Notes
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[*]
Institut français de géopolitique, université Paris-VIII.
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[1]
Mobilisation étudiante et lycéenne de grande ampleur (jusqu’à près d’un million de manifestants) contre la sélection à l’université. C’est au cours de ce mouvement que Malik Oussékine est décédé des suites des coups reçus de policiers du peloton des voltigeurs motorisés, créé par CharlesPasqua, ministre de l’Intérieur du gouvernement de JacquesChirac.
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[2]
Notes personnelles de Harlem Désir.
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[3]
Association nationale sœur de SOS Racisme, créée pour développer et coordonner les associations de quartier proches de SOS. C’est cette structure qui a donné naissance au mouvement Ni putes ni soumises.
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[4]
Transcription tirée des archives de SOS Racisme.
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[5]
Propos tenus en interne à SOS Racisme, à titre d’analyse. Dans son expression publique, les références marxistes sont généralement évitées, comme toutes celles qui tendraient à assimiler SOS au milieu politique classique.
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[6]
Voir dans les chansons la référence récurrente à la ville d’origine des chanteurs, et les désignations des territoires de cette identité, sous forme de liste de villes. Par exemple : le groupe Sniper dans son album Gravé dans la roche ( 2003) inclut une chanson Panam All Starz dans laquelle différents groupes invités « représentent » les différents départements d’ÎledeFrance, ou la chanson Sacrifice de poulet du groupe Ministère Amer ( 1995) pour une liste devilles.
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[7]
Il ne s’agit pas là des mouvements religieux rigoristes, mais d’un mouvement politique fasciste, au sens où il tend à assimiler l’identité des individus à une seule de ses composantes, en l’occurrence religieuse, et cherche à lire tous les actes politiques à la seule lumière de cette identité, ainsi déformée et limitée, de leur auteur, et qui instrumentalise l’islam comme en d’autres temps des fascismes ont instrumentalisé la race ou la nation.
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[8]
La marche des femmes pour l’égalité et contre les ghettos, en février et mars 2003, a été précédée d’événements beaucoup moins médiatiques, tels les états généraux des femmes des quartiers, localement au cours de l’année 2001, nationaux les 26 et 27 janvier 2002, à l’occasion desquels a été publié Le Livre blanc des femmes des quartiers, et l’appel « Ni putes ni soumises ».
-
[9]
Le Groupe d’étude et de lutte contre les discriminations raciales est « un groupement d’intérêt public fondé en 1999 qui remplit une double mission d’observatoire national de lutte contre les discriminations raciales et de gestion du numéro d’appel gratuit 114, dispositif d’écoute et de signalement des victimes et témoins de discriminations ». Selon la présentation de son site Web : http :// wwww. le114. com/ pres_geld/ le_geld. php
-
[10]
Cf. les controverses à droite lors de l’élection des présidents de région, en 1998, qui ont aboutit à ce que la droite renonce à certaines régions dans lesquelles ses élus et ceux du FN étaient plus nombreux que ceux de gauche, mais aussi à ce que certain chefs de file locaux rompent la discipline et soient –provisoirement – exclus du RPR (Charles Millon en Rhône-Alpes, Jacques Blanc en Languedoc-Roussillon, par exemple).
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[11]
Voir paragraphe et note sur les islamistes, supra.
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[12]
Par Michèle TRIBALAT, Population et sociétés, n° 300, avril 1995, p. 4.
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[13]
http :// wwww. sciences-po. fr/ presse/ zep/ page8. htm
1 « La France doit détruire ses ghettos. » Depuis la campagne des élections présidentielles et législatives de 2002, cette assertion est devenue banale. Tous les partis politiques, à l’exception du Front national, l’ont inscrite dans leur programme, et à chaque fois en précisant que ces ghettos sont le résultat d’un processus qui dure depuis plusieurs décennies. Mais pendant ces décennies, ce processus semble avoir été particulièrement discret, puisqu’il n’avait jamais été dénoncé, les gouvernements eux-mêmes ne l’ayant pas perçu.
2 Généralement, outre le sens historique, on applique le terme de « ghettos » à certains quartiers des villes des États-Unis – où l’on imagine les émeutes raciales fréquentes – et aux « townships » de l’Afrique du Sud, héritées de l’apartheid. Mais en France, à part quelques sociologues et géographes, jusqu’à la fin des années 1990 on n’évoque que très peu le terme de ghettos pour qualifier certains quartiers de banlieue. Seule une association, SOS Racisme, a dénoncé le « risque du ghetto » dès 1987. SOS Racisme a alors deux ans. L’association a transformé le mouvement de sympathie suscité par la « marche des Beurs » en un grand mouvement social de la jeunesse, incarné à la fois par le badge « Touche pas à mon pote », par des concerts géants et par le « mouvement Devaquet [1] ». Lorsque SOS Racisme amorce sa mutation en organisation permanente, elle avance aussitôt l’idée du « risque de ghetto ».
3 Au début des années 2000, cette représentation, que SOS Racisme a beaucoup fait évoluer, connaît un succès important et rapide, qui conduit à s’interroger plus précisément sur son histoire d’autant que, ni à la veille des élections présidentielles, ni même auparavant, il n’y a eu de changement radical de la situation des cités et banlieues concernées qui les aient transformées brusquement en ghetto. Ilfaut rechercher les éventuelles origines du « ghetto » avant 1987, étudier l’élaboration de cette représentation, présenter ses contestations puis tenter d’expliquer les raisons de sa diffusion quasi hégémonique à partir de 2001 pour enfin analyser les fonctions politiques qu’elle assume et les effets inattendus ou incontrôlés qui peuvent être les siens.
Les ghettos : une représentation construite par SOS Racisme
Les prémices
4 On trouve la première trace dans la presse de cette utilisation moderne du terme « ghetto » dans un article sur le quartier de Barbès dans Libération du 18 janvier 1978 intitulé « Balade in the ghetto », qui décrit rapidement une situation de très faible concentration de « Blancs » dans ce secteur. Surmonté du titre « En marge du troisième festival des travailleurs immigrés », il s’agit ensuite essentiellement d’un agenda culturel.
5 Autour de l’année 1980, le terme ghetto s’applique essentiellement aux foyers de travailleurs étrangers ( cf. l’affaire des 300 Maliens de Vitry/Saint-Maur, décembre 1980-janvier 1981, par exemple). En 1983,1984 et 1985, quatre marches contre le racisme marquent la naissance d’un mouvement nouveau qui fondera finalement l’antiracisme moderne. Cette naissance est très conflictuelle, et des mouvements concurrents et contradictoires s’expriment alors entre la « marche des Beurs » ( 1983), « Convergence 84 », la marche « pour les droits civiques » de l’association France Plus et celle « pour l’égalité et contre le racisme » de SOS Racisme, ces deux dernières marches étant simultanées ( 1985).
