1Anne Lehmans : En tant que spécialiste du patrimoine et des bibliothèques, comment définiriez-vous l’érudition ?
2Michel Melot : L’érudition reste une qualité mais est frappée de désuétude. Ce concept évoque un savoir individuel qui, si étendu soit-il, reste limité à un sujet, non actualisé en permanence, non « problématisé ». Il ne tient plus la route dans un savoir mondialisé, polyglotte, robotisé, actualisé. Le personnage de l’érudit devient folklorique face au chercheur au spécialiste ou à l’expert. Mais tout savoir repose sur un désir, une curiosité générale, une envie d’apprendre, ce désir qui est le premier moteur de recherche dont le cheminement passe encore souvent, pour son apprentissage et son intégration sociale, par le dictionnaire, la bibliothèque, les voyages et, aujourd’hui, Internet. Ce que l’on admire chez l’érudit, ce n’est pas tant ce qu’il fait mais son appétit de savoir. Il n’agit pas professionnellement, c’est ce qui le différencie du spécialiste, qui cherche par métier. Un érudit agit par désir personnel, original. Ce désir s’acquiert dans l’enfance, avec des parents qui responsabilisent les enfants dans des désirs de savoir, dans une curiosité gratuite. Je ne sais pas si je peux prendre mon cas – je ne me prends pas pour un érudit –, mais je constate que mon père, lui-même curieux, m’a donné le goût de la curiosité. Quelques professeurs ont ce don de communiquer les désirs. Ce qui me frappe, c’est que pour un professeur, apprendre la curiosité, c’est plus important qu’apprendre une discipline. Il faut apprendre aux enfants à désirer savoir. Et ça, dans la constitution de l’érudition, je crois que c’est important.
3Anne Lehmans : Comment qualifier le rapport des érudits aux bibliothèques ? Une érudition sans bibliothèque est-elle possible ?
4Michel Melot : Il y a, bien sûr, une érudition sans livre. Tout individu peut être érudit en sa matière, comme la cuisinière dans sa cuisine. Les jeux télévisés en donnent maints exemples. Mais à partir de l’invention du livre, on peut dire que l’érudition, dans son contenu comme dans son histoire, est coextensive à la bibliothèque, dépôt durable, unique et total du savoir humain. Ceci a été vrai jusqu’à 1990, lorsque Internet a été ouvert au public. On peut aujourd’hui se passer de bibliothèque, et l’on s’en passera sans doute un jour, mais alors, Internet sera devenu LA bibliothèque et chaque individu sera son propre bibliothécaire. La bibliothèque n’est qu’un outil : l’érudit qui veut se cultiver va en bibliothèque sans doute, mais Internet a tout changé. On peut être érudit à bon compte. En quelques heures, si je m’intéresse à un sujet, je deviens vite un érudit, parce que j’ai tout de suite accès à du contenu très spécialisé, très complet.
5Cela n’empêche pas que les bibliothèques restent toujours très fréquentées, et très nécessaires à l’érudit. L’érudit va chercher des livres. L’avantage des livres, par rapport à Internet, c’est qu’ils restent. C’est un savoir qui est stabilisé dans les livres, alors que sur Internet ça déborde, ça fluctue, et puis c’est une connaissance qui est un petit peu éphémère parfois. Alors que dans le livre, le savoir reste : il n’est pas toujours à jour mais au moins on sait qu’il est là. Pour l’apprenti érudit, c’est important. Le rôle du bibliothécaire a beaucoup changé. Le premier niveau, c’est quand on va dans une bibliothèque et qu’on cherche quelque chose d’un peu spécial, comme font les érudits : alors, on va discuter avec le bibliothécaire. Mais le plus courant, c’est que le bibliothécaire doit faire en sorte que l’indexation soit bonne. C’est très difficile, les bibliothécaires construisent les machines qui font l’indexation. La médiation se fait par toutes sortes d’outils, les catalogues, les expositions, tous les moyens de communiquer avec le lecteur sans forcément être devant lui, ça devient vraiment essentiel. Les expositions jouent un grand rôle pour cela : avant, on n’en parlait pas beaucoup, mais maintenant, les gens vont aux expositions, et là l’érudit va apprendre le catalogue par cœur. Mais la médiation du bibliothécaire est instrumentalisée par le catalogue, le classement, l’indexation. Ce n’est pas spécifique aux érudits, mais cela leur est très utile, et cela profite aussi à d’autres. Pour avoir un renseignement rapide, il faut une indexation bien faite.
