenant leurs distances avec le projet lorsque celui-ci se révèle trop impopulaire (Jacques Thomas, maire PS d’Hirson dans l’Aisne et président de la commission aéroport du Conseil général). La position du Conseil régional du Centre a nettement évolué. Si Jean-Pierre Sueur et Jack Lang (qui tous deux seront battus aux municipales de 2001) continuent à appuyer la candidature de Beauvilliers, le nouvel exécutif régional, dirigé par la gauche, assortit son soutien de nombreuses conditions, car les Verts, composante de la majorité régionale, et l’homme fort de la gauche régionale, Michel Sapin, sont hostiles à l’idée même d’un troisième aéroport. Du coup c’est le Conseil général de l’Eure-et-Loir, avec à sa tête Martial Taugourdeau, qui porte désormais la candidature de Beauvilliers. Le département recrute un secrétaire général adjoint dont la tâche principale est de monter le dossier de candidature et de mener un travail de lobbying très actif.

Le choix de Chaulnes

73 Si les opposants locaux se focalisent sur la candidature du site qui leur est proche, les grandes associations, en particulier la FNAUT, France Nature Environnement et les Amis de la Terre, remettent en cause l’opportunité même de la création d’un troisième aéroport. La DUCSAI commande, à leur demande, une contre-expertise à un cabinet britannique (MVA Consulting), que finance le maître d’ouvrage, la DGAC, comme le veulent les règles de fonctionnement du débat public. La réponse des experts est de nature à mécontenter à la fois les partisans d’un troisième aéroport et les riverains de Roissy. Ils valident en effet l’hypothèse d’une croissance forte et continue, aboutissant à un doublement du trafic aérien d’ici 2020, avec 130 millions de passagers, pour la plate-forme parisienne. Et préconisent que cette hausse du trafic soit absorbée par les deux aéroports parisiens existants, en déplafonnant leur trafic; celui d’Orly étant porté à 50 millions de passagers (contre 25 en 2000) et celui de Roissy à 80 millions. En effet les capacités techniques des deux aéroports permettent d’atteindre 1,25 million de mouvements par an, soit 75% de plus qu’actuellement. Il est clair qu’une telle solution, si elle est techniquement réalisable, pose un problème politique insoluble en l’état actuel des rapports de force entre l’État, les élus locaux d’Île-de-France et les riverains. Les experts remarquent également qu’il n’est pas sûr que la construction d’un troisième aéroport décongestionne les deux autres : à Londres l’ouverture de Stansted n’a pas délesté Heathrow et Gatwick mais attiré un trafic nouveau et s’est traduite par une augmentation générale du nombre de vols.

74 À l’issue de la procédure de débat public en novembre 2001 Lionel Jospin annonce que son choix, parmi les huit sites finalistes, s’est porté sur le site de Chaulnes. Cette décision peut surprendre, car le rapport de Pierre Zémor avait souligné la saturation de l’autoroute A 1 et du TGV Nord censés desservir le futur aéroport, le nombre relativement important d’habitants dans le rectangle de gêne sonore ( 17 000) et la nécessité de détruire deux villages. Elle résulte clairement d’un arbitrage politique, à quelques mois des présidentielles de 2002, en faveur de la composante communiste de la majorité – Jean-Claude Gayssot et Maxime Gremetz – et aux dépens de sa composante écologiste; le nouveau ministre de l’Environnement, Yves Cochet, est désavoué, lui qui plaide pour un renforcement des aéroports régionaux et du réseau TGV.

Acte III ( 2002-2003): l’enterrement du projet de troisième aéroport

75 Comme en 1997 l’alternance politique au niveau national vient annuler la décision prise par le gouvernement sortant. Mais cette fois-ci ce n’est pas seulement le site retenu, mais le principe même d’un troisième aéroport qui est remis en cause. Jean-Pierre Raffarin nomme en effet comme ministre de l’Équipement et des Transports un opposant notoire au choix de Chaulnes : le député-maire d’Amiens, Gilles de Robien. Celui-ci demande immédiatement au préfet de la Somme d’abroger l’arrêté qui bloquait toute construction nouvelle dans un périmètre comprenant 24 communes, où la plate-forme aéroportuaire devait être construite. Dans le même temps il propose à l’Assemblée nationale de se saisir du dossier, puisque l’équipement est d’importance nationale et que son coût élevé ( 8 milliards d’euros) serait supporté par l’ensemble des contribuables. Une façon habile de suspendre le projet et de permettre aux élus de province partisans d’un renforcement de leurs aéroports (comme Gérard Collomb et Jean-Marc Ayrault, respectivement maires socialistes de Lyon et de Nantes) de faire entendre leurs voix. De nouvelles mesures sont annoncées pour apaiser l’amertume des riverains de Roissy et d’Orly, comme l’élargissement du périmètre de gêne sonore qui permet aux riverains d’obtenir des aides substantielles pour insonoriser leurs logements, mais certaines de ces mesures sont en fait la simple reconduction de mesures existantes (couvre-feu et limitation du nombre de mouvements d’avions à Orly).

76 Mais le ministre laisse progressivement entendre qu’il ne se considère pas comme lié par la promesse de Jean-Claude Gayssot de plafonner le trafic de Roissy à 55 millions de passagers. Le 22 mai Dominique Bussereau, secrétaire d’État aux Transports, rejette officiellement l’idée d’un troisième aéroport, « car ce troisième aéroport existe déjà. Il suffit de développer les plates-formes existantes comme Vatry et Châteauroux ». La croissance du trafic aéroportuaire se fera par le développement des principaux aéroports de province, de Roissy (« qui devrait bientôt dépasser le seuil des 55 millions de passagers ») et même d’Orly (qui « demeure bien en dessous de ses capacités d’accueil »). Un rapport parlementaire publié en juillet 2003 sur « la politique aéroportuaire à l’horizon 2020 » confirme que le projet est désormais tombé aux oubliettes, mort avant même d’être né : le troisième aéroport ne figure pas parmi les 21 mesures recommandées, pas plus qu’une quelconque limitation du trafic de Roissy-CDG. Interrogé sur un plateau de télévision au soir de l’accord entre Air France et KLM, en octobre 2003, Gilles de Robien lâche : « Il n’y a jamais eu de projet de troisième aéroport ! »

D’un point de vue technique, Roissy et Orly sont loin de la saturation

77 Le troisième aéroport a-t-il été réellement envisagé, par les responsables de la politique aéroportuaire en France, comme une alternative au développement du trafic de Roissy et d’Orly ?On peut légitimement en douter. Rien ne permet d’affirmer, certes, que le projet de troisième aéroport ait été uniquement mis en avant pour gérer la colère des riverains de Roissy, qu’il ait été seulement l’instrument d’une sorte de manipulation politique. Le monde du transport aérien est trop incertain pour que le doute n’y existe pas ou pour que l’espoir n’y ait aucune place. Ily a eu probablement de la part des deux ministres qui ont eu successivement à gérer le dossier, Bernard Pons et Jean-Claude Gayssot, entre 1995 et 2002, un mélange de savoir-faire (comment parvenir à ce que l’orage passe en faisant le minimum de dégâts politiques ?), d’attentisme (comment réussir à transmettre le dossier au gouvernement suivant, en lui laissant les ennuis qui vont avec ?) et d’incertitude (pourquoi, après tout, les experts, qui critiquent le principe d’un troisième aéroport, auraient-ils nécessairement raison ?). Mais l’essentiel est là : même s’il n’a pas été seulement un leurre dans l’esprit des ministres qui l’ont défendu, le projet de troisième aéroport parisien, de fait, a joué ce rôle de leurre. La majorité des experts n’ont jamais caché que le troisième aéroport, du point de vue économique et technique, n’était ni nécessaire, ni viable.

