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Article de revue

La plateforme Érudit : une utopie documentaire

Pages 189 à 192

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1Lorsque les fondateurs d’une plateforme canadienne d’édition électronique de revues scientifiques se sont interrogés sur le nom à donner à leur projet, c’est Érudit qui s’est rapidement imposé. Le nom de domaine erudit.org a été créé le 15 avril 1998. Le projet avait démarré en 1996 aux Presses de l’université de Montréal qui cherchaient un modèle de transition vers le numérique des « revues savantes ». Érudit est devenu en 2004 un consortium de trois universités canadiennes – Montréal, Laval et Québec à Montréal – qui propose une infrastructure technologique destinée à héberger, réaliser la numérisation rétrospective, éditer, archiver, diffuser en format numérique des revues scientifiques principalement en sciences humaines et sociales, puis des livres et autres productions scientifiques. Le projet de départ était centré sur le libre accès, avant d’évoluer avec la commercialisation de revues à partir de 2006, les revues diffusées sur Érudit étant désormais disponibles soit en libre accès, soit suivant le principe de la barrière mobile de 12 mois. 97 % des contenus sont gratuits.

2D’autres plateformes de mise à disposition en libre accès de revues et de ressources scientifiques en sciences humaines et sociales existent, tels les Anglais Directory of Open Access Journals (créé en 2003) et Open Library of Humanities (créé en 2013), les Français revues.org (fondé en 1999), devenu OpenEdition Journals sur le portail OpenEdition, Persée (créé en 2005 par l’université de Lyon, le CNRS et l’ENS de Lyon) ou le Brésilien SciELO (créé en 1998). Érudit, projet pionnier et modèle dans le mouvement de l’accès ouvert (open access), s’est développé sous l’impulsion de grandes structures documentaires. Le choix du nom, un choix réfléchi, discuté et adopté collectivement, révèle, selon Gérard Boismenu, fondateur avec Guylaine Beaudry de la plateforme, « un objectif, une finalité et une ambition » pour ce modèle qui cherchait à répondre aux besoins qu’avaient les revues universitaires et leur lectorat de s’adapter à la mise à disposition en ligne des productions de la recherche.

Accès et ouverture

3La référence explicite et revendiquée à l’érudition dans la dénomination d’une plateforme d’accès ouvert révèle une forme d’utopie documentaire, dans le sens proposé et analysé par Anne Cordier et Vincent Liquète (2018), particulièrement significative des évolutions de la conception de la connaissance en lien avec la communication scientifique dans un monde numérique qui a vu se modifier profondément les conditions d’accès aux documents, sources du savoir érudit. L’utopie en question révèle cette quête de la perfection dans un « projet social offrant la promesse d’un changement possible pour un monde autre et meilleur » (Letonturier, 2013). Quatre volets la dessinent à l’horizon de l’idéologie des humanités digitales dont les ramifications sont susceptibles de modifier profondément la communication scientifique.

4Le premier volet de l’utopie concerne l’accès aux savoirs par les documents. L’open access est à l’origine du mouvement d’ouverture de l’accès aux publications scientifiques, qui s’est progressivement structuré avec le développement du numérique. Selon la déclaration de Budapest (2002), il désigne la

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mise à disposition gratuite sur l’Internet public, permettant à tout un chacun de lire, télécharger, copier, transmettre, imprimer, chercher ou faire un lien vers le texte intégral de ces articles, les disséquer pour les indexer, s’en servir de données pour un logiciel, ou s’en servir à toute autre fin légale, sans barrière financière, légale ou technique autre que celles indissociables de l’accès et l’utilisation d’Internet.

6L’accès semble donc la condition première de la connaissance, suivant le modèle initial du projet documentaire élaboré par Paul Otlet pour qui la documentation a d’abord pour vocation d’organiser l’accessibilité encyclopédique (universelle et exhaustive) des savoirs à travers la communication de l’information. Pour Gérard Boismenu, avec la création d’Érudit, « il s’agissait de donner accès à la connaissance, en proposant aux revues savantes en particulier, une édition et un hébergement qui soient à la hauteur de leur place et de leur rôle dans la communication scientifique. En somme, nous partagions et contribuions à l’érudition de la recherche en la partageant à la communauté universitaire et à tout public en quête de connaissance. » Mais si l’accès matériel et technique est rendu possible par les voies prises par la documentation scientifique à l’ère du numérique, la première barrière reste cognitive et liée à l’acquisition d’une culture de l’information.