6 Nous ne reviendrons pas sur les divergences d’orientation entre ces quatre marches. Notons seulement que dans leurs interviews, les leaders de ces événements n’utilisaient pas le terme ghetto. La marche de SOS Racisme, toutefois, a donné lieu à diverses déclinaisons du badge « Touche pas à mon pote » correspondant à autant de slogans. L’un d’entre eux est « Je vis où je veux », revendication de la liberté du choix du lieu de domicile, mais aussi celle du libre choix du pays de résidence.
7 Globalement, l’élément central de ces mobilisations et de la naissance de SOS Racisme n’est pas le constat de la stigmatisation de certains quartiers, ni celui de l’émergence d’un processus de ségrégation, ni même la dénonciation de leur dégradation. Tout cela sera pourtant décrit dès 1987 (cf. infra), et l’on sait qu’au début des années 1980 ces réalités existaient déjà, comme en attestent par exemple les émeutes des Minguettes à l’été 1981. Dans cette période, ce sont les violences racistes, qui vont souvent jusqu’au crime, commises par des individus et parfois aussi par la police qui sont l’élément central de ces mobilisations.
8 La manière dont la majorité des Français se représentent les habitants de ces quartiers à l’époque explique largement cela : immigrés égal étrangers. Peu à peu, à partir de 1985, les militants de SOS Racisme semblent prendre conscience d’une réalité très importante : il ne s’agit pas d’étrangers mais bien de Français, ces jeunes sont nés en France de parents immigrés, ce dont une part non négligeable de la population française n’est pas encore totalement convaincue aujourd’hui.
9 Par la suite, l’étude de la revue de presse de SOS Racisme montre quelques utilisations rares et anodines du terme ghetto ( Le Matin, 3 août 1986 par exemple).
Une naissance discrète en 1987 : le « risque du ghetto »
10 Une fois les premiers mois glorieux passés, quelle légitimité pouvait trouver SOS Racisme : la morale antiraciste qu’elle incarnait ?Celle-ci aurait vite été intégrée par les partis politiques. Sur ce terrain, SOS Racisme aurait rejoint les vénérables institutions antiracistes, consensuelles et œcuméniques par nécessité.
11 « SOS Racisme », « Touche pas à mon pote », dans son nom et son slogan, l’associationa inscrit sa nature, son sens et sa fonction : un appel à l’aide et une mise en accusation.
12 C’est dans la continuité de ce qu’elle incarne que l’association développe la représentation des ghettos, à partir de 1987. Avant, peut-être aurait-il été trop tôt, dans une France sortie depuis peu de ses bidonvilles grâce aux grands ensembles, pour qualifier ceux-ci, ou une partie d’entre eux, de ghettos.
13 En 1987 paraît SOS Désir, par Harlem Désir et SOS Racisme. Son dernier chapitre, qui s’intitule « La France des ghettos », livre la représentation initiale. Celle-ci est alors centrée autour du mal-être urbain. En voici une synthèse rapide : pendant la période des Trente Glorieuses, le besoin de main-d’œuvre a amené la France à faire appel à l’immigration, notamment maghrébine. Les pouvoirs publics ont alors « construit, vite, trop vite, et mal, des cités immenses, des machines qui n’ont qu’une fonction : que les ouvriers puissent y loger... Pas y vivre ». Dans ces cités, il y a un manque cruel d’équipements publics, collectifs et sportifs. Les cloisons entre les appartements sont trop minces, ce qui crée d’incessants problèmes de voisinage. Pour les jeunes, « il n’y a rien d’autre à faire que ne rien faire » [p. 159]. La crise économique frappe alors, et elle touche d’abord et plus fortement les travailleurs les moins qualifiés : en forte proportion des immigrés. Les problèmes de recouvrement des loyers amènent les bailleurs sociaux à faire des économies sur l’entretien des cités, ce qui lance le cycle des dégradations, en vertu du constat qu’un immeuble qui n’est pas réparé immédiatement va être dégradé de plus en plus vite. Puis le taux de chômage augmente dans la population immigrée, les enfants nés ou scolarisés en France ne s’insèrent pas, et quittent souvent l’école dès 16 ans. La promiscuité dans et entre les appartements, les dégradations, bref l’environnement est une agression perpétuelle, et les « Français » partent. « En 1966, il y avait 20% de Maghrébins, à la cité des Fond-Vert, dans le XIVe arrondissement de Marseille. Vingt ans après, il ne reste que dix familles françaises; sur 3 000 habitants, 70% sont arabes. [...] Au Plan d’Alou, les deux tiers des logements sont inoccupés. Ceux qui le sont encore le sont à 90% par des étrangers » [p. 16]. Il n’y a plus de commerces, les fenêtres ont des grilles et les rez-de-chaussée sont murés. Ni l’immeuble ni les alentours, où les carcasses de voitures brûlées restent des semaines, ne sont plus entretenus.
14 SOS Racisme, en 1987, oppose l’« intégration » (à l’époque, le terme n’est pas consensuel) aux ghettos. L’association semble alors considérer que les ghettos constituent un élément du projet du Front national : « Curieux ce pays où on conteste l’incontestable, où certains veulent détruire la mémoire de l’atroce et de l’horrible, pour mieux recommencer. Pressés de reconstruire de nouveaux ghettos, aveuglés lors de leurs séjours touristiques offerts gracieusement en Afrique du Sud, ils ont oublié la retenue qui s’impose pour montrer le visage qu’ils ont toujours eu... de la haine et de la violence » [p. 176].
15 Dès cette époque, SOS Racisme affirme « ne pas nier » que « la délinquance immigrée constitue un problème ». Mais cela reste à l’époque marginal dans l’analyse de l’association qui y voit la conséquence de la situation préalablement dénoncée : « Les pauvres ont plus tendance que les riches à se retrouver en prison et aujourd’hui, en France, les pauvres sont bien souvent des immigrés » [p. 177].
16 Si elle était livrée aujourd’hui, la description qui précède semblerait sûrement consensuelle et banale. Mais en 1987, à la naissance de cette représentation du ghetto, et de l’existence de ghettos sur le territoire national, le terme portait en lui-même une grande radicalité. Depuis, le terme, appliqué aux cités périphériques, s’est banalisé.