78 Pas nécessaire, parce que techniquement Roissy et Orly possèdent des réserves de capacité considérables, qui leur permettent de faire face à la croissance du trafic attendue au cours des prochaines décennies, y compris si l’on prend les estimations les plus hautes. La construction des deux nouvelles pistes à Roissy permet d’atteindre le chiffre de 70 à 80 millions de passagers par an dans la configuration actuellement programmée en matière d’aérogares (CDG 1, les six terminaux en service de CDG 2, plus les satellites 3 et 4, encore à construire) et même 80 à 90 millions de passagers avec la mise en service d’une troisième aérogare (CDG 3). Ces chiffres sont établis sur la base d’un emport moyen de 140 passagers par avion, supérieur à l’emport actuel, mais tout à fait réaliste (l’emport moyen des avions décollant d’Heathrow est de 139, chiffres 1999). Orly est sous-utilisé et pourrait accueillir sans investissement important 35 millions de passagers au lieu de 25. Le total en capacité des deux aéroports est donc de 125 millions de passagers par an, 52 millions de plus que leur trafic en 2003 ( 73 millions), soit un potentiel de développement de 70%, qui mène à l’horizon 2020 si l’on applique les taux de croissance observés dans les années 1990, avant la crise du transport aérien mondial qui a débuté en 2001. Les contraintes en termes de contrôle aérien sont essentiellement d’ordre administratif et organisationnel et peuvent être résolues. Le problème des accès terrestres est une contrainte réelle, les autoroutes A 1 et A 3 étant d’ores et déjà saturées aux heures de pointe. Le raccordement direct de l’aérogare CDG 2 à la Francilienne par une nouvelle bretelle, qui aborde Roissy par l’est, est une première réponse. Mais la solution viendra de l’amélioration des transports en commun entre Paris et Roissy, engagée avec la réalisation d’une ligne ferroviaire dédiée, reliant l’aéroport et la gare de l’Est et baptisée CDG Express, dont la mise en service est prévue pour 2012.

L’impact de la concurrence du TGV

79 La croissance du trafic aérien risque en outre d’être moins rapide que par le passé en raison de la concurrence du TGV, dont le réseau ne cesse de s’étendre en France et entre la France et les pays voisins. Pas moins de dix lignes nouvelles ou prolongements de lignes sont programmés d’ici 2015, soit sur le réseau français, soit dans des pays voisins en extension du réseau français : prolongement du TGV nord-européen vers Amsterdam et Cologne ( 2006), ligne nouvelle vers Londres en territoire anglais (déjà ouverte entre Douvres et la banlieue de Londres depuis 2003 et achevée jusqu’au cœur de Londres en 2007), mise en service partielle prochaine du TGV Est ( 2007) et du TGV Rhin-Rhône ( 2008), prolongements du TGV Méditerranée en direction de Barcelone (mise en service annoncée pour 2009) et du TGV Atlantique vers Rennes et Bordeaux (entre 2012 et 2015) [29]. Dans une douzaine d’années Londres, Amsterdam, Cologne, Zürich et Barcelone seront reliées à Paris par le TGV et les liaisons ferroviaires vers la quasi-totalité des grandes métropoles régionales seront considérablement améliorées (y compris Toulouse, via Bordeaux).

80 Chaque extension du réseau TGV s’est traduite jusqu’à présent par une réduction de la part de marché de l’aérien, parfois de manière spectaculaire, comme entre Paris et Londres ( 65% pour l’Eurostar) ou entre Paris et Marseille (avec l’inauguration du TGV Méditerranée en 2001, la part d’Air France est passée de 60% à 40%, malgré la mise en service de navettes). Dans le cas de Paris-Bruxelles la victoire du rail a été totale, puisque Air France a renoncé à sa liaison aérienne et loue désormais des compartiments du Thalys pour ses passagers en transit par Roissy. On estime que le rail l’emporte sans conteste sur l’avion quand la durée du trajet en train est inférieure à trois heures et que les deux modes font jeu égal entre trois et cinq heures. Au-delà de cinq heures l’avantage reste à l’avion, ce qui n’empêche pas le train de s’emparer d’une part du marché (environ 25%). Les responsables d’Air France évaluent, à l’horizon 2015, le transfert sur le rail à 7 millions de passagers pour les vols intérieurs et à 2 millions de passagers pour les vols européens, ralentissant d’un tiers (environ 1,5 points par an) la croissance du trafic des aéroports parisiens. Il y a donc tout lieu de penser que le seuil des 125 millions de passagers par an, pour l’ensemble Orly-Roissy, ne sera pas atteint en 2020, mais plus tard [30].

Une faisabilité économique contestable

81 S’il n’est guère justifié d’un point de vue technique par la saturation de Roissy et d’Orly, du moins dans les vingt prochaines années, le troisième aéroport ne l’est pas non plus du point de vue de son propre fonctionnement. Cette affirmation résulte d’abord d’un constat : aucun aéroport dans le monde n’est situé à plus de soixante kilomètres de la ville qu’il dessert [31] et le plus éloigné qui ait été créé, l’aéroport de Mirabel, en 1976, à cinquante-cinq kilomètres de Montréal, n’a jamais vu son activité décoller, en raison de l’hostilité des compagnies aériennes à s’y installer [32]. Rappelons que les sites envisagés pour le troisième aéroport sont situés entre quatre-vingt-treize kilomètres (Beauvilliers) et cent soixante-neuf kilomètres (Reims-Bertaucry) de Paris, Chaulnes, le site choisi en 2001, étant lui-même à cent quarante-trois kilomètres de la capitale... Les études de chalandise confirment qu’une part essentielle de l’activité des aéroports parisiens est fournie par les passagers à destination ou en provenance de l’Île-de-France ( 68%), dont 38% viennent de Paris même et 30% de la banlieue parisienne. Les passagers en correspondance représentent 25% du total et ceux de la province ou de l’étranger (par la route) seulement 7%.

