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Article de revue

Fusions globales, effusions locales. Festivals et mondialisation

Pages 51 à 58

Notes

  • [1]
    Cette appellation désigne ici les festivals qui rassemblent plus de 70 000 spectateurs sur un maximum de 4 jours et pour un minimum de 50 concerts.
  • [2]
    Glastonbury, Reading et Leeds en Angleterre (150 000 spectateurs chacun), Sziget en Hongrie (400 000 spectateurs), Rock en Seine (100 000 spectateurs) et les Vieilles Charrues (250 000 spectateurs) en France.

1Ces dernières années, la recherche sur les festivals a accompli des progrès à mesure que la « festivalisation de la culture » (Négrier, 2015) connaissait un essor à la fois qualitatif et quantitatif. Il y a encore quelques années, la connaissance sur ces événements restait marquée par trois caractéristiques : une logique monographique (Autissier, 2008 ; Négrier, Djakouane et Colin, 2012) ; une approche centrée sur les enjeux économiques, gestionnaires (Maughan et Bianchini, 2004 ; Bonet et Schargorodsky, 2012) ou d’attractivité touristique (Anderson et Getz, 2009) ; une réflexion sur la place des festivals dans le champ des politiques culturelles (Négrier, Bonet et Guérin, 2013). D’autres perspectives sont apparues, avec notamment le croisement de ces différentes dimensions avec des enjeux plus artistiques ou esthétiques (Maughan, Newbold, Jordan et Bianchini, 2015). Parallèlement, l’intérêt pour le caractère multidimensionnel de l’événement festivalier a ouvert sur des questions concernant le rapport entre festival et espace public (Delante, Giorgi et Sassatelli, 2011). Toutes ces recherches montrent que l’événementialisation de la culture est un phénomène mondial, et les qualités propres que les différents opérateurs prêtent à l’événement en termes de médiatisation, d’hybridation des pratiques sociales, culturelles et de consommation, d’émulsion collective vécue positivement. Mais il découle aussi des transformations dans le rapport à la culture, fait de présentisme, d’éclectisme et de socialisation amicale ou de pairs (Négrier, 2017).

2Dans cet article, nous proposons d’abord une réflexion sur les liens, à la fois logiques et paradoxaux, qui unissent festivalisation et mondialisation en prenant appui sur les résultats de notre comparaison internationale de 2011 (Bonet, Guérin et Négrier, 2013). Nous approfondirons ensuite cette réflexion à travers l’exemple singulier des Eurockéennes de Belfort dont l’enquête répétée au fil des ans (Djakouane et Négrier, 2012 ; 2014 ; 2017) illustre autrement les logiques à la fois locales et globales de ce qu’on pourrait appeler des festivals « mondiaux ».

Festivalisation et mondialisation : un lien paradoxal

3L’identification d’une catégorie « mondiale » de festival est à la fois logique et paradoxale.

4Elle est logique, dans la mesure où par leur histoire, les festivals ont, plus que d’autres entreprises culturelles, été les leviers d’échanges artistiques au-delà des frontières nationales (Falassi, 1987). La programmation des festivals reste aujourd’hui un puissant outil de circulation des artistes, de partage de goûts et de coopérations entre acteurs, bien plus que les institutions locales et nationales permanente des villes et des saisons artistiques. Le caractère mondial des festivals est donc un élément consubstantiel de la dynamique événementielle, même si tous n’ont pas le même degré d’ouverture internationale. C’est la raison pour laquelle les festivals semblent être non seulement en totale adéquation avec le moment anthropologique contemporain mais aussi une réponse à plusieurs enjeux permanents des politiques culturelles : la démocratisation culturelle (Négrier, Djakouane et Jourda, 2010), la légitimation des pouvoirs locaux (Watermann, 1998), la transformation des genres artistiques (Dowd, Liddle et Nelson, 2004), la diversité culturelle ou encore l’identité européenne (Maggauda et Solaroli, 2011) ou, d’une façon plus générale, l’identité territoriale. Le développement de mega-events, comme nouvelle stratégie de distinction des métropoles, est devenu, au cours des dix dernières années, un objet de recherche propre (Gold et Gold, 2005 ; Quinn, 2005 ; Van Aalst et Van Melik, 2012), qui n’est pas exempt de critiques (Rojek, 2013).

5Mais la catégorie « mondiale » des festivals est aussi paradoxale. En effet, parallèlement à l’essor considérable de ces événements, les études monographiques faites sur nombre d’entre eux montrent à quel point chaque festival est issu d’une histoire singulière, toujours « locale ». C’est ce que nous aurons l’occasion de montrer à partir de l’exemple, largement généralisable de ce point de vue, des Eurockéennes de Belfort.