1990, les ghettos au cœur de l’analyse de SOS Racisme
17 Les 28,29,30 avril et 1er mai 1990 se tient le troisième congrès de SOS Racisme, à Longjumeau. À cette occasion sera publié le « Manifeste pour l’intégration », document de 43 pages qui constitue la première reformulation générale de l’analyse de SOS Racisme. Pour la représentation des ghettos, c’est la deuxième étape cruciale : les ghettos sont placés au centre de cette analyse renouvelée comme l’atteste l’intervention de Harlem Désir [2], en introduction aux débats autour du Manifeste pour l’intégration : « Ce qui fait monter le racisme, ce qui discrédite l’intégration, c’est de ne pas se donner les moyens politiques et budgétaires de casser les ghettos, de ne pas réhabiliter les cités et de ne pas endiguer l’échec scolaire. [...] Aujourd’hui c’est la ghettoïsation des villes et des écoles qui sont les deux plus grandes menaces qui pèsent sur l’intégration républicaine. [...] Une géographie d’un genre nouveau est en train de s’imposer à nos villes. Une géographie ethnique avec des quartiers différenciés selon l’origine et la nationalité des habitants. [...] Il en découle inévitablement des écoles elles-mêmes ethniques et séparées, où ne se fréquentent plus les enfants de Français et les enfants d’immigrés. [...] C’est la plus grave remise en cause du creuset français. [...] Ainsi, peu à peu le ghetto ronge nos villes, avec ses corollaires, la tension entre les quartiers, l’incompréhension et la peur entre les habitants, les bandes rivales et la montée du sentiment d’insécurité. »
18 Le document lui-même, sous le titre « L’égalité dans la vie c’est d’abord l’égalité dans la ville », en page 6, présente une toute nouvelle version de la représentation. La première idée développée est que traditionnellement le quartier communautaire fonctionne comme un sas, et que son intégration à la ville est donc nécessaire à l’intégration des arrivants à la population et à la société. Ce système traditionnel des quartiers anciens (Belleville, la Goutte-d’Or, « Belonne » à Marseille...)est rompu avec les grands ensembles déportés en périphérie [p. 11]. Deuxième idée : SOS affirme que l’origine du problème réside largement dans « des procédures d’attribution de logements sociaux ségrégatives, fondées sur des critères raciaux » [p. 15]. C’est également dans ce texte que SOS évoque pour la première fois la cité comme le territoire d’une autre loi, celle du plus fort [p. 22].
19 Dans les années suivantes, la représentation a peu évolué, du moins si l’on s’attache aux textes, internes et publiés, ou aux conseils nationaux et congrès de SOS Racisme ( 1993). Il s’agit plus généralement d’une phase de déclin de l’influence de SOS dans la société française.
Depuis 1996, la représentation des ghettos connaît de profondes évolutions
20 Les 3 et 4 février 1996 à l’université Paris-VIII, lors des états généraux des quartiers, a été publié le « véritable plan Marshall pour les banlieues », texte de 55 pages. Malek Boutih, alors président de la Fédération nationale des Maisons des potes [3], donne la troisième grande version de la représentation, dans la seconde intervention [4] : premièrement, la violence « autodestructrice et nihiliste : [...] il y a dix ans on se battait contre les crimes racistes, et d’un certain point de vue aujourd’hui on s’entre-tue. Bien sûr, à chaque fois il y a toujours une circonstance particulière qui explique un drame mais il y a une réalité qui est en train de se constituer : la réalité du ghetto. [...] La guerre des pauvres entre eux ». Deuxièmement, l’effet de génération : les jeunes ont vu la génération précédente échouer et se perdre, dans la drogue, le chômage etc. La crise ne peut plus être l’explication, ni la reprise économique la solution. Troisièmement, le ghetto, c’est aussi les discriminations raciales, « les photos sur le CV ». En conséquence, c’est tout un processus identitaire distinct qui se met en place, à partir du moment où le mélange ne se fait même plus dans les loisirs, les discothèques par exemple.
21 Dans cette intervention, Malek Boutih rappelle que la majorité de la population vit en banlieue. Cela permet d’affirmer de manière implicite que les ghettos posent un problème à la nation : « On ne peut pas avoir une France heureuse avec des quartiers qui se ghettoïsent [...]. Le problème ce n’est pas de savoir ce qu’on va faire des habitants des quartiers mais de ce qu’on va faire de la France et de la République quand il y a un ghetto, deux ghettos, ceux qui sont à l’intérieur et ceux qui sont à l’extérieur. »
22 Les 5,6,7 et 8 février 1998, à l’occasion du cinquième congrès de SOS Racisme, le « texte d’orientation présenté par le bureau national » revient sur les ghettos [p. 20]. Il conserve l’analyse, mais affirme que, après plusieurs années de dénonciation du risque de ghetto, « on y est ». Il est intéressant de noter qu’à ce stade l’objectif affirmé est encore la mixité sociale. Ainsi, le texte affirme : « Les victimes de la ségrégation sociale ne doivent pas devenir les victimes d’une communautarisation ethnique. Il faut éviter à tout prix que le ghetto urbain ne devienne un ghetto ethnique. »
23 Enfin, les 29,30 juin et 1er juillet 2001, lors du sixième congrès de SOS Racisme, le « texte d’analyse et d’orientation présenté par le bureau national » approfondit et radicalise la version précédente, d’une part sur la question de la violence, et d’autre part quant aux causes du ghetto : « La question spécifique du logement : une politique d’apartheid. » SOS Racisme joint à cela la discrimination dans le logement privé. L’individualisme comme norme dans les ghettos apparaît clairement à ce moment : « Ils [les habitants] savent que la cité peut être un piège définitif. Quand il s’agit de sauver sa famille, c’est “chacun pour soi”. »
24 Cette description réactualisée se double de revendications également plus radicales : la violence, « modèle de vie du caïd », est dénoncée comme l’un des moyens de la domination : « Si nous combattons cette violence, ce n’est pas au nom de l’ordre social mais, à l’inverse, c’est pour le transformer. La violence s’apparenteaux chaînes des esclaves modernes. La briser, c’est retrouver la liberté d’agir, de penser, de combattre, donc, de vivre la tête haute. »
25 La revendication centrale devient désormais la mixité raciale : « Dès aujourd’hui, la priorité de l’État doit être de recréer du mélange [...]. Or on continue à nous répondre que c’est un problème de mixité sociale dans les cités. C’est une hypocrisie (car les riches ne viendront jamais habiter dans des cités). En réalité, on super-pose la fracture raciale à la fracture sociale [...]. » Il a été souligné que trois ans plus tôt, la position officielle de SOS Racisme était différente. Pourtant, dès 1987 (cf. supra), l’élément ethnique était présent dans la représentation, et dénoncé. Au vu des éléments étudiés sur la période 1987-2001, il apparaît que plutôt qu’une difficulté à admettre cet élément ethnique, somme toute inhérent au terme de ghetto, il y a eu longtemps au sein de l’association une réticence à affirmer la revendication de la « mixité raciale ». La raison en est-elle qu’il y avait là un tabou à briserpour les militants formés dans des mouvements traditionnels de gauche, celui de la reconnaissance, même implicite, des différences et des races ? Car « mixité raciale » implique qu’il y ait des races et, même si elles n’existent que dans l’imaginaire, leur existence est reconnue par cette nouvelle revendication. Quoi qu’il en soit, c’est là l’une des évolutions majeures pour la représentation desghettos.