7Le second volet de l’utopie est celui de l’ouverture, condition nécessaire à la démocratisation des savoirs dans un espace public de la connaissance. Cette ouverture correspond à un projet documentaire déjà présent dans la mise en place des bibliothèques de lecture publique, qui ne sont pas nécessairement en lien avec la visée de l’instruction ni avec celle de la recherche. L’ouverture devrait lever les obstacles – économiques, spatiaux, techniques – entre le public et les sources de connaissance, et permettre ainsi toutes formes d’autodidaxie ou de « recherche en fauteuil » qui caractérisent parfois les érudits. Avec la numérisation de la documentation, elle devient un enjeu économique majeur et l’objet de rapports de force, dans le « mouvement du libre », incarné notamment par Aaron Schwartz, qui se mobilise contre la privatisation de la connaissance et propose de mener une « guérilla pour le libre accès » (Schwartz, 2008). L’ouverture est parfois confondue avec la « liberté » qui n’est pas elle-même toujours synonyme de gratuité dans le mouvement du libre démarré avec les logiciels libres. Si Aaron Schwartz s’insurge contre la privatisation de la connaissance menée par les grandes entreprises du numérique, Samuel Moore (2017) montre que l’open access révèle un point de vue individualiste et cohérent avec une logique capitaliste sur la circulation de l’information, qui doit répondre aux besoins individuels. Les plateformes organisent la mise à disposition mais pas le partage, et n’évacuent pas la rentabilité de leur modèle économique, mais elles tentent de la concilier avec le principe de l’accès non privatisé.

Médiation numérique et communs de la connaissance

8Le troisième volet de l’utopie est celui de la médiation numérique. Les plateformes d’accès ouvert à l’information scientifique n’ont pas seulement pour vocation de mettre en place un accès mais aussi les conditions, notamment techniques, d’utilisabilité des documents à travers un ensemble de services mis à disposition du public et surtout des revues elles-mêmes. Ainsi, le portail Érudit « est un service comprenant une équipe de personnes responsables de son opération, une structure de gestion, un ou des serveurs, un site web, une architecture et un environnement logiciel permettant d’accueillir, héberger et diffuser des revues savantes » (Beaudry et al., 2009). La médiation part de l’offre éditoriale des revues et vise à faciliter sa communication au public, qui est avant tout académique. La mesure des effets sociaux de ce type de services, du point de vue de la communication de la science en direction du public en dehors de l’université, dépend de la prise en compte des pratiques réelles de recherche d’information. Le modèle d’accès ouvert serait socialement plus efficace que celui de la vulgarisation scientifique ou de la science participative (Zuccala, 2010). Il est parfois mixte, puisque l’accès aux plateformes de revues se fait souvent via Wikipédia (Teplitsky et al., 2016), qui joue un rôle de médiation entre le public non affilié et les articles scientifiques en accès ouvert. Mais il reste que le passage du papier au numérique est marqué par une diffusion de l’offre éditoriale dans un univers documentaire incommensurable, dans lequel le repérage requiert nécessairement des formes d’expertise ou l’abandon aux algorithmes pour le traitement des données. On voit apparaître un risque de dilution de l’attention dans une offre pléthorique qui fait perdre de vue la richesse de propositions éditoriales singulières offrant prise aux débats, aux controverses, au pluralisme des idées. Le risque est celui de la réduction de la production éditoriale à un flux de données qui ne relèvent plus d’une logique de communication mais de circulation et de consommation. La disparition des médiations éditoriales est susceptible de perdre des lecteurs qui ne sont pas des chercheurs professionnels ou des experts, ce qui est souvent le cas des érudits.