6Trois facteurs incitent à penser à la double dimension locale et globale des festivals mondiaux : les artistes programmés et les publics, les partenariats privés, les soutiens publics.

7Du côté des publics, les festivals mondiaux se distinguent par une internationalisation plus forte de leur audience et de leur offre. Sur ce dernier point, la comparaison internationale que nous avons menée en 2011 confirme l’orientation internationale plus marquée de ces festivals (Bonet, Guérin et Négrier, 2013). Sur les publics, des festivals comme Sziget en Hongrie, Glastonbury en Angleterre ou Primavera Sound System en Espagne revendiquent un taux élevé de spectateurs étrangers. Si peu d’études viennent attester cette réalité, nos travaux donnent un premier chiffre de 10 %. Mais la tendance qui s’observe, au sein de ces festivals, est aussi une certaine croissance du public régional. Ceci est dû à l’augmentation du nombre de festivals sur des créneaux artistiques voisins, notamment dans l’univers du rock et des musiques électroniques, durant la même période de l’année. Mais c’est aussi dû à l’ancrage fortement local de la participation culturelle, y compris de la dynamique festivalière, qui au fil de nos recherches s’impose comme une constante sociologique. La concurrence à laquelle se livrent ces festivals sur les grandes têtes d’affiche a pour conséquence une moindre attractivité du long voyage que suppose d’aller voir un artiste qui ne se produit qu’une seule fois dans l’année, par exemple. Bien sûr, l’attrait de l’affiche n’est pas la seule motivation pour participer aux festivals mondiaux, et certains, attirés par l’ambiance ou la légende de tel ou tel événement, choisissent l’expérience du lointain comme une aventure en soi. Mais il semble que la régionalisation accrue des publics des festivals soit en lien avec l’accroissement de l’offre.

Tableau 1

Origine des publics et des artistes programmées

Europe et Québec, 2011dont « Mondiaux » 2011 [1]
Artistes régionaux32 %33 %
Artistes nationaux33 %28 %
Artistes internationaux35 %39 %
Public local47 %35 %
Public régional26 %29 %
Public national19 %26 %
Public international8 %10 %

Origine des publics et des artistes programmées

8Du côté des partenariats privés, les mécènes et sponsors d’un festival mondial sont plus souvent des grandes entreprises globales, par effet de miroir avec l’événement lui-même. Pour autant, cela ne concerne qu’une partie des partenaires privés. Une part, très importante, des soutiens privés d’un festival est plus inscrite sur le territoire régional qu’on ne le croit généralement. Cela s’explique par les réticences qu’ont parfois à dépasser les mécènes au sein de leurs entreprises, pour investir dans la culture même si, selon les pays, les incitations fiscales sont importantes. Dans ce cas, l’argument de la socialisation « politico-économique » auprès d’un événement régional est plus fort que le discours du bonus fiscal. Le mécénat régional est, pour cette raison, une ressource majeure pour des festivals mondiaux.

Tableau 2

Structure des coûts et recettes des festivals de musique

Europe et Québec, 2011dont « Mondiaux », 2011
Programmation50 %43 %
Technique18 %27 %
Communication14 %12 %
Administration18 %18 %
Billetterie26 %28 %
Ressources propres9 %20 %
Subvention45 %31 %
Mécénat14 %20 %
Autres6 %1 %

Structure des coûts et recettes des festivals de musique

9Du côté des soutiens politiques, la présence d’un événement d’ampleur internationale est l’occasion d’une forte valorisation du territoire. Celle-ci ne peut laisser indifférent un pouvoir local et régional qui peut tirer des bénéfices (économiques, symboliques) d’une telle présence et de son rayonnement. Réciproquement, pour l’événement, cultiver de bonnes relations avec le pouvoir local est une garantie importante à plus d’un titre : facilitation des procédures d’autorisation, de sécurisation, d’accessibilité du lieu ; intégration à une élite locale dont font partie les mécènes et sponsors potentiels ; obtention de soutiens indirects en nature ou en industrie, voire subvention publique.

10Tous ces éléments expliquent la double nature globale et locale des événements mondiaux. Il reste un phénomène à rappeler pour comprendre comment une dynamique artistique et culturelle peut interagir avec une certaine territorialisation festivalière : c’est le fait que du côté des publics (locaux, régionaux, internationaux) se diffuse une certaine globalisation des références et des goûts artistiques qui fait que la mondialisation de l’événement se produit aussi dans l’autre sens : celui des publics locaux vers les standards globaux. C’est la raison pour laquelle le néologisme de glocalisation (Robertson, 1995) nous semble parfaitement approprié pour décrire la sociologie de ces événements, à la fois insérés dans le flux des références mondiales et enracinés dans des configurations économiques, politiques et culturelles locales.