La représentation actuelle est le produit de ces apports
26 SOS Racisme a éliminé de sa représentation des ghettos certaines idées présentes en 1987. D’autres sont apparues pour disparaître rapidement. Parmi les disparitions, il y a l’opposition Français-immigrés, puisque l’association a mis en œuvre une autre représentation importante, celle des « nouveaux Français », liée au renouvellement des générations. Par conséquent, la réponse n’est plus l’intégration, terme porté en d’autres temps par SOS, car elle s’applique à des étrangers, ou des « Français de papier », mais l’insertion, terme qui porte en lui l’idée qu’il s’agit de Français. En outre, le phénomène de la violence et celui de l’économie du cannabis ont acquis un rôle central. Ils sont dénoncés comme l’expression du développement d’un modèle de vie individualiste, celui du chacun pour soi, incarné par le caïd : « Le lumpenprolétariat reproduit jusqu’à la caricature le modèle libéral dominant [5]. » Enfin, parmi les causes du ghetto, SOS Racisme a fortement réduit les aspects économiques, pour renforcer la part des discriminations raciales et des politiques de peuplement, jusqu’à passer finalement du ghetto social au ghetto ethnique. On aboutit à la représentation actuelle : on observe une dégradation croissante du quartier, qui est initialement la conséquence de la crise économique, mais qui est décuplée par la ghettoïsation. Un statut social moindre est conféré aux habitants du seul fait de leur lieu d’habitation. Ceci entraîne la fuite de tous les habitants qui le peuvent, et le quartier acquiert un caractère répulsif tel qu’il n’y a plus d’apport de population volontaire : alors que les plus insérés partent, les moins insérés de toute la région arrivent. Ainsi, les discriminations raciales, dans le travail et au logement, et les politiques de peuplement de HLM font peu à peu du quartier un ghetto ethnique. La désinsertion économique puis sociale des habitants progresse. On tend vers une ségrégation de fait, d’autant plus que la concentration et l’éloignement du centre-ville sont importants.
27 La violence devient la norme de comportement d’une jeunesse qui se sent rejetée, sans perspective d’insertion, victime parfois de violence policière. Les femmes sont les victimes ultimes de cette violence, comme toujours quand la loi du plus fort s’impose. Du fait de l’immersion de l’école dans le ghetto et des discriminations raciales, le seul modèle de réussite qui subsiste, c’est celui du caïd. À défaut de pouvoir se revendiquer d’une identité nationale qui les rejette, les jeunes se constituent une nouvelle identité, celle du ghetto. Il s’agit donc d’une identité spécifiquement française, celle de citoyens de dernière zone, construite en opposition à l’identité nationale autour de ce dernier modèle de réussite. Le hiphop, en particulier le rap [6], dans le champ culturel, est l’un des principaux vecteurs de cette identité, que les caïds ont bien évidemment encouragée. Le label « neuf-trois » dans les chansons de rap mais aussi dans les représentations en vigueur dans la jeunesse, jusque sur les imprimés des « sweat-shirts », est un autre symptôme de l’apparition de cette nouvelle identité, tout comme le phénomène des chiens d’attaque « pit-bull ». Élaborée du fait de l’exclusion dont les habitants desghettos se sentent victimes, elle reste l’identité des exclus, fondamentalement dévalorisante.
28 Toujours selon la représentation de SOS Racisme, après des années d’abandon par les pouvoirs publics, le ghetto est devenu un désert politique et associatif. L’islamisme [7] y trouve un terrain privilégié : désespoir économique et social, identité faible et honteuse. Le mouvement islamiste bénéficie de moyens financiers, de réseaux, de matériel idéologique, d’élites... préexistantes. En outre, ses représentants sont souvent seuls à prétendre contester l’ordre social dont la jeunesse des ghettos est victime. Leur succès est donc inévitable.
29 À mesure de leur implantation, le contrôle social s’accroît. Les femmes en sont encore les principales victimes, devant porter l’honneur de toute la famille. Le mouvement Ni putes ni soumises [8] a permis de dénoncer cette convergence entre la violence du caïdat et l’oppression née du traditionalisme nouveau lié à l’implantationdes mouvements islamistes.
30 Tous ces éléments forment un cercle vicieux, qui aggrave perpétuellement la situation, il faut donc casser les ghettos.
Appropriations et rejets de la représentation des ghettos
31 La représentation des ghettos développée par SOS Racisme n’a pas fait l’unanimité. Sa pertinence descriptive a été contestée, ainsi que le choix du terme « ghetto ». Les forces politiques et sociales ainsi que la presse l’ont finalement largement adoptée.
Une représentation discutée
32 L’utilisation du terme ghetto a véritablement été imposée par SOS Racisme. La contestation de son utilisation est venue d’horizons divers. Ainsi, dans un article paru en 1990, Hervé Vieillard-Baron, universitaire, géographe, montre le phénomène de banalisation du terme ghetto pendant les années 1980. Ce processus se traduit selon lui par une perte importante de sens : il évoque notamment pour l’exemple les « librairies-ghettos », les « usines-ghettos », le « ghetto estudiantin », et le « ghetto des universitaires ». H. Vieillard-Baron conteste largement l’utilisation du terme ghetto, en référence au double modèle historique et américain. Il montre, d’une part, une utilisation de plus en plus vague du terme, sa non-adé-quation à la réalité si l’on s’en tient aux modèles, et, d’autre part, affirme que ceux-là mêmes qui sont, selon le sens commun, les habitants des ghettos ne se considèrent pas comme tels. Le ghetto c’est toujours ce qui est à côté.
