1Brigitte Chapelain : William Marx, dans Vie du lettré, votre troisième livre, vous considérez le lettré à la fois comme un savant et un érudit. Le terme « lettré » me paraît de nos jours assez peu usité. Quelle différence faites-vous donc entre un lettré et un érudit ?
2William Marx : La figure du lettré est une figure vraiment transhistorique et plus large, me semble-t-il, que celle de l’érudit. Le lettré est celui qui a un rapport à la lettre, à la littera. Historiquement, c’est d’abord celui qui sait lire, surtout aux époques reculées où l’analphabétisme était extrêmement fréquent. Ce qui m’intéressait était de trouver une figure susceptible de traverser l’ensemble des civilisations à écriture depuis l’Antiquité, pas seulement l’Antiquité classique, mais également l’Antiquité mésopotamienne, en partant de ces figures de scribes de Mésopotamie ou d’Égypte jusqu’à aujourd’hui. Cette question du rapport à la lettre, à l’écriture et au texte me semblait essentielle pour faire le lien entre toutes ces époques et toutes ces civilisations. Ce qu’il y a d’avantageux dans le terme de lettré, c’est qu’il renvoie à un médium : le texte, le langage. Dans celui d’érudit, il y a plutôt le résultat du travail, c’est-à-dire le savoir qui a été accumulé, notamment à partir des textes et de tous les documents qui ont pu être travaillés. Mon intérêt portait plutôt sur la manière dont ce savoir peut se construire précisément à partir des textes, ce que le terme de lettré exprime mieux pour moi en tant que littéraire.
3Brigitte Chapelain : Dans la société actuelle les érudits sont-ils toujours présents ? Il y a une pluralité de gens qui sont investis de connaissances, souvent spécialisées. Y a-t-il des avatars de l’érudit et quels sont-ils ?
4William Marx : Il me semble que la figure de l’érudit est une figure un peu oubliée, qui a été en grande partie ridiculisée dans la société moderne. Une bonne partie des sciences humaines et sociales s’est construite contre l’érudition : l’histoire moderne s’est construite notamment contre la pratique annalistique des Mauristes, les moines de Saint-Maur, qui accumulaient des documents, des chartes, les examinaient, les stockaient, les reprenaient et en faisaient de l’histoire érudite. Or, il me semble que la constitution de l’histoire en tant que science humaine, voire science sociale, à partir du xixe siècle s’est établie très différemment, plutôt sous l’angle d’une problématisation que sous celui de l’accumulation d’un savoir.
5Quelles sont donc les figures de l’érudit aujourd’hui ? Bien sûr, il y a des érudits : il y en a à l’université, il y a beaucoup d’érudits amateurs. On songe à ce modèle des sociétés savantes, très présentes et puissantes au xixe siècle et pendant une partie du xxe, qui ont été remplacées par une science plus professionnelle. Or la science moderne s’est construite en grande partie contre l’érudition. J’ai été quelque temps en poste à l’Agence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (actuel HCERES), responsable de l’évaluation pour les lettres, la philosophie et les arts, et je me souviens avoir eu des discussions avec des collègues qui portaient un regard extrêmement négatif sur des projets de chercheurs faisant de l’érudition, tandis que je les défendais. Je peux comprendre ces réserves : il ne faut pas seulement de l’érudition, il faut également une pensée, une problématisation. Actuellement, la science officielle, professionnelle, aurait tendance à réfuter le terme d’érudition, qui ne lui semble plus suffisant pour définir ses pratiques.
6Brigitte Chapelain : Pourtant, il me semble qu’avec d’autres chercheurs, vous poursuivez une tradition scientifique dans le domaine de la littérature s’appuyant sur l’érudition que les théories formalistes des années 1960 et 1970 ont fortement repoussée.
7William Marx : Effectivement, il y a des périodes et des alternances dans les sciences humaines, en particulier dans les études littéraires, où l’on assiste en quelque sorte à un retour de l’histoire littéraire, de l’histoire érudite. L’épisode de la théorie littéraire a commencé dans les années 1960-1970, avec la Nouvelle Critique, et a continué jusque dans les années 1980, début 1990. À partir des années 1990, on assiste à un retournement assez naturel contre les excès d’une théorie qui s’affranchissait du savoir le plus factuel, et l’histoire littéraire s’est alors vraiment remise en selle. J’ai pu le constater : les mêmes personnes qui avaient fait des thèses théoriques, ou théorisantes, se sont plongées trente ans plus tard dans les biographies des auteurs. C’est assez typique. On peut trouver de nombreux exemples de chercheurs plus ou moins connus dans le milieu littéraire qui ont pris ce tournant.
8Brigitte Chapelain : Dans vos travaux, vous vous appuyez énormément sur la philosophie, la philologie, les mathématiques, l’histoire et les langues anciennes. Comment vous est venu, en particulier, ce goût pour l’histoire et les langues anciennes ?
9William Marx : Tout est venu de ma fascination pour les langues anciennes. Je l’explique dans mon dernier livre Un savoir gai. J’ai senti confusément, quand j’avais dix ans, lors de ma première rencontre avec la mythologie, qu’il y avait là une civilisation plus ouverte à une sexualité différente. J’avais dix ans, je n’avais pas du tout conscience de ma sexualité différente, mais les hommes nus représentés dans les images de mythologie m’ont tout de suite attiré. J’ai donc appris, dès que j’en ai eu la possibilité, le latin et le grec, et depuis ma passion pour ces langues n’a pas cessé. Le départ de toute ma vocation date de cette époque. Peut-être est-ce là une manière déjà de tenir une première définition de l’érudition. Il m’a semblé que l’intérêt de ce savoir érudit était la possibilité d’accéder à une sorte d’altérité, qui fut pour moi émancipatrice car j’y trouvais confusément – c’était très peu conscient à l’époque – une sorte de libération par rapport à ce que je pouvais connaître dans la société où je vivais. Cet accès ne peut se faire que par un effort, un effort qui consiste à sortir de ses cadres de pensée et du monde où l’on vit pour entrer par le savoir érudit dans une autre cité, une autre civilisation. Sortir des repères de la pensée commune ou des habitudes de la langue maternelle exige une véritable énergie intellectuelle. Pour l’adolescent, cet effort est totalement formateur. L’érudition a pour moi un aspect particulièrement émancipateur, car cette altérité novatrice par sa différence peut à sa manière féconder la société dans laquelle on vit : il s’agit d’un autre monde – une sphère-refuge en quelque sorte –, pouvant aussi permettre de refonder les cadres de pensée habituels.
10Brigitte Chapelain : Et que s’est-il passé dans la rencontre avec cette altérité, je pense aux Grecs particulièrement ? Qu’est-ce que vous avez trouvé de réconfortant, d’intrigant et d’intéressant ?