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L’IMPACT DU DÉVELOPPEMENT DU RÉSEAU TGV SUR LE TRANSPORTAÉRIEN COURT COURRIER Part de l’aérien Strasbourg Brest Bordeaux Toulouse Marseille Perpignan Nice Amsterdam Cologne Londres Milan En 2000 58 65 42 72 66 72 85 62 58 42 83 À terme 14 47 22 38 42 53 58 45 45 26 53 Source: IAURIF, étude juillet 1999.

82 Les partisans d’un troisième aéroport font remarquer, non sans raison, que le facteur déterminant n’est pas la distance géographique, mais le temps nécessaire pour se rendre de l’aéroport à la ville, que celui-ci dépend de l’efficacité des infrastructures de transport et que la durée du trajet peut être considérablement réduite par l’utilisation du TGV. Le raisonnement est juste, mais ne prend pas en compte la question du prix, soit pour les passagers ou les compagnies aériennes (si le prix des billets n’est pas artificiellement baissé par des subventions publiques), soit pour la collectivité (financement de l’infrastructure et éventuelles subventions de fonctionnement). Or les lignes des TGV Nord et Atlantique, auprès desquelles sont situés la plupart des sites candidats à l’implantation du troisième aéroport, notamment Beauvilliers et Chaulnes, seraient, d’après la SNCF, proches de la saturation. Le trafic supplémentaire généré par le nouvel aéroport supposerait lamise en service de nouvelles rames et assez rapidement le doublement de la ligne (coût : au minimum 2,3 milliards d’euros), ce qui alourdirait considérablement l’addition (+ 30%). En outre, même dans l’hypothèse d’une ligne TGV dédiée à l’aéroport, la durée des trajets jusqu’à Paris reste dissuasive : 44 minutes depuis Beauvilliers, 54 minutes depuis Chaulnes, 67 minutes depuis Vatry !

83 La place qui serait celle du troisième aéroport dans l’architecture du transport aérien est une deuxième inconnue. L’accueil des low-costs n’est guère envisageable pour des raisons de facturation (les coûts de fonctionnement, on s’en doute, ne seraient en rien comparables avec ceux des aéroports de Beauvais ou de Périgueux). Celui des charters ne fournirait pas un trafic suffisant. Et les compagnies européennes ne peuvent être contraintes, réglementation européenne oblige, à quitter Roissy pour le troisième aéroport [33]. Pourquoi le feraient-elles volontairement, si leurs passagers ou elles-mêmes doivent payer un prix élevé pour se rendre à Paris ?

84 Il est très peu vraisemblable qu’une compagnie concurrente d’Air France, par exemple British Airways, soit intéressée par l’idée de s’implanter sur le troisième aéroport pour un bâtir un hub concurrent de celui d’Air France à Roissy. En effet le succès d’un hub nécessite que l’aéroport en question soit, dès le départ, alimenté en passagers par un nombre important de dessertes. Ce que confirment les essais d’implantation de British Airways sur le continent, qu’il s’agisse des tentatives ratées de rapprochement avec KLM, qui auraient permis à la compagnie britannique de mettre la main sur le quatrième aéroport européen, Schiphol, ou du rachat d’Air Liberté et de TAT (en 1996), dans le but d’obtenir des créneaux d’atterrissage à Orly. En outre un tel scénario suppose une sous-capacité aéroportuaire prolongée et importante en Europe de l’Ouest. Or les principaux aéroports européens, soit peuvent compter sur des marges de manœuvre importantes, soit sont engagés dans des projets d’extension (Heathrow, Francfort, Amsterdam).

85 Le seul moyen de lancer véritablement le troisième aéroport serait d’y installer Air France et ses alliés de Skyteam, bref de transférer le hub de la compagnie nationale de Roissy vers Chaulnes ou Beauvilliers. Or Air France refuse catégoriquement cette perspective, qui serait pour elle catastrophique, sinon mortelle, et l’entreprise a les moyens de se faire entendre et de convaincre les responsables gouvernementaux. Un hub double (Roissy-troisième aéroport), qui implique d’excellentes liaisons terrestres entre les deux aéroports, est imaginable (du moins si le troisième aéroport est à Chaulnes), mais il est beaucoup moins intéressant pour Air France; il risque de se traduire par des pertes importantes en termes d’attractivité et de poser des problèmes d’organisation très complexes. Pour une compagnie aérienne la solution idéale aujourd’hui est sans conteste celle du hub unique. Même les compagnies des pays comptant deux ou plusieurs métropoles de taille comparable (Iberia avec Madrid et Barcelone, Lufthansa avec Francfort, Munich et Berlin, Alitalia avec Milan-Malpensa et Rome) ont choisi implicitement de privilégier le premier de leurs aéroports et d’en faire leur seul hub. La position de la compagnie nationale vis-à-vis du projet de troisième aéroport a toujours été très circonspecte, quoique prudente dans son expression publique (tout comme ADP, l’entreprise est sous tutelle du ministère des Transports et ne peut désavouer ouvertement un projet du ministre). Elle peut se résumer ainsi : « Oui au troisième aéroport, mais pour nos concurrents, surtout pas pour nous ! » Le transfert du hub d’Air France vers le troisième aéroport sonnerait la fin des ambitions de la compagnie nationale et fragiliserait en particulier sa stratégie d’alliances. La fermeture d’Orly serait un autre moyen de lancer commercialement le troisième aéroport. L’hypothèse n’a de sens que si celui-ci est situé à Beauvilliers. Mais elle susciterait une révolte des élus du Val-de-Marne et de l’Essonne, privés de la manne financière d’ADP et de très nombreuses entreprises, ainsi que de milliers d’emplois. En outre une bonne partie du trafic d’Orly correspond à des vols intérieurs, les moins susceptibles d’être transférés à quatre-vingt ou cent kilomètres de Paris : les faire atterrir aussi loin de la capitale permettrait au TGV de s’emparer de la totalité du marché des liaisons avec les métropoles régionales.

86 Du côté d’ADP, on n’est guère plus enthousiaste. L’établissement public est en fait partagé, tout au long de la période où se joue le « jeu » du troisième aéroport, entre le scepticisme, fondé sur son expérience de gestionnaire d’aéroport et celle de ces concurrents ailleurs dans le monde, la crainte que le troisième aéroport se fasse malgré tout et qu’il soit confié à un autre opérateur (puisque la compétence d’ADP est limitée à cinquante kilomètres autour de Paris) et celle d’hériter de l’équipement et de son déficit probable si cette règle des cinquante kilomètres est modifiée. Dans l’incertitude Aéroports de Paris a donc travaillé sur des scénarios alternatifs à la construction d’un troisième aéroport, comme le développement des petits aéroports proches de la région parisienne pour accueillir les « nouveaux segments du marché », les trafics low-cost et charter.