33 Mais son étude montre aussi la force de cette représentation, qui n’est pas démentie, au contraire, par le constat que chacun l’applique à l’autre. Dans ce sens, H. Vieillard-Baron conclut sur la double analyse : « Si le modèle historique du ghetto ne peut se transposer sur les réalités urbaines de la France, la vulgarisation du terme et son utilisation métaphorique lui confèrent une dimension sociale et politique incontournable », et qu’il existe des quartiers qui révèlent « la réunion de deux ou trois [des] quatre composantes » qu’il a mises en évidence dans le modèle historique, et sont ainsi propres à « créer un risque de ghetto, ou plus exactement de ghettoïsation ». Pour finir, cet article pose la double question de la volonté et de la capacité des pouvoirs publics de s’opposer à une évolution vers lasituation anglo-saxonne.
34 Un autre front de contestation est venu d’une partie de la communauté juive. En jeu cette fois une volonté de garder au terme ghetto sa force symbolique dans le cadre du travail de mémoire de la Shoah et de l’oppression des juifs en Europe au cours des siècles. SOS Racisme partage l’idée que la Shoah est un fait historiquement unique, mais non les ghettos qui existent ailleurs, sous d’autres formes il est vrai.
35 Enfin, les hommes politiques, sauf peut-être une partie de l’extrême gauche, ont résisté longtemps à son utilisation, qui s’est finalement imposée à eux. Dans le cadre des Universités d’été de SOS Racisme, un débat avec les forces politiques a lieu pratiquement chaque année. Jusqu’en 2001, leurs représentants ont toujours refusé de reprendre et de reconnaître cette qualification, dont ils devaient pressentir et la force accusatoire dirigée contre eux, et l’effet de délégitimation qu’elle induit (cf. infra).
Une représentation devenue hégémonique dans un contexte nouveau
36 Dans la période précédant les élections de 2002, l’incorporation dans les programmes des candidats du slogan « casser les ghettos » porté par SOS Racisme a connu une progression brutale. Depuis, l’utilisation du terme par les responsables politiques reste fréquente.
37 À titre d’exemple, on peut citer Jacques Chirac : sur le site Internet de la présidence de la République, la recherche des déclarations sur le mot ghetto donne 14 résultats, dont 4 concernent les ghettos juifs historiques, et 10 les cités de banlieues. Et dans un discours prononcé le 17 décembre 2003 : « Comment demander à leurs habitants [des quartiers] de se reconnaître dans la nation et dans ses valeurs quand ils vivent dans des ghettos à l’urbanisme inhumain, où le non-droit et la loi du plus fort prétendent s’imposer ?». En ce qui concerne la campagne présidentielle, on peut citer un discours à Lyon le 25 avril 2002 : « La ségrégation géographique, qui transforme certains quartiers en ghettos et qui défigure notre République, n’a que trop duré. »
38 Lionel Jospin, Premier ministre et candidat, ainsi que le PS ont également repris le terme à leur compte : dans un discours Lionel Jospin à la Mutualité, le 24 février 2002, affirme : « Nous avons fait adopter la loi Solidarité et renouvellement urbain pour faire avancer la mixité sociale, pour réduire les quartiers ghettos, pour faire que l’on répartisse les HLM de façon à ce qu’il n’y ait pas des communes qui laissent à l’écart les logements sociaux. » Dans le programme duPS pour les législatives 2002, on trouve un paragraphe « Priorité cités » qui commence par « Humaniser les cités, supprimer les ghettos ».
39 De très nombreux autres exemples peuvent être trouvés, en ce qui concerne ces deux forces politiques, mais également pour l’ensemble des partis parlementaires. Pourtant, lors des élections de 1995 ou de 1997, ni la droite ni la gauche n’avaient fait le choix de s’approprier la représentation. Plusieurs facteurs concourent à expliquer ce succès rapide. En premier lieu, on peut évoquer deux éléments de contexte : d’une part l’effet de plusieurs années de « lobbying » de SOS Racisme autour de cette représentation. À l’occasion des Universités d’été annuelles de SOS Racisme, des tables rondes sont traditionnellement organisées avec des responsables économiques (chefs de grandes entreprises), les dirigeants de grands médias et ceux des principaux partis politiques. D’autre part, il s’agit du travail de repositionnement de SOS Racisme mené à l’époque de Malek Boutih, qui a donné à l’association accès au milieu politique de droite, établissant même, à partir de 2001, des relations avec le président de la République. Auparavant, l’associationétait une voix marquée à gauche, bien qu’atypique. Ce repositionnement s’est notamment traduit par la critique de l’inefficacité du dispositif GELD [9] (et le numéro vert associé, le 114) mis en place par le gouvernement de Lionel Jospin et par le soutien de ceux à droite qui avaient pris, sous l’influence de Jacques Chirac, la décision de se démarquer clairement du Front national [10].
40 En second lieu, il y a deux événements qui marquent plus spécifiquement la période : d’une part, le choix de la droite de faire campagne autour de l’insécurité, qui a conduit la gauche à chercher, laborieusement, un discours alternatif sur ce terrain, et qui a finalement poussé la droite elle-même à chercher un moyen de rééquilibrer sa campagne. D’autre part, et peut-être surtout, les attentats du 11 septembre 2001, et la peur de découvrir dans les cités périphériques une armée aux ordres d’Al-Qaïda, ont placé les cités au cœur des préoccupations politiques et médiatiques.
De l’utilité de la représentation des ghettos pour SOS Racisme
41 La représentation, grâce au flou entretenu sur les territoires qu’elle concerne, garde une souplesse qui contribue à son efficacité. La qualification de ghettos de certains quartiers, même indéterminés, a pour conséquence de délégitimer les forces politiques et sociales traditionnelles dans la représentation des habitants de ces quartiers, au profit de SOS Racisme.
Un concept et des territoires flous pour une représentation extensive
42 Lorsque, à l’occasion des élections de 2002, le slogan « casser les ghettos » a été intégré dans les programmes des principaux candidats de droite et de gauche, la direction de SOS Racisme devait à la fois accueillir favorablement et encourager ce phénomène, tout en préservant la source de légitimité de l’association. C’est pourquoi elle a réagi par une adaptation de la représentation, affirmant que la source du ghetto, c’est le logement, mais qu’aujourd’hui il s’agit d’un mode de fonctionnement diffus, présent à tous les niveaux dans les rapports sociaux. C’est-à-dire que le ghetto se prolonge au sein des entreprises, des écoles, collèges, lycées et universités, dans les loisirs, dans les comportements de la police, des administrations et des commerçants, jusque dans les regards portés sur ses habitants dans la rue. Le ghetto devient ainsi une véritable ségrégation de tous les instants, et parallèlement un système social complet. Il s’agit d’une extension maximale de la représentation, dans l’objectif de profiter d’une période favorable pour gagner le plus de terrain possible sur le plan idéologique. Après cette phase, la force de l’enjeu autour de la représentation des ghettos étant retombée, SOS Racisme se replie sur une représentation moins extensive, plus facilement convaincante.
