1L’érudition n’est plus à la mode. Le dire est un euphémisme tant se sont accumulés à son sujet les clichés, tous plus dévalorisants les uns que les autres. Il suffit de prononcer le mot pour voir défiler des poncifs. L’érudition serait le reflet de la préciosité, un savoir artificiel et artificieux destiné à se faire remarquer en société, à impressionner. Pour cela, l’érudit accumulerait des faits que l’on n’oserait pas qualifier de données, car ils n’auraient rien de bien scientifique ; le quantitatif, le détail, l’originalité de faits saillants l’emportant sur le sûr, le représentatif et l’utile. L’érudition renverrait ainsi, pêle-mêle, au courtisan d’Ancien Régime et au notable du xixe siècle, au bourgeois gentilhomme et à Monsieur Prudhomme, au règne de l’hétéroclite et de l’artifice, à l’atmosphère surannée des salons parquetés et enfumés – en d’autres termes, à un âge prédémocratique et préscientifique. À la coexistence quelque peu baroque du bibelot, de la frivolité et du clinquant se sont, il est vrai, ensuite associées des images de l’érudition empruntant à un univers plus mesuré, et même borné. De ce point de vue, érudit devient synonyme de savant local, personnage quelque peu excentrique, à mi-chemin entre le professeur Tournesol et l’entomologiste de sous-préfecture. Aussi l’érudit est-il aujourd’hui, pour certains, perçu à l’aune d’une condescendance amusée et nostalgique. Pour d’autres, il serait, au mieux, à renvoyer définitivement au rayon des antiquités.
2Ce florilège, que l’on pourrait décliner plus avant, ne repose pas sur rien. Le monde moderne, démocratique et scientifique, s’est en partie construit contre l’érudit ou celui présenté comme tel. La caricature de ce personnage puise en partie dans l’histoire des luttes d’influence en termes de légitimation des savoirs et des pouvoirs dans l’espace social. Bornons-nous à rappeler un exemple, celui de la manière dont Charles-Victor Langlois et Charles Seignobos entendent fonder, à la fin du xixe siècle, la science historique. Leur Introduction aux études historiques paraît en 1898, en plein scientisme. Parmi de multiples passages, parfois encore d’une rare pertinence, en figure un où nos deux auteurs imaginent que l’étude des documents historiques pourrait un jour être en quelque sorte achevée, lorsque tous les documents présents dans les dépôts d’archives auront été munis d’une notice faisant état de leur analyse « externe » (origine, nature, fiabilité du document, etc.) et « interne » (explicitation des termes techniques, des idées y figurant, etc.). Projet utopique d’un âge où érudition et science s’entendent avant de diverger. Le tournant, la grande séparation, vient très vite après, dès les débuts du xxe siècle. Avec l’École des Annales « économies, sociétés, civilisations », si prodigieusement riche, l’histoire à la Langlois et à la Seignobos se voit réduite à celle des grands hommes et des batailles. D’autres « révolutions épistémologiques » s’ensuivent, approfondissant davantage le fossé. L’œuvre des fondateurs de l’école historique française est ainsi progressivement ringardisée, ravalée au rang de l’« érudition », du travail quelque peu laborieux et sans grande utilité, de l’amateurisme opposé au professionnel, du provincial au parisien, alors même qu’elle constitua en son temps une réelle avancée en matière scientifique.
3L’exemple permet de rappeler que l’érudition n’est pas, comme on le pense parfois, intrinsèquement contraire ou étrangère à la science. Même chez les érudits butinant apparemment au hasard, même chez les « chasseurs de papillons », il y a un rapport à la science. Rapport que d’autres « érudits » savent cultiver et enrichir. L’érudit recherche et inventorie. Il examine, vérifie, trie des informations qui deviennent ainsi des données scientifiquement utilisables. Certains historiens de profession, installés, ne vont d’ailleurs pas forcément au-delà. Ne bâtissent pas de grandes synthèses, n’inventent pas de grands concepts. On peut les qualifier d’érudits. Inversement, on l’oublie trop souvent, comment s’élever à ces synthèses et à ces concepts sans l’important, l’essentiel travail mené, en amont, par une recherche pouvant s’apparenter à l’érudition ? Certains s’arrêtent là, ce qui est tout à fait légitime, même si je ne peux, à titre personnel, concevoir que mon travail d’historien se limite à cela. Un savoir qui ne serait ni interrogé ni pensé ne pourrait en effet, en aucune manière, « faire histoire ». Inversement, un chercheur ne sachant pas ou ne souhaitant pas passer par cette étape nécessaire qu’est l’érudition ne saurait véritablement être historien. La science et l’érudition ne sont pas des sœurs ennemies : elles entretiennent des rapports anciens, sans cesse recombinés, mais étroits et nécessaires.
4Les progrès spectaculaires en matière de production, de diffusion et, plus encore, de mise à disposition de l’information pourraient faire croire que l’érudition n’est aujourd’hui plus guère utile. Paradoxalement, il n’en est rien, bien au contraire. La profusion de l’information rend plus que jamais nécessaire la capacité de la trier, de la jauger et de la décrypter ; mais aussi d’en produire une qui soit sérieuse. Il faut pour cela des connaissances précises, solides, de base ; ne pas sacrifier le travail, y compris laborieux, au confort artificiel que procurent la simplicité et l’immédiateté de l’accès à une connaissance devenue au mieux seulement informationnelle. L’ère de la communication langagière réduite à son minimum, à un petit nombre de signes et d’espaces et de mots tronqués, facilite incompréhensions, faux débats et polémiques répétées. Phénomène que de multiples facteurs (maîtrise de plus en plus incertaine de la langue, de la capacité à écouter et à argumenter ; mise en cause de la parole construite et savante ; essor du complotisme, etc.) contribuent à accentuer. Sans oublier les dérives d’une science historique progressant par émiettements successifs et devenue tellement avide de concepts et de discours sur la réalité qu’elle en oublie parfois les faits eux-mêmes, au prétexte qu’ils sont « construits », comme toute chose. On pouvait ainsi lire, dans un grand quotidien, il n’y a pas si longtemps que cela, que les faits sont bien têtus, qu’ils ne rentrent pas toujours dans les cases que les concepts conceptualisants leur construisent pourtant généreusement et que, par conséquent, il faudrait tout simplement les supprimer. Au terme de ce déconstructivisme en roue libre, la science historique elle-même disparaît, remplacée par des discours auto-reproductifs.
5Parce que l’érudition a et aura toujours à voir avec la science, et parce qu’elle constitue plus que jamais un indispensable garde-fou, sachons la préserver, l’adapter à notre temps, et continuer à la cultiver.
Mise en ligne 23/04/2021