Vers un apaisement ou vers une relance du conflit ?

La question de l’acceptabilité sociale du trafic aérien et de sa traduction géopolitique

87 En réalité le seul obstacle au développement de Roissy et d’Orly est environnemental et politique. Il vient du refus d’un nombre croissant de citadins de supporter les nuisances sonores des avions et de leur capacité à faire pression sur leurs élus et sur le pouvoir politique national. Cette intolérance au bruit se développe non seulement au rythme de la croissance des nuisances et du trafic, mais en fonction de facteurs culturels qui ont leur logique et leur dynamique propres. Elle n’est donc pas la simple résultante de phénomènes physiques, mais a une dimension subjective essentielle. Il est donc assez naïf de croire qu’une maîtrise ou même une diminution des nuisancesmesurées se traduiraient par une stabilisation ou une réduction des nuisances vécues.

88 Pour autant l’augmentation du mécontentement des riverains n’a pas nécessairement des conséquences gênantes pour les opérateurs du secteur aérien, les gestionnaires d’aéroports et les pouvoirs publics. Pour que ce mécontentement se transforme en problème, et donc en contrainte, il faut qu’une série de conditions géopolitiques soient réunies : des associations vivantes, animées par des militants actifs, des perspectives de débouchés pour la lutte qui est menée (on ne se bat pas sans espoir de l’emporter), un relais politique du côté des élus locaux et surtout des courants politiques nationaux (on a vu l’importance des alternances de 1997 et 2002 pour le dossier du troisième aéroport). De ce point de vue les vingt ans de combats menés par l’ADVOCNAR puis par d’autres associations et certains élus dans l’ensemble de l’Île-de-France et ailleurs, comme les rebondissements du dossier du troisième aéroport, ont sans doute laissé des traces. Depuis 1996 les militants des associations hostiles aux nouvelles pistes à Roissy ont tout misé sur l’ouverture du troisième aéroport, montant au créneau chaque fois que ce projet était remis en cause, en rappelant l’impérieuse nécessité si l’on voulait maîtriser la croissance du trafic à Roissy et tenir l’engagement pris par Jean-Claude Gayssot d’un plafonnement du trafic de Roissy. Au bout du compte ils ont dû accepter les nouvelles pistes qu’ils combattaient, ils ont découvert que la promesse de plafonner le trafic à 55 millions de passagers ne serait pas tenue et que le troisième aéroport ne se ferait pas, du moins à une échelle de temps prévisible. On peut comprendre que l’amertume soit forte chez ces militants et parmi l’ensemble des riverains de Roissy et de leurs élus. Il est probable que cette amertume s’accompagne d’un certain découragement, comme semble l’indiquer le nombre relativement modeste de manifestants en janvier 2004 ( 2500 personnes).

L’accident du terminal 2E à Roissy, le signe d’une situation toujours tendue

89 L’effondrement, en mai 2004, d’une partie du terminal 2E de l’aéroport Roissy-Charles-de-Gaulle va-t-il relancer le conflit autour du transport aérien en Île-de-France ?Moins d’une semaine après l’accident, le président d’Aéroports de Paris (ADP), Pierre Graff, a envisagé publiquement de transférer vers Orly certains des vols qui utilisaient ce terminal de Roissy, suscitant des réactions véhémentes de la part des associations de riverains et d’une partie des élus du Val-de-Marne. Le porte-parole d’un collectif d’associations de riverains de l’aéroport d’Orly a jugé la proposition d’ADP « inconvenante » et menacé d’attaquer l’établissement public devant la justice, pour non-respect de l’arrêté ministériel d’octobre 1994 qui fixe le trafic d’Orly à 200000 mouvements d’avions effectifs par an. Les élus locaux sont partagés. Certains, comme Jacques Martin, président du groupe UMP au Conseil général et maire de Nogent-sur-Marne, une commune située à l’autre extrémité du département, voient dans le retour de certaines compagnies « une chance pour le développement du Sud parisien, qui a perdu 6 000 emplois depuis 1998 ». D’autres, comme Didier Gonzales, le maire, également UMP, de Villeneuve-le-Roi, ville survolée quotidiennement par des centaines d’avions, se disent prêts à bloquer les pistes si le transfert est décidé. Une hostilité partagée par Nathalie Kosciusko-Morizet, rapporteur du projet de Charte de l’Environnement discuté au même moment à l’Assemblée nationale et députée UMP de la 4e circonscription de l’Essonne, celle de Longjumeau, située sous l’une des principales routes d’approche de l’aéroport. En réalité le projet de transfert ne concerne qu’une quinzaine de vols par jour, ce qui est marginal comparé aux 650 vols quotidiens accueillis par Orly, et il est présenté par ADP comme lié à la pointe de trafic des vacances d’été, donc provisoire. Au bout de quelques jours de polémiques Gilles de Robien a pris soin de se désolidariser du président d’ADP. L’incident est donc clos. L’épisode, cependant, loin de relever de la simple anecdote, est révélateur à la fois de la situation très tendue qui est celle de la plateforme aéroportuaire de Paris, à la merci de la mise hors service d’un seul de ses terminaux, de l’extrême sensibilité à la question des riverains et des élus locaux, et de son degré de dangerosité pour les élus nationaux. Il est le signe que le conflit autour du trafic aérien en Île-de-France n’est pas réglé, mais seulement assoupi.

Une équation à plusieurs inconnues

90 La suite du conflit autour de l’activité de la plate-forme aéroportuaire de Paris dépendra, en définitive, des éléments suivants :
–l’importance de la croissance réelle du trafic. Le passage à 120 ou 130 millions de passagers par an pour l’ensemble Roissy-Orly en 2020 ou dans les années suivantes, s’il se produit effectivement, se traduira par une augmentation considérable du nombre de mouvements d’avions : 1,1 ou 1,2 million par an pour les deux aéroports, soit environ deux fois le chiffre de 2003. Les responsables d’ADP affirment que cette croissance peut être obtenue dans le cadre d’une « enveloppe sonore » inchangée, c’est-à-dire sans augmentation des nuisances sonores, grâce à l’élimination des avions anciens les plus bruyants, à l’amélioration des procédures et à l’arrivée de nouveaux modèles encore plus silencieux. Une promesse qui ne convainc personne du côté des associations et des élus locaux. Ilest de toute façon vraisemblable que les gains observés au cours des dernières décennies en matière de bruit iront dans l’avenir en décroissant, en raison de contraintes techniques et physiques qui ne pourront être dépassées. L’intensification du trafic aura donc probablement comme conséquence de relancer la contestation par les riverains de Roissy. Elle implique également un fort développement du trafic d’Orly, alors que celui-ci est plafonné depuis presque dix ans. On imagine mal élus et riverains du Val-de-Marne et du nord de l’Essonne accepter cette situation sans réagir. Seule une forte redistribution géographique du trafic est susceptible de démentir les chiffres de croissance du trafic annoncés pour Roissy et Orly. Or on a vu que cet éclatement du trafic va à l’encontre de la logique de l’organisation du transport aérien sur le modèle des hubs, modèle qui est devenu l’un des critères déterminants de la concurrence entre compagnies aériennes;