11William Marx : La civilisation grecque offre des systèmes d’organisation sociale de la pensée, de la sexualité, de la religion totalement différents. Par la connaissance de sociétés passées, nous pouvons porter un regard très différent et utile, me semble-t-il, sur quantité de problèmes contemporains. Je veux en citer deux au moins qui me semblent très importants et dans l’actualité. J’ai été assez impliqué, en tant que citoyen et militant, dans les projets de loi relatifs au pacte civil de solidarité (Pacs) puis, plus tard, au « mariage pour tous ». Les opposants – en gros, les défenseurs de la famille nucléaire, avec le père, la mère, le fils et la fille – représentaient celle-ci comme un modèle immuable, qui aurait toujours existé, alors qu’il ne s’est constitué dans nos sociétés qu’à partir du xixe siècle. La civilisation romaine, la civilisation grecque nous ont servi de modèles dans maints domaines, mais leur rapport à la sexualité, une certaine fluidité, pourrait en partie nous inspirer. Naturellement, cela ne veut pas dire qu’il faille importer le mécanisme de la pédérastie grecque. Pendant des siècles, les mondes latin et grec nous ont permis de repenser et de féconder la société. Pendant des siècles en Europe, cet enseignement du latin et du grec a été à la base de la formation du citoyen. Il est très regrettable qu’au ministère de l’Éducation nationale, il y a quelques années, Mme Najat Vallaud-Belkacem n’ait rien trouvé de mieux que de supprimer l’enseignement du latin et le grec, rompant ainsi avec une tradition longue de plusieurs siècles. Je me suis insurgé contre une telle décision, basée sur des études sociologiques biaisées. Car ce qui est tout à fait intéressant dans cette question de l’érudition, en particulier de l’érudition concernant l’Antiquité classique, c’est que pendant si longtemps nos sociétés modernes, même en France, aient placé au cœur de la connaissance le modèle grec et le modèle romain, alors même que ces littératures, cette pensée et cette culture sont à bien des égards différentes des nôtres. L’érudition classique permettait ainsi de mettre l’altérité au cœur de la formation du jeune citoyen. À l’école, pouvoir recevoir l’enseignement du latin et du grec et accéder à cette altérité signifiait que la société donnait à ses enfants les moyens de la repenser, de la remettre en question. J’ai pris l’exemple de la sexualité, mais celui des problèmes religieux que nous connaissons actuellement est tout aussi probant. L’opposition historique entre l’islam et le christianisme se traduit dans le monde occidental par une impossibilité de dialogue à l’intérieur d’une même société entre les représentants, parfois eux-mêmes non croyants, des civilisations issues de ces religions. Ce face-à-face nous est présenté comme impossible, mais il devrait être repensé à partir d’autres religions, ayant existé il y a longtemps. Par exemple, l’étude du polythéisme est une manière de sortir de cette opposition délétère entre deux religions monothéistes. Il y eut des sociétés à Rome ou en Grèce où les gens originaires du Moyen-Orient ou d’autres pays arrivaient à Rome avec leurs propres dieux ; ils les importaient, c’était en général admis, et en tout cas les religions ne se pensaient pas sur un mode exclusif. Au Japon, de manière analogue, on rencontre un phénomène très difficile à penser pour les Occidentaux. Deux religions y sont pratiquées : le shintoïsme, c’est-à-dire une religion animiste de type archaïque, et le bouddhisme, religion de salut totalement différente, impliquant un mode spécifique de pensée et de vie. Or le shintoïsme et le bouddhisme fonctionnent de manière presque concomitante et en tout cas non exclusive dans la société et chez la même personne. Suivant les moments de la journée ou de la vie, on accomplit des actes shintoïstes ou des actes bouddhistes. Cet exemple montre combien il est important d’aller voir ce qui se passe ailleurs. Les sociétés anciennes ont longtemps été au cœur de notre enseignement, et elles nous donnaient ainsi un accès relativement aisé à l’altérité. Où se trouve maintenant cette altérité, dans l’éducation d’aujourd’hui ? Je crains que les options technologiques ou d’économie sociale censées se substituer à l’étude des langues anciennes ne servent qu’à embrigader une fois de plus les élèves dans la dictature du présent, en anesthésiant tout esprit critique vis-à-vis des idéologies dominantes. Or si l’érudition sert à quelque chose, c’est à faire entrer dans une altérité indispensable à la reformulation de notre vision du monde.
12Brigitte Chapelain : Nous abordons là la question de l’enseignement. Effectivement, il y a eu des liens encore réels voici quarante, ou cinquante ans, entre l’enseignement de la littérature et l’érudition. C’est une époque révolue. L’enseignement de la littérature paraît subir des difficultés chroniques au lycée, mais aussi à l’université. Comment vous voyez-vous cela ?
13William Marx : Il me semble qu’on est en train de sortir de cette crise dans l’enseignement du lycée. Des années 1990 jusque vers 2010, il y eut un modèle prégnant basé sur la théorie et la rhétorique, très abstrait, ayant pour effet d’évacuer tout rapport des textes littéraires avec une quelconque réalité. Dans cette optique, les textes étaient tous lus comme des constructions formelles. Quand on faisait lire un roman ou un extrait de roman à des élèves, plutôt que de les faire réfléchir sur l’intrigue, sur les références culturelles et historiques, sur les personnages et sur leur sentiment par rapport aux personnages, on demandait aux élèves d’expliquer quel était le système de narration, si l’on avait un narrateur, un métanarrateur, des énonciateurs, etc. Ces objectifs didactiques très formalistes issus de travaux théoriques, tels ceux de Gérard Genette en narratologie, ont rendu l’enseignement excessivement technique, faisant oublier que les textes étudiés à l’école parlent de quelque chose, et que l’auteur veut témoigner d’une histoire, transmettre une émotion, etc. On a ainsi inculqué aux élèves en particulier l’idée que le contenu même du texte est moins important que la technique utilisée pour le transmettre. Ce problème concerne toute l’école jusqu’au lycée. À l’université, il est tout à fait normal que la théorie littéraire et ses techniques soient enseignées. Dans le système scolaire, en revanche, l’important consisterait à faire de l’enseignement de la littérature un moyen d’enrichir l’expérience littéraire quotidienne, et non pas d’en dégoûter les élèves. On voit bien que les enfants adorent lire jusqu’au collège, mais après ce goût de la lecture se perd. C’est en grande partie lié à un enseignement de la littérature qui ne tient pas assez compte de la dimension de plaisir et d’esthétique et ne donne pas suffisamment aux élèves les références nécessaires pour comprendre les enjeux de ces textes. Tzvetan Todorov a bien développé ce point dans La Littérature en péril.
14Brigitte Chapelain : Si je comprends bien, on a d’une certaine manière quelque peu réduit au lycée l’analyse du texte littéraire à des techniques d’écriture et de communication sans tenir vraiment compte du contenu ?