43 SOS Racisme n’a jamais diffusé de carte ou de liste des quartiers ghettos. Elle n’en a d’ailleurs jamais élaboré. SOS Racisme n’est pas une administration : en tant qu’association, elle n’a aucune raison particulière de le faire. Mais la direction de SOS sait intuitivement que le flou sur la spatialisation de la représentation du ghetto permet d’en garder le contrôle, de modifier la représentation, de l’approfondir ou de la préciser selon l’évolution du contexte. S’il y avait une carte, d’une part, elle permettrait de quantifier la population concernée par la situation décrite par SOS. Ensuite, il serait possible à des élus, éventuellement par le biais d’association prête-nom, de contester le classement d’un quartier comme ghetto, amenant SOS à devoir toujours justifier et préciser ses critères de classement.
44 Le flou sur la spatialisation est entretenu par les gouvernements successifs qui ne choisissent pas les mêmes quartiers pour chacun des dispositifs de politique de la ville. L’inverse amènerait à montrer une situation plus radicale que celle actuellement dénoncée par SOS Racisme : avec moins de territoires et de populations touchés par le ghetto, la réalité plus restreinte ainsi décrite apparaîtrait sans doute plus violente encore. SOS, plutôt que de faire peur, préfère jouer sur le fait que chacun, dans sa ville, se représente vivre à proximité d’un ghetto, même s’il ne s’agit souvent que d’une cité plutôt calme. L’extension géographique de la représentation permet une certaine dilution des caractéristiques du ghetto. Dans une stratégie de conquête idéologique, c’est sans doute plus efficace que de limiter le ghetto à deux ou trois quartiers bien précis dont les noms seraient à eux seuls terrorisants. Ceci se comprend d’autant mieux que l’on sait que, pour SOS Racisme, l’existence même des grands ensembles est constitutive d’un risque de ghetto.
45 Ainsi, l’on comprend le caractère extensif de la représentation qui se diffuse et s’applique presque indistinctement à toute la banlieue (« La France a honte de ses banlieues » [ SOS Désir, p. 178-179]; « Comment peut-on penser changer la vie sans développer des efforts considérables pour réhabiliter et réactiver le tissu urbain et social de nos banlieues... » [Manifeste pour l’intégration, 1990, p. 6], phénomène qui est renforcé par la neutralité de ce dernier terme : pour le journal de 20 heures ou les titres des journaux, le « mal des banlieues » passe mieux que le « mal des ghettos ». Cette extension a donc pour principale source la volonté de la presse et des personnalités politiques d’utiliser un terme médian, volonté que SOS Racisme n’a pas intérêt à contrarier : nul ne peut proposer d’abandonner toute la banlieue, alors que cela pourrait être envisagé s’il ne s’agit que de quelques quartiers.
La monopolisation d’un territoire symbolique
46 Les premières années de l’association sont marquées par des violences racistes, du fait de particuliers ou des forces de police. La droite elle-même, avec des déclarations ou des mesures qui font scandale pour les antiracistes (« le bruit et l’odeur », J. Chirac), participe à donner à l’action de SOS Racisme des adversaires concrets. Les années 1990, au contraire, sont celles d’une nette diminution de ces violences, et d’une clarification à droite. Celle-ci se revendique républicaine et, sous l’impulsion de J. Chirac à partir de 1995, la porosité avec le FN est largement éliminée.
47 Lorsque ces crimes racistes disparaissent, SOS Racisme a alors besoin de renouveler sa légitimité concrète, de désigner de nouvelles victimes qui justifient son action. La représentation du ghetto doit répondre à ce besoin. En imposant, par un travail idéologique de plusieurs années, cette représentation des ghettos, appliquée aux quartiers qu’on appelait avant défavorisés, SOS Racisme réussit un tour de force politique. Les quartiers ghettos sont à la fois l’objet de la bataille et la source de légitimité de l’association. Le terme de ghettos implique la séparation des quartiers concernés du reste de la société, et désigne des victimes. La dénonciation de ces quartiers comme des ghettos donne une cause concrète à l’action de l’association, qui pouvait apparaître idéaliste. La désignation des victimes défendues par SOS Racisme serait sinon discutable (les « discriminés », dont l’existence est plus facilement contestable que celle des habitants des cités), du moins problématique (« les Noirs et les Arabes »).
48 Cette séparation des quartiers concernés du reste de la société induite par la qualification « ghetto » exclut les forces politiques venues du reste de la société, puisqu’elles y sont extérieures, et en particulier les partis, qui avaient une légitimité à prétendre défendre leurs habitants tant qu’il s’agissait de quartiers défavorisés socialement. En imposant donc cette représentation du ghetto, SOS Racisme se crée une place, que les partis ne peuvent plus occuper que par incorporation soit de l’analyse de SOS Racisme, soit de ses membres. Les directions politiques étaient les véritables destinataires de la représentation : elles ont largement admis leur non-légitimité à représenter les habitants des ghettos. Il ne s’agit pas ici d’affirmer que les ghettos seraient le fruit d’une manipulation consciente de SOS Racisme, qui créerait ainsi le problème qui justifie son existence. En fait, de la même manière que les syndicats ouvriers se sont renforcés à mesure que s’est diffusée leur lecture des rapports sociaux, SOS Racisme s’est renforcée en créant le concept qui décrit la situation qu’elle veut combattre. Le processus qui consiste à rendre intelligible cette situation sert simultanément, dans un même processus, le renforcement de l’association et la lutte qu’elle mène pour la disparition de cette situation.
Les effets pervers de la représentation des ghettos
49 La représentation des ghettos, qui s’est diffusée plus vite dans les quartiers concernés et dans la jeunesse, public privilégié de SOS Racisme, a été utile aux mouvements communautaristes lors de leur émergence et dans leur rapide développement. En outre, le constat grave porté par cette représentation peut servir d’argument pour des choix politiques contradictoires de ceux portés par SOS Racisme. Le problème du contrôle, par ses auteurs, de cette représentation et de ses utilisations est donc posé.