91 –la taille des avions utilisés pour assurer les vols court et moyen courriers. La déréglementation mise en œuvre en Europe entre 1987 et 1997, à la suite des États-Unis, s’est traduite à la fois par une multiplication des compagnies et des fréquences et par une diminution moyenne de la taille des avions utilisés (ce qu’on appelle les « modules » moyens) pour les vols domestiques et intra-européens. Ainsi les A 300 qu’utilisaient Air Inter et Air France ( 315 places) ont été remplacés en quelques années par des avions deux fois plus petits (par exemple des A 319 et des A 320 de 128 à 152 places). On peut très bien imaginer que les autorités aéroportuaires incitent fortement, par le biais d’une tarification adéquate, les compagnies aériennes à revenir à des tailles d’avions plus conséquentes, quitte à réduire fortement les choix horaires. Ce qui permettrait de contenir l’augmentation du nombre de vols et donc des nuisances;

92 – l’impact de la « fusion » Air France-KLM d’octobre 2003. Le groupe Air France dispose désormais d’un hub secondaire, l’aéroport de Schiphol, près d’Amsterdam. La question est de savoir comment la compagnie aérienne peut jouer de ses deux hubs, ce qui revient à poser la question de la nature et de la mise en pratique concrète du rapprochement des deux entreprises : simple rapprochement capitalistique ou très fortes synergies, allant à terme jusqu’à une intégration quasi complète, sous deux marques commerciales distinctes ? C’est le scénario privilégié par la direction d’Air France, même si elle se garde de le proclamer pour ne pas heurter les salariés de KLM et d’Air France, l’opinion et le gouvernement néerlandais. Le modèle est le rapprochement Renault-Nissan. Mais le transport aérien n’est pas la construction automobile, faire fonctionner en synergie deux réseaux n’est pas décliner deux gammes de véhicules et fabriquer des moteurs communs. En réalité les conséquences du rapprochement sur l’activité de chacune des deux entreprises et de leurs deux hubs sont loin d’être connues et jouées d’avance, elles apparaîtront au fil du temps et seront largement fonction de l’évolution du transport aérien mondial. Tous les scénarios sont envisageables, y compris celui d’un échec du rapprochement. Plus la coordination sera forte et couronnée de succès, plus sans doute Roissy sera susceptible d’être soulagé d’une partie de son trafic par Schiphol. Mais il ne faut pas se cacher que l’aéroport d’Amsterdam est soumis à des contraintes comparables à celles de Roissy en termes d’environnement. D’autant que le projet d’un nouvel aéroport sur une île artificielle en mer du Nord, qui aurait permis d’échapper à ces contraintes, a été abandonné;

93 – la montée de la contestation anti-aéroport dans d’autres secteurs géographiques de l’Île-de-France. En effet, depuis 1996 et surtout 2000, la contestation s’est développée sur un nouveau front, celui des couloirs aériens. Courant 2000 la Direction générale de l’aviation civile (DGAC) a décidé, sans concertation, de mettre en service de nouvelles routes d’approche et de nouvelles zones d’attente [34] pour faire face à l’augmentation du trafic et répartir les nuisances ou les déplacer vers des zones moins peuplées, suscitant la colère des riverains. Cette décision a eu pour conséquence d’étendre le champ de bataille au secteur de Saint-Germain-en-Laye et de Poissy, dans les Yvelines, de la ville nouvelle de Cergy, à l’extrême ouest du Val-d’Oise, ainsi qu’au sud de l’Essonne et à la région de Sénart, en Seine-et-Marne, jusque-là épargnés par les nuisances aériennes. Au sud de l’agglomération le Comité contre le couloir aérien d’Orly, créé fin 2000, fédère plus de 500 associations de riverains et 80 mairies [35]. En mai 2001 une manifestation a rassemblé près de 10000 personnes devant le siège de la DGAC, venues principalement de l’Essonne, entraînant un recul du gouvernement : un comité de pilotage présidé par le préfet de région, Jean-Pierre Duport, a été chargé de conduire une concertation avec les associations et l’ACNUSA, qui a adopté début 2002 un nouveau couloir partiellement modifié par rapport au projet initial, mais toujours contesté par une partie des associations. Une nouvelle manifestation, en mai 2004, devant le siège de la DGAC a témoigné d’une mobilisation toujours aussi forte, avec de nouveau 10000 participants, venus en particulier nombreux du sud et de l’est de l’Essonne, dont le maire socialiste d’Évry, Manuel Valls, et le nouveau président, également socialiste, du Conseil général de l’Essonne, Michel Berson. La colère des riverains du sud et de l’ouest de la région est-elle en train de prendre le relais de celle des riverains de Roissy ? [36];

94 –l’évolution de la contestation autour des plates-formes aéroportuaires susceptibles d’accueillir une partie du trafic supplémentaire attendu. Les opposants au troisième aéroport (notamment les Verts) et les opposants au développement du trafic de Roissy suggèrent depuis longtemps que la croissance du trafic soit absorbée, d’une part par les petits aéroports du Bassin parisien pour accueillir les trafic des low-cost et les charters (Beauvais pourrait passer de 600000 à 6 millions de passagers par an, l’équivalent de Marseille, Lyon-Saint-Exupéry ou Toulouse actuellement, mais l’on parle également de Melun ou de Reims), d’autre part par les aéroports de province, en particulier Lyon-Saint-Exupéry, le futur aéroport de Nantes, Notre-Dame-des-Landes (dont la mise en service est prévue pour 2010) et Lille-Lesquin. Une partie du fret pourrait également être transférée à Vatry et à Châteauroux. Cette hypothèse fait l’impasse sur les mouvements de protestations que suscitera la croissance du trafic de ces aéroports, dans des zones densément urbanisées (la banlieue est de Lyon, celle de Lille) ou qui connaissent un développement périurbain spectaculaire (l’Oise, la périphérie de Nantes). Ces mouvements se sont d’ailleurs déjà manifestés à l’occasion du débat public sur le projet de Notre-Dame-des-Landes et depuis plusieurs années contre l’extension de Lyon-Saint-Exupéry ( 5000 manifestants en mars 1998).