15William Marx : Oui. On a voulu faire de l’enseignement du français un apprentissage des techniques d’écriture et de communication, au détriment de ce qui est le fondement même de la littérature, c’est-à-dire la transmission d’une expérience. L’enseignement de la littérature à l’école a aussi pour fonction de créer un commun. Car il y a dans cet apprentissage une dimension de socialisation. Il faut qu’il y ait un langage commun à toute une société. D’où l’importance d’avoir un canon. Il doit être possible d’en contester la composition, mais pas le principe ; on ne peut pas faire sans canon au niveau scolaire, en particulier un canon qui s’étende à l’échelle d’une société, d’une nation, voire au niveau européen. Il est essentiel qu’il puisse y avoir comme autrefois des références littéraires et des textes communs à l’intérieur d’une société, mais aussi entre les générations, c’est-à-dire que la grand-mère puisse faire répéter une fable de La Fontaine à sa petite-fille ou à son arrière-petite-fille. La Fontaine fait partie de ce canon indispensable. C’est le type même de l’auteur que l’on peut lire et étudier avec profit depuis l’école primaire jusqu’au Collège de France, et qui par là réunit toutes les générations, en donnant des références, des formules, des citations utilisables dans toutes les situations de la vie courante. La Fontaine sert à faire société. On pourrait évidemment trouver d’autres exemples.
16Brigitte Chapelain : Le stéréotype de l’érudit est souvent associé à l’accumulation. Est-ce que l’érudit est toujours du côté de la lecture et du stock ?
17William Marx : Ce serait une vision réductrice, car l’accumulation n’est pas neutre. Elle modifie les objets et leur donne une chance supplémentaire de survie. Certes, l’érudition peut parfois donner l’impression d’être un savoir uniquement pour soi, individuel. Il y a des gens qui accumulent un savoir et produisent très peu dans leur vie, ou jamais. Un bibliothécaire, un collectionneur peuvent aussi être de très grands érudits sans pour autant produire. Pourtant, en accumulant des objets, des documents, des livres, des œuvres d’art, le collectionneur permet de les conserver et de les transmettre d’une génération à l’autre. Même s’il n’y a pas transmission d’un savoir sous la forme d’un texte ou d’un enseignement, le collectionneur pratique aussi une transmission d’une génération à l’autre, d’une époque à l’autre – mais c’est une transmission de type matériel.
18Brigitte Chapelain : De quelle manière l’érudit est-il acteur ?
19William Marx : Il faut évoquer les deux aspects de l’érudition. Je rappelais tout à l’heure que la science moderne s’était construite contre l’érudition, à laquelle elle reprochait sa gratuité, l’accumulation du superflu, et l’absence de problématisation. L’érudition est en quelque sorte considérée comme un savoir pour le savoir, un savoir gratuit, une sorte d’obsession un peu névrotique d’accumulation, presque un stade anal du savoir… On oppose trop facilement l’érudition, qui accumulerait les connaissances de manière aveugle, et la science, qui, quant à elle, poserait les bonnes questions. En réalité, c’est l’érudition qui permet de poser les bonnes questions. On voit bien la difficulté des doctorants, au début de leur travail de thèse, à ne pas toujours savoir où aller chercher lorsqu’ils se posent une question. Il faut accumuler un certain nombre de documents et brasser assez large au début pour pouvoir trouver ceux qui vont répondre à la question posée. Et peut-être qu’au bout du compte vous n’allez pas trouver les documents permettant de répondre à la question que vous posiez, mais vous en découvrirez d’autres qui vont développer d’autres questions, et la question de départ devra être reformulée pour faire une place au savoir ainsi découvert. Le problème de l’érudition est donc bien la confrontation à une altérité, à une masse inconnue. C’est pourquoi le travail d’érudition, qui se déroule toujours sur la longue durée, n’est pas toujours compatible avec le calendrier de la recherche universitaire et scientifique, alors même que cette temporalité est absolument nécessaire. Je peux évoquer un exemple personnel de la découverte de documents et la révélation lumineuse qui s’en est suivie et a changé ma manière de penser. Travaillant sur la tragédie grecque, j’avais au début l’objectif de montrer comment nous la comprenons très mal, car notre conception littéraire moderne et philosophique du tragique n’a rien à voir avec ce qu’était réellement la tragédie au ve siècle avant notre ère à Athènes. Ce concept philosophique du tragique s’est en effet constitué à l’époque moderne chez les Allemands, comme l’opposition de l’homme et du destin et comme l’écrasement fatal du premier par le second. Or, les philosophes qui conceptualisent le tragique – Schelling, Hegel, voire Nietzsche – trouvent que parmi les trois dramaturges conservés, Euripide est le moins tragique : souvent, ses tragédies finissent bien, paradoxalement, et on le qualifie donc d’auteur décadent. Je regarde alors plus attentivement Euripide, et je constate qu’en fait ses tragédies nous ont été transmises, à la différence de celles de Sophocle et d’Eschyle, par deux canaux différents : d’abord un choix scolaire fait au iie siècle de notre ère par des grammairiens, qui choisirent pour Euripide une dizaine de pièces. Ces dix tragédies se retrouvent dans quantité de manuscrits, munis de commentaires par les érudits et les copistes. Mais il existe aussi, dans deux manuscrits, huit autres tragédies d’Euripide, qui ont comme particularité que leurs titres se suivent dans l’ordre alphabétique, d’epsilon à iota. Ces huit tragédies représentent une partie fragmentaire d’une édition complète et antique des œuvres d’Euripide. Dans l’Antiquité, en effet, on classait les œuvres complètes d’un auteur dans l’ordre alphabétique. Un fragment des œuvres complètes d’Euripide, c’est-à-dire quelques rouleaux, a été trouvé quelque part, et on l’a recopié. J’insiste sur le fait que ces huit tragédies n’ont pas été choisies : elles se retrouvent ensemble uniquement par le hasard de l’ordre alphabétique. J’ai trouvé cela tout à fait intéressant, et ai émis l’hypothèse que ces huit pièces puissent représenter à certains égards un échantillon statistique plus représentatif de l’ensemble des tragédies d’Euripide que ne le sont les dix pièces canoniques. En ce cas, que nous apprennent-elles ? Sont-elles différentes de celles qui furent transmises par le choix scolaire du iie siècle ? Je mène l’enquête et là, stupeur : en examinant le dénouement, je découvre que sur les dix tragédies d’Euripide transmises par la tradition, neuf finissent mal, alors que sur les huit pièces préservées aléatoirement sept se terminent bien. Bref, une proportion totalement inverse. Je n’avais absolument pas prévu un résultat si contrasté, et j’ai été vraiment sidéré. Naturellement, à partir de ce moment, on se dit qu’il faut réorienter totalement ses propres questionnements, reconsidérer tout le problème, aller compléter l’enquête par l’examen des fragments des autres pièces d’Euripide, ceux des pièces de Sophocle, repérer dans les tragédies conservées celles dont la fin est positive ou négative, etc. On se rend compte alors qu’effectivement une bonne moitié des pièces de ces auteurs finissaient bien, contrairement à toute notre idée du tragique. Cela oblige à relire la Poétique d’Aristote et à poser des questions nouvelles. Voilà le type même de résultat qui n’était pas du tout prévu à l’origine de l’enquête. Voilà comment de nouvelles données, apportées par un travail d’érudition, obligent à reconsidérer sous un jour nouveau tout un pan de la réalité que l’on croyait jusqu’alors bien établi.