6Anne Lehmans : Avez-vous rencontré dans votre carrière de bibliothécaire des gens complètement passionnés par leur domaine ?
7Michel Melot : Souvent ! Tous les bibliothécaires ont leur clientèle d’érudits, de toutes sortes. Je me souviens d’un lecteur habituel. Tous les jours, il était là, du matin au soir à sa table. Alors je suis allé le voir et je lui ai demandé quel était le domaine de sa recherche. Il m’a répondu : « je fais une encyclopédie sur moi-même ». C’était un érudit. J’ai trouvé ça charmant, on voyait bien qu’il était un peu farfelu – souvent les érudits sont des gens un peu farfelus, ils vont chercher des choses sur des sujets que personne ne fouille, c’est très personnel l’érudition… De quelqu’un qui est érudit parce qu’il est professeur sur tel ou tel sujet, on ne dira pas forcément qu’il l’est : c’est normal qu’il soit savant, qu’il sache tout dans un sujet. Mais l’érudit, c’est vraiment personnel, je crois.
8Anne Lehmans : Quelle place l’érudition occupe-t-elle dans la vie culturelle selon vous, en particulier dans les politiques culturelles ?
9Michel Melot : La culture au sens large peut se passer d’érudition : un grand artiste n’est pas forcément un grand lettré. L’intelligence, l’inventivité, l’imagination, l’habileté ne sont pas mesurées au savoir. Mais l’art, pour être apprécié, suppose souvent une érudition, de l’auteur comme du public, qui amplifie le plaisir de la réception de l’œuvre.
10Anne Lehmans : Dans votre ouvrage La Sagesse du bibliothécaire, vous opposez le savant (ou l’érudit ?) au bibliothécaire, plus modeste dans son rapport aux livres et aux savoirs. Le bibliothécaire ne peut-il pas être aussi un érudit, particulièrement à travers sa culture des livres ?
11Michel Melot : Il y a parmi les bibliothécaires des érudits comme d’autres. Mais la spécialité du bibliothécaire et du documentaliste est d’être un érudit sur les modes d’accès au savoir. Un bibliographe érudit sur un sujet connaît par cœur tous les livres sur ce sujet, leur date, les conditions de leur publication, mais cela n’en fait pas un spécialiste de ce sujet. À ce titre, le savant, qui sait tout, s’oppose au bibliothécaire qui ne sait rien mais qui a accès aux données historiques du savoir. Le bibliothécaire est là pour orienter, donner des connaissances. Classer les bouquins, les mettre en valeur, ce n’est pas spécifique à l’érudition. Le bibliothécaire doit aider tout le monde, mais il peut se trouver que l’érudit cherche sur un sujet qui le passionne également, alors là on se passionne à deux, et le bibliothécaire est encore plus utile à l’érudit, même s’il n’est pas un érudit lui-même. Cela se traduit par des échanges, au bureau de la bibliothèque, par correspondance, par des invitations à des colloques, des rencontres, on peut pousser l’aide au lecteur très loin.