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LES NOUVEAUX COULOIRS AÉRIENS EN ÎLE -DE -FRANCE Roissy-Charles-Roissy-Charles-Roissy-Charles-Roissy-Charles-Roissy-Charles-Roissy-Charles- de-Gaullede-Gaullede-Gaullede-Gaullede-Gaullede-Gaulle Chanteloup-Chanteloup-Chanteloup- Maisons-LafitteMaisons-LafitteMaisons-Lafitte les-Vignesles-Vignes MontmorencyMontmorency MeauxMeaux MontmorencyMontmorency MeauxMeauxles-Vignes Montmorency Meaux Montmorency Meaux St-GermainSt-Germain St-GermainSt-GermainSt-Germain St-Germain ThoiryThoiry ParisParis ThoiryThoiry ParisParisThoiry Paris Thoiry Paris VersaillesVersailles CoulommiersCoulommiers L'HaL'Haÿ-les-Roses-les-Roses CoulommiersCoulommiersVersailles Coulommiers L'Haÿ-les-Roses Coulommiers OrlyOrly DraveilDraveilOrlyOrlyOrly DraveilOrly RambouilletRambouilletRambouillet ÉvryvryÉvry MelunMelunAblisAblis MelunMelunBrBrétigny-tigny-AblisAblisMelunAblis MelunBrétigny-Ablis MaintenonMaintenon sur-Orgesur-OrgeMaintenonMaintenonMaintenon sur-OrgeMaintenon Par vent d'est Par vent d'ouest

95 La stagnation du trafic des aéroports parisiens, conséquence de la crise que traverse le transport aérien au plan mondial depuis trois ans, sous l’effet des attentats du 11 septembre 2001, des épidémies du SRAS et de la grippe aviaire en Asie de l’Est, enfin de la guerre d’Irak, a momentanément calmé les oppositions. Mais le problème demeure entier et, sur le fond, non résolu : comment concilier le développement du transport aérien, nécessaire au fonctionnement des grandes agglomérations comme Paris, et la qualité de vie de centaines de milliers de riverains ?

96 La contestation des projets d’extension des aéroports européens, en se généralisant, est devenue l’un des facteurs déterminants de l’évolution du secteur aérien. Elle peut très bien se traduire, à terme, par l’impossibilité de mener à bien ces projets et donc par une saturation de fait, d’origine politique et environnementale, des principales plates-formes. Cette situation pourrait déboucher sur une nouvelle répartition géographique du trafic, et donc des nuisances, grâce à une redistribution des vols longs courriers au niveau européen et à une démultiplication des hubs. Les principaux d’entre eux ne conserveraient que les liaisons les plus rentables et délocaliseraient leurs autres vols vers des hubs secondaires ou tertiaires; là où existent encore un potentiel de développement mobilisable, à Rome, Munich, Vienne, Manchester, Lisbonne, Copenhague, ou éventuellement, mais dans une moindre mesure, vers les aéroports français de province, Lyon, Nantes, Bordeaux, Marseille. Une nouvelle architecture du système aéroportuaire se mettrait alors en place, avec trois niveaux de hubs : Heathrow, Roissy et Francfort; Schiphol (lié à Roissy), Milan, Zürich, Madrid, Bruxelles et Gatwick; et enfin les aéroports précédemment cités. Une architecture fortement influencée par les rapprochements entre compagnies aériennes, qui se dessinent au sein des grandes alliances – Air France-KLM-Alitalia, Lufthansa-SAS et peut-être Swiss, British Airways-Iberia –, et par les nouvelles règles d’attribution des droits de trafic aux compagnies aériennes, désormais gérés au niveau européen.

97 Cette nouvelle organisation du trafic aérien à l’échelle du continent pourrait constituer une sorte de scénario du moindre mal, ou si l’on préfère du « conflit minimum ». Elle ne signifierait nullement la disparition des mouvements de contestation autour des aéroports, mais, en diminuant la pression là où elle est la plus forte, et en augmentant le nombre de mouvements d’avions là où des marges existent, bref, en s’adaptant à la mobilisation plus ou moins forte des riverains et en intégrant la question de l’acceptabilité sociale des nuisances aériennes dans la définition de la carte aéroportuaire, elle permettrait de gérer ces conflits avec davantage de souplesse et d’en maîtriser les effets politiques.

Références bibliographiques

  • FRAMERIE Damien, « Les inondations de la Somme en 2001. Enjeux de pouvoir dans un contexte de décentralisation », Les Pouvoirs locaux, l’eau, les territoires, Hérodote, n° 110,3e trimestre 2003, p. 29-46.
  • SUBRA Philippe, « Le transport routier en France, aspects géopolitiques d’une question environnementale », Écologie et géopolitique, Hérodote, n° 100,1er trimestre 2001, p. 151-179.
  • SUBRA Philippe, « À quoi et à qui sert le débat public ?», Les Pouvoirs locaux, l’eau, les territoires, Hérodote, n° 110,3e trimestre 2003, p. 149-170.