20Brigitte Chapelain : C’est un excellent exemple de la nécessité de l’érudition à l’avancée de la recherche.
21William Marx : Je n’étais pas le premier à dire qu’on avait mal compris la tragédie, mais là j’avais trouvé un argument inédit, simplement parce que je m’interrogeais sur la question de la transmission et de la tradition des œuvres antiques jusqu’à nous. L’érudition consiste non pas à prendre le savoir tel qu’il nous est donné par l’école, mais à aller voir ailleurs. Il y a une sorte d’autojustification du canon par l’école. L’érudition oblige à remettre en question la tradition et le canon, à comprendre comment cette tradition s’est constituée. Nous constatons ainsi que les canons servant d’appui à un enseignement ne sont que la partie émergée d’un iceberg, et la plongée en archive révèle parfois une masse immergée d’allure très différente.
22Brigitte Chapelain : Votre ouvrage Le Tombeau d’Œdipe montre également les risques de certaines formes d’érudition. Toute une tradition de gloses, d’interprétations et d’analyses a été faite et finalement a produit une conception erronée du tragique. Si vous n’étiez pas revenu aux manuscrits, l’érudition accumulée n’aurait rien fait bouger.
23William Marx : Effectivement, l’érudition consiste toujours à aller puiser à la source, c’est-à-dire à ne pas se contenter de la seconde main, exactement comme le fait le bon journaliste. Pour le coup, les techniques sont les mêmes : ne pas se contenter des discours, mais aller toujours revérifier. C’est un travail à refaire sans cesse. Le temps manque souvent pour ces vérifications, alors qu’elles sont essentielles. L’érudition en principe vise toujours à un certain point à se dépasser elle-même, en revisitant les traditions déjà constituées. Il s’agit de soumettre ces transmissions à un examen critique.
24Brigitte Chapelain : Quel est le regard porté finalement par les enseignants-chercheurs sur l’érudition dans votre discipline ?
25William Marx : Comme je le disais, il s’est opéré plus ou moins un changement de paradigme : nous sommes passés d’une réflexion très théorique à une vision plus historique. L’érudition telle qu’elle existe aujourd’hui en littérature est malgré tout différente de celle qui existait avant. On n’est plus à l’époque de Raymond Picard. Par exemple, aujourd’hui l’érudition de l’histoire littéraire a pris en compte les acquis de la problématisation théorique. Il n’y a donc plus ce face-à-face de la théorie et de l’histoire qui était typique des années 1960.
26Brigitte Chapelain : C’est-à-dire ?
27William Marx : Il me semble intéressant de toujours remettre toute théorie dans un contexte. J’en défends souvent l’idée. L’approche théorique prétend porter un point de vue de Sirius sur les objets, alors qu’en fait ce regard est nourri par l’histoire des idées, toujours en évolution. Par exemple, la théorie formaliste, à partir des années 1960-1970, s’est présentée comme étant le nec plus ultra du regard sur la littérature. Dans la réalité, on peut retracer l’histoire de cette notion de forme dans la littérature, d’où est sortie la critique formaliste. C’était le sujet de ma thèse de doctorat. Souvent dans mon travail, j’essaie de faire l’histoire de la théorie, c’est-à-dire de montrer les différentes conceptions des œuvres littéraires, de la littérature, des fonctions de la littérature, du statut de la littérature et des écrivains, en évolution et en variation constantes d’un siècle à l’autre, ou même sur quelques décennies. Il est très remarquable que certains produits de la théorie littéraire des années 1970 nous soient maintenant, cinquante ans plus tard, presque totalement illisibles, comme tombés d’une autre planète.
28Brigitte Chapelain : Certains étaient déjà illisibles à leur époque…
29William Marx : Surtout qu’il y avait à cette époque une prétention à l’illisibilité : plus on était illisible, plus on paraissait intelligent.
30Brigitte Chapelain : Ce n’était pas de l’érudition ?
31William Marx : Ah non ! C’était de l’anti-érudition. C’était l’idée que l’intérêt, la profondeur d’une pensée se mesurait à la complexité d’une expression. Certains critiques ont fait carrière là-dessus. Il y avait de grands modèles dans la philosophie et la psychanalyse – des noms viennent facilement à l’esprit. Mais on peut faire l’histoire de ces théories et de ces systèmes ; c’est cela qui m’intéresse. Je ne veux pas dire que l’histoire aura le fin mot dans la conception de l’œuvre littéraire, mais depuis que j’ai commencé mes propres travaux je crois important, et encore maintenant, de réfléchir sur les théories successives de la littérature. Ces différentes conceptions peuvent précisément nous aider à penser d’une autre manière la littérature.
32Brigitte Chapelain : Vous occupez la chaire Littératures comparées au Collège de France. Dans les littératures comparées, l’érudition est non seulement pluridisciplinaire, mais est aussi traversée d’une très grande diversité culturelle.
33William Marx : Il est vrai que nous avons tendance à considérer l’érudition uniquement sur le mode historique, et non pas sur le mode géographique. Or il faut voir les deux. Nous vivons dans un espace-temps, cet espace-temps détermine une variabilité culturelle, et fonctionne selon les deux axes de coordonnées : vertical et horizontal, l’axe du temps et celui de l’espace. La littérature comparée a pour ambition de décrire cette variabilité. Certes, il y a différentes manières de faire de la littérature comparée. J’essaie sur cette chaire de rechercher l’altérité au-delà de l’apparence unificatrice des textes. En effet, l’approche ordinaire des textes consiste à mettre sur le même plan, dans une librairie et dans les pratiques de lecture, textes traduits et textes français originaux, textes anciens et textes contemporains. On peut lire Virgile, on peut lire un auteur japonais, indien ou africain, comme si c’était quelqu’un qui écrit pour nous. Or, les choses sont un peu plus compliquées que cela : faire un travail scientifique et érudit, informé, c’est précisément aller voir le contexte dans lequel les livres sont écrits et savoir que, dans telle époque ou telle culture parfois très lointaines, ceux-ci ont une autre valeur que celle que nous leur attribuons aujourd’hui. De ce point de vue, l’éloignement géographique vaut l’éloignement temporel. Et c’est très utile quand on fait de l’érudition, parce que l’un des objectifs de l’érudition consiste à essayer de reconstituer des mondes, dont une bonne partie est en fait définitivement perdue. Là, il faut apprendre la modestie. Reconnaître qu’on ne sait pas tout. Six cents tragédies ont été représentées au ve siècle avant notre ère à Athènes, peut-être même davantage, et nous n’en avons conservé que trente-deux complètes. Il ne faut donc pas être trop péremptoire sur notre connaissance ; il faut toujours dire « sous réserve de », « sous bénéfice d’inventaire », car nous ignorons tellement de choses, et toute affirmation doit être soumise effectivement à cette sorte de doute et d’incertitude.