12En fait, l’érudit en documentation peut sortir des livres que personne n’a trouvés ou avoir une connaissance encyclopédique de tel sujet par son métier. C’est donc une forme d’érudition particulière, qui ne tient pas au sujet. Certains bibliothécaires peuvent aller très loin, et j’ai connu des collègues à qui on pouvait poser une question sur n’importe quel sujet ; ils ne savaient pas ce qu’il y avait dans le sujet mais ils savaient quelle documentation consulter. C’est une sorte d’érudition particulière, qui consiste à faire des liens. Les bibliothécaires s’abreuvent dans les revues spécialisées pour être au courant de tout ce qui se passe, mais il faut aussi une sorte de passion. Si on le fait de façon purement professionnelle, on reste à un niveau convenable, mais certains bibliothécaires se passionnent pour les documentations, pour savoir tout ce qui peut paraître sur tous les sujets.
13Anne Lehmans : Vous dites que la fonction des bibliothèques est de décanter le savoir. Comment situer cette décantation dans le monde contemporain où l’information est en circulation permanente ? Peut-on concilier, du point de vue des bibliothèques, circulation des flux d’information, du numérique, et décantation du savoir ?
14Michel Melot : La surabondance des connaissances, le rythme frénétique de leur renouvellement oblige à cette décantation dont le bibliothécaire-documentaliste se charge à travers les catalogues, les indexations, les classifications. À ce titre, il est responsable de la qualité de la recherche. La qualité de l’information est indissociable de la qualité du savoir. Une mauvaise bibliographie, une interrogation erronée, insuffisante ou non critique des bases de données feront une mauvaise thèse.
15Anne Lehmans : L’évolution récente de la vie culturelle semble marquée par un glissement de la figure de l’érudit au technicien ou à l’expert. Qu’en pensez-vous ? Est-ce la marque d’une forme de renoncement à la culture ?
16Michel Melot : L’érudit laisse la place au spécialiste et à l’expert plus « professionnels » et « encadrés ». L’érudit ne répond pas à une demande ; sa démarche est libre, elle obéit à une exigence personnelle ou à une curiosité que sa singularité fait apparaître parfois comme stérile. Ce glissement ne peut cependant être exclu de la démarche culturelle. Il en fait partie et est souvent à son origine. Les connaissances de l’érudit, même si elles ne sont pas légitimées par le monde savant, sont une forme de culture.
17Anne Lehmans : La « société de l’information », mondialisée, donnant une place grandissante au numérique et aux réseaux dans la communication politique, culturelle et sociale, marque-t-elle la fin de l’humanisme ? Ou l’érudition et la culture sont-elles toujours un moyen de rester dans une communication réelle, faite de conflits et de dialogues ?
18Michel Melot : La passion qui conduit à l’érudition est disqualifiée par la mondialisation, la sophistication des outils, qui fait de toute recherche un travail de groupe. L’érudit est seul. Il ne peut rivaliser avec des laboratoires qui, naguère réservés aux recherches scientifiques et techniques, ont élargi leurs sujets aux sciences humaines. Mais il y a de la place pour la passion, bien que ce soit de plus en plus difficile, parce qu’aujourd’hui, on a accès à une information mondiale. Il y aura toujours un livre ou un article qu’on ne connaît pas. Donc l’érudition devient difficile, même sur des sujets précis. On ne peut pas tout connaître. Ça m’arrivait souvent, sur des sujets que je croyais bien connaître, dans une bibliothèque bien fournie, de trouver un livre que j’ignorais, parce qu’il était publié à Singapour par exemple. Aujourd’hui, la mondialisation rend l’érudition presque utopique, on ne peut pas être érudit mondialement. Même sur des sujets extrêmement locaux : je m’intéresse à ma ville natale, je deviens un érudit local, et je m’aperçois que sur cette commune, il y a eu un article publié je ne sais où… Cependant, c’est une richesse ! Quand je découvre un livre sur ma ville natale, ça m’enchante. Pour l’érudit, même si ce sont des sujets très restreints, un ouvrage qu’on découvre qui vient d’un pays lointain, même s’il n’apporte rien de nouveau dans les faits, apporte un point de vue différent.