Notes

  • [*]
    Géographe, Institut français de géopolitique, université Paris-VIII.
  • [1]
    Le trafic des aéroports parisiens est alors très faible et ne progresse que lentement : 2 millions de passagers en 1955,5 millions de passagers en 1965, un an après la mise en service d’Orly-Sud. Il sera multiplié par dix entre 1965 et le début des années 1990.
  • [2]
    Au recensement de 1999 la population de l’Île-de-France était « seulement » de 11 millions et celle de l’agglomération parisienne de 9,3 millions d’habitants.
  • [3]
    L’exposition au bruit est déterminée en fonction d’un indice complexe et spécifique, l’indice psophique (IP). Le niveau de cet indice détermine les limites apportées à l’urbanisation nouvelle : –dans les zones A et B (IP > 89), qui correspondent à des espaces longs de trois kilomètres et larges de moins d’un kilomètre dans le prolongement des pistes, la construction de maisons individuelles est interdite, mais la construction d’hôtels ou d’immeubles d’habitation (zone B) est possible; –dans la zone C (IP compris entre 78 et 89), qui est trois à quatre fois plus étendue, des maisons individuelles peuvent également être construites à condition de ne pas être groupées (les lotissements sont donc interdits), d’être situées dans des secteurs déjà urbanisés et de n’entraîner qu’une faible augmentation de la population; enfin dans la zone D (IP < 78) les constructions sont autorisées si elles respectent des normes spécifiques d’isolation.
  • [4]
    De plus de 50% entre 1982 et 1990, d’après le rapport Douffiagues.
  • [5]
    Ce plafond de 200 000 créneaux effectifs correspond à 250 000 créneaux « officiels » accordés aux compagnies aériennes, celles-ci ayant l’habitude de ne pas utiliser une partie des créneaux qu’elles réservent, en général 20%.
  • [6]
    Le rejet des nuisances aériennes est visiblement moins fort dans d’autres régions, plus durement touchées par le chômage que l’Alsace. Moins d’une semaine après la manifestation du 14 septembre 1996 à Strasbourg, le Conseil régional de Lorraine publie une pleine page de publicité dans la presse nationale sous le titre « Bienvenue à DHL » et le Territoire de Belfort signale son intérêt. En février 2000, le premier avion de fret de DHL se pose à l’aéroport de Metz-Nancy-Lorraine. Ici aussi des manifestations ont accueilli l’annonce de l’implantation du transporteur, mais beaucoup moins fréquentées ( 250 manifestants pour celle de mai 2000).
  • [7]
    Le futur A 380 à 555 sièges pourra accueillir 40% de passagers de plus qu’un Boeing 747-400 et ses 395 sièges, et la version à 800 passagers, plus de 10% de plus que le Boeing 747-300.
  • [8]
    Un Airbus A 320 fait 128 fois moins de bruit que n’en émettait une Caravelle 3 dans les années 1960. La zone de nuisance sonore d’un Boeing 707, construit avant 1970, s’étendait sur 120 kilomètres carrés, celle d’un Airbus actuel sur seulement 3,5 kilomètres carrés.
  • [9]
    À noter enfin que la croissance de l’aéroport est très largement autofinancée par ADP et par les entreprises publiques ou privées : la création de la gare TGV, par exemple, d’un coût de 350 millions d’euros, a été financée à 40% par ADP, à 10% par la région Île-de-France (qui a pris en charge le prolongement de la ligne du RER B jusqu’à la gare) et à 50% par la SNCF, qui en a retiré un chiffre d’affaires conséquent, avec 1,5 million de passagers par an.
  • [10]
    En 1997, par exemple, à la veille de se lancer dans un important programme d’investis-sements, avec la construction de deux nouvelles pistes et de deux nouveaux terminaux (CDG 2 F et E), ADP a autofinancé 70% de ses investissements, 2,2 milliards de francs cette année-là, soit 335 millions d’euros. Son endettement atteignait 7,4 milliards de francs, plus de 1,1 milliard d’euros, l’équivalent de son chiffre d’affaires et de ses capitaux propres. Une situation qui ne laisse à l’entreprise qu’une marge réduite.
  • [11]
    Abu Dhabi, Dacca, Shanghai, Le Caire, Djakarta, Manille, Conakry, Dar-es-Salam, Bordeaux, Pointe-à-Pitre, Montpellier, Nice 2. D’autres projets sont en cours, comme le terminal 3 de Moscou-Cheremetievo, les terminaux 2 et 3 de Dubaï, la base de maintenance de la flotte d’Emirates Airlines.
  • [12]
    Deux décisions de la Commission européenne ont encore renforcé la nécessité pour ADP de développer le trafic de Roissy : la suppression du commerce hors taxe (duty-free) pour les passagers intracommunautaires, qui réduit les redevances payées par les commerces, et l’obligation d’accueillir un troisième opérateur pour assurer les service d’assistance aéroportuaire, qui obligera ADP et Air France à partager ce marché de services aux compagnies.
  • [13]
    Au total le trafic aérien de l’ensemble des aéroports britanniques devrait plus que doubler d’ici à 2020 (avec 460 millions de passagers en 2020, contre 189 en 2002). Depuis 1970 le nombre d’atterrissages et de décollages a déjà été multiplié par trois ( 2 millions contre 670000).
  • [14]
    En 1997 deux cents ecowarriors ont mené une lutte acharnée contre le projet de construction d’une deuxième piste, prévue pour désengorger l’aéroport de Manchester.
  • [15]
    La situation de l’autre grande compagnie française, Air Inter, contrôlée par Air France depuis 1990 à la suite du rachat d’UTA, n’était guère meilleure avec plus de 250 millions de francs de déficit en 1993 et plus de 650 en 1995.
  • [16]
    Ces investissements ont été rendus possibles par l’injection de 3 milliards d’euros par l’État en 1994; la Commission européenne ayant donné son feu vert en échange d’un engagement du gouvernement français de privatiser l’entreprise « après que la situation économique et financière aura été rétablie ». L’ouverture du capital, refusée une première fois à Christian Blanc par Lionel Jospin en septembre 1997, ce qui entraîna la démission du président d’Air France, a finalement été concédée à son successeur en février 1999, sous la pression, une nouvelle fois, de la Commission. La part de l’État est tombée à 54,4%. Le gouvernement Raffarin a décidé une nouvelle baisse de la participation de l’État, retardée en raison de la situation du transport aérien, mais qui finalement a résulté des modalités de la fusion avec KLM, puisque celui-ci ne contrôle plus que 44% de la holding Air France-KLM ( 19% revenant aux actionnaires de KLM et 37% aux autres actionnaires d’Air France, dont les pilotes et les petits porteurs).
  • [17]
    Le terme décrit le fonctionnement d’un système où des liaisons depuis plusieurs aéroports secondaires font converger des passagers vers un aéroport principal, comme les rayons d’une roue reliés à son moyeu ( hub en anglais).
  • [18]
    Heathrow (Londres), Roissy-CDG, Francfort, Amsterdam, Gatwick (Londres), Zürich, Madrid, Malpensa (Milan) et Bruxelles.
  • [19]
    En effet ces petites compagnies sont menacées de disparition en raison de la concentration du trafic au profit des grandes compagnies (voir le sort de Sabena, compagnie nationale belge, et celui de Swissair).
  • [20]
    Cependant quelques rares communes ont fait preuve d’une certaine prudence, comme Gonesse, qui affiche un peu moins de 2000 habitants supplémentaires et 8 points de croissance entre 1982 et 1999.
  • [21]
    Voir en particulier les travaux du collectif Santé-nuisances aériennes, à partir de quesetionnaires auprès des praticiens du Val-d’Oise.
  • [22]
    Voir notamment : Étude de la qualité de l’air autour des plates-formes aéroportuaires de Roissy-Charles-de-Gaulle et du Bourget, Airparif, décembre 2003.