34Pour le comparatiste, l’éloignement géographique est un paramètre intéressant. Les ethnologues savent que pénétrer dans une société différente demande un travail d’information énorme. Et j’ai donc essayé d’utiliser l’éloignement géographique et culturel pour poser des questions plus pertinentes sur des œuvres ou des mondes perdus. C’est ainsi par exemple qu’on peut interroger l’axe temporel par l’axe géographique, comme je l’ai fait avec le théâtre nô : le nô propose en effet une forme théâtrale qui formellement ressemble beaucoup à la tragédie grecque, avec un chœur, une dimension rituelle, la présence du masque, d’un très petit nombre d’acteurs, la danse, un orchestre. Comme les tragédies à Athènes, les nôs sont traditionnellement représentés en série, au long d’une journée. Il y a cependant une grosse différence : de la tragédie grecque, nous avons à peu près tout perdu, nous en savons très peu, et nous nous interrogeons encore sur les rituels accompagnant les grands festivals athéniens, la présence d’un autel sur le théâtre, les modalités de vote des jurys, etc., car il reste de nombreuses zones d’ombre. Pour le nô, c’est très différent ; le nô est une forme de théâtre créée au xive siècle, et les familles des créateurs du nô se transmettent entre elles les traditions. À la différence de la tragédie grecque, nous pouvons avoir accès à des archives considérables qui nous informent sur ce théâtre. Utiliser le savoir que l’on peut acquérir dans des cultures différentes, mais qui sont nos contemporaines, permet ainsi d’interroger en miroir des cultures perdues, éloignées dans le temps.
35Ces deux formes d’érudition peuvent se compléter.
36Brigitte Chapelain : C’est un des aspects de la diversité culturelle : comprendre l’autre, parfois éloigné, pour mieux apprendre de soi.
37William Marx : Et l’accès à cette diversité et à cette altérité est toujours le produit d’un effort, d’une énergie. La facilité consisterait à se contenter de son écran. Il faut au contraire prendre conscience que ces textes ou ces documents viennent d’un autre monde, et s’obliger à s’informer sur ce monde-là. Ce n’est pas parce que nous avons le monde à portée de clic que nous accédons à la réalité de ce monde. Cela demande un effort.
38Brigitte Chapelain : Lorsqu’on évoque l’influence de l’érudition sur la fiction littéraire, deux axes se dégagent : la fictionnalisation de l’érudition et l’intégration de l’érudition dans la fiction.
39William Marx : Entre l’érudition et la littérature, la tension est énorme. Ce sont comme deux pôles opposés. Au xixe siècle, au moment où se constitue notre conception moderne de la littérature, l’érudit est vu par l’écrivain comme un personnage de peu d’intérêt. Les figures d’érudits, disons jusqu’à Proust ou même Sartre (pensez à l’autodidacte dans La Nausée), sont des figures toujours un peu ridicules par rapport à la figure de l’artiste. Il n’y a qu’à voir l’opposition chez Proust entre Brichot le sorbonnard et Bergotte l’écrivain ou Elstir le peintre. Brichot est un être risible, qui n’est pas sauvable, alors qu’évidemment Bergotte et Elstir représentent pour le narrateur un pôle d’attraction. On trouverait la même chose chez d’autres auteurs. Sous la figure de l’érudit, la littérature du xixe et du début du xxe siècle veut incarner et ridiculiser l’ancien régime de la littérature, celui des belles-lettres, qui existait avant la création du concept moderne de littérature : les belles-lettres des xviie et xviiie siècles fusionnaient le savoir humaniste et l’écriture artistique, ce que s’interdit justement l’écrivain moderne. L’écrivain moderne est censé puiser dans son propre fonds, dans sa propre expérience intime, non dans un savoir extérieur. Au cours du xxe siècle toutefois se produit une évolution du paradigme, avec des écrivains comme Jorge Luis Borges. Borges opère une sorte de mise à distance du paradigme littéraire, une réflexion au second degré sur ce qu’est la littérature, qui réhabilite l’érudition. Umberto Eco a beaucoup popularisé cette évolution – il a inventé, en gros, le roman érudit avec Le Nom de la rose et Le Pendule de Foucault –, puis d’autres ont suivi. Maintenant, on croule sous les romans policiers érudits, historiques, les Arturo Pérez-Reverte et les épigones d’Umberto Eco. Parallèlement, il y a eu dans la littérature une réhabilitation du savoir humaniste et de l’érudition. On en a un très beau cas avec Pascal Quignard, un auteur extrêmement érudit, humaniste, qui réintroduit un savoir ésotérique à l’intérieur de ses œuvres et ses essais. On pourrait en dire autant de Pierre Michon. On peut aujourd’hui percevoir le retour d’un savoir humaniste et érudit, considéré positivement, à l’intérieur de la littérature.
40Brigitte Chapelain : Que pensez-vous qu’apportent toutes les technologies du numérique aux pratiques érudites, en particulier la constitution des stocks d’informations et de savoirs et l’accès à ceux-ci ?
41William Marx : Chaque jour, chaque heure, transforme la quantité de livres, de documents accessibles. La croissance est extrêmement rapide, c’est extraordinaire ! Il y a tellement de textes maintenant en ligne, ceux qui sont immédiatement contemporains, mais aussi d’autres plus anciens ; c’est une merveille pour le chercheur. Pour autant, tout n’est pas facilement accessible. Quand on cherche un livre, il n’existe pas de base universelle permettant de se repérer, il faut investiguer dans différents endroits, catalogues, bibliothèques, qui ne sont pas toujours bien organisés. Alors que le catalogue de la Bibliothèque nationale de France est très bien classé et hiérarchisé, Gallica, pourtant réalisé par la même équipe, est un exemple du fouillis des grandes bases de données : il n’est pas aisé d’y trouver les documents qu’on cherche. Google Books, quant à lui, propose beaucoup de textes numérisés, mais souvent inaccessibles et réservés à la recherche de citations. Il existe aussi des bases pirates, qui numérisent des textes sous droits. Il est indispensable de développer des formations pour se débrouiller dans cette jungle, pour les étudiants, les doctorants et peut-être surtout les chercheurs confirmés, qui ne sont pas toujours au fait de ces nouveaux outils. Mes propres doctorants m’ont beaucoup appris sur le sujet !