Les ghettos : un territoire revendiqué par les mouvements communautaristes
50 Si SOS Racisme a réussi à délégitimer l’action des élus locaux sur le territoir du ghetto, elle n’a néanmoins pas été en mesure d’y mener une action militante effi cace et pérenne. C’est pourquoi des mouvements apparus au cours des années 1990 surtout dans la seconde moitié, ont pu utiliser la représentation du ghetto pour ren forcer leur légitimité bien que leur orientation soit totalement opposée à celle d SOS Racisme : il s’agit des communautarismes, et en particulier de l’islamisme [11]
51 Le succès actuel des communautarismes est très largement lié aux délégation de gestion des populations des quartiers localement considérés comme des ghetto que leur ont accordées les élus locaux. En effet, les associations communautariste ont souvent été les seules encore implantées dans ces quartiers une fois que le élus municipaux ont renoncé à négocier un partage du territoire avec les caïds Pour bien des municipalités, la crainte principale réside dans le désordre visible Et la forte implantation d’organisations communautaires apporte localement u gain sensible en matière d’ordre public, car elles réintroduisent un fort contrôl social. Dans de nombreux quartiers, une prise de conscience plus précoce par le pouvoirs locaux des risques encourus aurait permis de soutenir des association traditionnelles et laïques. Dans cette concurrence sur le terrain, ces dernière reconnaissaient l’existence du ghetto et la qualité de victimes de ses habitants Mais elles affirmaient que, pour quitter le ghetto, il n’y a pas d’autre issue pour se victimes que de faire des efforts supplémentaires (sur le plan scolaire par exemple malgré la moins bonne qualité des conditions d’études et les difficultés écono miques et d’insertion), discours de rigueur, difficilement convaincant du fait de discriminations dans le travail. Il est facile de comprendre le succès sur le terrai d’un discours alternatif qui prétend défendre et redonner fierté aux victimes plutô que de les exhorter à des efforts supplémentaires.
52 C’est bien souvent la résistance des générations plus âgées qui a retardé la percée de ces mouvements, et l’usure provoquée par la violence qui l’a finalement permise. Alors que SOS Racisme diffuse une représentation qui renforce la perception qu’a la jeunesse des cités de sa propre situation, ces mouvements n’ont eu qu’à opérer un léger glissement, fournir une cause externe et éternelle – la lutte de l’islam contre ses ennemis. Le moyen de réussir cette opération a d’abord consisté à passer du ghetto de couleur et des discriminations raciales vers le terrain religieux. Le succès du terme « islamophobie », néologisme inventé par le guide suprême de la révolution islamique en Iran, qui place la cause de la discrimination dans la religion, est symptomatique de cela. Il n’est donc pas synonyme de « discriminations raciales », utilisé par SOS.
53 En 1996, dans les « Propositions pour un véritable plan Marshall pour les banlieues », SOS Racisme expose pour la première fois ce problème dans un document public. L’association met en garde contre les comportements propres à le renforcer : une vision de la laïcité « anti-islam », qui accrédite les « discours du martyre », et les amalgames entre Arabes et musulmans. Citant un rapport de l’INED [12], l’association rappelle que la réalité de la pratique religieuse est très minoritaire (moins de 20% des enfants d’Algériens). Pour SOS, il faut éviter de renforcer le lien, sur le plan de l’identité, entre immigré et musulman, et ne pas confondre le fait culturel avec l’intégrisme. Pour synthétiser, dès 1996 SOS Racisme affirme d’une part, que le repli identitaire observé déjà depuis « quelques années » est d’abord la conséquence des ghettos et du racisme quotidien, et, d’autre part, l’association cherche à éviter le cercle vicieux qui se met en place entre incompréhension, peur et amalgame d’un côté, repli identitaire de l’autre. À cette époque toutefois, il n’apparaît pas dans les documents étudiés que SOS ait conscience de l’enjeu et de la fonction de la représentation du ghetto pour ces mouvements.
Le dosage de la radicalité de la représentation des ghettos
54 La représentation de SOS Racisme, pour être efficace, demande un dosage de radicalité précis : trop faible, elle perdrait son effet de disqualification des partis politiques de ce territoire symbolique. La description portée par le terme ghetto doit en outre garder un caractère dramatique, sans quoi l’action de SOS Racisme ne pourrait plus se prétendre d’ordre moral et dans l’intérêt général, et deviendrait la défense des intérêts d’une catégorie de la population. Trop radicale, elle peut déboucher sur l’idée qu’il est trop tard pour revenir sur cet état de fait et que désormais, il faut corriger à la marge ce qui peut l’être, et accepter l’organisatio communautaire – c’est-à-dire raciale, selon SOS – de la société.
55 C’est cette logique qui aboutit régulièrement depuis quelques années à ce qu des interlocuteurs de SOS Racisme, notamment les dirigeants économiques, ren contrés à l’occasion des Universités d’été de l’association, proposent la mise e œuvre de discriminations positives. En l’occurrence, le tabou sur l’idée que le ghettos pourraient devenir le mode normal, et acceptable sur les plans politiqu et moral, d’organisation de la société française limite largement l’emploi de ce argument par les promoteurs des discriminations positives. Chacun se doit d s’afficher résolument opposé à une telle évolution de l’organisation sociale. Mai des personnalités politiques et économiques relancent régulièrement ce débat, e utilisent très généralement cet argument [Sabeg, Mehaignerie, 2004].
56 Pour un exemple d’utilisation du constat de l’existence des ghettos pour justi fier une mesure de discrimination positive, mais sans l’affirmer, du fait du tabo évoqué, il est possible d’évoquer les « conventions ZEP », instaurées par l’IEP d Paris. Le directeur de l’IEP de Paris, Richard Descoings, à l’origine des « conven tions ZEP », affirme fortement le caractère provisoire de sa mesure, dont il n’estim d’ailleurs pas qu’il s’agisse d’une discrimination positive. Il insiste sur le critèr géographique – les ZEP – et non ethnique, sur l’égale difficulté de ce secon concours, et sur l’absence de quota garanti (mais le dossier de presse fourni sur l site internet de l’IEP de Paris évoque un plafond de 20% [13]). SOS Racisme adhèr à ce dispositif, notamment parce qu’il affirme la capacité des jeunes de banlieue devenir des élites, et contribue à contester les prédestinations sociales à l’œuvr dans les quartiers ghettos. En outre, si la mesure est évidemment inspirée de l’idé de discrimination positive, elle semble très différente d’une politique de quotas.