11Cette double face glocale ne se produit pas sans tension, notamment entre les dimensions les plus mainstream de la globalisation, parfois considérées comme excessivement standardisées, et les dimensions locales de la culture de proximité, souvent taxées, en sens inverse, de passéisme ou d’amateurisme.

12Enfin, cette glocalisation renvoie à plusieurs modalités, entre des événements au caractère à la fois mondial et unique, à l’instar des Eurockéennes de Belfort, et ceux qui tentent, à partir de leur singularité, de se reproduire ou de se dupliquer dans de nouveaux espaces. C’est le cas du Sonar à Barcelone (Espagne) qui crée un événement sous la même marque dans d’autres villes espagnoles ou à New York. C’est, dans le secteur des musiques classiques, le cas de la Folle Journée de Nantes (France), qui se duplique à Bilbao, Varsovie ou Tokyo. L’idée de glocalisation, s’illustre bien à travers cet exemple qui conduit à la fois un processus de duplication internationale et une stratégie de délocalisation au sein de 11 villes moyennes de sa propre région.

Quatre dynamiques sociologiques d’un festival mondial

Les Eurockéennes de Belfort : du local au global

13Créées en 1989, les Eurockéennes de Belfort se situent à la conjonction de dimensions territoriales et globales qui affectent une partie de l’activité festivalière. À son origine, une collectivité territoriale (Conseil général du Territoire de Belfort) dont la motivation est double : créer un événement qui s’adresse à la jeunesse (globalisation) tout en transformant l’identité d’un territoire marqué par une reconversion industrielle (localisation). Ceci débouchera sur la création d’un festival « grand format » : offre abondante (70 concerts), multi-sites (5 scènes), public de masse (100 000 spectateurs). Différent de la plupart des festivals « régionaux », plus modestes sur l’ensemble de ces points, ce format d’événement est partout présent en Europe [2].

14Si dès ses débuts, le festival participe à la vie économique locale (création d’emplois, soutien aux associations, etc.), sa contribution est aussi symbolique, notamment en termes de retombées médiatiques internationales et locales. Au niveau local, apparaissent des questions d’identification et d’appartenance territoriale par la participation à l’événement. Celui-ci permet des liens entre individus que peu d’actions peuvent déclencher. En outre, le festival est aussi un lieu de rencontres professionnelles et de partenariats : 650 journalistes couvrent l’événement et 151 entreprises le soutiennent.

15Enfin, les Eurockéennes opèrent dans une économie du spectacle mondialisée et fortement concurrentielle. À l’inflation des cachets des artistes s’ajoute une compétition de plus en plus ouverte entre un nombre croissant d’événements. Ainsi, début juillet correspond aux dates de plus de 50 autres festivals de musique en Europe. De fait, l’identité du festival se pose aujourd’hui de façon radicalement différente du moment de sa création, où il était alors le seul dans un vaste rayon transfrontalier.

16De notre enquête, répétée à trois reprises (2010, 2014 et 2017), et selon la même méthode (quantitative et qualitative), nous pouvons tirer quatre leçons générales qui éclairent les dynamiques sociologiques des festivals mondiaux.

Enracinement local et rayonnement national

17La première leçon met l’accent sur un phénomène, paradoxal en apparence, d’enracinement local du festival et d’attractivité territoriale élargie. Entre 2010 et 2017, la part occupée par le public local (ville et département) se renforce, tout comme celle du public régional, au détriment du public extrarégional. Ce dernier reste toutefois une caractéristique des festivals mondiaux qui, à l’instar des Eurockéennes, attirent bien plus de festivaliers extrarégionaux que les autres.

Tableau 3

Origine géographique des publics

EurockéennesEurope et Québec, 2013dont « Mondiaux », 2013
Origine géographique201020142017
Commune, département2534284835
Région3030392629
Autres régions3832291826
Étranger754810
Total100100100100100

Origine géographique des publics

18En outre, le renforcement d’une offre festivalière internationale offrant des répertoires musicaux comparables ne peut qu’accroître la composition régionale et interrégionale de leurs publics. Pour ce type de manifestation, l’enracinement territorial du public n’est donc pas antagonique avec son extension.

Entre patrimonialisation et hybridation

19La deuxième leçon concerne l’évolution des goûts musicaux des festivaliers. Trois éléments sont à retenir : l’affirmation de préférences éclectiques (rap et musique classique) ; la persistance de certains profils de goûts ; la contingence de la relation entre profils de goûts et programmation.