9Le quatrième volet de l’utopie est celui de la constitution de « communs de la connaissance » à travers la collaboration des organisations chargées de la diffusion de l’information scientifique. Pour Érudit par exemple, un partenariat stratégique a été créé en 2017 (Coalition Publica) avec le Public Knowledge Project (PKP) pour organiser la concertation autour du développement d’une infrastructure nationale de diffusion en libre accès des publications francophones et anglophones au Canada. Le volet francophone fonctionne en partenariat avec le consortium Couperin pour la France et la Bibliothèque interuniversitaire de la Communauté française de Belgique. Cet exemple souligne l’importance de l’action des institutions publiques dans la dynamique d’ouverture, seules susceptibles d’offrir les financements nécessaires et de modifier le rapport de force avec les éditeurs commerciaux « prédateurs » en mobilisant le monde des bibliothèques et en permettant la création de partenariats qui jouent le rôle de contre-pouvoir par rapport aux entreprises oligopolistiques de diffusion de la documentation scientifique. Mais l’action de l’État pose le problème de la double finalité des plateformes d’archivage et de sélection, voire de censure, ou de contrôle centralisé de la production scientifique dans le modèle français. Jérôme Valluy (2017) souligne l’importance du rapport aux valeurs dans la réflexion sur l’accès ouvert aux publications et son lien avec l’accès libre aux savoirs, qui ne va pas de soi. Outre le fait que les politiques d’ouverture de l’accès peuvent révéler des objectifs de contrôle centralisé de la production éditoriale et de la légitimité scientifique, elles posent aussi le problème de l’évaluation individuelle et institutionnelle de la science via les outils de bibliométrie. Ainsi, pour Ivan Jaffrin et Thomas Parisot (2014), deux modèles utopiques du libre accès coexistent du point de vue de l’organisation : le premier est vertical, avec un guichet unique, un financement de revues qui sert à l’évaluation de la recherche par la bibliométrie et qui peut orienter le financement de la recherche elle-même (modèle légal-bibliométrique), le second est horizontal avec le système de l’auto-archivage et l’évaluation dynamique par la communauté des pairs (modèle collaboratif en réseau).

10Érudit représente le modèle d’une utopie dans laquelle l’érudition passe par l’organisation et le contrôle par la communauté universitaire de l’accès aux documents sur lesquels les savoirs sont censés se construire et se tisser presque sans limites. L’industrialisation de la communication scientifique par les technologies numériques pourrait être mise au service de la quête patiente, minutieuse et infinie de l’érudit. C’est le pari fait par les fondateurs de la plateforme quand ils ont choisi ce nom qui est aussi une bannière, passée du vert et noir au rouge et bleu dans sa quatrième version qui cherche à améliorer l’expérience de lecture.

L’auteure tient à remercier pour son témoignage Gérard Boismenu, de l’université de Montréal, cofondateur, avec Guylaine Beaudry, de la plateforme Érudit.

Références bibliographiques

  • Beaudry, G., Boucher, M., Niemann, T. et Boismenu, G., « Érudit : le numérique au service de l’édition en sciences humaines et sociales », Mémoires du livre / Studies in Book Culture [en ligne], vol. 1, n° 1, 2009. En ligne sur : <www.erudit.org/fr/revues/memoires/2009-v1-n1-memoires3559/038637ar/>, page consultée le 06/01/2021.
  • Cordier, A. et Liquète, V., Utopies contemporaines en information-documentation, Londres, ISTE, 2018.
  • Jaffrin, I. et Parisot, T., « La place des revues dans la communication scientifique en régime de libre accès », Revue européenne des sciences sociales, vol. 52, n° 1, 2014, p. 9-35.
  • Letonturier, E. (dir.), Les Utopies, Paris, CNRS éditions, 2013.
  • Moore, S., « A Genealogy of Open Access : Negotiations Between Openness and Access to Research », Revue française des sciences de l’information et de la communication [en ligne], n° 11, 2017. En ligne sur : <journals.openedition.org/rfsic/3220>, page consultée le 06/01/2021.
  • Schwartz, A., « Manifeste de la guérilla pour le libre accès », texte publié sur <framablog.org/2013/01/14/manifeste-guerilla-libre-acces-aaron-swartz/>, 2008.
  • Teplitskiy, M., Lu, G. et Duede, E., « Amplifying the Impact of Open Access : Wikipedia and the Diffusion of Science », Journal of the Association of Information Science & Technology, 2016. doi : 10.1002/asi.23687
  • Valluy, J., « Libre accès aux savoirs et accès ouvert aux publications », Revue française des sciences de l’information et de la communication [en ligne], n° 11, 2017. En ligne sur : <journals.openedition.org/rfsic/3194>, page consultée le 06/01/2021.
  • Zuccala, A., « Open Access and Civic Scientific Information », Information Research [en ligne], vol. 15, n° 1, 2010. En ligne sur : <informationr.net/ir/15-1/paper426>, page consultée le 06/01/2021.

Date de mise en ligne : 23/04/2021

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