57 La représentation du ghetto a trois objectifs, contradictoires en ce qu’ils exi gent des niveaux de radicalité différents pour ce qui touche à la dénonciation de l violence. Premièrement toucher les jeunes des cités. Il s’agit pour SOS de tente de convaincre sur son orientation, face notamment au caïdat, et dans le cadre de l concurrence avec les islamistes, qui incarnent également une alternative au caïda et à l’échec, ainsi qu’un discours de rigueur. Dans cet objectif, une représentatio trop accusatoire serait néfaste. Deuxièmement toucher leurs parents. Préoccupé par la dérive violente qu’ils observent, il s’agit d’obtenir leur soutien. Enfin tou cher le reste de la société. L’objectif est de couper court à toute accusation sur l thème « vous défendez des délinquants et des barbares », ce qui appelle une dénon ciation très radicale de la violence. Sur ce dernier point, il s’agit aussi de prendre l contre-pied des discours « durs » ( cf. les « sauvageons » de J.-P. Chevènement, auquel Malek Boutih a répondu qu’il était « loin en dessous de la réalité »), ycompriscelui du FN. L’idée est qu’en donnant une vision un peu dramatique des choses, on peut convaincre de l’urgence d’intervenir. En outre, la situation est caractérisée par le « sentiment d’insécurité », qui se répand largement, au-delà des zones véritablement concernées. En contestant les discours alarmistes tenus par des responsables de droite (campagne de J. Chirac sur la sécurité en 2002), de gauche (Chevènement, par exemple), et bien évidemment du FN, SOS risquerait d’être accusée d’angélisme ou de nier la réalité. Cela servirait le FN. Mieux vaut en quelque sorte assumer la situation en affirmant qu’elle n’est pourtant pas irréversible, et garder ainsi la main.
58 Le réglage précis de la radicalité de la représentation des ghettos influe aussi sur l’attitude de la police, et sur la perception, dans la société, de l’attitude qui doit être celle de la police. Pendant la présidence de Malek Boutih, la principale critique rencontrée sur le terrain par les militants était cette course à la fermeté sur la violence. Le problème de cette stratégie, c’est qu’elle rompt le dosage minutieux de la représentation, aboutissant à terme à ce qu’il ne soit que très difficilement possible d’opérer rapidement un retour sur cette radicalité, lorsque la police l’a manifestement trop intégrée, ou lorsque le ministre de l’Intérieur semble s’appuyer sur une analyse semblable de la situation pour défendre une politique avec laquelle SOS Racisme est en désaccord, ne serait-ce qu’en ce qu’elle ne reprend pas sa principale revendication : casser les ghettos !
Bibliographie
Références bibliographiques
- BOUTIH M., La France aux Français? Chiche!, Mille et Une Nuits, Paris, 2001.
- BRENNER E. (dir.), Les Territoires perdus de la République, Mille et Une Nuits, Paris 2003.
- DÉSIR H. et SOS RACISME, SOS Désir, Calmann-Lévy, Paris, 1987.
- DÉSIR H., Touche pas à mon pote, Grasset, Paris, 1985.
- SABEG Y. et MEHAIGNERIE L., Les Oubliés de l’égalité des chances, Institut Montaigne, janvier 2004. (L’Institut Montaigne est « l’espace de réflexion, libre, ouvert et indépendant de toute contrainte politique ou économique » fondé par Claude Bebear.)
- SOS RACISME, Un apartheid à la française, Bérénice/Paroles d’aube, Paris, 1998.
- VIEILLARD -BARON H., « Le Ghetto : Approches conceptuelles et Représentations communes », in Esprit, 4e trimestre 1990, tiré de sa thèse Le Risque du « ghetto» dans l’agglomérationparisienne, sous la direction de J. Beaujeu Garnier.
Notes
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[*]
Institut français de géopolitique, université Paris-VIII.
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[1]
Mobilisation étudiante et lycéenne de grande ampleur (jusqu’à près d’un million de manifestants) contre la sélection à l’université. C’est au cours de ce mouvement que Malik Oussékine est décédé des suites des coups reçus de policiers du peloton des voltigeurs motorisés, créé par CharlesPasqua, ministre de l’Intérieur du gouvernement de JacquesChirac.
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[2]
Notes personnelles de Harlem Désir.
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[3]
Association nationale sœur de SOS Racisme, créée pour développer et coordonner les associations de quartier proches de SOS. C’est cette structure qui a donné naissance au mouvement Ni putes ni soumises.
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[4]
Transcription tirée des archives de SOS Racisme.
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[5]
Propos tenus en interne à SOS Racisme, à titre d’analyse. Dans son expression publique, les références marxistes sont généralement évitées, comme toutes celles qui tendraient à assimiler SOS au milieu politique classique.
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[6]
Voir dans les chansons la référence récurrente à la ville d’origine des chanteurs, et les désignations des territoires de cette identité, sous forme de liste de villes. Par exemple : le groupe Sniper dans son album Gravé dans la roche ( 2003) inclut une chanson Panam All Starz dans laquelle différents groupes invités « représentent » les différents départements d’ÎledeFrance, ou la chanson Sacrifice de poulet du groupe Ministère Amer ( 1995) pour une liste devilles.
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[7]
Il ne s’agit pas là des mouvements religieux rigoristes, mais d’un mouvement politique fasciste, au sens où il tend à assimiler l’identité des individus à une seule de ses composantes, en l’occurrence religieuse, et cherche à lire tous les actes politiques à la seule lumière de cette identité, ainsi déformée et limitée, de leur auteur, et qui instrumentalise l’islam comme en d’autres temps des fascismes ont instrumentalisé la race ou la nation.
-
[8]
La marche des femmes pour l’égalité et contre les ghettos, en février et mars 2003, a été précédée d’événements beaucoup moins médiatiques, tels les états généraux des femmes des quartiers, localement au cours de l’année 2001, nationaux les 26 et 27 janvier 2002, à l’occasion desquels a été publié Le Livre blanc des femmes des quartiers, et l’appel « Ni putes ni soumises ».
-
[9]
Le Groupe d’étude et de lutte contre les discriminations raciales est « un groupement d’intérêt public fondé en 1999 qui remplit une double mission d’observatoire national de lutte contre les discriminations raciales et de gestion du numéro d’appel gratuit 114, dispositif d’écoute et de signalement des victimes et témoins de discriminations ». Selon la présentation de son site Web : http :// wwww. le114. com/ pres_geld/ le_geld. php
-
[10]
Cf. les controverses à droite lors de l’élection des présidents de région, en 1998, qui ont aboutit à ce que la droite renonce à certaines régions dans lesquelles ses élus et ceux du FN étaient plus nombreux que ceux de gauche, mais aussi à ce que certain chefs de file locaux rompent la discipline et soient –provisoirement – exclus du RPR (Charles Millon en Rhône-Alpes, Jacques Blanc en Languedoc-Roussillon, par exemple).
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[11]
Voir paragraphe et note sur les islamistes, supra.
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[12]
Par Michèle TRIBALAT, Population et sociétés, n° 300, avril 1995, p. 4.
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[13]
http :// wwww. sciences-po. fr/ presse/ zep/ page8. htm