20En sept ans, le duo de tête reste inchangé : le rock surclasse l’ensemble des autres genres et l’electro s’installe confortablement en seconde position. En 2017, le rap confirme son ascension et rejoint désormais le duo de tête. Aucune musique n’essuie un rejet franc. Cette tendance se confirme dans le temps puisque même la musique classique – tout en conservant la moins bonne note – se rapproche de la moyenne et se confond désormais avec le metal. Ceci témoigne d’une forme stable de bienveillance et de tolérance à l’égard de l’ensemble des musiques.

Tableau 4

Évolution des goûts musicaux des festivaliers (note /20)

201020142017
Rock, pop181817
Electro131414
Rap, Hip-hop91012
Jazz, blues, musiques improvisées111111
Reggae, Ska121111
Musiques du monde111010
Chanson121010
Metal, hardcore999
Musiques classiques799

Évolution des goûts musicaux des festivaliers (note /20)

21On peut y voir l’élargissement du spectre de l’éclectisme qui renvoie désormais à une pluralité de configurations sociales, d’âge ou de niveaux de formation. L’arrivée de nouveaux profils, parallèlement au maintien d’autres déjà présents en 2010, marque aussi l’identité singulière des goûts musicaux du public de chaque édition. Les Eurockéennes se situent ainsi dans une double dynamique de stabilité et de contingence qu’illustre l’importance continue du renouvellement des publics (entre 36 % et 40 %).

Tableau 5

Variables des profils de goûts, 2017

Vers quels profils s’orientent…Réponse (Profils, 2017)
Les femmesReggae, Rap, Electro, Monde / Rock-Electro-Rap
Les très diplômésTout sauf le rap / Rock-Metal-Jazz / Rock Only
Les classes supérieuresRock-Metal-Jazz / Tout sauf le rap /
Les classes populairesRock-Electro-Rap / Rap-Electro / Omnivores
Les campeursOmnivores / Rock-Electro-Rap
Les jeunesReggae, Rap, Electro, Monde / Rap-Electro / Omnivores
Les anciensTout sauf le rap / Rock Only / Rock-Metal-Jazz
Les étudiantsRock-Electro-Rap / Reggae, Rap, Electro, Monde
Les musiciens amateursOmnivores / Rock-Metal-Jazz
Les BelfortainsRap-Electro / Omnivores
Les nouveaux festivaliers, 2017Reggae, Rap, Electro, Monde / Rap-Electro
Les plus anciens fidèlesRock-Metal-Jazz / Tout sauf le rap

Variables des profils de goûts, 2017

22Enfin, l’analyse des déterminants sociaux ne cesse de surprendre. Certaines associations sont attendues : l’attrait des plus diplômés et des plus âgés pour le rock (désormais patrimonialisé) et le jazz ; le rejet du rap chez les classes supérieures ; et l’attrait des jeunes et des classes populaires pour le rap et l’electro. Mais d’autres moins. Ainsi, les profils plus éclectiques, où la sociologie y voit d’ordinaire l’identité sociale la plus favorisée (Peterson, 2007), sont plus présents chez classes populaires et les jeunes. Ceci aboutit à une conclusion ambivalente. D’un côté, le lien entre préférences musicales et identité sociologique se maintient ; mais ce lien s’affaiblit et n’empêche plus l’influence d’autres facteurs, parmi lesquels la façon de faire « son » festival. Doit-on y voir la trace d’une uniformisation internationale des préférences musicales qui témoignerait à l’échelle individuelle d’un double mouvement d’hybridation des formes musicales et de disparition des catégories traditionnelles ?

Expérience « totale » et transformation du rapport à la culture

23La troisième leçon touche à la cohabitation de populations différenciées (sociologiquement et gustativement) et au régime d’exceptionnalité de « l’expérience Eurockéennes ». Notre enquête fait apparaître une certaine communauté de représentations et de valeurs. Ce constat ne signifie pas que tous les festivaliers vivent l’événement de la même façon. Au contraire, les modalités de participation sont très distinctes, comme le fait d’aller ou non au camping, de venir sur un ou plusieurs jours, d’y aller en couple ou en groupe, etc. Ces différences éclairent en outre des modalités variées d’implication dans la vie collective et culturelle. Ainsi, les pratiques de crowdfunding (16 %) et les usages du numérique (encore essentiellement consultatifs) témoignent de l’émergence d’un nouveau rapport à la culture et du caractère désormais actif de certains publics. Derrière ces comportements différents, les festivaliers s’accordent sur les valeurs qu’ils associent à l’« expérience Eurockéennes » : tolérance, bienveillance critique, curiosité, partage, relation à autrui…