19Anne Lehmans : L’érudition peut-elle représenter une stratégie de communication, voire une arme pour inciter les citoyens à « penser » dans la réflexion et l’imagination plutôt que le sensationnel et l’émotif ? Est-ce que c’est un levier pour aller « chercher » les citoyens, particulièrement parmi les lecteurs de bibliothèques ?
20Michel Melot : Dans un monde où toute recherche tend à être « programmée », la bibliothèque est un lieu où tout redevient possible hors programme. La connaissance y est stimulée par la sérendipité. La recherche libre en bibliothèque, le feuilletage des dictionnaires ou la consultation de Google confortent certaines formes d’érudition par la facilité d’acquisition des connaissances. Plongé dans une bibliothèque ou devant un écran, chacun peut devenir érudit à bon compte.
21Anne Lehmans : L’érudition est-elle située par rapport au « genre », à l’identité culturelle, aux appartenances sociales, ou est-ce important de construire une érudition universelle ?
22Michel Melot : Bien sûr, toute érudition est située. Une érudition universelle est une utopie et un oxymore. Une érudition collective ne me semble pas conforme à l’usage traditionnel du terme. L’érudit reste une personne : on ne parle pas d’un laboratoire érudit. Un centre de recherche érudit est presque un pléonasme, mais pourquoi pas ?
23Anne Lehmans : On parle aujourd’hui de « ville intelligente » (smart city), connectée et offrant des services grâce à la captation et au traitement de données. Ce modèle est-il applicable, partiellement ou totalement, aux bibliothèques, selon vous ?
24Michel Melot : La ville intelligente comme bibliothèque reste une métaphore, mais la bibliothèque tend à s’en rapprocher en offrant des services élargis, des connexions avec des centres spécialisés ou de services en ligne. Robert Damien, philosophe des bibliothèques, définissait la bibliothèque comme « le lieu des liens » : là où on va trouver des informations qui vous permettent d’aller plus loin. Et le bibliothécaire peut aider.
25Anne Lehmans : Êtes-vous un érudit ? Un bibliothécaire érudit ?
26Michel Melot : Pas en tant que bibliothécaire non, je ne suis pas assez calé. Je connais le minimum pour orienter les lecteurs… Même en histoire de l’art, je ne suis pas vraiment un érudit. Je suis curieux de choses curieuses, donc peut-être que, dans certains domaines, j’ai des connaissances que les autres n’ont pas, parce que j’ai trouvé des choses étonnantes, spéciales. Par exemple, dans les catalogues de libraires, on trouve des choses étonnantes, et j’aime bien collectionner ce genre d’informations, et c’est peut-être une forme d’érudition. Je m’intéresse à l’histoire du livre. Sur l’histoire du livre, j’en connais un rayon, mais pas plus que mes collègues spécialisés. Ce qui me distingue peut-être des autres, c’est que j’ai dans mes connaissances des livres que personne n’a eu l’idée d’aller chercher. Sur le livre, il y a des bibliographies spécialisées dans les choses étonnantes, et ça, ça m’intéresse. Je m’intéresse toujours aux limites, aux marges. Jusqu’où peut-on parler d’un livre ? On se bat avec les bibliothécaires pour savoir si c’est encore un livre ou de la sculpture, de l’installation. Ces limites-là m’intéressent beaucoup, et dans ces limites, je suis amené à rencontrer des livres que les autres ne prennent pas en compte. Par exemple, quelqu’un a écrit un livre dans le ciel avec son avion qui fait de la fumée. Il écrit des poèmes avec son avion. Alors, est-ce que c’est un livre ? Évidemment, dans l’histoire des livres, vous ne trouverez pas ça, mais moi ça m’a beaucoup plu. Cela peut constituer une forme d’érudition que les gens n’ont pas encore trouvée. Mais il ne faut pas idéaliser le bibliothécaire. Un bon bibliothécaire est un homme curieux. Je rappelle une phrase d’un critique que j’ai mise dans un de mes livres : « il n’y a pas de pauvres images pour des yeux curieux » (Champfleury).
Date de mise en ligne : 23/04/2021