  • [23]
    La part de l’activité aéroportuaire varie de 50% (monoxyde de carbone et benzène) à 84% (oxyde d’azote) des émissions de polluants dans la zone étudiée par Airparif; l’essentiel provenant des émissions des avions volant à basse altitude (moins de 3 000 pieds, environ 3900 mètres) dans les phases d’atterrissage et de décollage. Le reste de la pollution est d’origine automobile, principalement due au trafic de l’A 1. Il faut noter qu’une partie importante des Hérodoteusagers de l’autoroute entre Paris et Roissy sont des usagers du transport aérien.
  • [24]
    Ces schémas, prévus par la loi d’orientation pour l’aménagement et le développement du territoire du 25 juin 1999, sont au cœur de la politique d’aménagement du territoire respectueuse de l’environnement que Dominique Voynet veut mettre en œuvre. Ils sont censés fixer les orientations stratégiques de l’État, notamment en matière de transports, pour les vingt années suivantes.
  • [25]
    Parler de « site candidat » est une commodité de langage, qui a le tort de masquer les contradictions locales que révèlent ces candidatures. Ce n’est pas, bien sûr, le site qui est candi- dat, puisqu’il n’est qu’un espace avec une série de caractéristiques techniques (superficie, localisation, dessertes, type et densité d’occupation, etc.). Ce n’est pas non plus le « territoire » qui le propose, car les acteurs (élus, entreprises, institutions, habitants) qui agissent et vivent sur ce territoire sont en général loin d’être unanimes. Concrètement la candidature d’un site est proposée, selon les cas, soit par des élus locaux (le Conseil général pour Beauvilliers et Vatry) – mais ceux-ci ne sont pas nécessairement unanimes –, soit par un député, appuyé par les milieux patronaux locaux (Chaulnes), soit par une CCI (Montdidier, Reims-Grandes Loges et Bertaucry), soit par la DGAC (Juvincourt, Hangest-en-Santerre).
  • [26]
    Comme François-Michel Gonnot, vice-président DL du Conseil général de l’Oise : « Les habitants de la région ne comprendraient pas que Paris réussisse là où les Allemands ont échoué. Nos villages, on les a déjà rasés, les populations, on les a déjà évacuées, et les Allemands ont construit un aéroport au nord de Montdidier » (cité par Libération, 4 octobre 2001). Pour mieux comprendre ce type de discours, voir l’article de Damien Framerie, cité dans la note suivante. De manière plus plaisante une association propose une chanson sur l’air de La Marseillaise : « Allons enfants de Picardie, luttons contre l’aéroport, contre nous de la CCI, les avions refusés (bis). »
  • [27]
    En 2001 une rumeur court dans le département, qui veut que l’État ait provoqué les inondations de la Somme en y transférant, via l’Oise, les eaux excédentaires de la Seine, pour épargner Paris. Techniquement impossible, mais très révélateur de la psychologie régionale. Voir l’article de Damien Framerie [ 2003].
  • [28]
    Aux côtés du député socialiste Vincent Peillon, de la Fédération régionale des travaux publics, de l’Union des industries des métiers de la métallurgie et de la Confédération générale des petites et moyennes entreprises !
  • [29]
    Le TGV Lyon-Turin est programmé officiellement pour 2015, mais sa réalisation à cette date paraît peu réaliste. Le TGV Côte d’Azur entre Marseille et Nice, qui permettra de relier Paris à Nice en quatre heures, n’est pas envisagé avant l’horizon 2015-2020. Sa mise en service et celle de la ligne Bordeaux-Toulouse-Narbonne achèveront de mettre l’ensemble des métropoles régionales en liaison TGV directe avec Paris. Le marché des vols intérieurs sera alors très fortement réduit par la concurrence du TGV.
  • [30]
    À l’inverse la concurrence des compagnies à bas coût (low cost), qui contrôlent 10% du marché européen (chiffres 2002) et pourraient, selon certains experts, en détenir 25% d’ici 201030, n’a pas d’effet à la baisse sur la croissance du trafic aérien des grands aéroports. En effet, les low-costs vivent d’une clientèle qui n’aurait pas pris l’avion au tarif des compagnies classiques; elles sont donc un facteur de croissance supplémentaire du trafic aérien global. En outre, si une partie d’entre elles, comme Ryanair, utilisent de petits aéroports de province ou situés à la périphérie des grandes agglomérations (Beauvais pour Paris, Charleroi pour Bruxelles), en manque de trafic et donc prêts à subventionner leur venue, d’autres, comme EasyJet, sont présentes sur les plus grandes plates-formes aéroportuaires, comme Roissy, Orly, Toulouse ou Nice, et contribuent à la croissance du trafic de ces aéroports. Voir dans ce numéro l’article de Jean-Pierre Giblin.
  • [31]
    En Europe aucun aéroport n’est à plus de 50 kilomètres de la ville qu’il dessert : Francfort est situé à 15 kilomètres du centre-ville, Schiphol à 10 kilomètres, Barajas à Madrid à 13 kilomètres et le nouvel aéroport prévu à Campo Real à 15 kilomètres, Arlanda à Stockholm à 42 kilomètres, Malpensa à Milan, qui a connu de nombreuses difficultés de démarrage, est à 48 kilomètres, tout comme Gatwick à Londres, les nouveaux aéroports d’Athènes (Spata) et de Lisbonne (Ota) sont respectivement à 25 et 45 kilomètres.
  • [32]
    En 1997, au bout d’une vingtaine d’années, les vols internationaux ont finalement été rapatriés sur l’ancien aéroport de Dorval, suivis en 2003 par les vols charters. Aujourd’hui une seule compagnie continue de fonctionner à Mirabel.
  • [33]
    En 1998 les autorités italiennes avaient tenté de transférer les compagnies concurrentes d’Alitalia sur le nouvel aéroport de Malpensa à Milan, laissant à la compagnie nationale seule le droit d’atterrir sur l’ancien aéroport, Linate, plus proche de la ville. La Commission européenne avait condamné cette réglementation en raison de ses conséquences discriminatoires. Par contre les compagnies extra-européennes, en théorie, peuvent être affectées autoritairement à un aéroport, sous réserve qu’aucun accord bilatéral entre la France et leur pays d’origine ne les protège. Elles ne représentent, en tout état de cause, que 15% du trafic des deux aéroports parisiens.
  • [34]
    Qui permettent aux avions d’attendre en vol que les pistes se libèrent.
  • [35]
    Le président du Comité, maire d’une petite commune, est un ancien commandant de bord de Concorde. Les pilotes et les salariés des compagnies aériennes sont nombreux à avoir fait construire dans ces communes jusque-là préservées et à se mobiliser contre les nouveaux couloirs aériens.
  • [36]
    Les opposants au développement du trafic des aéroports parisiens et aux nouvelles routes d’approche bénéficient du soutien clair et proclamé de la majorité gauche-Verts du Conseil régional. Le programme de Jean-Paul Huchon lors des dernières élections régionales du printemps 2004 exigeait « un strict plafonnement du trafic aérien et une réduction des nuisances sonores ». Une position réaliste du point de vue de l’arithmétique électorale et des équilibres internes à la majorité régionale (sans les Verts – 33 conseillers – et le PC – 20 conseillers –, les socialistes sont minoritaires), mais contradictoire avec l’objectif affiché par ailleurs d’un développement de l’économie et de l’emploi (si chaque million de passagers supplémentaire continue à se traduire par 2600 emplois directs et induits, le passage de 73 à 125 millions de passagers pour l’ensemble Roissy-Orly signifierait la création de plus de 130000 emplois !).

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