42On peut surtout noter deux problèmes. On peut en premier lieu avoir l’impression que tout a été numérisé, or ce n’est pas le cas. Si une référence n’apparaît pas dans les recherches, le danger est de croire qu’elle n’existe pas. Une partie assez faible des fonds des bibliothèques et des archives a été numérisée. Nous devons quand même continuer à aller en bibliothèque et à faire des recherches, c’est indispensable. Sans doute peut-on espérer des campagnes de numérisation plus importantes, à condition toutefois qu’on y joigne les métadonnées nécessaires, ce qui est très coûteux. Autre point, sans doute plus grave : nous ne disposons pas toujours des certificats nécessaires pour prouver l’exactitude du texte qui nous est présenté. Avec des textes numérisés sous format photographique, pas de problème, la source est vérifiable directement. Mais lorsque des textes ont été numérisés sous format texte, faciles d’accès, comme sur Wikisource, il ne faut pas oublier qu’il est extrêmement facile de les trafiquer, d’y laisser des erreurs lors de la numérisation, et un travail de vérification du texte est toujours indispensable. Les erreurs pullulent dans les textes numérisés. Le travail de l’imprimerie, de l’édition scientifique et des collections savantes nous donne des garanties sur l’authenticité d’un texte grâce à l’érudition qui permet d’établir le texte. C’est ce travail qu’il faut poursuivre en revenant toujours aux sources. Il manque une sorte de certificat d’authenticité des textes en ligne. C’est encore à inventer. Tant qu’un tel certificat n’existera pas, le texte numérisé accessible en ligne pourra toujours se montrer un outil très pratique pour avancer facilement et rapidement dans les recherches, mais il n’empêche qu’au bout du compte, il faudra revenir à des textes au format image, c’est-à-dire aux bibliothèques. Car revenir à des images en dernier ressort, c’est revenir à l’imprimé, parce que nous savons que l’imprimé traditionnel respecte certaines règles. La « Bibliothèque de la Pléiade », comme les collections savantes de textes antiques, telle la collection Budé, propose des textes à l’exactitude garantie – et pourtant on y trouve parfois des erreurs et des coquilles. Donc je préfère parfois finalement, au bout d’une recherche, avoir accès directement à l’édition papier ou à une image PDF ; le texte numérisé n’est en quelque sorte validé que lorsque je dispose de l’image de l’imprimé. C’est dire que nous vivons encore sur des modalités anciennes, parce que nous n’avons pas pour le texte purement numérique des protocoles suffisants de validation d’authenticité. Nous n’avons pas de collection en ligne qui nous garantisse l’authenticité d’un texte numérique.
43Brigitte Chapelain : Et pour les manuscrits numérisés, la visibilité est-elle bonne ?
44William Marx : Oui. Je travaille beaucoup sur les manuscrits de Valéry, par exemple. J’ai édité les Cahiers de Valéry, et maintenant j’édite les cours de Poétique donnés par Valéry ici même, au Collège de France, entre 1937 et 1945. C’est uniquement sur manuscrit, ce sont des notes. Quand la BNF fait des copies de ces manuscrits, la qualité est évidemment excellente. Même les photographies que l’on peut faire avec un simple téléphone, sur autorisation, sont d’une très bonne qualité, parfois meilleure que la lecture sur place : on peut agrandir comme on veut, donc c’est assez extraordinaire, la photographie, la numérisation, c’est l’avenir de documents qui sont extrêmement fragiles. Ainsi les documents écrits au crayon finissent à la longue par s’effacer. Quand on photographie, on conserve un état du document, on le stabilise. Après se pose la question de la pérennité du support. Le parchemin traverse les siècles. Ça m’amuse quand j’entends parler de « vieux parchemins fragiles ». En réalité, les vrais parchemins, ceux qui sont faits à partir de peaux d’animaux, résistent à tout. Rien n’est plus solide. On peut même y retrouver des textes qui ont été grattés, effacés et sur lesquels on a réécrit, c’est dire ! Mais le papier aussi, quand il est de bonne qualité, peut résister aux outrages du temps. Les livres sont extraordinairement permanents à travers les siècles. Le problème des outils numériques, c’est qu’ils sont dépendants d’une énergie électrique, ils sont dépendants de mises à jour continuelles pour être convertis dans les systèmes nouveaux qui ne cessent d’apparaître, et les bases de données exigent une maintenance permanente. Cette nécessité d’un entretien constant est une vraie fragilité du numérique, et c’est assez inquiétant en cas de crise.
45Brigitte Chapelain : Le numérique a-t-il changé les modalités d’échanges et de relations entre érudits ?
46William Marx : J’aurais répondu différemment à la question avant le confinement. Le passage à la visioconférence, que nous vivons pendant le confinement, va évidemment perdurer. Après, est-ce que cela change fondamentalement les choses ? Je ne crois pas. Au bout du compte, nous sommes tous passés à une correspondance par courriels. La république des lettres, celle dont parlait Marc Fumaroli, qui vient juste de disparaître, cultivait depuis le Moyen Âge une tradition épistolaire, et depuis les xvie et xviie siècles, depuis l’époque humaniste, ces échanges sont devenus fondamentaux à la vie et au développement du savoir. Les lettrés ont créé une république européenne avant même qu’elle n’existe sur le papier. Ils parlaient latin entre eux, tandis que maintenant c’est plutôt l’anglais la langue de communication.
47Brigitte Chapelain : Et maintenant ?
48William Marx : Il y a des réseaux sociaux comme Academia qui permettent de contacter des universitaires travaillant sur des sujets proches. Il y a aujourd’hui (et a fortiori avec le confinement) une capacité à faire communauté scientifique à distance qui est absolument incroyable – mais en vérité, cette capacité a toujours été là. Le numérique a rendu les choses plus faciles, bien plus qu’il n’en a changé l’esprit. L’idée d’une république savante, d’une république des lettres, est bien antérieure à la révolution numérique, et l’on pourrait même soutenir que la révolution numérique est en partie le produit de la république savante mondiale : les outils du Web ont d’abord été des outils scientifiques, inventés à l’Organisation européenne pour la recherche nucléaire (CERN), et dans les années 1990 c’est sur les campus universitaires que le courrier électronique a commencé d’être largement utilisé. Les lettrés et les savants ont été à l’avant-garde de ce mouvement.