24En outre, les festivaliers soulignent l’importance de la double dimension esthétique et sociale que procure « l’expérience Eurockéennes ». À chaque participation, cette motivation repose sur un croisement inédit entre l’offre artistique et les sociabilités. Comme bon nombre de sorties culturelles, la venue au festival se fait le plus souvent de manière collective. L’expérience qu’on y vit, la manière dont elle se déroule, dont elle se prépare, nécessite l’implication et la participation d’autrui. Cet aspect est une constante de nos observations. Faire un festival est une expérience à plusieurs dimensions où le rapport aux autres (familiers ou inconnus) joue un rôle essentiel au côté de l’expérience musicale. Ceci explique le souvenir qu’on en garde, l’envie qu’on a d’y revenir et le caractère parenthétique de l’instant qu’on y vit.

25Pour autant, cette expérience n’est pas universelle. Elle change en fonction de la sociologie des festivaliers, de leur parcours et de leur rapport à la musique. Mais pour une grande majorité de festivaliers, la dimension humaine compte autant que la dimension musicale. D’abord, parce qu’elle fait de la venue au festival un événement à la fois individuel et collectif. Mais aussi parce qu’elle en est une dimension agissante tout au long du festival : choix des concerts, moments de convivialité, rencontres, etc. C’est ce qui nous incite à parler au sujet des Eurockéennes d’une « expérience sociale totale ». Une expérience dont les multiples dimensions entrent en interaction les unes avec les autres et montrent que la pratique d’un tel festival est à la fois une expérience esthétique, une relation sociale, une petite république tolérante.

Festival mondial ou festival glocal ?

26À l’échelle d’un événement, on comprend qu’un festival « mondial » s’inscrit à la fois sur une carte interrégionale et internationale du rock, mais qu’il est aussi enraciné dans la vie des gens du territoire. Il y a un âge pour faire les Eurockéennes. On va au camping du festival même quand on habite à deux pas. On y découvre des musiques et des groupes. On y retrouve des amis, d’ici ou d’ailleurs. On y fête son bac ou son entrée dans la vie active. On y cultive une république éphémère qui s’inscrit ensuite sur les réseaux sociaux. Certes, tous les citoyens, tous les groupes sociaux ne sont pas également représentés dans ce public. Mais lorsqu’on parle de valeur d’un événement, c’est aussi en référence à de telles dimensions qu’il faut raisonner. Par ailleurs, ces expériences prennent place dans un contexte de globalisation de l’économie musicale. De sorte que la localisation de l’expérience vécue se confronte aujourd’hui à des tendances, particulièrement vives s’agissant des festivals de musiques actuelles, de concentration économique. De grands opérateurs (tels Live Nation, AEG, Vivendi, Fimalac) déjà présents sur certains créneaux (salles, festivals catalogues d’artistes, labels, etc.) développent une stratégie de concentration afin d’intervenir sur tous les éléments de la chaîne de coopération musicale. La concentration des activités est à la fois financière, verticale (sur des activités complémentaires) et horizontale (rachats d’entreprises de même activité), raison pour laquelle nous l’avons nommée « diagonale » (Négrier, 2019). La dimension locale des événements montre ici toute son ambivalence : d’un côté, elle est l’un des leviers majeurs de l’essor et du succès des événements, par les dynamiques de publics, de subvention, de partenariat qu’elle incarne et associe à cette mondialisation des goûts musicaux. Elle concourt ainsi à faire de ces entreprises des cibles intéressantes pour des opérateurs mondiaux, qui cherchent à les épingler sur leur carte. Mais de l’autre côté, la dimension locale ou territoriale de ces festivals est l’un des moyens pour eux de résister aux menées prédatrices, par les liens d’interdépendance organisés à cette échelle. La glocalisation festivalière et musicale n’est donc pas un état. Elle est une tension.

Bibliographie

Références bibliographiques

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Mots-clés éditeurs : territorialisation, mondialisation, festivalisation, festival, glocalisation

Mise en ligne 17/08/2020

https://doi.org/10.3917/herm.086.0051

Notes

  • [1]
    Cette appellation désigne ici les festivals qui rassemblent plus de 70 000 spectateurs sur un maximum de 4 jours et pour un minimum de 50 concerts.
  • [2]
    Glastonbury, Reading et Leeds en Angleterre (150 000 spectateurs chacun), Sziget en Hongrie (400 000 spectateurs), Rock en Seine (100 000 spectateurs) et les Vieilles Charrues (250 000 spectateurs) en France.
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