49Toutefois, ce n’est pas parce que nous avons par la grâce d’un clic l’accès au monde entier que celui-ci vient à nous facilement. Qui fait l’effort d’aller regarder ce qui se passe ailleurs, je ne dis pas même à l’autre bout du monde, mais juste dans un autre pays européen ? L’usage ordinaire d’Internet, conçu idéalement comme une ouverture au monde, a permis finalement aux gens de retrouver ceux qui pensent comme eux et de créer des communautés, des bulles idéologiques où l’on se retrouve entre soi. Il y a donc un effet de fermeture, et non pas d’ouverture. Un mouvement comme celui des gilets jaunes est typiquement le produit des réseaux sociaux : sans ces derniers, jamais sans doute les gens n’auraient pris conscience qu’ils pouvaient faire nombre malgré leur isolement dans les campagnes. On cherche le plus souvent sur Internet à retrouver son semblable, et non pas l’altérité. Pourtant, il serait tellement simple, même si l’on ne parle que le français, de regarder les journaux suisses, belges, canadiens ou africains. Et pour peu qu’on parle une langue étrangère, en particulier l’anglais, alors on a accès à une masse d’information considérable, et à des points de vue totalement différents sur l’actualité. Même si l’on ne s’intéresse qu’à la France, regarder ce qui se dit sur la France depuis les États-Unis, depuis le Japon, depuis d’autres pays européens, permet de relativiser un certain nombre de discours. Très peu de gens le font, car une telle démarche demande un effort, et Internet n’est pas fait pour favoriser ce rapport à l’altérité. Au contraire, tout est conçu dans les moteurs de recherche et les réseaux sociaux pour vous refermer sur vos requêtes antérieures et ne jamais vous apporter rien de nouveau. Dans les bibliothèques, en revanche, il se passe le contraire : vous regardez une étagère, vous êtes toujours confronté à l’altérité, vous découvrez des livres dont vous n’imaginiez pas l’existence. Entre une librairie physique et une libraire en ligne, on retrouve le même phénomène, la même différence : la librairie du coin de la rue vous fait découvrir des livres que vous ne cherchiez pas, tandis que la librairie en ligne ne vous apporte que ce qu’on suppose que vous attendez. Comme la langue d’Ésope, Internet est la meilleure et la pire des choses. Les bases de données sont d’une richesse extraordinaire, mais les systèmes qui permettent d’y accéder vous enferment dans le déjà connu ou dans le prévisible. Il faudrait imaginer des moteurs de recherche différents qui vous apporteraient sans cesse du nouveau, de l’inattendu.
50Brigitte Chapelain : Est-ce que vous voyez se développer avec le numérique de nouvelles formes d’érudition ?
51William Marx : Pour le coup, la numérisation des textes fait que des recherches qui auparavant auraient demandé des années de recherche, une vie complète, maintenant se font en quelques clics. En cherchant les occurrences d’un mot dans un corpus donné, vous avez tout de suite des résultats, des chiffres, des statistiques, même si ce n’est pas toujours facilement exploitable.
52Brigitte Chapelain : Par exemple, vos recherches sur l’intertextualité…
53William Marx : Oui, l’intertextualité, justement. Dans mon premier cours au Collège de France, « Construire, déconstruire la bibliothèque », j’ai travaillé sur les occurrences de l’expression « les étoiles nouvelles ». Il s’agissait pour moi juste d’une digression. Dans ce cas, Internet m’a été utile pour trouver en quelques instants ces occurrences dans différentes langues. Les bases de données permettent d’accomplir en un éclair des recherches menées autrefois avec des fiches manuscrites accumulées toute une vie durant, au bout desquelles on pouvait enfin soutenir sa thèse d’État. Aussi ce type de recherche est-il un peu dévalué maintenant ; le chercheur est obligé d’aller un peu plus loin, ce qui n’est pas si mal. Récolter les données ne suffit pas, il faut savoir interpréter et poser les bonnes questions.
54Brigitte Chapelain : Avec le numérique, les jeunes pratiquent de nouvelles formes d’expression (jeux vidéo, fan-fictions, webséries, machinimas, etc.) et échangent des techniques, des coups, travaillent autour des personnages, inventent des histoires, des dialogues. Ne pensez-vous pas qu’il y a là chez ces jeunes amateurs presque experts de nouvelles formes d’érudition ?
55William Marx : Pour ma part, j’appartiens encore à une génération qui a connu le monde non virtuel. Les générations plus récentes parfois se contentent du virtuel et ne connaissent presque que lui. Je ne pratique pas les jeux vidéo, mais je sais qu’ils concernent une partie importante de la jeunesse, jusqu’aux trentenaires et quarantenaires. Il y a là, j’en suis persuadé, des expériences de la fiction et de la communauté en ligne qui demandent des analyses approfondies. Certains pourraient avoir tendance à mépriser ce type d’expérience, mais ce n’est pas mon cas. Je reconnais seulement mon ignorance en ce domaine. Un jour peut-être devrais-je faire l’effort d’entrer dans ce monde et de voir ce qui s’y passe, ne serait-ce que parce que ces mondes numériques sont des concurrents directs de la littérature, de l’expérience fictionnelle. Il y a l’expérience littéraire, il y a eu le théâtre, le cinéma, et maintenant il y a les jeux vidéo.
56Brigitte Chapelain : Vous évoquiez au début de notre entretien la présence d’érudits amateurs à côté des érudits professionnels. Pourriez-vous nous en dire davantage à ce sujet ?
57William Marx : On songe tout de suite à des figures telles que celle de Philippe Ariès, historien amateur dont les recherches ne le qualifièrent à entrer à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) qu’un an avant l’âge de la retraite ! Plus généralement, les sociétés savantes et historiques locales ont joué un rôle important dans l’exploration des archives disséminées sur tout le territoire, et leur travail a servi d’amorce à bien des enquêtes globales menées par des historiens professionnels. Je me souviens d’un beau discours prononcé par Ernest Renan en 1889 pour rendre hommage à toutes ces sociétés savantes réunies en congrès à Paris. En littérature, les sociétés d’« amis » des auteurs, comme on les appelle traditionnellement, effectuent des recherches et apportent aux chercheurs universitaires un soutien dont ils pourraient difficilement se passer. J’ai longtemps participé à une édition des Cahiers de Valéry, que j’ai du reste finalement dirigée, où au moins la moitié de l’équipe était constituée de chercheurs bénévoles et passionnés, capables d’apporter à la lecture de ces textes difficiles leurs compétences variées : médecins, mathématiciens, physiciens, spécialistes de cultures étrangères, etc. Aujourd’hui, la bureaucratisation croissante des équipes de recherche universitaires rend moins facile ce type de collaboration : le professeur du second degré est supposé se contenter d’enseigner, et ses velléités de contribuer au développement de la recherche ne sont considérées ni par sa propre administration ni par celle de la recherche et de l’enseignement supérieur. Les fonctions sont de plus en plus cloisonnées. Du reste, les tâches professionnelles de base nous accaparent de plus en plus, et le temps libre qui nous reste est disputé par tous les écrans : où l’amateur pourra-t-il désormais trouver le loisir de se consacrer à l’érudition ? Les collectionneurs privés de manuscrits et d’éditions rares jouent cependant un rôle non négligeable pour aider aux recherches visant à éditer des textes littéraires. En prêtant ou en montrant généreusement aux chercheurs leurs précieuses collections, ils perpétuent cette sociabilité savante qui fait fi de la différence des conditions et des situations professionnelles.
58Brigitte Chapelain : Est-ce que l’érudition est une des dernières libertés ?
59William Marx : Ah oui ! Tant qu’elle nous sera accordée par l’université… C’est une première manière de répondre à la question. Je soutiens le mouvement de la « slow thought » (comme la slow food s’oppose au fast-food), c’est-à-dire la pensée qui prend du temps, les thèses qui se soutiennent avec une certaine maturation. De nos jours, les thèses se font dans l’urgence, et tous les projets de recherche financés par l’Agence nationale de la recherche doivent se mener sur trois ans : il faut des résultats immédiats, ce qui est une absurdité… Le temps de l’érudition n’est pas en phase avec le calendrier du financement de la recherche. Heureusement, une partie de l’érudition n’a pas besoin de beaucoup de financement. L’utilisation des bases de données coûte certes beaucoup moins cher que la réalisation d’une expérience de biologie ou de physique, mais il y a néanmoins besoin de temps, et le temps est la denrée la plus rare de l’universitaire, du savant. Ces libertés-là de faire de l’érudition nous seront-elles encore données ? Là est le problème. Au Collège de France, je n’ai pas à me plaindre, je suis bien loti, mais ailleurs la situation n’est pas si rose, et elle a plutôt tendance à empirer.
60D’un point de vue plus fondamental, l’érudition est une liberté puisqu’elle permet de sortir du monde où nous sommes, c’est-à-dire de sortir d’un cadre et d’une façon de penser. Elle donne accès à un autre monde, dans lequel nous sont vraiment offerts des espaces d’innovation, de liberté, de fiction, d’imagination, de sensibilité et d’émotion nous permettant d’échapper aux diktats du quotidien. Telle serait la seconde façon de répondre à votre question. En ce sens, l’érudition est une drogue, il y a là une addiction possible. On voit bien que ce qui est toujours reproché à l’érudit, c’est d’être absorbé dans son travail, d’être dans un autre monde un peu comme le gamer sur sa console. Je connais de tels érudits, j’en fréquente au Collège ou ailleurs. Celui qui travaille uniquement sur des inscriptions grecques ou latines ou dans le monde égyptien peut n’en sortir jamais, tant il y trouve de plaisir. Pour ma part, au bout d’un moment je trouve un peu dommage de ne pas chercher à interroger le monde contemporain à partir de ce savoir qu’on a accumulé, de le garder uniquement pour soi, comme si le monde ancien ou lointain ne pouvait pas servir à éclairer le nôtre. J’aurais plutôt tendance – c’est ma façon de faire, je suis comparatiste – à utiliser cette connaissance-là pour essayer ensuite de l’appliquer au monde contemporain et formuler des interrogations me permettant de le mettre à distance. Mais je peux comprendre et même partager cette addiction procurée par l’érudition, qui consiste à plonger dans une sorte de grand roman du monde lointain.
61Brigitte Chapelain : Marc Fumaroli est mort hier, c’est un érudit qui disparaît…
62William Marx : Il fait partie, me semble-t-il, de ceux qui ont totalement revisité l’histoire littéraire. Il avait repris à la Sorbonne la chaire de Raymond Picard, l’adversaire de Roland Barthes, mais Marc Fumaroli a fait évoluer l’histoire littéraire dans un sens très différent de son prédécesseur.
63Tout son travail sur la rhétorique au xviie siècle, l’époque classique, a reformulé entièrement la conception de l’histoire littéraire en se focalisant non pas sur la biographie des auteurs, sur la vie et l’œuvre, etc., mais sur une histoire des contextes sociaux de communication. Une telle mise en contexte discursif des textes littéraires n’avait pas été proposée auparavant. Marc Fumaroli a développé une nouvelle conception de l’histoire de la littérature fort éloignée de l’histoire littéraire pratiquée par Gustave Lanson. Sans doute a-t-il parfois exprimé en tant qu’intellectuel engagé des positions un peu conservatrices mais, dans la pratique, son approche de la littérature du xviie siècle était vraiment novatrice ; il faut en être conscient. En dehors de ses prises de position sur la politique culturelle, il a par ailleurs développé une réflexion de type comparatiste : son ouvrage sur les relations culturelles entre la France et les États-Unis, Paris-New York et retour, est un grand livre. Il est sorti de son domaine initial de compétence, a fait des recherches absolument fascinantes sur la façon dont l’art européen a été importé aux États-Unis et s’est retrouvé avec l’Amérique du xxe siècle dans un tout autre contexte que la France de l’Ancien Régime : il s’agit là vraiment d’un grand livre de comparaison, assez extraordinaire de la part d’un historien de la littérature classique, quand on sait que nombre d’historiens français de la littérature avaient et ont parfois encore des préjugés anticomparatistes. Peut-être Marc Fumaroli aurait-il lui-même récusé le terme de comparatisme, mais je trouve que cet ouvrage prenant en compte les contextes idéologiques différents de l’Europe et des États-Unis est d’une teneur véritablement comparatiste. De façon générale, l’histoire littéraire que Fumaroli pratiquait avec une grande intelligence s’intéresse aux conditions de production du discours, ce qui était assez nouveau. Cet immense érudit savait interroger différemment la littérature ; de fait, il n’a pas reproduit les schèmes de l’érudition dans lesquels il croyait ou prétendait s’inscrire ; il les a en réalité largement renouvelés. Et une bonne partie de l’histoire littéraire telle qu’elle est pratiquée aujourd’hui sur les siècles classiques reste très marquée par ses travaux, la dimension d’histoire de la rhétorique y est encore extrêmement présente. Il serait peut-être souhaitable du reste que les historiens de la littérature des siècles classiques songent désormais à renouveler leur propre discours et à compléter le paradigme rhétorique dominant par d’autres éléments, d’autres paramètres.
64Brigitte Chapelain : Est-ce que demain vous voyez d’autres chercheurs de ce type, de cette dimension-là ?
65William Marx : J’ai bon espoir. L’idéal, pour une chaire du Collège de France par exemple, ce serait quelqu’un capable de combiner une érudition et des bases philologiques solides à une interrogation métadiscursive sur les données mêmes de son érudition et de son savoir. Ça se trouve, je pense : il y a bien sûr Antoine Compagnon, il y en a d’autres… Il y a beaucoup de gens extrêmement érudits. Je suis fasciné, notamment, par les dialogues que je puis avoir avec des auditeurs du cours, soit présents physiquement, soit à distance, qui me suivent et m’écrivent, et je suis étonné par l’étendue de leur savoir, qui m’est fort utile et me sert à relancer ma propre réflexion. L’érudition fonctionne aussi dans une dimension collective : c’est ce que Roland Barthes essayait de théoriser dans un beau texte sur le fonctionnement du séminaire académique.
66Brigitte Chapelain : Vous avez donc des échanges avec le public du Collège ?
67William Marx : Bien sûr. Il me donne des références. Il m’apprend beaucoup. Il est vraiment important d’avoir ce type de dialogue, celui que j’avais avec les étudiants à l’université. Certes, ici le public est différent : les collègues y sont nombreux, les érudits amateurs également. Le dialogue n’a pas lieu pendant le cours, comme à l’université, et c’est un peu dommage, mais le numérique permet aux auditeurs de prendre contact avec moi facilement. Même si je continue, avec beaucoup de plaisir, à recevoir des lettres…
Mise en ligne 23/04/2021